H. SIENKIEWICZ

HANIA
TRADUIT DU POLONAIS
PAR
HENRI CHIROL
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, rue auber, 3


HANIA



I


Quand le vieux Nikolaï, sur le point de mourir, me confia Hania, j’avais alors seize ans, et ma protégée, plus jeune que moi d’une année, sortait à peine de l’enfance.

Je dus l’arracher presque de force d’auprès du lit de son grand-père ; après quoi, nous allâmes ensemble à la chapelle privée de notre maison.

Les portes en étaient ouvertes ; devant la vieille image byzantine de la Mère de Dieu brûlaient deux cierges, dont la lueur chassait mal l’obscurité qui régnait au fond de l’autel. Nous nous agenouillâmes tous les deux. Abattue par le chagrin, fatiguée par une longue insomnie, la jeune fille appuya sa pauvre petite tête sur mon épaule et nous restâmes ainsi silencieux. La nuit était avancée ; dans la salle contiguë à la chapelle, un vieux coucou de Dantzig sonna plaintivement deux coups ; partout régnait un calme profond, rompu seulement par le bruit lointain d’un ouragan et par les sanglots convulsifs de Hania. Je n’osais lui dire un mot d’encouragement et me contentais de la presser contre moi, comme l’eût fait un tuteur ou un frère aîné. Et je ne pouvais prier, tellement je subissais d’impressions diverses ; des tableaux de toutes sortes défilaient devant mes yeux ; mais enfin et lentement se dégagea de ce chaos une seule pensée, se fit jour un seul sentiment : à savoir que cette petite tête aux yeux clos, penchée sur mon épaule, que cet être pauvre et sans défense, que tout cela me devenait cher, comme une sœur véritable pour laquelle je donnerais ma vie et, si c’était nécessaire, je défierais le monde entier.

Cependant, Kaz était venu s’agenouiller près de moi, puis le prêtre Ludvig, en compagnie des serviteurs. Nous lûmes les prières, selon l’usage établi chez nous. Le visage obscurci de la Mère de Dieu nous regarda doucement, comme si elle prenait part à nos chagrins, nos soucis, notre chance et notre malheur, et bénissait tous ceux agenouillés à ses pieds. Lorsque le prêtre Ludvig commença à citer les noms de nos défunts, pour chacun desquels nous répondions : « Mémoire éternelle ! », et qu’il ajouta à la liste le nom de Nikolaï, Hania éclata de nouveau en sanglots, et je fis le serment de remplir les obligations que le défunt m’avait léguées, dussé-je le faire au prix des plus grands sacrifices. C’était là le vœu d’un garçon exalté, n’ayant pas pleine conscience de l’importance de sa responsabilité, ni de l’étendue des sacrifices qu’il pourrait avoir à accomplir, mais non dépourvu de nobles impulsions.

Les prières terminées, nous allâmes dormir. J’ordonnai à Viengrovska, notre vieille économe, de conduire Hania dans la chambre qu’elle devait dorénavant habiter ; j’embrassai la pauvre orpheline, et, accompagné de Kaz et du prêtre Ludvig, je me dirigeai vers mon logement ; là, je restai seul et m’étendis sur le lit.

Malgré la pensée de la mort du pauvre Nikolaï, que j’aimais de tout mon cœur, je me sentais fier et presque heureux de mon rôle de tuteur. Me voir ainsi, moi, garçon de seize ans, le soutien d’un être faible et malheureux, cela me relevait à mes propres yeux, et je me sentais plus homme.

« Tu ne t’es pas trompé, bon vieillard, pensais-je, sur ton jeune maître ; tu as remis en mains sûres l’avenir de ta petite fille, et tu peux dormir en paix dans ta tombe.

En effet, j’étais tranquille sur l’avenir de Hania. La pensée qu’elle allait grandir et que je devrais la marier ne me vint pas à l’idée ; je me figurai qu’elle resterait toujours auprès de moi, entourée de soins, comme une sœur aimée, comme une sœur triste mais paisible.

Selon l’usage établi depuis longtemps dans notre famille, l’aîné recevait en héritage cinq fois plus que tous les autres membres ; les fils cadets et les filles respectaient cette coutume et ne s’élevaient jamais contre, bien qu’il n’y eût pas de majorat. En qualité de fils aîné, la plus grande partie de la fortune devait donc me revenir ; et bien qu’encore collégien, je la regardais déjà comme ma propriété. Mon père était un des plus notables habitants des environs. À la vérité, notre famille ne se distinguait pas par une fortune digne de magnats, mais nous étions suffisamment riches pour mener une existence paisible de vieux nobles, dans le nid paternel. Je pouvais donc me considérer comme à mon aise, aussi envisageais-je avec sérénité mon avenir et celui de Hania, sachant que, quelque sort qui l’attendît, elle trouverait toujours auprès de moi paix et secours, si elle en avait besoin.

Je m’assoupis dans ces pensées, et, au matin, je m’apprêtai à exercer mes fonctions de tuteur. De la part d’un enfant, c’était peut-être risible, mais je ne puis encore m’en souvenir sans en éprouver de l’émotion. Quand je vins avec Kaz au déjeuner, les autres commensaux étaient déjà à table : c’étaient le prêtre Ludvig, madame d’Ives, notre gouvernante, et mes deux petites sœurs, installées, selon leur habitude, sur de hautes chaises cannées. Je m’assis avec importance sur le siège de mon père, regardai la table d’un air de dictateur, et, me tournant vers le petit Kosak qui nous servait, je lui dis d’un ton sec et impérieux :

— Un couvert pour mademoiselle Hania !

J’appuyai à dessein sur le mot : « Mademoiselle », car jusqu’alors il n’en était pas ainsi. Hania mangeait toujours dans la chambre de toilette ; et, comme ma mère ne souhaitait pas lui voir prendre place au milieu de nous, Nikolaï s’en fâchait et répétait ordinairement :

— À quoi cela ressemble-t-il ? A-t-on peur qu’elle manque de respect ?

Mais à présent j’établissais un nouvel usage. Le bon prêtre Ludvig sourit, en cachant sa figure dans les plis d’un gros foulard ; madame d’Ives fronça les sourcils, car, malgré son cœur d’or, elle s’enorgueillissait de son origine aristocratique ; le petit Kosak, Francis, ouvrit la bouche et me regarda avec étonnement.

— Un couvert pour mademoiselle Hania, entends-tu ? répétai-je.

— J’entends, noble seigneur, répondit Francis, sur qui mon ton fit visiblement un grand effet.

J’avoue maintenant que je ne pus qu’avec peine retenir un sourire de satisfaction, à ce nom de « noble seigneur » dont il me gratifia, car c’était la première fois qu’on me le donnait. Mais l’importance de sa position empêcha le noble seigneur de sourire.

Cependant le couvert fut placé, les portes s’ouvrirent, et Hania entra, vêtue d’une robe noire, que la femme de chambre et Viengrovska lui avaient arrangée pendant la nuit. Hania était pâle ; ses yeux gardaient encore des traces de larmes, et ses boucles blondes étaient retenues par un ruban de crêpe noir.

Je m’élançai de ma place, courus à sa rencontre et la conduisis à sa chaise. Mes attentions et toute cette cérémonie l’interdirent encore plus et la tourmentèrent ; je ne comprenais pas alors qu’aux heures de tristesse, la solitude paisible et le repos sont plus chers que les prévenances bruyantes des amis, bien que faites avec les meilleures intentions du monde. Je la tourmentais donc, par la conscience avec laquelle je remplissais mes fonctions de protecteur et par ma façon majestueuse d’accomplir mes devoirs. Que désirait-elle ? Manger quelque chose, ou boire ? Hania se taisait, et seulement par instants me répondait :

— Rien du tout, si vous le voulez bien, seigneur.

Ce « si vous le voulez bien, seigneur » m’enorgueillit d’autant plus que Hania n’était pas ordinairement si cérémonieuse avec moi, et m’appelait simplement « jeune maître ». Mais le rôle que je jouais depuis la veille et la nouvelle situation que j’imposais à Hania, la rendaient moins hardie et plus humble.

Aussitôt le repas terminé, je la pris à part et lui dis :

— Hania, souviens-toi qu’à partir de ce moment, tu es ma sœur. Ne me dis donc plus jamais : « si vous le voulez bien ».

— Bien, si telle est votre… non ! bien, jeune maître.

Ma situation était assez étrange. J’allais avec Hania à travers la pièce et ne savais que lui dire. J’aurais voulu la consoler, mais pour cela il eût fallu rappeler les souvenirs de la veille, la mort de Nikolaï, et cela eût été l’occasion de nouvelles larmes et n’eût pu que réveiller son chagrin. Il s’ensuivit que nous nous assîmes sur un petit divan, qui occupait un angle de la salle ; la jeune fille replaça sa tête sur mon épaule et je me mis à contempler ses cheveux dorés.

Elle se pressait près de moi, comme près d’un frère, et ce doux sentiment de confiance, qui naissait en son cœur, ramena les larmes à ses yeux. Elle pleura longtemps, et je la consolai comme je pus.

— Tu pleures encore, Hania, lui dis-je. Ton grand-père est au ciel, et je ferai tout mon possible…

Je ne pus en dire plus long, car ma gorge se serrait aussi. Je savais qu’en ce moment on apportait le cercueil et qu’on y déposait Nikolaï, et je ne voulais pas laisser Hania aller vers le corps de son grand-père avant que tout fût terminé. C’est pourquoi je m’y rendis moi-même. En route, je rencontrai madame d’Ives et la priai de m’attendre, car j’avais à lui parler d’une chose grave.

Ayant prié près du cercueil de Nikolaï et pris quelques dispositions au sujet des funérailles, je revins vers la gouvernante, et, après quelques mots d’entrée en matière, je lui demandai si elle ne voudrait pas, quand seraient passées les semaines de grand deuil, donner à Hania des leçons de langue française et de musique.

— Monsieur Henri ! répondit la vieille Française, un peu fâchée de mes façons impératives, je le ferais avec plaisir, d’autant plus que j’aime beaucoup la pauvre fille ; mais je ne sais ce qu’en penseront vos parents ; j’ignore s’ils approuveront la situation dans laquelle vous voulez placer l’orpheline, au milieu de votre famille. Pas trop de zèle, monsieur Henri.

— Elle est sous ma tutelle, répondis-je d’un air important, et je suis répondant d’elle.

— Mais moi, je ne suis pas sous votre tutelle, reprit madame d’Ives, et c’est pourquoi vous me permettrez d’attendre le retour de vos parents.

L’obstination de la Française me mit en colère ; par bonheur, l’affaire s’arrangea sans difficultés avec le prêtre Ludvig. Le bon prêtre, qui avait instruit jusqu’alors Hania, non seulement consentit à élargir le programme d’enseignement, mais encore me loua de mon zèle.

— Je vois, dit-il, que tu prends à cœur l’accomplissement de ton devoir. Tu es jeune, mon enfant, mais je te loue ; souviens-toi seulement d’être constant.

Je vis que le prêtre était content de moi. Le rôle de maître de maison, que je remplissais, l’amusait et ne le fâchait pas. Le vieillard distinguait en tout cela beaucoup d’enfantillage, mais il était fier et heureux de voir croître en moi le bon grain semé par ses mains. Il m’aimait beaucoup ; d’abord, dans ma jeunesse, il m’avait inspiré quelque crainte, mais à présent, que je commençais à grandir, il se soumettait peu à peu à mes volontés. Il aimait aussi Hania, et était prêt à tout faire pour améliorer son sort ; et mes propositions ne rencontrèrent aucune opposition de son côté. Madame d’Ives, essentiellement bonne, bien qu’un peu susceptible, entoura Hania de tous les soins possibles, et l’orpheline ne put se plaindre de manquer autour d’elle de cœurs aimants. Nos domestiques commencèrent aussi à la considérer autrement ; — non comme une égale, mais comme une jeune maîtresse. Les désirs du fils aîné, fût-il encore enfant, étaient toujours respectés chez nous ; on pouvait en appeler auprès du maître et de la maîtresse, mais on ne se serait pas permis de s’y opposer sans ordre supérieur ; l’aîné était considéré comme « jeune seigneur » depuis sa naissance ; et les domestiques, de même que les cadets de la famille, lui devaient le respect, et il en jouissait durant toute sa vie. « Ainsi se maintient la famille », disait souvent mon père ; et, en effet, grâce à cet usage, le consentement de bon gré, bien que fondé sur aucun acte légal, qui donnait à l’aîné la plus grande partie de l’héritage, s’était conservé depuis les anciens temps. C’était une tradition, léguée de génération en génération. Les domestiques s’étaient habitués à me regarder comme le futur seigneur, et le défunt Nikolaï lui-même, à qui tout était permis et qui pouvait m’appeler par mon nom, ne pouvait s’opposer à l’usage établi.

Maman tenait dans la maison une petite pharmacie, et soignait elle-même les malades. Lors de l’épidémie de choléra, elle passa des nuits entières dans les cabanes de paysans avec le docteur, s’exposa à de grands dangers, et mon père qui tremblait à cette seule idée, n’osa pourtant s’y opposer et ne put que répéter :

— Que faire ? c’est son devoir !

