Hania/X
X
Le lendemain, à six heures, j’étais au rendez-vous ; j’y trouvai Sélim qui m’attendait, et je me fis la promesse solennelle de garder tout mon sang-froid.
— Que voulais-tu me dire ? demanda Sélim.
— Je voulais te dire que je sais tout. Tu aimes Hania, et elle t’aime. Tu as agi malhonnêtement… Voilà ce que je voulais te dire tout d’abord.
Sélim pâlit et tressaillit. Il se rapprocha de moi au point que nos chevaux se touchaient presque.
— Pourquoi ? pourquoi ? demanda-t-il d’une voix saccadée. Explique tes paroles ?
— D’abord parce que tu es musulman et elle, chrétienne ; tu ne peux donc te marier avec elle.
— Je changerai de religion.
— Ton père ne le permettra pas.
— Il me le permettra ! Mais si même…
— Enfin, il y a encore d’autres obstacles. Quand même tu changerais de religion, mon père et moi, nous ne te donnerons jamais Hania, jamais ! Comprends-tu ?
Mirza s’inclina sur sa selle de mon côté et répondit, en scandant chaque syllabe :
— Je ne vous la demanderai pas… Et toi, à ton tour… comprends-tu ?
J’étais tranquille à ce sujet, car je me réservais de lui annoncer le départ de Hania.
— Non seulement elle ne sera jamais à toi, répondis-je d’un ton froid et lent, mais tu ne la verras plus. Je sais que tu voulais lui écrire ; je te déclare que je surveillerai tout le monde, et qu’à la première occasion je ferai fouetter durement ton envoyé. Toi-même, tu ne viendras plus chez nous : je te le défends !
— Nous verrons ! dit Sélim qui écumait de rage. Permets-moi, à mon tour, de parler. Ce n’est pas moi, mais bien toi qui agis malhonnêtement. J’y vois clair à présent. Je t’ai demandé : « L’aimes-tu » ? tu m’as répondu : « Non » ! Je voulais m’éloigner quand il en était temps encore ; tu m’en as détourné. Qui donc est coupable ici ? Tu as déclaré que tu ne l’aimais pas ; par amour-propre, par orgueil tu as rougi d’avouer ton amour ; tu as aimé en secret, moi je l’ai fait à la face du ciel. Tu as empoisonné sa vie ; je voulais, moi, la rendre heureuse. Qui est coupable ? Je me serais retiré, je le jure, je me serais retiré ! Mais à présent il est trop tard. Elle m’aime maintenant, et toi, écoute ce que je vais te dire : vous pouvez m’interdire l’entrée de votre maison, vous pouvez saisir mes lettres, mais je vous jure que je n’abandonnerai pas Hania, que je ne l’oublierai pas, que je l’aimerai toujours et la chercherai partout. J’agis ouvertement et honnêtement, mais je l’aime, je l’aime plus que tout au monde, je ne vis que pour elle et je mourrais pour elle. Je ne veux pas apporter le malheur dans votre maison, mais rappelle-toi qu’il y a en moi quelque chose que moi-même je crains. Je suis décidé à tout. Oh ! si vous offensiez jamais Hania !…
Il était pâle et les paroles sortaient avec peine de ses lèvres serrées ; un amour tout-puissant emplissait sa nature ardente d’Oriental. Mais je n’y prêtai pas attention, et je répondis froidement et d’un ton catégorique :
— Je ne suis pas venu ici pour écouter tes déclarations. Je me moque de tes menaces, et je te le répète encore une fois : « Hania ne sera jamais à toi. »
— Écoute encore, dit Sélim ; malgré tout mon amour pour Hania je n’ai pas essayé de la circonvenir, je n’aurais pas osé le faire, mais tu dois comprendre. Je te jure que, si elle t’aimait, je ne regarderais à rien, je trouverais en mon âme assez de force pour m’éloigner à jamais de Hania. Henri, l’affaire la concerne seule. Tu as toujours été noble, écoute : renonce à elle et demande-moi tout ce que tu voudras, fût-ce ma vie. Voilà ma main, Henri ! mais tout cela regarde Hania seule !
Et il me tendit les mains, mais je fis reculer mon cheval.
— Ce qui la concerne regarde mon père et moi. J’ai l’honneur de t’annoncer que Hania part après-demain pour l’étranger et que tu ne la reverras plus. Et maintenant, permets-moi de te faire mes adieux !