Mon père lui-même, malgré son apparente sévérité, la démentit souvent ; il abolit les corvées, excusa facilement les coupables, paya les dettes des paysans, fit célébrer les noces et baptiser les enfants, nous enseigna à respecter les gens, à répondre aux saluts des vieillards, et en fit venir parfois pour prendre leurs conseils. Aussi les paysans s’attachèrent-ils à nous et nous prouvèrent-ils par la suite plus d’une fois leur reconnaissance. Je dis cela, d’abord pour montrer comment se passaient les choses chez nous, et ensuite pour expliquer comment je pus, sans grandes difficultés, élever Hania au rang de « noble ». Où je rencontrai la plus grande opposition, — bien que passive, d’ailleurs, — ce fut chez la jeune fille elle-même, parce qu’elle était un peu timide et que Nikolaï lui avait inculqué le respect « des maîtres », et qu’il lui était ainsi difficile de se faire à sa nouvelle condition.


II


Les funérailles de Nikolaï eurent lieu trois jours après sa mort. Beaucoup de nos voisins assistèrent à la triste cérémonie ; car bien que le vieillard fût un serviteur, il jouissait de l’estime et de l’amitié universelles. On l’enterra dans notre caveau, à côté de mon grand-père, le colonel. Pendant toute la cérémonie, je ne perdis pas Hania des yeux ; elle était venue dans mon traîneau, et je voulais la ramener de même ; mais le prêtre Ludvig me pria d’aller inviter les voisins à venir chez nous se réchauffer et se réconforter. Durant ce temps, Hania fut remise aux soins de mon collègue et ami Mirza-Davidovicz, fils de Mirza-Davidovicz, voisin de mon père, de race tatare et mahométane, mais appartenant à une vieille famille noble, qui vivait ici depuis très longtemps. Je dus donc m’asseoir dans mon traîneau avec les Oustchitsky, et Hania voyagea avec madame d’Ives et le jeune Davidovicz dans une autre voiture. Je vis alors le bon garçon après avoir recouvert Hania de sa pelisse, prendre les rênes des mains du cocher, exciter les chevaux de la voix, et conduire son traîneau avec la rapidité d’une flèche.

De retour à la maison, Hania alla pleurer dans la chambre de son grand-père, et je ne pus la suivre malgré mon désir, car je dus recevoir mes hôtes. Ils partirent enfin tous, sauf Mirza-Davidovicz, qui devait passer chez nous le reste des fêtes de Noël, un peu pour travailler avec moi, car nous étions en septième, et un examen important nous attendait, mais surtout pour monter à cheval ensemble, tirer au pistolet, faire de l’escrime et chasser — ce que nous préférions tous deux aux Annales de Tacite et à la Cyropédie de Xénophon. Mirza était un garçon joyeux, endiablé, emporté comme la poudre, mais d’une très grande sympathie.

Tout le monde chez nous l’aimait, à l’exception de mon père, mécontent de ce que le jeune Tatar était meilleur tireur et escrimeur que moi. Au contraire, madame d’Ives le louait beaucoup, parce qu’il parlait le français comme un Parisien, jasait, faisait de l’esprit et amusait tellement la vieille Française, que nous croyions parfois rêver. Le prêtre Ludvig, de son côté, nourrissait un petit espoir de le convertir un jour au catholicisme, d’autant plus que le jeune garçon plaisantait parfois sur Mahomet et aurait sûrement abandonné le Koran, sans la crainte de son père, qui, en vertu des traditions de sa famille, tenait à sa religion et répétait souvent que, en sa qualité de vieux noble, il préférait un ancien mahométan à un catholique de fraîche date.

En général, il n’y avait chez le vieux Davidovicz aucune sympathie pour les Turcs ou les Tatars. Ses ancêtres s’étaient fixés là aux temps de Vitold ; et une partie de ses biens avait été donnée par Jean Sobieski à un Mirza-Davidovicz, colonel de cavalerie légère, qui avait accompli, sous les murs de Vienne, des prodiges de valeur, et dont le portrait existait depuis lors à Khojéli.

Je me souviens de l’étrange impression que ce portrait produisait sur moi. Le colonel Mirza était un homme terrible ; son visage était balafré de coups de sabre, et les cicatrices ressemblaient aux lettres mystérieuses du Koran ; il avait le teint d’un gris basané ; des touffes de cheveux saillaient aux tempes ; les yeux un peu de travers brillaient d’un éclat sauvage et rébarbatif, et jouissaient de cette particularité de sembler toujours vous regarder, de quelque côté que vous fussiez. Mais mon collègue Sélim ne ressemblait pas du tout à ce portrait. Sa mère, avec qui le vieux Davidovicz s’était marié en Crimée, n’était pas une Tatare, mais une Géorgienne, paraît-il ; je ne me souviens pas d’elle, mais je sais qu’on en parlait comme d’une beauté exceptionnelle, et que Sélim lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

Oh ! quel beau garçon qu’était ce Sélim ! Ses yeux possédaient encore un défaut à peine perceptible, mais ce n’étaient pas des yeux tatars : c’étaient de ces grands yeux, noirs, pensifs et mélancoliques, qui distinguent les Géorgiens. Je n’ai rien vu de ma vie de plus beau. Lorsque Sélim demandait quelque chose et regardait quelqu’un, il semblait le pénétrer jusqu’au cœur. Les traits de son visage étaient réguliers, nobles, comme dessinés par un burin d’artiste ; la couleur en était basanée, mais tendre ; les lèvres, un peu saillantes, étaient d’un rouge vif, et les dents comme une rangée de perles.

Quand, par exemple, Sélim se disputait avec un camarade, — et cela arrivait assez fréquemment, — alors cette grâce disparaissait comme un mirage trompeur ; il devenait effrayant : ses yeux se replaçaient de travers et brillaient comme ceux d’un loup ; sur son front rougissaient les veines ; la peau de la figure brunissait, — en lui se réveillait le vrai Tatar, tel que ceux avec qui eurent affaire nos ancêtres. Par bonheur, cela ne durait pas. Au bout d’une minute, Sélim pleurait, demandait pardon, embrassait son adversaire, et tout le monde lui pardonnait. Son cœur était bon et enclin aux nobles actions ; mais sa légèreté et sa turbulence atteignaient le plus haut degré.

Il montait à cheval, tirait et faisait des armes d’une façon incomparable ; mais il apprenait médiocrement, parce que sa paresse annihilait en partie ses grandes aptitudes. Nous nous aimions l’un l’autre comme des frères, nous disputant parfois, mais faisant la paix aussitôt, sans que jamais notre amitié eût à en souffrir. Il passait la moitié des vacances et des fêtes chez nous et l’autre moitié chez lui, à Khojéli. Et cette fois il devait demeurer à la maison jusqu’à la fin des fêtes de Noël.

Les hôtes partirent de bonne heure après le repas, sur les quatre heures. La courte journée d’hiver finissait, et le clair crépuscule éclairait la chambre et les arbres, qui s’élevaient devant les fenêtres, d’un rayon rougeâtre, tandis que des corneilles maladroites venaient battre de leurs ailes sur les vitres.

On voyait des bandes entières de ces oiseaux voler au-dessus de l’étang, et comme se baigner dans les reflets sanglants du soleil couchant. Dans la pièce, où nous étions passés après le repas, régnait le silence ; madame d’Ives était allée dans sa chambre combiner des patiences, selon son habitude ; d’un pas tranquille le prêtre Ludvig arpentait la pièce d’un coin à l’autre en prisant du tabac ; mes petites sœurs étaient sous la table, où, installées sur le tapis, elles s’amusaient à tresser leurs cheveux blonds ; Hania, Sélim et moi, nous étions assis sur un divan près de la fenêtre et regardions l’étang, le bois et la lueur chaude du crépuscule. Enfin tout s’assombrit ; le prêtre Ludvig alla dire ses prières et une de mes sœurs pourchassa la seconde dans une autre pièce. Sélim se mit à bavarder, mais tout à coup Hania se rapprocha de moi et murmura :

— Jeune maître, cela m’effraye… j’ai peur.

— N’aie pas peur, Hania, lui dis-je — et je la serrai contre moi. — Approche-toi de moi, comme cela. Quand tu es auprès de moi, tu n’as rien à craindre, il ne t’arrivera aucun mal. Regarde, je ne crains rien, et je saurai toujours te protéger.

C’était là un mensonge. Était-ce à cause de l’obscurité régnant dans la salle, étaient-ce les paroles de Hania, ou bien la mort récente ? J’étais, à vrai dire, sous une impression étrange.

— Veux-tu que je fasse apporter de la lumière ?

— Oui, jeune maître.

— Mirza, dis à Francis d’apporter de la lumière.

Mirza sauta du divan, et nous entendîmes bientôt derrière la porte un bruit inaccoutumé et un piétinement. La porte s’ouvrit avec fracas et Francis pénétra en tourbillon, tenu à l’épaule par Mirza. Le visage du petit Kosak était ahuri et effrayé, parce que mon ami le faisait tourner comme une toupie, tout en tournoyant lui-même ; et c’est ainsi qu’il l’amena jusqu’au divan, et lui dit :

— Le seigneur t’ordonne d’apporter de la lumière, parce que la demoiselle a peur. Qu’est-ce que tu demandes ? Apporte de la lumière, ou je t’arrache la tête !

Francis revint au bout d’une minute avec une lampe, dont la lueur sembla blesser les yeux pleins de larmes de Hania. Mirza l’éteignit bientôt ; nous nous retrouvâmes dans l’obscurité, et le silence régna de nouveau parmi nous.

— Mirza va nous conter une histoire, proposai-je. Il conte à merveille. Veux-tu, Hania ?

— Oui, répondit la jeune fille.

Mirza leva les yeux au ciel et réfléchit une minute, tandis que la lune éclairait vivement son beau profil ; au bout d’un instant, il commença son récit de sa voix merveilleuse :


« Au delà des forêts, au delà des montagnes, vivait en Crimée une bonne sorcière, appelée Lala. Un jour, un sultan passa près de sa cabane ; il portait le nom de Garoun et était immensément riche : il avait un château de corail aux colonnes de brillants, au toit de perles, et si grand qu’il fallait une année pour le parcourir d’un bout à l’autre. Le sultan portait à son turban de véritables étoiles ; le turban était fait de rayons de soleil, et un croissant de la lune le surmontait, car un sorcier l’avait coupé à l’astre des nuits pour le donner au sultan. Celui-ci s’approcha de la sorcière Lala et pleura, pleura, pleura tellement, que ses larmes coulèrent sur la route ; et là où tombait une larme, un lis blanc poussait aussitôt.

» — Pourquoi pleures-tu, sultan Garoun ? lui demanda la sorcière.

» — Comment pourrais-je ne pas pleurer ? répondit le sultan Garoun ; j’ai une fille unique, belle comme l’aurore, et je suis forcé de la donner au noir Diévetz aux yeux de feu qui…

Mirza s’arrêta soudain et se tut.

— Hania dort ? me chuchota-t-il au bout d’une minute.

— Non, je ne dors pas, répondit la voix ensommeillée de la jeune fille.

« — Ne pleure pas, sultan, dit Lala, monte sur un cheval ailé et va au repaire du voleur. De méchants nuages te pourchasseront en route, mais jette-leur ces graines de pavot et aussitôt ils s’évanouiront… »


Et Mirza continua ainsi longtemps ; puis il s’arrêta de nouveau et regarda Hania. Celle-ci dormait bien cette fois. Elle était horriblement fatiguée et avait beaucoup pleuré, c’est pourquoi elle dormait à poings fermés. Sélim et moi, nous n’osions plus souffler de peur de la réveiller ; Hania respirait paisiblement, en cadence. Sélim appuya sa tête sur la main et réfléchit profondément ; je levai les yeux en l’air et il me sembla que je volais sur les ailes des anges vers le ciel. Je ne puis exprimer le doux sentiment qui me saisit quand je vis ce petit être qui m’était si cher, dormir paisiblement et avec tant de confiance sur mon sein. Un frisson me parcourut le corps, des voix nouvelles, inconnues, célestes, s’éveillèrent en mon âme et y formèrent un chœur harmonieux ! Oh ! comme j’aimais Hania ! Comme je l’aimais, de l’amour d’un frère et d’un protecteur, sans limites ni mesures !

Sans bruit, j’approchai mes lèvres d’une mèche de cheveux et la baisai. En cet acte, il n’y avait rien de terrestre car mon baiser était aussi pur qu’elle.

Mirza tressaillit soudain et sortit de sa rêverie.

— Que tu es heureux, Henri ! chuchota-t-il.

— Oui, Sélim.

Hania ne pouvait cependant pas rester dans une telle position.

— Ne la réveillons pas, mais portons-la dans sa chambre, me dit Mirza.

— Je la porterai seul ; toi, ouvre seulement la porte, répondis-je.

Je pris avec précaution Hania dans mes bras. Bien que je fusse encore jeune, j’étais très vigoureux ; de plus, la jeune fille était si petite et si faible que je l’enlevai comme une plume. Mirza ouvrit la porte de la chambre voisine qui était éclairée, et nous gagnâmes ainsi le cabinet vert que j’avais désigné comme chambre à coucher de Hania. Le lit était tout préparé ; dans la cheminée flambait un bon feu, et tout auprès, la vieille Viengrovska, assise, arrangeait les bûches ; elle poussa un cri en me voyant avec ma charge :

— Ah ! mon Dieu ! Le jeune seigneur apporte la petite fille ! Il fallait la réveiller, et elle serait venue elle-même.

— Silence, s’il te plaît ! dis-je avec colère, c’est ta maîtresse, et non une petite fille… comprends-tu ? Ta maîtresse était fatiguée. Je te prie de ne pas la réveiller. Il faut la déshabiller et la placer avec soin dans le lit. Et souviens-toi qu’elle est orpheline, et qu’il faut la consoler de la mort de son grand-père.

— C’est une orpheline, la pauvre petite… c’est vrai, une orpheline, dit Viengrovska en s’apitoyant.

Mirza l’embrassa pour cette parole et nous sortîmes prendre le thé.

Ensuite Mirza se mit à folâtrer et à causer sur tout, mais je ne lui répondis pas, d’abord parce que j’étais triste, et ensuite parce que je trouvais indigne d’un homme respectable — un tuteur !, — de se conduire comme un enfant. Ce soir-là, Mirza s’attira encore une réprimande du prêtre Ludvig, parce que, pendant notre prière à la chapelle, il avait grimpé sur le petit toit de la glacière et s’était mis à hurler ; aussitôt, les chiens étaient accourus de toutes parts et, accompagnant mon ami, avaient fait un tel vacarme que nous ne pûmes achever nos prières.

— Est-ce que tu es devenu fou, Sélim ? demanda le prêtre.

— Excusez, je priais à la façon des mahométans.

— Tu n’es qu’un mauvais garnement ! Ne te moque donc d’aucune religion.

— Mais si je veux devenir catholique, ce que je ferais sans la crainte de mon père, que m’importe Mahomet ?

Le prêtre Ludvig, pris par son côté faible, se tut, et nous allâmes nous coucher.

Sélim et moi avions la même chambre, parce que le prêtre savait que nous aimions bavarder et ne voulait pas nous en empêcher. Tout en me déshabillant, je remarquai que Sélim s’apprêtait à se coucher sans faire de prières. Je lui demandai :

— Est-ce que véritablement tu ne pries pas, Sélim ?

— Comment donc ? Je vais le faire tout de suite.

Il alla à la fenêtre, leva les yeux vers la lune, les bras étendus, et se mit à psalmodier d’une voix chantonnante :

— Ô Allah ! Akbar Allah ! Allah Kérim !

Tout en blanc, avec ses yeux levés au ciel, il était si beau, que je ne pus détacher mes regards de lui.

Il se mit ensuite à me parler :

— Que fais-je là ? Je ne crois pas en notre prophète, qui ne permet pas aux autres d’avoir plus d’une femme, et qui lui-même en eut autant qu’il voulait. De plus, tu sais, j’aime le vin. Il m’est donc impossible d’être mahométan ; mais, comme pourtant je crois en Dieu, alors parfois je prie à ma façon. D’ailleurs, est-ce que je sais quelque chose ? Je sais que Dieu existe et c’est tout.

Au bout d’une minute, il me parla de tout autre chose.

— Veux-tu que je te dise quelque chose, Henri ?

— Quoi ?

— J’ai des cigares exquis. Nous ne sommes plus des enfants, nous pouvons fumer.

— Donne !

Mirza sauta du lit, tira un paquet de cigares et nous fumâmes, étendus sur notre lit.

Au bout d’un instant, Sélim reprit :

— Veux-tu que je te dise encore quelque chose, Henri ? Je t’envie. Car tu es un homme maintenant.

— Je le pense aussi.

— C’est que tu es tuteur. Ah ! si on me donnait quelqu’un en tutelle !

— Cela n’est pas si facile, et puis, où trouver une autre Hania ?… Mais voilà, continuai-je d’une voix tout à fait convaincue, je pense que je n’irai plus au collège. L’homme à qui sont dévolues de telles obligations ne peut plus aller à l’école.

— Eh !… tu rêves. Est-ce que tu ne vas plus étudier du tout ? Et la Faculté ?

— Tu me connais, tu sais que j’aime étudier, mais le devoir avant tout. Peut-être mon père laissera-t-il Hania venir avec moi à Varsovie…

— Il n’y songera même pas.

— Tant que je serai au collège, non ; mais quand je serai devenu étudiant, on me donnera Hania. Ne sais-tu pas que çà se passe ainsi pour les étudiants ?

— Oui, oui… Et peut-être qu’après l’avoir longtemps gardée, tu te marieras ensuite avec elle.

Je sursautai sur mon lit.

— Mirza, perds-tu la tête ?

— Et pourquoi donc ? Au collège, on ne peut se marier ; mais un étudiant en a le droit. Un étudiant peut avoir non seulement une femme, mais même des enfants. Ha ! ha ! ha !

À cette époque, les prérogatives et les privilèges attachés à la qualité d’étudiant ne m’intéressaient pas du tout. La réponse de Mirza, tel un éclair, éclaira cette partie de mon âme, qui était restée jusque-là sombre pour moi. Mille pensées, comme mille oiseaux, babillèrent dans ma tête. Me marier avec ma chère orpheline ! Oui, c’était là un éclair, un nouvel éclair, dans mon cerveau. Il me sembla que quelqu’un avait allumé une lumière dans les ténèbres de mon cœur. L’amour profond, mais jusqu’alors fraternel, se teinta à cette lumière d’une couleur rosée et s’embrasa d’une chaleur encore inconnue. Me marier avec elle, avec Hania, avec cet ange de lumière, avec ma chérie, mon adorée !… Et d’une voix faible, imperceptible comme un écho, je répétai ma dernière question :

— Mirza, as-tu perdu la tête ?

— Je fais le pari que tu en es déjà amoureux, répliqua Mirza.

Je ne répondis pas ; mais j’éteignis la lampe et saisissant ensuite un coin de mon oreiller, je le couvris de baisers.

Oui, j’aimais déjà Hania.


III


Quelques jours après, mon père vint, appelé par un télégramme. Je tremblais qu’il ne changeât mes arrangements à propos de Hania, et mes pressentiments se réalisèrent en partie. Mon père me loua et m’embrassa pour le zèle et la conscience avec lesquelles j’accomplissais mes fonctions ; cela le ravissait visiblement. Il répéta même plusieurs fois : « Tu es de notre sang », ce qui n’arrivait que lorsqu’il était très content de moi ; mais mes décisions ne le satisfirent pas entièrement. Peut-être se trouvait-il un peu influencé par les récits exagérés de madame d’Ives. Il est vrai que, depuis la nuit où mes sentiments avaient pris corps, Hania était devenue la première personne de la maison. Mon père se montra assez hostile également à mon projet de donner à Hania la même instruction qu’à mes sœurs.

— Je ne changerai rien, c’est l’affaire de ta mère, me dit-il ; qu’elle décide comme elle voudra, c’est de son ressort. Mais il faut penser à ce qui sera le mieux pour cette jeune fille.

— Mais l’instruction, mon père, peut-elle jamais nuire ? Je t’ai entendu souvent dire le contraire.

— Oui, pour un homme, répondit mon père, parce que l’instruction donne à l’homme une position spéciale ; mais c’est une autre affaire pour la femme. Pour elle, l’instruction doit correspondre à la situation qu’elle occupera plus tard. Pour cette jeune fille, il ne faut rien autre qu’une instruction moyenne ; il n’est pas besoin de langue française, de musique ni de rien de semblable. Hania trouvera vite un mari, quelque honnête petit employé…

— Papa !

Mon père me regarda avec étonnement.

— Qu’est-ce que tu as ?

J’étais rouge comme une écrevisse ; le sang me montait au visage et obscurcissait mes yeux. L’union de Hania avec un petit employé me semblait un tel sacrilège, un tel outrage à mes rêves et à mes espérances, que je ne pus retenir un cri d’indignation. Mais ce sacrilège me blessa d’autant plus qu’il émanait de mon père. La réalité versait pour la première fois une douche d’eau froide sur la bouillante foi de ma jeunesse ; c’était la première attaque dont la vie sapait le château enchanté de mes rêves, la première déception et le premier désenchantement, dont nous cherchons à oublier l’amertume plus tard au moyen du pessimisme et de l’incrédulité. Mais de même que le fer incandescent, sur lequel tombe une goutte d’eau froide, pétille et aussitôt change l’eau en vapeur, de même également bouillonne l’âme humaine. Sous l’influence première de la réalité, elle tressaille, il est vrai, de douleur, mais aussitôt brûle la réalité elle-même à sa chaleur.

Les paroles de mon père me blessèrent, et cela d’une étrange façon. Bien que je ressentisse l’offense, je ne me fâchai pas à cause de lui, mais plutôt à cause de Hania, et non moins rapidement d’ailleurs, de toute la force de résistance propre à la jeunesse, je rejetai cette offense loin de mon âme, pour toujours. Mon père ne comprit pas mon émotion et l’attribua à un sentiment exagéré de mes obligations, ce qui était en somme assez naturel à mon âge, et flattait son amour-propre, plus que ne l’excitait sa disposition hostile à l’égard de l’instruction développée de Hania.

Nous convînmes avec mon père, que j’adresserais une lettre à ma mère (elle devait encore vivre longtemps à l’étranger), et la prierais de décider en dernier ressort sur cette affaire. Je ne me souviens pas d’avoir jamais écrit une lettre aussi longue et aussi sincère. Je racontai dans tous les détails les circonstances qui avaient accompagné la mort de Nikolaï, je rappelai ses dernières paroles, je peignis mon désir, mon souci et mes espérances, je touchai la corde de compassion qui vibrait si doucement en son cœur, je peignis les scrupules de conscience qui m’assailliraient constamment, si l’on ne faisait pas pour Hania tout ce qui serait possible. En un mot, à mon avis, cette lettre était le comble de l’art et devait infailliblement provoquer la réalisation de mes désirs.

Un peu rassuré, j’attendis patiemment la réponse. Elle arriva bientôt en deux missives : une pour moi et une pour madame d’Ives. J’avais remporté la victoire sur toute la ligne. Ma mère non seulement consentait à l’instruction complète de Hania, mais encore l’exigeait énergiquement. « Je désire, m’écrivait ma bonne mère, si ton père y consent, que Hania soit considérée en toute chose comme un membre de la famille. Nous le devons à la mémoire du vieux Nikolaï, en souvenir de ses services et de son dévouement. »

Mon triomphe était complet. Sélim le partagea avec moi. Pour tout ce qui touchait Hania, il se conduisait en effet comme s’il eût été lui aussi son tuteur.

À dire vrai, la sympathie qu’il témoignait à la pauvre orpheline commençait un peu à me contrarier, d’autant plus que, depuis la nuit où j’avais pris conscience des sentiments de mon âme, mes manières envers Hania avaient complètement changé. En sa présence, je me sentais comme annihilé. Mon ancienne franchise et ma familiarité enfantine m’avaient abandonné.

Peu de jours s’étaient écoulés depuis que la jeune fille s’était endormie sur ma poitrine, et maintenant à cette seule pensée, mes cheveux se dressaient sur ma tête. Il y avait quatre jours seulement, en lui disant bonjour ou bonsoir, j’embrassais comme un frère ses lèvres pâles ; mais à présent le contact seul de sa main me brûlait d’un feu ardent. Je me mettais à l’adorer, comme on adore habituellement l’objet de son premier amour, et quand la jeune fille, sans rien savoir ni deviner, se serrait comme jadis contre moi, dans le fond de mon âme je me fâchais contre elle ; je croyais commettre un sacrilège.

L’amour m’apporta un bonheur insoupçonné jusque-là, mais aussi des souffrances également inconnues. Si j’avais pu confier mes soucis à quelqu’un, m’épancher et pleurer sur quelque cœur ami (et j’en avais un désir fou), il me semblait que la moitié du fardeau eût glissé de mon âme. J’aurais pu, il est vrai, en parler à Sélim, mais je craignais son caractère, je savais bien qu’à la première minute il prendrait à cœur mes paroles ; mais qui pouvait être sûr que le lendemain il ne se moquerait pas de moi, avec son cynisme particulier ? que ses paroles inconsidérées ne terniraient pas l’idéal, auquel dans mes rêveries je ne pensais pas sans un trouble respectueux ?

Mon caractère d’ailleurs était dissimulé et de plus, une grande différence existait entre Sélim et moi : j’étais sentimental, tandis que Sélim ne l’était pas pour un sou. Mon amour ne pouvait être que triste ; chez Sélim, il eût été joyeux. Je cachai donc mon amour à tous, je me trompai moi-même, et effectivement nul ne le remarqua. En quelques jours, sans en avoir jamais eu d’exemple, j’appris instinctivement à exécuter toutes les manifestations de l’amour : rêverie, rougeur dont se couvrait mon visage, lorsque quelqu’un prononçait devant moi le nom de Hania, — en un mot, je déployai une adresse extraordinaire, cette adresse qui permet à un garçon de seize ans de tromper parfois l’observateur le plus avisé.

Je ne fis pas part à Hania de mes sentiments ; je l’aimais, et c’était assez pour moi. Seulement, lorsque nous nous trouvions seuls, j’avais grande envie de me mettre à ses genoux ou de baiser le bas de sa robe.