— Si cela est vrai, nous verrons bien !
— Nous verrons, soit !
Je fis faire volte-face à mon cheval et rentrai à la maison, sans regarder derrière moi.
La tristesse régna chez nous durant les deux jours qui précédèrent le départ de Hania. Madame d’Ives était déjà partie avec mes sœurs, et nous restions seuls, mon père, le prêtre, Hania et moi. La malheureuse savait qu’il lui fallait nous quitter, et ce départ la désespérait ; elle tâchait visiblement de me demander protection, mais je le remarquai et m’arrangeai pour ne pas me trouver seul avec elle. Je me connaissais, je savais que ses larmes feraient de moi ce qui lui plairait, et que je n’oserais rien lui refuser. Je fuyais donc son regard, car je ne pouvais supporter de sang-froid la prière suppliante de ses yeux, quand elle nous regardait, mon père ou moi.
D’ailleurs, il eût été bien inutile d’intercéder pour elle, car mon père ne revenait jamais sur ses décisions. Et puis une certaine honte m’éloignait de Hania, je rougissais de ma dernière conversation avec Mirza, de ma brutalité, de ce rôle enfin que je jouais, et surtout de ce que, sans approcher de Hania, je l’espionnais continuellement.
J’avais, en effet, mes raisons ; je savais que Mirza, comme un oiseau de proie, tournait jour et nuit autour de notre maison. Dès le jour qui avait suivi notre entretien, j’avais aperçu Hania cacher à la hâte dans sa poche une feuille de papier couverte d’écriture, vraisemblablement une lettre de lui ou pour lui. Je supposais même qu’ils devaient se voir, mais où et comment, je l’ignorais ; car toute ma surveillance n’avait encore servi de rien. Malgré tout, les jours passèrent avec la rapidité d’une flèche, et quand le soir du départ de Hania pour Outschitsy arriva, le prêtre Ludvig et moi fûmes chargés de l’y conduire, car mon père avait dû se rendre à la foire aux chevaux.
Je remarquai qu’à l’approche de la nuit, Hania devenait de plus en plus agitée ; elle tremblait de tout son corps, comme si elle craignait quelque chose.
Le soleil se cacha enfin derrière les nuages épais et jaunâtres, qui menaçaient d’éclater en orage. À l’ouest retentirent quelques roulements éloignés, précurseurs de la bourrasque prochaine.
L’air étouffé et moite était tout chargé d’électricité ; les oiseaux se cachaient sous les chaumes ; seules les grues continuaient à voleter tranquillement ; les feuilles pendaient immobiles aux arbres ; de la cour des étables arrivait le mugissement plaintif des vaches, revenant des pâturages. Une certaine angoisse triste étreignait la nature entière. Le prêtre Ludvig ordonna de fermer les fenêtres.
Je voulais arriver à Oustchitsy avant l’orage, aussi j’allai donner l’ordre d’atteler les chevaux. En sortant de la pièce, je vis Hania se lever, puis revenir à sa place ; elle pâlissait et rougissait alternativement.
— Ah ! comme on étouffe ! dit-elle en agitant son mouchoir.
Son trouble augmentait à vue d’œil.
— Il vaudrait mieux attendre, me dit le prêtre Ludvig, l’orage va éclater dans quelques instants.
— Dans une demi-heure, lui répondis-je, nous serons à Oustchitsy ; et puis, qui sait si nous ne nous trompons pas ?
Je courus à l’écurie ; mon cheval était sellé, et l’on apprêtait la voiture, qui ne fut prête qu’au bout d’une demi-heure. La tempête allait se déchaîner, mais je ne voulais pas attendre plus longtemps. Le prêtre Ludvig était sur le perron, en sarrau de toile blanche et muni d’un énorme parapluie blanc.
— Où est Hania ? est-elle prête ? demandai-je.
— Elle est prête ; voilà déjà une demi-heure qu’elle est partie pour prier dans la chapelle.
J’y courus, mais Hania n’y était pas ; je me précipitai dans la salle à manger, vide ! au salon, pas d’Hania.
— Hania ! Hania ! me mis-je à crier.
Personne ne me répondit.
Inquiet, je courus vers sa chambre, voir si elle n’était pas malade ; je trouvai en route la vieille Viengrovska.
— Où est mademoiselle Hania ? lui demandai-je impatiemment.