Mais Sélim cependant riait, faisait de l’esprit et était joyeux pour deux. Ce fut lui qui provoqua le premier sourire de Hania, quand un jour, après le déjeuner, il proposa au prêtre Ludvig de passer au mahométisme et de se marier avec madame d’Ives. La Française, bien que très offensée, et le prêtre ne purent se fâcher contre lui, tellement il les flatta ensuite, et, quand il les regarda de ses yeux magnifiques, l’affaire fut terminée par un léger blâme et un rire général. Dans ses relations avec Hania, on sentait une sincère sympathie, et sa bonne humeur native la transfigurait. Il était beaucoup plus à l’aise avec elle que moi. Il était visible que Hania l’aimait, car aussitôt qu’il entrait dans la salle, son visage s’éclairait. De moi et surtout de ma mélancolie, il ne cessait de rire. Il y voyait une pose habile de garçon qui veut paraître un homme.

— Vous verrez, il sera prêtre, disait Sélim.

Je saisissais alors la première occasion pour amener la conversation sur un autre sujet et cacher la rougeur de mes joues, tandis que le prêtre Ludvig prenait une prise et répondait :

— Dieu le veuille !… Dieu le veuille !

Les fêtes de Noël prirent fin. Mon faible espoir de rester à la maison s’envola vite ; on déclara un soir à l’important tuteur qu’il devait se mettre en route le lendemain matin. Il fallait partir de bonne heure afin de pouvoir s’arrêter en chemin à Khojéli, où Sélim devait faire ses adieux à son père. Nous nous levâmes à six heures ; la nuit était encore obscure. Ah ! mon âme était alors aussi triste que ce sombre matin d’hiver. Sélim se trouvait également dans une mauvaise disposition d’esprit et, au saut du lit, il déclara que tout l’univers était bête et construit d’une façon détestable. J’adhérai à ses paroles, puis nous nous habillâmes et sortîmes de notre appartement pour déjeuner.

Il faisait nuit au dehors ; de petits flocons de neige nous fouettaient la figure. Les fenêtres de la salle à manger étaient éclairées ; devant le perron stationnait un traîneau où nous plaçâmes nos effets : les chevaux s’ébrouaient, les chiens aboyaient tout le temps, allaient et venaient autour du véhicule — tout cela constituait pour nous un tableau tellement triste que notre cœur se serra à sa vue. Dans la salle à manger, nous trouvâmes mon père et le prêtre Ludvig qui causaient tous deux avec des airs importants ; Hania n’était pas là. Le cœur battant, je regardai vers la porte du cabinet vert pour voir si elle allait venir ou s’il me faudrait partir sans lui dire adieu. Pendant ce temps, mon père et le prêtre se mirent à nous donner des conseils et à nous faire la morale. Ils commencèrent par nous dire que nous étions à présent à un âge où il n’est plus nécessaire de rappeler ce que c’est que le travail et la science.

J’écoutais tout cela depuis cinq à dix minutes, tout en mâchant des morceaux de pain grillé dans ma gorge serrée et en buvant un bouillon chaud. Soudain, mon cœur battit si fort que je pus à peine rester assis à ma place. Je venais d’entendre un certain bruit dans la chambre de Hania. La porte s’ouvrit et je vis entrer… madame d’Ives enveloppée d’une capote de matin, avec des papillotes dans les cheveux, qui m’embrassa tendrement, et sur laquelle je répandis avec plaisir ma tasse de bouillon, pour la punir de m’avoir causé une telle déception. Madame d’Ives témoigna aussi l’espoir que d’aussi bons jeunes gens étudieraient sagement, ce à quoi Mirza répondit que le souvenir de ses papillotes lui donnerait force et patience. Mais Hania ne paraissait toujours pas.

Pourtant le supplice ne devait pas durer jusqu’à la fin. Comme nous nous levions de table, Hania sortit du cabinet, encore à moitié endormie, toute rose, les cheveux ébouriffés. En pressant sa main, je sentis qu’elle était chaude. Aussitôt l’idée me vint que mon départ était cause de la maladie de Hania, et je composai dans mon cœur toute une scène de sentiment ; cette fièvre pouvait d’ailleurs s’expliquer aussi par ce fait que Hania sortait du lit. Mon père, suivi du prêtre Ludvig, alla écrire les lettres que nous devions emporter à Varsovie, et Mirza sortit sur le perron à la suite d’un gros chien qui s’était échappé dans la chambre. Je restai donc seul avec Hania.

Dans mes yeux roulaient des larmes, de mes lèvres était prêt à sortir un flot de paroles brûlantes et tendres. Je n’avais pas le courage de lui avouer mon amour, mais il me fallait lui dire quelque chose dans le genre de : ma chérie, ma bien-aimée Hania, et puis lui embrasser la main. Le moment pour un tel épanchement était propice, parce que plus tard, si je pouvais le faire encore, je n’oserais probablement plus. Je gâchai cependant ces derniers instants de la façon la plus honteuse. Je m’approchai d’elle et lui pris la main, mais je le fis si maladroitement et d’une façon si peu naturelle et prononçai : « Hania ! » d’une voix si différente de la mienne, que sur-le-champ je reculai et me tus. J’eus alors envie de me frapper. Mais Hania dit elle-même :

— Seigneur, comme la maison sera triste sans vous !

— Je reviendrai à Pâques, répondis-je rudement, d’une voix de basse.

— Pâques est bien loin.

— Mais non, pas loin du tout, grognai-je presque.

À ce moment entra Mirza suivi de mon père, du prêtre, de madame d’Ives et des domestiques. Nous sortîmes sur le perron. Mon père et le prêtre Ludvig m’embrassèrent. Quand vint mon tour de dire adieu à Hania, je sentis un désir irrésistible de la prendre dans mes bras et de l’embrasser comme jadis, mais je ne pus m’y décider.

— Porte-toi bien, Hania ! dis-je en lui donnant la main.

En mon âme pleuraient cent voix, et de mes lèvres étaient prêts à sortir les mots les plus tendres.

Soudain je remarquai que la jeune fille pleurait. Aussitôt s’éveilla en moi un mauvais esprit, le désir invincible de raviver ces blessures, dont je devais si souvent ressentir l’influence dans la suite. Et alors, bien que mon cœur fût déchiré, je lui dis froidement et cruellement :

— Ne te mets donc pas à pleurer ainsi pour rien, Hania !

Et je m’assis en même temps dans le traîneau.

Mirza dit également adieu à tout le monde. Il courut vers Hania, lui saisit les deux mains et se mit à les couvrir de baisers, quoiqu’elle résistât de toutes ses forces. Il sauta enfin dans la voiture. Mon père cria : « En avant ! » Le prêtre nous bénit d’un signe de croix. Les chevaux s’élancèrent, les grelots tintèrent et la neige craqua sous les patins du traîneau.

— Vaurien ! brigand ! m’invectivais-je en moi-même. C’est ainsi que tu as dit adieu à ton Hania ! Tu n’as su lui dire que des sottises, tu as outragé ses larmes, dont tu n’es pas digne — des larmes d’orpheline !

Je me mis à pleurer comme un petit enfant, et je levai le collet de ma pelisse de peur que Mirza ne devinât ma tristesse.

Mais il me semblait que Mirza la remarquait très bien et n’était pas lui-même dans son assiette, ce qu’il voulait aussi me cacher.

Avant d’arriver à Khojéli, il me dit :

— Henri !

— Quoi ?

— Tu pleures ?

— Laisse-moi tranquille !

Et de nouveau régna le silence. Au bout d’une minute, Mirza reprit :

— Henri !

— Quoi ?

— Tu pleures ?

Je ne répondis rien. Mirza soudain se pencha et saisit une poignée de neige ; puis, soulevant ma coiffure, il me répandit la neige sur la tête, replaça le bonnet fourré et ajouta :

— Cela te calmera.


IV


Je n’allai point chez moi à Pâques, car j’avais à passer un examen important ; de plus, mon père voulait qu’avant le commencement de l’année académique, je subisse l’examen d’entrée à la Faculté.

Il savait que durant les vacances, je ne m’occuperais de rien et oublierais forcément la moitié de ce que j’avais appris au lycée.

J’avais donc beaucoup de besogne. En outre des leçons ordinaires du lycée, nous prenions des leçons particulières auprès d’un jeune étudiant qui venait d’entrer à la Faculté et connaissait à merveille tous les usages de l’endroit. Ce fut pour moi un temps que je me rappellerai toujours.

Alors craqua tout l’édifice de mes croyances et de mes idées, si laborieusement élevé par le prêtre Ludvig et par mon père, dans la paisible atmosphère de notre nid. Le jeune étudiant avait des opinions très avancées. Dans son cours sur l’histoire romaine, il sut si bien, à propos de l’exposé des réformes des Gracques, m’inculquer son aversion et son mépris pour toute oligarchie, que mes convictions archiaristocratiques s’envolèrent comme une fumée. Notre nouveau professeur, avec une conviction profonde, nous enseignait que l’homme, appelé à occuper la situation élevée et importante d’étudiant de l’Université, doit savoir se libérer de tous préjugés et considérer toutes choses avec l’indulgence méprisante d’un vrai philosophe.

En général, il professait l’opinion que, pour la direction du monde et la gestion de l’humanité, le meilleur âge était entre dix-huit et vingt-trois ans ; passé cet âge l’homme redevenait idiot ou conservateur.

Il considérait avec pitié les gens qui n’étaient ni professeurs ni étudiants, et il avait ses modèles, qu’il citait constamment. C’est ainsi que j’appris pour la première fois l’existence de Büchner et de Moleschott, deux savants, dont les noms revenaient sans cesse sur ses lèvres. Il fallait entendre avec quel enthousiasme il parlait des progrès scientifiques des derniers temps, des grandes vérités, auprès desquelles l’humanité aveugle et superstitieuse avait longtemps passé, et que les nouveaux savants, avec une hardiesse inouïe, tiraient du « gouffre de l’oubli » et proclamaient à la face de l’univers. Tout en exposant ainsi ses idées, il secouait sa crinière épaisse et frisée et fumait une quantité invraisemblable de cigarettes, à vous faire croire que, pour lui, cela lui était égal de lancer la fumée par la bouche ou par le nez, et que dans tout Varsovie il n’avait pas son pareil pour aspirer ainsi la fumée.

La leçon terminée, il se levait ensuite, revêtait son paletot, auquel manquait la bonne moitié des boutons, et déclarait qu’il lui fallait se dépêcher, car il avait ce jour-là un « petit rendez-vous ».

À part ces bizarreries, qui vraisemblablement n’eussent pas plu à nos parents, le jeune étudiant avait beaucoup de qualités. Il possédait parfaitement ce qu’il enseignait aux autres, et était un fanatique convaincu de la science. Il portait des souliers éculés, un paletot lustré et un chapeau semblable à un vieux nid, ce qui lui était absolument égal, car sa pensée ne se préoccupait jamais des désagréments personnels, des revers, de la pauvreté atteignant presque l’indigence ; il vivait absorbé par la science et sans s’occuper de son sort.

Mirza et moi, nous le regardions comme un être surnaturel, un puits de sagesse, et nous pensions saintement que, si quelqu’un pouvait sauver jamais l’humanité du péril qui la menaçait, c’était sûrement ce génie qui en serait capable et il était d’ailleurs lui-même du même avis. Et nous nous attachions à ces opinions comme des oiseaux à de la glue. En ce qui me concerne, j’allais peut-être plus loin encore que notre professeur. C’était une réaction naturelle contre mon ancienne éducation, et, en outre, le jeune étudiant ouvrait devant moi les portes d’un monde inconnu, auprès duquel l’étendue de mes pensées semblait bien maigre. Ébloui par ces nouvelles vérités, je n’avais pas le loisir ni la possibilité de penser à Hania. Tout d’abord, aussitôt mon arrivée à Varsovie, je n’abandonnai pas mon idéal ; les lettres que je reçus d’elle avivèrent encore davantage ce feu sur l’autel de mon cœur, mais en face de l’océan d’idées du jeune étudiant, tout notre petit monde rustique si calme, si paisible, commença à s’effacer de plus en plus devant mes yeux ; pourtant il ne s’effaça pas entièrement, mais se couvrit seulement d’un léger voile. Quant à Mirza, il suivait comme moi la voie des réformes radicales, et il pensait d’autant moins à Hania, qu’en face de notre logement était une fenêtre, près de laquelle s’asseyait une délicieuse petite pensionnaire, nommée Josia.

Sélim commença à la regarder en soupirant, et ils se lorgnèrent des journées entières, comme deux oiseaux enfermés dans des cages différentes. Sélim affirmait avec une conviction profonde que ce serait « elle ou personne ».

Parfois, il se renversait sur le lit pour apprendre sa leçon ; puis, jetant le livre sur le plancher, me saisissait en criant comme un fou :

— Oh ! ma Josia, comme je t’aime !

— Va donc au diable, Sélim ! disais-je.

— Oh ! tu n’es donc pas Josia ? répondait Sélim.

Et il reprenait son livre.

Enfin l’époque des examens arriva. Nous les passâmes avec brio : celui de fin d’études et celui d’entrée à la Faculté. Nous nous trouvâmes donc libres, comme des oiseaux. Toutefois nous prolongeâmes notre séjour à Varsovie de trois jours encore. Ce temps fut employé à faire confectionner nos uniformes d’étudiants, et à accomplir une cérémonie que notre professeur jugea indispensable, à savoir une petite fête chez le premier cabaretier venu.