— La demoiselle est allée dans le jardin.
Je m’élançai dans le jardin.
— Hania ! Hania ! il est temps de partir !
Silence.
— Hania ! Hania !
Les feuilles seules bruissaient sous le souffle de la bourrasque, et sur le sol tombaient quelques larges gouttes de pluie. Le silence régnait partout.
« Qu’y a-t-il donc ? » me demandai-je.
Et il me sembla que mes cheveux se dressaient d’effroi sur ma tête.
— Hania ! Hania !
Je crus entendre une réponse à l’autre bout du jardin ; je respirai plus librement.
« Ô imbécile ! » me dis-je.
Et je me dirigeai du côté d’où était venue la voix. Il n’y avait personne.
Le jardin se terminait par un treillage derrière lequel passait une route allant aux étables à moutons. Je grimpai sur le treillage et regardai au dehors ; la route était déserte ; seul Ignace, le garçon de ferme, surveillait les oies qui mangeaient près de la clôture.
— Ignace !
Ignace leva son chapeau et accourut vers moi.
— Tu n’as pas vu la demoiselle ?
— Je l’ai vue. Elle vient de passer.
— Comment ? Où allait-elle ?
— Vers la forêt, avec le jeune seigneur de Khojéli. Ils couraient à perdre haleine.
Mon Dieu ! Hania s’était enfuie avec Sélim !
Un nuage passa devant mes yeux ; ensuite une pensée traversa mon cerveau comme un éclair : je me rappelai l’agitation de Hania, la lettre que je lui avais vue entre les mains ; évidemment tout cela avait été comploté d’avance ! Mirza lui écrivait et la voyait ! Ils avaient choisi la minute précédant le départ, pensant bien que tout le monde serait occupé à la maison. Mon Dieu ! mon Dieu !…
Je ne me souviens plus de quelle façon je me retrouvai sur le perron.
— Un cheval ! un cheval ! criai-je d’une voix terrible.
— Qu’est-il donc arrivé ? demanda le prêtre Ludvig avec anxiété.
Un coup de tonnerre, qui roula d’un coin du ciel à l’autre, lui répondit.
Le vent sifflait à mes oreilles ; mon cheval galopait comme un forcené. Ayant dépassé l’allée des tilleuls, je tournai du côté par où s’étaient enfuis Hania et Sélim ; je sautai par-dessus une haie, puis par-dessus une deuxième, et continuai au galop. Les traces étaient visibles. À ce moment l’orage éclata ; tout l’horizon s’obscurcit ; sur le fond noir des nuages coururent des serpents de feu, le ciel s’éclaira soudain comme dans un embrasement, puis l’obscurité se fit encore plus profonde. La pluie se mit à tomber à torrents. Les arbres de la route semblaient en proie à des convulsions ; mon cheval, sous les coups de fouet et d’éperon commença à s’ébrouer et à gémir, et c’est à peine si je ne gémissais pas moi-même. Incliné sur l’encolure, je regardais seulement les traces sur la route, sans avoir conscience de rien autre. J’atteignis ainsi la forêt. L’orage éclatait dans toute sa violence ; une sorte de cyclone enveloppait le ciel et la terre. La forêt s’inclinait comme un champ de blé ; l’écho des coups de tonnerre se répercutait de pins en pins ; la rumeur des feuilles, le craquement des branches brisées, tout cela formait un vacarme infernal. Je ne pouvais plus distinguer les traces, mais je volais comme un tourbillon. La lueur d’un éclair me permit de les retrouver à la lisière de la forêt ; mais je m’aperçus en même temps, avec terreur, que mon cheval soufflait de plus en plus, et que son galop se ralentissait. Je me mis de nouveau à le cravacher. Derrière la forêt s’étendait une grande plaine sablonneuse que je pus prendre sur le côté, mais qui se trouvait en travers de la route de Sélim. Cela avait dû retarder sa fuite.
Je levai les yeux au ciel :
— Mon Dieu ! fais que je les atteigne, et ensuite, tue-moi si tu veux ! m’écriai-je avec désespoir.
Ma prière fut entendue. Un éclair sanglant illumina soudain le ciel et, à sa lueur, j’aperçus non loin de moi une calèche qui s’éloignait. Je ne pouvais encore distinguer les personnes, mais il était certain que c’étaient eux. Un demi-kilomètre à peine nous séparait, et la voiture n’allait pas très vite, car cette obscurité et la route détrempée par la pluie, forçaient Sélim à avancer avec précaution.
Un cri de fureur et de joie sortit de ma poitrine ; cette fois, ils ne pouvaient plus m’échapper !
Sélim m’aperçut aussi, poussa un cri et fouetta ses chevaux effrayés ; à la lueur d’un nouvel éclair, Hania également me vit et se cramponna avec désespoir à Sélim qui parut lui parler.
Au bout de quelques secondes, j’étais déjà si près que j’entendis la voix de Sélim :
— J’ai un pistolet, cria-t-il, au milieu de l’obscurité qui nous environnait ; arrière, ou je te tue !
Mais je ne prêtai aucune attention à ses menaces et m’approchai encore davantage.
— Arrête ! cria la voix de Sélim. Arrête !
J’étais alors à une quinzaine de pas d’eux ; mais la route redevint meilleure, et Sélim remit ses chevaux au grand galop. La distance s’accrut aussitôt, et je repris ma poursuite furibonde.
Alors Sélim se retourna et me visa de son pistolet. Il était terrible à voir, mais visait avec sang-froid ; encore une minute, et j’allais atteindre la voiture !… mais soudain un coup de feu retentit ; mon cheval se jeta de côté, puis tomba sur ses jambes de devant. Je le relevai, mais il retomba en arrière, et nous roulâmes ensemble sur le sol.
Je bondis aussitôt et m’élançai à la poursuite des fugitifs, mais en vain ; la voiture s’éloigna de plus en plus, et je ne la distinguai plus qu’à la lueur des éclairs. Elle disparaissait, emportant avec elle mon espérance ; je voulus crier, mais je ne pus ; je n’avais plus de voix. Le bruit des roues s’affaiblissait : je butai sur une pierre et tombai.
Je me relevai au bout d’un instant.
— Ils sont partis ! ils se sont sauvés ! répétais-je, sans savoir ce que je disais.
J’étais seul, impuissant, sans aide… Ce démon de Mirza m’avait vaincu. Oh ! si Kaz n’avait pas accompagné mon père !… si nous nous étions mis tous les deux à la poursuite de Mirza !… mais à présent… qu’allait-il arriver ?
Et je criai pour entendre ma voix et ne pas perdre la tête. Et il me sembla que le vent se moquait et me sifflait aux oreilles : « Tu es là, arrêté, et lui à présent est avec elle ! »
Et le vent sifflait, bruissait et se riait de moi.
Je me dirigeai vers mon cheval. De ses narines coulait un flot de sang noir, mais la bonne bête vivait encore, et me regardait de ses yeux doux. Je m’assis près d’elle, posai ma tête sur son flanc et il me sembla que moi-même j’allais mourir.
Mais le vent sifflait toujours au-dessus de moi, riait et me criait aux oreilles :
— Il est avec elle !
Par instants, je croyais entendre le bruit infernal des roues de cette calèche, qui emportait mon bonheur dans les ténèbres. Et je restai comme pétrifié.
Lorsque je repris mes sens, l’orage s’était apaisé ; au ciel flottaient des amas de nuages blancs, laissant par intervalles apercevoir l’azur ; un brouillard humide s’élevait de la campagne. Mon cheval mort me rappela tout ce qui s’était passé ; je regardai autour de moi ; sur la droite brillaient quelques feux. Je me dirigeai dans direction ; il me sembla être près d’Oustchitsy.
Je résolus de rendre visite au seigneur du lieu ; c’était d’autant plus facile qu’il demeurait non pas dans la principale habitation, mais dans un petit pavillon ; une lumière brillait à ses fenêtres ; je frappai à la porte.
Le seigneur Oustchitsky m’ouvrit lui-même, et recula stupéfait.
— Quelle plaisanterie ! s’écria-t-il. Regarde à quoi tu ressembles, Henri !
— Le tonnerre a tué mon cheval près d’ici, et il ne me restait plus qu’à venir chez vous.
— Mon Dieu ! Tu es tout trempé, transi de froid, et il est tard à présent. Je vais te faire donner à manger, et apporter des effets de rechange.
— Non, non, il faut que je rentre tout de suite à la maison !
— Pourquoi donc Hania n’est-elle pas venue ? Ma femme part demain à deux heures ; nous pensions que vous nous l’amèneriez passer la nuit ici.