Après la deuxième bouteille, Sélim et moi avions la tête lourde, et les joues de notre professeur, devenu notre collègue, prenaient une teinte vermeille. Un besoin irrésistible de confidences et d’épanchements se fit sentir, et l’étudiant nous dit :

— Allons, mes garçons, maintenant, vous allez entrer dans la vie, et le monde s’ouvre devant vous. Vous pouvez à présent vous amuser, jeter l’argent par les fenêtres, jouer aux gentilshommes, aimer, mais je puis vous assurer que tout cela est pure bêtise. Une telle existence, pour la frime, sans pensée pour laquelle on puisse vivre, travailler et lutter, ne rime à rien. Mais, pour vivre raisonnablement et lutter, il faut considérer froidement les choses. En ce qui me concerne, je pense en donner l’exemple. Je ne crois à rien qu’à ce que je touche, et je vous recommande cette méthode. En vérité, la vie et la pensée n’ont qu’une seule voie, mais elle est si embrouillée, qu’il faut avoir la tête solide pour ne pas s’y tromper ! Moi je m’en tiens à la science, et voilà ! Qu’on ne cherche pas à m’attirer par des fadaises ; que la vie soit sotte, je ne me disputerai avec personne à ce sujet, mais il y a la science ; et sans elle je me tuerais. Chacun en a le droit, à mon avis, et je le ferais immédiatement, si mon opinion sur la science me semblait fausse. Mais il ne peut y avoir là aucune erreur. On se fatigue vite de toutes choses : aimes-tu, la femme te trompera ; crois-tu, une heure de doute viendra ; mais tu peux rester assis tranquillement jusqu’à ta mort à examiner des infusoires, et encore ne regarde pas derrière toi, en arrivant à ce jour, où tout s’assombrit et se termine : un sablier, un portrait dans quelque journal illustré, une nécrologie plus ou moins bête, et finita la comedia ! Et ensuite : rien ! Je vous en donne ma parole, mes enfants, vous pouvez hardiment ne pas croire aux diverses absurdités. La science, mes enfants, c’est là l’essentiel. Et à part cela, il y a aussi ce bon côté qu’en s’occupant de telles choses, on peut porter hardiment des souliers éculés et dormir sur la paille. Vous comprenez ?

— En l’honneur de la science ! cria Sélim, dont les yeux brillaient comme du feu.

Le professeur rejeta d’un mouvement de la main les cheveux de dessus son front, but son verre et aspira une cigarette, dont il rejeta la fumée par les narines, puis il continua :

— À côté des sciences exactes, — Sélim, tu es déjà plein ! — à côté des sciences exactes, il y a encore la philosophie, il y a les idées. Avec elles on peut remplir sa vie jusqu’au bout. Je me ris de la philosophie, pour dire la vérité. Tout cela, c’est du verbiage. On croit poursuivre la vérité, et on fait comme le chien qui court après sa queue Je n’aime pas en général le verbiage : je n’aime que les faits. Mais pour les idées, c’est une autre affaire. Pour une idée, on peut sacrifier sa tête. Mais vous et vos pères, vous suivez des chimères stupides. Je vous le dis : À la santé des idées !

Nous bûmes encore chacun un verre. Nos têtes tournaient ; la pièce sombre du cabaret me sembla s’obscurcir encore, la chandelle sur la table donnait une clarté médiocre et la fumée du tabac formait d’étranges dessins le long des murs. Derrière la fenêtre, au dehors, un vieux mendiant chantait un chant d’église : « Sainte, Très Pure », et dans les intervalles des couplets, jouait une mélodie languissante sur un violon cassé. Un sentiment étrange remplit ma poitrine. Je croyais aux paroles du professeur, mais je sentais qu’il n’énumérait pas tout ce qui remplit la vie. Il me manquait quelque chose, et j’en avais le sentiment mélancolique ; et sous l’influence de la rêverie, du vin et de l’exaltation, je dis à voix basse :

— Et la femme ? La femme aimante, dévouée, ne compte-t-elle pour rien dans la vie ?

Sélim commença à chanter :

La donna e mobile !

Le professeur me regarda d’un œil hagard comme s’il pensait en ce moment à autre chose, mais ensuite il tressaillit et dit :

— Oh ! oh ! voilà que tu montres un bout d’oreille sentimental. Sais-tu que Sélim percera mieux que toi dans le monde ? Toi, il t’arrivera malheur. Prends garde, prends garde, te dis-je, que sur ta route ne se rencontre quelque jupon qui ne gâte ta vie. La femme ! la femme !… (Ici le professeur ferma les yeux, selon son habitude), je connais cette marchandise. Je ne puis m’en plaindre, en vérité, mais je sais que, si tu donnes un doigt au diable, il te saisira bientôt toute la main. La femme ! l’amour !… tout notre malheur vient de ce que, par bêtise, nous en faisons trop de cas. Si tu veux en jouir, comme je le fais, jouis-en, mais n’y suborne pas ta vie. Ayez de l’esprit, et pour une fausse marchandise, ne payez pas en bon argent. Vous croyez que je calomnie la femme ? Je n’en ai pas envie. Au contraire, je l’aime beaucoup, mais je ne permets pas à mon imagination de prendre le dessus. Je me rappelle, lorsque je fus amoureux pour la première fois d’une certaine Lola, je croyais, par exemple, que sa robe était une chose sainte, et c’était de la simple indienne. Et voilà ! Fut-elle coupable de marcher dans la boue, au lieu de trôner dans le ciel ? Non, c’est moi qui étais stupide de vouloir de force lui mettre des ailes. L’homme est une créature passablement médiocre. Et chacun porte en son cœur Dieu sait quel idéal et en même temps un besoin d’aimer, et quand il rencontre quelque tête de linotte, il se dit avec conviction : « Voilà mon idéal ! » Il reconnaît ensuite qu’il s’est trompé, et après cette petite erreur ou bien il se donne au diable, ou bien il devient idiot pour toute la vie.

— Avouez pourtant, interrompis-je, que l’homme éprouve le besoin d’aimer, et que vraisemblablement vous l’éprouvez tout comme les autres.

Un sourire imperceptible s’esquissa sur les lèvres de notre professeur :

— Tout besoin, répondit-il, peut être satisfait de diverses façons. Je me gouverne à ma manière. Je vous ai déjà dit que je ne considère pas les futilités comme choses importantes. Mais j’ai vu beaucoup de gens, dont l’existence a été embarrassée et finalement perdue par le fait d’une femme. Je répète qu’il ne convient pas d’y assujettir ainsi sa vie, qu’il y a des choses hautes et plus nobles, et que l’amour n’est qu’une sottise… À la sobriété !

— À la santé des femmes ! cria Sélim.

— Parfait, qu’il en soit ainsi ! répondit le professeur. Ce sont des créatures agréables ; Il faut seulement ne pas les prendre au sérieux. À la santé des femmes !

— À la santé de Josia ! dis-je en trinquant avec Sélim.

— Attends, à mon tour ! À la santé… à la santé de ton Hania ! l’une vaut l’autre.

Mon sang bouillonna ; des éclairs jaillirent de mes yeux.

— Tais-toi ! criai-je. Ne prononce pas ce nom dans un cabaret !

Et je lançai mon verre sur le sol si violemment, qu’il se brisa en mille morceaux.

— Eh bien ! as-tu perdu la tête ? dit le professeur effrayé.

Je n’avais pas perdu la tête, mais la colère bouillonnait en moi et me brûlait comme du feu. Je pouvais entendre tout ce que disait des femmes notre professeur, cela pouvait même me plaire, je pouvais plaisanter sur elles, mais à la condition que les moqueries et les persiflages n’atteignissent personne en particulier. Il ne me venait pas à l’idée que la théorie générale pût être appliquée à des êtres qui m’étaient chers. Mais, quand j’entendis prononcer le nom de ma pure orpheline dans ce cabaret, au milieu des flocons de fumée de tabac, de la poussière, des bouteilles vides et des discours cyniques, je crus être témoin d’une telle profanation, d’un tel sacrilège envers Hania, que j’en perdis presque tout empire sur moi-même.

Mirza me regarda une minute d’un œil stupéfait ; puis son visage s’assombrit tout à coup, ses yeux étincelèrent, sur son front saillirent les veines, ses traits se tirèrent et il reprit le type du vrai Tatar.

— Tu me défends de parler de ce qui me plaît ? me demanda-t-il d’une voix sourde, saccadée.

Par bonheur, le professeur s’interposa aussitôt.

— Vous êtes indignes de vos uniformes ! nous cria-t-il. Allons ! allez-vous vous déchirer ou vous prendre aux oreilles, comme des écoliers ? En voilà des philosophes qui brisent les verres ! C’est honteux ! Pourrons-nous encore causer des questions générales ? de la lutte des pensées en venir à la bataille à coups de poings… Assez ! Moi, voici ce que je vous dirai : « Je porte un toast à l’Université » ; et vous serez des propres à rien, si vous ne trinquez amicalement et si vous laissez une seule goutte dans vos verres !

Nous rougîmes tous les deux. Sélim, bien que le plus ivre, revint à lui le premier.

— Pardonne-moi, dit-il tendrement ; je suis un imbécile.

Nous nous embrassâmes cordialement et vidâmes nos verres jusqu’au fond en l’honneur de l’Université.

Notre professeur entonna ensuite le Gaudeamus. Dehors, à travers les portes vitrées de notre cabinet, des têtes curieuses de marchands des environs commencèrent à regarder. Le jour tombait. Nous étions complètement ivres. Notre entrain atteignit son apogée, et peu à peu se mit ensuite à décliner. Le professeur, le premier, retomba dans la mélancolie et dit :

— Tout cela est parfait ; mais, si nous considérons les choses dans leur ensemble, la vie n’est qu’une stupidité. Tout cela, ce ne sont que des artifices, mais ce qui se passe au fond de l’âme c’est une autre affaire. Demain ressemble à aujourd’hui : le même besoin, quatre murs nus, une paillasse, des souliers éculés et… toujours ainsi. Le travail et toujours le travail. Mais le bonheur !… oh ! l’homme se fait illusion du mieux qu’il peut, et tâche de s’étourdir… Adieu !

Il mit sa casquette à la cocarde déchirée, fit quelques mouvements machinaux, comme pour boutonner les boutons absents de son uniforme, fuma une cigarette et, secouant la main, ajouta :

— Allons, payez vous-mêmes, car je suis pauvre comme un faucon, et portez-vous bien. Souvenez-vous de moi ou non, c’est comme vous voudrez. Cela m’est égal, je ne suis pas un homme sentimental. Portez-vous bien, mes chers enfants !

Il prononça ces derniers mots d’une voix tendre et émue, en complet désaccord avec ses déclarations. Ce pauvre cœur cherchait l’amour, avait besoin d’aimer, comme tout autre, mais la misère endurée dès le premier âge et l’indifférence des gens lui avaient appris à se renfermer en lui-même. C’était une âme fière, mais chaude, toujours soucieuse de ne pas se faire bousculer, et pour cela n’osant pas s’attacher à quelqu’un.

Nous restâmes seuls, sous l’influence d’un sentiment mélancolique. Peut-être était-ce le pressentiment confus que nous ne reverrions plus dans cette vie notre pauvre professeur. Ni lui ni nous, nous ne supposions que dans sa poitrine se cachaient les germes d’une maladie mortelle, pour laquelle il n’était pas de guérison possible. La misère, l’effort démesuré, le travail acharné sur des livres, les nuits sans sommeil et la faim en avaient avancé le dénouement. À l’automne, au commencement d’octobre, notre professeur mourut de la phtisie. Peu de camarades suivirent son cercueil, car les vacances avaient été prolongées, et seule sa mère, pauvre marchande d’images et de cierges, pleura amèrement sur la tombe de son fils, — que souvent elle ne comprenait pas, mais qu’elle aimait, comme toute mère aime son enfant.


V


Le lendemain de notre petite orgie, des chevaux arrivèrent de Khojéli, et Sélim et moi, nous nous mîmes en route. Nous avions quarante-huit heures de voyage à faire, et c’est pourquoi nous sautâmes de notre lit au point du jour. Tout le monde dormait encore dans notre maison, mais à la fenêtre d’en face, à travers les géraniums, les giroflées et les fuchsias, parut la figure rose de Josia. Sélim, ayant attaché sa sacoche de voyage et mis sa casquette d’étudiant sur la tête, se tenait à la fenêtre, pour bien montrer qu’il s’en allait. Un mélancolique regard derrière les géraniums lui fut jeté en guise de réponse. Mais, quand il plaça une main sur son cœur et que de l’autre il envoya un baiser, le petit visage de Josia rougit et se cacha bien vite dans l’ombre de la chambre. Dehors les roues de la voiture, attelée de quatre chevaux, grincèrent ; il était l’heure de partir, mais Sélim restait toujours à la fenêtre et attendait s’il ne verrait pas encore Josia. — Hélas ! son espoir fut déçu : la fenêtre resta déserte. Mais, en descendant et longeant le vestibule du bâtiment d’en face, nous aperçûmes, dans l’escalier, une paire de bas blancs, une petite robe couleur noisette et des yeux fripons, qui épiaient attentivement la cour brillamment éclairée. Mirza s’engouffra aussitôt sous le vestibule, tandis que je m’installais dans la voiture, qui était tout proche ; j’entendis un murmure de voix et quelques sons étranges, assez pareils à des baisers. Mirza ressortit ensuite, tout rouge, demi-joyeux, demi-ému, et s’assit à côté de moi.