L’idée me vint soudain de tout lui raconter, car j’avais besoin de son concours.
— Seigneur Oustchitsky, dis-je, il nous est arrivé un malheur. Je compte que vous n’en parlerez à qui que ce soit, ni à votre femme, ni à vos filles, ni aux gouvernantes. Il y va de l’honneur de notre maison.
Je savais qu’il ne dirait rien à personne ; et comme j’avais peu d’espoir que cette affaire restât toujours secrète, je préférais le prévenir, afin d’éclaircir la situation. Je lui racontai donc tout, sauf mon propre amour pour Hania.
— Penses-tu te battre avec Sélim ? me demanda-t-il, après m’avoir écouté jusqu’au bout.
— Oui, nous nous battrons demain ; mais aujourd’hui je veux encore les poursuivre, et je vous demande de me prêter vos meilleurs chevaux.
— Il n’y a nullement besoin de les poursuivre ; ils ne sont pas allés bien loin et auront pris quelque chemin détourné pour rentrer à Khojéli. Car où pourraient-ils se sauver ? Ils n’ont pu aller qu’à Khojéli et se jeter aux genoux du vieux Mirza — ils n’avaient rien d’autre à faire. Le vieux Mirza a enfermé Sélim dans une grange et pour la demoiselle… il vous la ramène tout bonnement.
— Seigneur Oustchitsky !
— Allons, allons, mon enfant, ne te fâche pas ; pour moi Hania n’est pas coupable. Mais pourquoi perdre son temps ?
Et il réfléchit pendant une minute.
— À présent, je sais ce qu’il faut faire. Je vais aller à Khojéli, et il vaudrait mieux que tu restes ici. Si Hania est là-bas, alors je la prendrai et vous la ramènerai. Mais, peut-être ne le voudra-t-on pas ? Voyons… le malheur, c’est que ton père est un homme très emporté, — il provoquera le vieux Mirza, qui n’est coupable de rien.
— Mon père n’est pas à la maison.
— Tant mieux ! tant mieux !
Le seigneur Oustchitsky frappa dans ses mains.
— Ianek, ici !
Un domestique entra.
— Qu’on m’attelle une calèche tout de suite. Comprends-tu ?
— Et des chevaux pour moi ? demandai-je.
— Et une autre pour le seigneur Henri ! Et voilà l’affaire.
Nous restâmes silencieux durant quelques minutes, puis je dis :
— Vous me permettez d’écrire à Sélim ? Je veux le provoquer par lettre.
— Pourquoi donc ?
— Je crains que le vieux Mirza ne lui permette pas de se battre. Il l’enfermera un instant et pensera que c’est suffisant ; mais pour moi, cela ne peut pas se terminer ainsi ! Si Sélim est déjà enfermé, vous ne le verrez pas, et par l’intermédiaire du père on ne pourra rien faire ; tandis que la lettre lui sera remise. Je ne dirai pas non plus à mon père que je veux me battre. Il provoquerait le vieux Mirza qui n’est responsable de rien ; mais si nous nous battons, Sélim et moi, alors l’affaire sera terminée ; vous-même avez reconnu, d’ailleurs, que je devais me battre.
— Je le pense. Pour des gens de notre rang, c’est toujours le meilleur moyen. Que tu sois jeune ou vieux, qu’importe ? Pour d’autres, c’est différent ; mais pour un noble, il n’y a que le duel ! Allons, écris, tu as raison !
Je m’assis donc et écrivis ceci :
« Tu es un chenapan, et par cette lettre je te soufflette. Si tu n’es pas demain matin auprès de la maison de Vakh avec un pistolet ou une épée, tu seras alors le dernier des lâches : d’ailleurs, tu n’es qu’un lâche. »
Je cachetai la lettre et la remis à Oustchitsky, puis nous sortîmes dans la cour où nous attendaient deux calèches attelées.
Une terrible pensée me traversa soudain l’esprit :
— Écoutez ! dis-je au seigneur Oustchitsky ; et si Sélim n’avait pas conduit Hania à Khojéli ?
— Alors, il a de l’avance : il fait maintenant nuit, cinquante routes s’étendent dans toutes les directions, et va-t’en les chercher ! Mais où pourrait-il, alors, la conduire ?
— À la ville.
— Seize milles avec les mêmes chevaux ? Sois tranquille. J’irai en ce cas demain à la ville, peut-être même aujourd’hui ; mais commençons par Khojéli. Je te le répète, tranquillise-toi.