Le cocher fouetta les chevaux, et nous levâmes involontairement la tête ; le visage de Josia nous apparut de nouveau parmi les fleurs, — et de la fenêtre une petite main agita un mouchoir blanc, encore une minute ; — puis la voiture atteignit la rue et m’emporta, ainsi que l’idéal de la pauvre Josia.

C’était le matin, la ville sommeillait encore ; l’aurore éclairait de ses joyeux rayons les fenêtres des maisons endormies ; seul, par instants, un piéton troublait de ses pas pressés l’écho encore assoupi, et les concierges balayaient paresseusement les rues. Il faisait clair et frais, tout était paisible et joyeux, comme d’habitude par un matin d’été. Notre petite voiture, attelée de quatre petits chevaux tatars, rebondissait sur le pavé, comme une noix qu’on tire par un fil. Bientôt, l’air froid de la rivière nous cingla le visage ; un pont de bois craqua sous les sabots des chevaux, et, au bout d’une demi-heure, nous dépassâmes la barrière, et nous nous trouvâmes au milieu de la campagne, des prés et des bois. Notre poitrine aspira largement la fraîcheur bienfaisante du matin, et nos yeux parcoururent l’horizon. La terre sortait de son sommeil ; une rosée perlée pendait aux branches humides des arbres et étincelait sur les épis de blé. Dans les haies touffues, les oiseaux sautaient joyeusement et, de leur gazouillement bruyant, annonçaient le réveil du jour. Les bois et les prés rejetaient loin d’eux le voile embrumé du matin. Des colonnes de fumée, s’élevant des cheminées des chaumières, montaient droit vers le ciel ; un petit vent à peine perceptible faisait onduler en vagues les épis mûrs et en rejetait l’humidité nocturne. Partout la joie éclatait ; il semblait que tout s’éveillait, vivait et se fondait en un hymne harmonieux.

Quiconque est rentré chez lui, dans sa jeunesse, par un beau matin d’été, peut s’imaginer aisément ce qui se passait en nos cœurs. Les années de l’enfance et de la sujétion scolaire étaient déjà loin de nous ; devant nous, s’ouvrait l’ère de la jeunesse, telle une steppe immense, parsemée de fleurs et à l’horizon sans fin, — une contrée inconnue et attirante, où nous entrions sous un bon augure : jeunes, forts, sentant à nos épaules comme des ailes d’aigles. De tous les trésors de la terre, le plus grand est la jeunesse, et nous n’avions pas encore dépensé un sou de ce trésor.

Nous allions rapidement, — car des chevaux de relais nous attendaient à toutes les stations principales. Le lendemain, après un voyage ininterrompu, nous aperçûmes Khojéli, ou plutôt le toit hospitalier du minaret de la maison, qu’éclairaient les rayons du soleil couchant. Nous atteignîmes bientôt une digue entourée de saules et de troènes ; des deux côtés de cette digue s’étendaient deux immenses étangs ; nous entendions le coassement endormi et paresseux des grenouilles, cachées auprès des rivages couverts d’herbe, dans l’eau chauffée par la chaleur du jour. Mais il était visible que la journée touchait à sa fin. Sur toute la digue, dans la direction du hameau, paissaient des troupeaux de vaches et de moutons, enveloppés de nuages de poussière. Et par places, des groupes de gens, armés de serpes, de faux et de râteaux, retournaient chez eux en chantant. Enfin le soleil s’inclina vers l’ouest, et fut à moitié caché par les roseaux du rivage. Seul un large ruban doré brilla encore au milieu de l’étang. Nous tournâmes à droite et soudain, à travers la verdure des tilleuls, des peupliers, des sapins blancs et des frênes, brillèrent devant nous les murs blancs de la maison de Khojéli. Dans la cour une cloche appela le monde au dîner, et en même temps, de la tour du minaret, retentit la voix mélancolique et chantante du muezzin de la maison, annonçant la descente de la nuit étoilée sur la terre et proclamant la grandeur d’Allah.

Comme pour imiter le muezzin, une cigogne, perchée sur son nid, en haut d’un arbre surplombant la maison, sortit un instant de son immobilité imperturbable, leva son bec vers le ciel et poussa un cri. Elle annonçait notre arrivée.

Je regardai Sélim ; dans ses yeux pleins de larmes un sentiment sincère et profond éclatait. Nous pénétrâmes dans la cour.

Sur la terrasse vitrée se tenait assis le vieux Mirza, armé d’une longue pipe dont il tirait une fumée bleuâtre ; il observait d’un regard joyeux la vie paisible et laborieuse, se déroulant sur cette plaine fertile.

À la vue de son garçon, il se leva vivement, l’embrassa et le serra longtemps sur sa poitrine, car, bien que sévère pour son fils, le vieillard l’aimait plus que tout au monde. Il l’interrogea sur ses examens, puis ce furent de nouveaux embrassements.

Les nombreux serviteurs accoururent saluer le jeune maître, et les chiens sautèrent joyeusement autour de lui. Du perron accourut en quelques bonds, une louve apprivoisée, la favorite du vieux Mirza.

— Zoulia ! Zoulia ! lui cria Sélim.

Elle appuya ses énormes pattes sur ses épaules, lui lécha la figure et ensuite, comme une folle, se mit à courir autour de lui, glapissant et montrant ses terribles dents.

Nous pénétrâmes dans la salle à manger. Je regardai Khojéli et tout ce qui y était, en homme qui y cherche des traces de changements ; mais il n’y avait rien de changé ; les portraits des ancêtres de Sélim — capitaines de cavalerie, cornettes, — pendaient aux murs comme auparavant. Le terrible Mirza, le colonel de cavalerie légère du temps de Sobieski, me regardait, comme jadis, de ses yeux obliques et de mauvais augure ; mais son visage, criblé de coups de sabre, me parut plus antipathique et effrayant que jamais. Le père de Sélim avait changé plus que tout le reste. Ses cheveux noirs avaient grisonné, ses moustaches épaisses étaient presque blanches, et le type tatar de la figure s’était encore renforcé.

Quelle différence entre le vieux Mirza et Sélim, entre ce visage décharné, morose, sévère et la figure pleine et douce de mon ami !

Mais il m’est difficile de peindre l’amour avec lequel le vieux regardait son fils et suivait chacun de ses mouvements.

Ne voulant pas les importuner, je restais à l’écart ; mais le vieillard, hospitalier comme l’est tout noble Polonais, commença à m’inviter à passer la nuit sous son toit. Je ne voulus pas y consentir, car moi aussi, je désirais me retrouver chez moi, mais je dus cependant rester à dîner. Je partis tard de Khojéli, et quand j’arrivai à la maison, une nuit complète régnait partout. Les fenêtres du village n’étaient pas éclairées et seuls, de loin en loin, aux bords de la forêt, brillaient des feux de bois résineux. Dans l’allée de tilleuls qui conduisait à notre maison, il faisait noir à ne rien distinguer ; un homme passa près de nous en chantonnant, mais je ne reconnus pas sa figure. Enfin j’aperçus le perron bien connu ; aux fenêtres, nulle lumière ; évidemment tout le monde dormait ; seuls des chiens accoururent de tous côtés et se mirent à gambader autour de ma voiture. Je sautai en bas et frappai à la porte, mais je n’obtins une réponse qu’après un long temps, et cela me fâcha, car je pensais qu’on m’attendrait. Des lumières parurent enfin aux fenêtres et une voix endormie — je reconnus celle de Francis — demanda :

— Qui est là ?

Je me nommai. Francis ouvrit la porte et me saisit aussitôt la main.

Je lui demandai si tout le monde se portait bien.

— Oui, répondit Francis. Le seigneur est seul parti à la ville ; il rentrera demain matin.

Il me conduisit à la salle à manger, alluma une lampe, suspendue au-dessus de la table, et alla préparer le samovar. Je restai seul une minute avec mes pensées et mon cœur qui battait violemment ; mais cette minute fut courte, car bientôt arrivèrent le prêtre Ludvig, en robe de chambre, suivi de la bonne madame d’Ives en costume de nuit et en bonnet, avec ses papillotes obligatoires, et enfin Kaz, qui était rentré du lycée depuis un mois déjà.

Tous ces bons amis m’accueillirent avec joie, s’étonnèrent de me voir si grand, dirent que j’étais devenu un homme, et madame d’Ives ajouta même que j’avais embelli. Au bout d’un instant, le prêtre Ludvig m’interrogea timidement sur mes examens et mon diplôme du lycée ; quand il connut mes succès, il m’embrassa et m’appela son cher enfant. Soudain, d’une pièce voisine, j’entendis le piétinement de pieds nus, et mes petites sœurs, en chemises et bonnets de nuit, accoururent avec des cris joyeux et me grimpèrent sur les genoux. En vain, madame d’Ives, confuse, affirma que c’était là un fait inouï que deux grandes demoiselles (l’une avait huit ans et l’autre dix) osassent se montrer en public dans un pareil déshabillé ; les fillettes ne lui répondirent pas, mais m’entourèrent de leurs petits bras et me couvrirent de baisers. Enfin, je me décidai à demander des nouvelles de Hania.

— Oh ! elle a grandi, répondit madame d’Ives ; elle va venir ; elle doit probablement s’habiller.

Je n’attendis pas longtemps ; au bout de cinq minutes, Hania apparut au seuil de la porte. Je la regardai. Dieu ! quels changements s’étaient opérés pendant ces six mois chez la fillette maigrelette et faible ; devant moi se tenait une jeune fille presque accomplie ; elle avait engraissé, était devenue plus robuste, plus forte ; ses joues étaient colorées comme un reflet d’aurore et elle respirait la santé, la jeunesse, la fraîcheur, comme une rose qui s’ouvre. Je remarquai qu’elle me considérait avec curiosité de ses grands yeux bleus, mais comprenant en même temps l’impression qu’elle m’avait produite, un sourire courut sur ses lèvres.

La curiosité avec laquelle nous nous regardions cachait déjà la pudeur du jeune homme et de la jeune fille. Les simples et cordiales relations de frère et de sœur s’étaient envolées bien loin, pour ne plus jamais revenir. Ah ! comme elle était belle avec ce sourire et cette joie paisible dans le regard !

La lumière de la lampe tombait droit sur ses cheveux. Elle était habillée d’une robe noire unie et serrait de sa main, autour de son cou blanc, une mantille jetée négligemment ; il était visible qu’elle venait de s’habiller ; et il se dégageait encore d’elle la chaleur du sommeil. Quand je serrai sa main douce et tendre, ce contact seul suffit pour me faire tressaillir. Hania avait changé autant au moral qu’au physique. En partant, je l’avais laissée fillette, et maintenant c’était une jeune fille à l’expression réfléchie et aux manières distinguées ; une âme, s’éveillant aux points de vue moral et intellectuel, brillait dans son regard. Elle avait cessé d’être une enfant ; son sourire vague et une nuance de coquetterie innocente me le prouvaient ; il était évident qu’elle comprenait le changement survenu dans nos rapports. Je me convainquis bientôt que sous certains points elle m’était supérieure ; en effet, si j’étais bien plus instruit, j’étais en revanche un petit enfant à côté d’elle en ce qui concernait la connaissance et la compréhension de la vie, de chaque situation, de chaque parole. Mon importance de jeune seigneur et de tuteur avait disparu. J’avais combiné en route la façon dont je reverrais Hania, ce que je lui dirais, comment je me comporterais avec elle, avec condescendance ; mais tous ces plans s’écroulèrent en un instant. La situation se renversa et ce ne fut pas moi qui fus bon et caressant pour elle, mais bien plutôt elle qui le fut pour moi. Au début, je ne m’en rendis pas bien compte, mais je sentis vite qu’il en était ainsi. J’avais l’intention de la questionner sur ce qu’elle avait appris, de demander si madame d’Ives et le prêtre Ludvig étaient satisfaits d’elle, et voilà que ce fut elle qui m’interrogea sur ce que j’avais fait, ce que j’avais appris et ce que je pensais faire à l’avenir. Oui, tout ce que j’avais combiné se trouva modifié d’une façon radicale et pour tout dire, nos rapports furent changés et les rôles renversés.

Je me retirai donc dans ma chambre, moitié étonné et moitié déçu dans mon attente, sous l’influence d’impressions diverses.

L’ancien amour commença à se montrer comme le feu à travers les fentes d’un édifice qui brûle, et recouvrit bientôt toutes les autres impressions. La figure pure de Hania, pleine de grâce, dégageant encore la tiédeur du sommeil, sa main blanche retenant la mantille, son vêtement négligé et ses cheveux flottants, tout cela avait tout simplement bouleversé mes idées et obscurci pour moi tout le reste.

Ce fut avec cette image devant les yeux que je m’endormis.


VI


Je me levai le lendemain de bonne heure et courus au jardin ; la matinée était merveilleuse, abondante en rosée et odorante. Je me dirigeai rapidement vers une charmille, où mon cœur me disait que je trouverais Hania ; mais il paraît que mon cœur — trop disposé aux pressentiments — s’était trompé, car Hania n’était pas là. Je ne me trouvai seul avec elle qu’après le déjeuner, et lui demandai alors si elle voulait venir dans le jardin. Hania accepta avec empressement, courut à sa chambre et, au bout d’une minute, reparut avec un large chapeau de paille, qui ombrageait son front et ses yeux, et une ombrelle à la main. Sous son chapeau, elle me souriait si malicieusement qu’elle semblait dire : « Regarde comme cela me va bien ! » Nous allâmes ensemble au jardin ; je me dirigeai vers le bosquet de charmes, en réfléchissant tout le temps au moyen d’entamer la conversation, devinant que Hania saurait le faire bien mieux que moi, mais que, ne voulant pas venir à mon aide, elle se moquait de ma gaucherie. Et je cheminais auprès d’elle sans rien dire, abattant d’une baguette les têtes des fleurs.

Soudain Hania se mit à rire, saisit ma baguette, et dit :

— Seigneur Henri, que vous ont fait ces fleurs ?

— Eh ! Hania, il s’agit bien de fleurs ! Tu vois, je ne sais comment entamer la conversation avec toi. Tu as beaucoup changé, Hania. Ah ! comme tu as changé !

— Admettons que ce soit vrai. Cela vous fâche ?

— Je ne dis pas cela, — répondis-je avec une pointe de mélancolie — mais je ne puis me délivrer de cette idée que la petite Hania que je connaissais jadis et toi, vous êtes deux personnes différentes. La première était dans mes pensées, dans… mon cœur… comme une sœur, Hania, comme une sœur, et la nouvelle…

— Et la nouvelle Hania (elle se montra du doigt) vous est étrangère ? demanda-t-elle à voix basse.

— Hania ! Hania ! comment peux-tu penser cela ?

— Mais, c’est très naturel, quoique un peu triste — répondit-elle ; — vous cherchez dans votre cœur vos anciens sentiments fraternels pour moi, et vous ne les y trouvez pas : voilà tout.

— Non, Hania ! je ne cherche pas dans mon cœur l’ancienne Hania, parce qu’elle y est toujours, mais je la cherche en toi-même, et en ce qui concerne mon cœur…

— En ce qui concerne votre cœur, — interrompit-elle joyeusement, — je devine qu’il est resté quelque part à Varsovie près d’un autre cœur. C’est facile à deviner.

Je la regardai dans les yeux avec curiosité, ne sachant si elle me questionnait, parce qu’elle avait remarqué l’impression qu’elle m’avait produite la veille, et que je n’avais su lui cacher — ou bien si elle se jouait de moi, et cela avec assez de cruauté ! Mais un désir de résistance s’éveilla soudain en moi. Je réfléchis que je devais avoir une figure fort comique avec mon air de biche expirante, je m’enhardis et répondis :

— Et quand ce serait la vérité ?

Une ombre presque imperceptible d’étonnement et même de mécontentement traversa son clair visage.

— Si c’est la vérité, — répondit-elle — cela signifie que c’est vous qui avez changé, et non moi.

Elle fronça légèrement les sourcils et me regardant de côté, devint silencieuse, tandis que je m’efforçais de cacher l’impression joyeuse que m’avaient causée ses dernières paroles. « Elle prétend que j’ai changé, pensai-je, et qu’elle n’a pas changé, c’est dire qu’elle… »

Et je n’osai pas conclure.

Mais, malgré tout, ce n’était pas moi, mais bien elle qui avait changé. Il y a un an, ce n’était qu’une petite fillette, ignorant ce qu’était un sentiment et pour qui pareille conversation eût semblé du chinois ; maintenant elle en parlait aussi librement et ingénieusement que si elle eût récité une leçon apprise. Comme son esprit, encore enfantin récemment, s’était développé et assoupli ! Mais de tels prodiges sont fréquents chez les fillettes. La veille, elles n’étaient encore que des enfants, et le lendemain elles se réveillent jeunes filles avec un nouveau monde de sentiments et de pensées. Pour Hania, nature intelligente, fine et impressionnable, un espace de six mois, le passage de la limite séparant la seizième année de la dix-septième, le nouveau milieu, l’éducation, peut-être aussi la lecture en cachette de quelques livres, — tout cet ensemble avait suffi pour opérer une métamorphose complète.

Nous marchions donc en silence l’un à côté de l’autre. Mais cette fois Hania parla la première :

— Ainsi vous êtes amoureux, seigneur Henri ?

— Peut-être bien, répondis-je en souriant.

— Et vous vous ennuyez loin de Varsovie ?

— Non, Hania. Je ne partirais même d’ici qu’avec tristesse.

Hania me lança un coup d’œil rapide. Elle voulait visiblement dire quelque chose, mais se retenait ; au bout d’une minute, elle frappa sa robe de son ombrelle et dit, comme répondant à ses pensées :

— Ah ! comme je suis encore sotte !

— Pourquoi dis-tu cela, Hania ? demandai-je.

— Pour rien. Asseyons-nous là, sur ce banc, et causons d’autre chose. N’est-ce pas que le point de vue est superbe d’ici ? me demanda-t-elle tout à coup avec un sourire énigmatique.

Elle était assise sur le banc, non loin de la charmille, sous un gros tilleul, d’où, effectivement, on avait un point de vue merveilleux sur l’étang, la digue et la forêt qui s’étendait au delà de l’étang. Hania me montra tout cela de son ombrelle ; mais, bien que grand amateur de beaux sites, je n’avais pas le moindre désir de m’enthousiasmer de celui qui s’étendait devant mes yeux, d’abord parce que je le connaissais dans tous ses détails, et ensuite parce que Hania était devant moi, cent fois plus belle que tout ce qui l’entourait. Enfin, je n’étais pas d’humeur à admirer les points de vue.

— Voyez comme ces arbres se reflètent superbement dans l’eau ! dit Hania.

— Je vois que tu es artiste, répondis-je, sans regarder ni l’eau ni les arbres.

— Le prêtre Ludvig m’a enseigné le dessin. Oh ! j’ai beaucoup appris pendant que vous n’étiez pas là ; je voulais même… mais qu’est-ce que cela vous fait ? Vous êtes fâché contre moi ?

— Non, Hania, je ne suis pas fâché, parce que je ne puis l’être contre toi ; mais je vois que tu te dérobes à mes questions… pourquoi raisonner ? Nous jouons tous deux au plus fin, au lieu de nous parler franchement, comme jadis. Peut-être ne sens-tu pas cela, mais moi j’en souffre, Hania !

Ces mots eurent pour résultat de nous placer dans une situation encore plus embarrassante. Cependant Hania me tendit ses deux mains, que je saisis (peut-être plus fort qu’il ne convenait) et — ô doux effroi ! — m’inclinant, je les embrassai, avec une ardeur peu convenable pour un tuteur vis-à-vis de sa pupille. Nous fûmes alors tout honteux ; — elle rougit jusqu’au cou, et moi de même ; enfin, nous restâmes silencieux, ne sachant comment entamer cette conversation qui devait être franche et sincère.

Ensuite Hania me regarda ; je la regardai aussi ; et la rougeur nous monta de nouveau au visage. Nous étions assis l’un à côté de l’autre comme deux mannequins ; il me semblait entendre le battement fou de mon propre cœur. Par instants, je sentais comme si une main me prenait au collet et tâchait de me jeter aux genoux de Hania, mais une autre me retenait par les cheveux et ne me laissait pas bouger. Hania se leva soudain et murmura d’une voix inquiète et précipitée :

— Il faut que je parte ; je dois aller travailler avec madame d’Ives ; il va être onze heures.

Nous reprîmes le même chemin pour rentrer à la maison. Comme en venant, nous gardions le silence et j’abattais avec une baguette les têtes des fleurs, mais Hania ne s’inquiétait plus de leur sort.

Notre intimité était redevenue la même qu’autrefois.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ? pensai-je, quand Hania m’eut quitté.

Mes cheveux se dressaient presque sur ma tête, tant j’étais amoureux.

Le prêtre Ludvig survint à ce moment et m’emmena dans la propriété. Il me raconta en chemin une foule de choses concernant notre domaine ; mais cela ne m’intéressait pas du tout, malgré mes efforts pour avoir l’air d’écouter attentivement.

Mon frère Kaz qui, durant ses vacances, passait des journées entières dans les écuries, ou dans la forêt avec un fusil, ou en canot, dressait en ce moment dans la cour de jeunes chevaux. En nous apercevant, il accourut vers nous monté sur un superbe cheval qui galopait comme un endiablé ; il nous pria d’admirer la performance de son coursier, son ardeur et son allure, puis il sauta de sa selle et s’approcha de nous. Nous visitâmes ensemble les écuries, les magasins, les granges et nous nous apprêtions à gagner la campagne, quand on nous avertit que mon père était arrivé. Je dus donc rentrer à la maison.

Mon père vint à ma rencontre et, quand il connut le résultat de mes examens, il m’embrassa et me déclara qu’à partir de maintenant il me regarderait comme un homme. Et effectivement, un changement notable se produisit dans nos relations. Il me témoigna aussitôt une grande confiance et beaucoup d’amitié. Il se mit à me parler des affaires qui concernaient nos propriétés, me demanda des conseils, s’il fallait, par exemple, acheter ou non une terre voisine. Je compris que c’était à dessein qu’il me parlait ainsi, afin de me montrer qu’il prenait au sérieux ma nouvelle qualité d’homme mûr et surtout de fils aîné. Mes succès scientifiques l’avaient beaucoup réjoui, car jamais encore il ne m’avait regardé avec tant d’amour. Son orgueil paternel fut très flatté des attestations de professeurs, que j’avais apportées ; et je remarquai aussi qu’il scrutait mon caractère, mes façons de penser, mes idées sur l’honneur, et qu’il me questionnait exprès pour se faire de moi une opinion juste. Cet examen me fut visiblement favorable ; mes idées philosophiques et sociales étaient bien complètement en désaccord avec celles de mon père, mais je ne m’en expliquai pas clairement ; pour tout le reste, il n’y avait aucune divergence entre nous. Et le visage morose de mon père s’éclaircit, comme je ne l’avais encore jamais vu. Il me combla de cadeaux, me donna des pistolets, avec lesquels il s’était récemment battu en duel avec le seigneur Von Tzoll. Je reçus encore un superbe cheval de race orientale, ainsi qu’un ancien sabre de mon trisaïeul, avec une poignée ornée de pierres précieuses, une large lame damasquinée, sur laquelle était l’image de la Mère de Dieu et l’inscription : Jésus-Maria. Ce sabre constituait une de nos plus précieuses reliques de famille et était l’objet de mes désirs, ainsi que de ceux de Kaz, car il coupait un morceau de fer comme du bois. Mon père, en me le donnant, le tira du fourreau et le fit briller et siffler en l’air ; il traça ensuite une croix au-dessus de ma tête, embrassa l’image de la Mère de Dieu et dit :

— Qu’il soit en bonnes mains ! Je ne l’ai pas déshonoré, fais de même !

Nous nous embrassâmes, et Kaz saisit alors le sabre, et avec l’ardeur d’un garçon de quinze ans, se mit à frapper des coups à rendre jaloux le plus expert maître d’armes.

Mon père le regarda en souriant et dit :

— Cela fera un fameux bretteur. Mais toi sais-tu également l’escrime ?

— Parfaitement, mon père. Je me bats parfois avec Kaz. De tous les camarades avec qui j’ai fait des armes, un seul est plus adroit que moi.

— Qui donc ?

— Sélim Mirza.

Mon père fronça les sourcils.

— Ah ! Mirza ! Mais tu es plus vigoureux que lui.

— J’en conviens. D’ailleurs, nous ne nous battrons jamais, Sélim et moi.

— Oh ! tout arrive ! répliqua mon père.

Après le repas, nous nous assîmes sur un large balcon, d’où l’on avait vue sur l’immense cour et sur la route ombreuse, plantée de tilleuls.

Madame d’Ives faisait un crochet de dentelle pour des essuie-mains d’église. Mon père et le prêtre Ludvig fumaient leur pipe en dégustant du café. Kaz accoudé à la balustrade suivait le vol des hirondelles, qu’il avait d’abord l’intention de tuer avec un pistolet, ce que mon père lui interdit ; Hania et moi, nous regardions des images, sans y prêter attention, mais cela nous permettait du moins de dérober aux regards les coups d’œil que nous nous lancions.

— Alors, comment as-tu trouvé Hania ? Très enlaidie, n’est-ce pas, monsieur le tuteur ? me demanda mon père, en regardant avec un sourire la jeune fille.

Je fixai attentivement une image et, me cachant derrière la large feuille de papier, je répondis :

— Je ne dis pas qu’elle ait enlaidi, mais elle a beaucoup grandi et changé.

— Le seigneur Henri m’a déjà fait des reproches à ce sujet, dit Hania avec aisance.

Je m’étonnai de sa hardiesse et de sa présence d’esprit ; je n’aurais jamais pu discourir aussi facilement sur un tel sujet.

— Je ne sais si elle a enlaidi ou embelli, dit le prêtre Ludvig, mais elle étudie parfaitement et avec assiduité. Que madame d’Ives nous dise si elle apprend bien le français ?