Au bout d’une heure, je rentrai à la maison. La nuit était très avancée, mais des lumières brillaient partout aux fenêtres ; c’était probablement la lueur de flambeaux qu’on portait de chambre en chambre. Quand la calèche eut atteint le perron, la porte s’ouvrit et du vestibule sortit le prêtre Ludvig, une lumière à la main.
— Silence, pas de bruit ! murmura-t-il, en posant le doigt sur les lèvres.
— Hania ? demandai-je avec anxiété.
— Parle bas ! Hania est ici. Le vieux Mirza l’a ramenée. Allons chez moi, et je te raconterai tout.
Nous allâmes dans la chambre du prêtre.
— Et toi, qu’as-tu fait ?
— Je les ai poursuivis. Mirza a tué mon cheval. — Mon père est-il rentré ?
— Il est rentré au moment où le vieux Mirza venait juste de repartir. Oh ! tu ne peux te figurer sa colère ! Le docteur est auprès de lui ; nous avons craint un instant qu’il n’eût une attaque d’apoplexie. Il voulait aller sur-le-champ provoquer le vieux Mirza. La faute est grande, mais le vieillard n’y est pour rien. Il a à moitié tué Sélim et l’a enfermé à clef ; puis il a lui-même ramené Hania ici. Il a ordonné à ses gens de garder le silence. Par bonheur, ton père n’était pas là.
Le seigneur Oustchitsky avait bien prévu tout ce qui s’était passé.
— Et Hania ?
— Elle était trempée jusqu’aux os ; elle a maintenant la fièvre. Ton père l’a sévèrement grondée. Pauvre enfant !
— Le docteur Stanislas l’a-t-il vue ?
— Oui, et il a ordonné de la coucher immédiatement ; Viengrovska est assise auprès d’elle. Attends-moi ; je vais aller prévenir ton père de ton arrivée. Il a déjà envoyé des courriers pour te retrouver. Et Kaz aussi est parti à ta recherche. Dieu tout-puissant, quelle aventure !
Après avoir dit ces mots, le prêtre alla trouver mon père ; mais je ne pus rester à l’attendre, et je courus chez Hania. Je ne voulais pas la voir — oh ! non — cela ne pouvait la rendre que plus malade. J’avais besoin seulement de m’assurer qu’elle était réellement rentrée, qu’elle se trouvait de nouveau en sûreté, sous notre toit, près de moi, à l’abri de l’orage et des terribles aventures de ce jour. Un étrange sentiment m’envahit en m’approchant de la chambre de Hania ; ce n’était ni de la colère, ni de la haine, que je ressentais pour elle, mais une profonde pitié et une compassion immense pour cette malheureuse victime de la folie de Sélim. Je la comparais à une tourterelle qu’a surprise un vautour. Oh ! que d’humiliations la malheureuse avait dû subir à Khojéli, dans la maison du vieux Mirza ! Je me promis de ne pas lui faire le moindre reproche, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, et de me comporter avec elle comme si rien ne s’était passé.
Quand j’arrivai à sa chambre, les portes s’ouvrirent et sur le seuil parut la vieille Viengrovska.
— Mademoiselle dort ? lui demandai-je.
— Non, elle ne dort pas, la pauvre… Oh ! mon jeune seigneur chéri ! si vous saviez ce qui s’est passé, quand le seigneur votre père la grondait — et ici la vieille Viengrovska essuya ses yeux avec son tablier, — j’ai cru que la malheureuse allait mourir sur place. Et elle était trempée… et elle avait peur… Oh ! mon Dieu, mon Dieu !
— Mais, à présent, comment va-t-elle ?
— Oh ! voyez vous-même, elle est malade ; par bonheur, le docteur n’était pas loin.
Je jetai un coup d’œil dans la chambre. Hania était assise sur son lit ; ses joues en feu, ses yeux brillants dénotaient bien la fièvre. J’hésitais à entrer, quand le prêtre Ludvig me frappa sur l’épaule.
— Ton père te demande, dit-il.
— Père Ludvig, elle est malade ?
— Le docteur va venir immédiatement ; mais toi, va parler à ton père, va vite, il est déjà tard.
— Quelle heure est-il ?
— Minuit et demi.
Je me frappai le front… Dans cinq heures, je devais me battre avec Sélim.