Il faut ajouter que le prêtre Ludvig, homme très instruit d’ailleurs, ne connaissait pas le français et n’avait jamais pu l’apprendre, bien qu’il eût vécu de longues années sous notre toit aux côtés de madame d’Ives. Mais il regardait néanmoins la connaissance de cette langue comme nécessaire à toute bonne éducation.

— Je ne puis faire aucun reproche à Hania sur ce point, elle apprend à ravir, répondit madame d’Ives ; mais je dois pourtant me plaindre d’elle à propos d’autre chose.

Et la Française se tourna vers moi.

— Oh ! de quoi donc suis-je coupable ? s’écria Hania en joignant les mains.

— En quoi elle est coupable, je vais l’expliquer sur-le-champ. Figurez-vous que cette jeune fille, aussitôt qu’elle a un moment de libre, s’empare de quelque roman ; et j’ai des raisons de supposer que, lorsqu’elle se retire dans sa chambre, au lieu d’éteindre la lampe et de dormir, elle lit encore durant des heures entières.

— Cela n’est pas bien du tout ; mais je sais d’une autre source qu’elle imite en cela sa maîtresse de français, dit mon père, qui aimait beaucoup dans ses bons moments taquiner madame d’Ives.

— Oh ! excusez-moi ; moi, j’ai quarante-cinq ans ! répondit madame d’Ives.

— On ne le dirait certes pas, fit mon père.

— Vous êtes méchant.

— Je ne sais pas ; mais ce que je sais bien, c’est que Hania ne prend pas ses romans dans la bibliothèque, vu que le prêtre Ludvig en a la clef ; toute la faute ne peut donc retomber que sur le professeur.

Effectivement, madame d’Ives avait lu toute sa vie des romans et elle aimait à les raconter ensuite, même à Hania ; et les paroles de mon père n’étaient donc pas tout à fait inexactes.

— Regardez donc qui vient là-bas ? s’écria tout à coup Kaz.

Nous regardâmes tous vers l’allée de tilleuls. En effet, tout au bout, — et l’allée mesurait une bonne verste, — nous aperçûmes un petit nuage de poussière, qui s’approchait avec une grande rapidité.

— Qui donc peut venir ? Quelle hâte ! dit mon père en se levant. La poussière est telle qu’on ne distingue rien.

Il faisait une grande chaleur ; la pluie n’était pas tombée depuis au moins deux semaines, aussi, sur la route, des nuages de poussière s’élevaient-ils au moindre mouvement. Le tourbillon se rapprocha de nous, grossissant à vue d’œil, et à une centaine de pas du balcon se dessina tout à coup une tête de cheval aux naseaux rouges et soufflants, aux yeux brillants et à la crinière éparse.

Un cheval blanc arrivait à un galop effréné, touchant à peine la terre de ses sabots ; et le cavalier, courbé sur la crinière, selon la coutume tatare, n’était autre que mon ami Sélim.

— C’est Sélim ! Sélim arrive ! s’écria Kaz.

— Que fait ce fou ? Les portes sont fermées ! dit mon père ému.

On n’avait plus le temps d’ouvrir les portes, et Sélim arrivait comme un fou, et l’on pouvait craindre de le voir s’écraser sur le mur élevé, surmonté de pieux aigus.

— Mon Dieu, protège-le ! murmura le prêtre Ludvig.

— La porte, Sélim, la porte ! criai-je de toutes mes forces, en agitant mon mouchoir et courant à sa rencontre.

Soudain Sélim, arrivé à cinq pas de la porte, se redressa sur sa selle et d’un coup d’œil mesura la distance qui le séparait du mur. Ensuite parvinrent jusqu’à moi le cri des femmes assises au balcon, et le bruit répété des sabots… Le cheval se dressa sur ses jambes de derrière, celles de devant s’agitèrent et d’un bond l’animal franchit le mur.

Ce ne fut que devant le balcon que Sélim arrêta sa monture, et cela si brusquement, que celle-ci manqua de s’asseoir sur ses jarrets ; puis il enleva son chapeau, l’agita d’un air de triomphe, comme un étendard, et s’écria :

— Comment vous portez-vous, les amis ? Mon profond respect, ajouta-t-il en se tournant vers mon père. Mes respects, cher prêtre Ludvig, madame d’Ives, mademoiselle Hania. Nous voilà réunis ! Hourra !

Il sauta de cheval, jeta les brides à Francis qui accourait du vestibule et commença à embrasser mon père et le prêtre, et à baiser la main des dames.

Ces dernières étaient encore pâles de peur, et elles accueillirent Sélim comme un homme qui vient d’échapper à une mort certaine.

Le prêtre Ludvig lui dit :

— Ah ! le fou, le fou ! quelle frayeur tu nous as causée ? Nous avons cru que tu allais te tuer.

— Comment cela ?

— Mais, à cause des portes qui étaient fermées. Sauter ainsi, c’est vouloir se rompre le cou.

— Se rompre le cou ? J’ai bien vu que les portes étaient closes. Oh ! j’ai de bons yeux, des yeux de Tatar.

— Et tu n’as pas eu peur ?

Sélim éclata de rire.

— Pas peur pour un sou, prêtre Ludvig. Mais tout le mérite en est pour le cheval, et non pour moi.

— Voilà un brave garçon ! dit madame d’Ives.

— Oh ! oui, tout le monde n’aurait pas fait cela ! approuva Hania.

— Tu veux dire, répondis-je, que n’importe quel cheval ne sauterait pas ainsi par-dessus un tel mur ? mais quant aux gens braves, il y en a beaucoup.

Hania jeta sur moi un long regard.

— Je ne vous conseillerais pas d’essayer.

Elle regarda ensuite le Tatar, car, en outre de cette arrivée mouvementée de Sélim, qui faisait partie de ces exploits de risque-tout avec lesquels on peut toujours attirer l’attention d’une femme, il valait la peine, à ce moment, d’être contemplé. Ses épais cheveux noirs tombaient en désordre sur son front ; ses joues étaient fiévreuses ; ses yeux étincelaient de joie et d’orgueil. Installé maintenant près de Hania, qu’il dévisageait avec curiosité, il formait avec elle le plus beau couple qu’ait jamais imaginé un peintre. Quant à moi… je fus extrêmement blessé de ses paroles. Il me sembla que ce : « Je ne vous conseillerais pas d’essayer » se nuançait d’une grande ironie. Je regardai mon père fixement ; il examinait en ce moment le cheval de Sélim ; je connaissais son orgueil paternel et savais qu’il en voulait à quiconque me surpassait en n’importe quoi ; il détestait Sélim d’ailleurs depuis longtemps déjà. Je pensais donc qu’il ne s’opposerait pas à ma tentative d’imiter Sélim.

— C’est en effet un cheval qui saute merveilleusement, n’est-ce pas, papa ? lui dis-je.

— Oui, et ce démon tient bien dessus ! murmura-t-il ; saurais-tu en faire autant ?

— Hania en doute, répondis-je avec une certaine amertume. Puis-je essayer ?

Mon père hésita une minute, regarda le mur, le cheval, puis moi, et dit enfin :

— Laisse cela…

— Cela va de soi, m’écriai-je ; il vaut mieux que je passe pour une femme à côté de Sélim.

— Henri ! tu dis des bêtises ! dit Sélim, en me prenant par la main.

— Saute donc, mon garçon, saute ! s’écria mon père, touché à son endroit sensible, et fais attention, saute bien !

— Qu’on amène ici le cheval, tout de suite ! criai-je à Francis.

Hania se leva brusquement.

— Seigneur Henri ! s’écria-t-elle, c’est moi qui suis cause de tout cela. Je ne veux pas, je ne veux pas ! Vous ne ferez pas cela… pour moi.

Oh ! pour ce regard j’aurais donné ma dernière goutte de sang, mais je ne pouvais reculer. Mon orgueil blessé paralysait tout autre sentiment ; c’est pourquoi je fis sur moi un grand effort pour ne pas montrer mon émotion, et je répondis d’un ton sec :

— Tu te trompes, Hania, si tu penses être la cause de ma tentative. Je veux sauter ce mur pour ma propre satisfaction.

Tous me retenaient, sauf mon père ; je n’écoutai personne, montai sur le cheval et je partis le long de l’allée de tilleuls. Francis ouvrit la porte pour me laisser passer et la referma derrière moi.

La colère bouillait en mon âme, et j’aurais tenté de sauter le mur, eût-il été deux fois plus haut. Arrivé à environ trois cents pas, je fis faire volte-face au cheval et je le mis au trot, pour prendre bientôt le galop.

Soudain, je sentis que ma selle glissait de côté. De deux choses l’une : ou la sangle s’était desserrée pendant ma course, ou bien Francis l’avait relâchée exprès pour permettre au cheval de souffler et ensuite, par bêtise, ne m’avait pas prévenu en temps opportun.

Il était maintenant trop tard. Le cheval approchait comme une flèche du mur et je ne voulais pas retourner en arrière.

« Je vais me tuer ! » pensai-je.

Et le désespoir me saisit. Je serrai convulsivement les flancs du cheval ; l’air me sifflait aux oreilles. Soudain, le mur brilla devant moi… J’agitai ma cravache, je sentis quelque chose m’enlever en l’air, un cri poussé du balcon retentit à mes oreilles, devant mes yeux tout s’assombrit et… je ne sais plus ; mais, quand je revins à moi, j’étais couché sur le gazon, dans la cour.

Je me relevai.

— Que s’est-il passé ? demandai-je avec curiosité, j’ai glissé de la selle ? j’ai perdu connaissance ?

Autour de moi se pressaient mon père, le prêtre Ludvig, Sélim, Kaz, madame d’Ives, Hania, blanche comme un drap et les yeux pleins de larmes.

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? me demandait-on de tous côtés.

— Je n’en sais rien. J’ai glissé de ma selle, mais ce n’est pas de ma faute. La sangle s’est rompue.

En effet, après un évanouissement d’une minute, je me sentis tout à fait remis et sain et sauf, hormis un peu d’essoufflement.

Mon père se mit à me tâter les bras, les jambes et les épaules.

— Tu n’as pas mal ? demanda-t-il.

— Non. Je suis parfaitement bien.

Je repris bien vite mon haleine. Seulement j’étais furieux, car il me semblait paraître très ridicule. Et à dire vrai, après avoir glissé du cheval, j’avais traversé d’un bond toute la largeur du chemin bordant le gazon ; les coudes et les genoux de mon costume clair étaient complètement noirs, et j’avais les cheveux en désordre. Mais, quoi qu’il en fût, cette malencontreuse aventure tournait à mon profit ; quelques instants auparavant, l’intérêt général de notre groupe familial s’était porté sur Sélim, en tant que nouvel arrivé ; à présent je redevenais le héros du moment, au prix, il est vrai, de mes genoux et de mes coudes. Hania, se reconnaissant (et, à dire vrai, elle n’avait pas tort) comme la cause de mon extravagante entreprise, qui pouvait finir si mal, s’efforçait de racheter son imprudence par toutes les caresses possibles.

Je repris donc vite ma bonne humeur et rassurai notre société, à peine remise de son émotion. On apporta une collation, où Hania joua le rôle de maîtresse de maison ; et nous allâmes ensuite au jardin. Sélim, comme un écolier, riait, et faisait l’espiègle. Enfin il dit :

— Comme nous voilà joyeux tous les trois à présent !

— Il faudrait savoir, répondit Hania, quel est le plus joyeux ?

— Vous devez alors me donner le premier prix, répondis-je.

— Et pourquoi pas à moi ? Je suis gaie de ma nature.

— Ce n’est pas le cas d’Henri, ajouta Sélim. Sa nature le rend sérieux et un peu mélancolique. S’il eût vécu au moyen âge, il eût été chevalier errant ou troubadour… Ah ! comme il est dommage qu’il ne sache pas chanter ! Mais nous, mademoiselle Hania et moi, nous sommes deux graines identiques du même quartier de pavot, qui, après avoir longtemps cherché, se sont rencontrées enfin.

— Je ne suis pas de ton avis, lui dis-je. La meilleure alliance est celle de deux caractères opposés : l’un a ce qui manque à l’autre.

— Jamais, répondit Sélim. Supposons que tu aimes à pleurer, et que mademoiselle Hania aime à rire ; alors, lorsque vous serez mariés…

— Sélim !

Sélim me regarda et se mit à rire.

— Quoi donc, jeune seigneur ? Ha ! ha ! ha ! Rappelle-toi le discours de Cicéron, Pro Archia : commoveri videtur juvenis, ce qui signifie en polonais : « le jeune homme paraît agité ». Mais cela ne veut rien dire, car tu pourrais chauffer un édifice avec la rougeur sans cause de ta figure. Voilà, mademoiselle Hania, un chauffage gratuit…

— Sélim !

— Rien ! rien ! Reprenons mon raisonnement. Donc, toi, seigneur de la triste figure, et vous, mademoiselle la rieuse, vous vous mariez. Voilà alors ce qui arrive : il se met à gémir, vous commencez à rire ; vous ne vous comprenez pas l’un l’autre, vous ne vous accordez jamais, vous vous disputez constamment, et voilà un couple bien assorti ! Tandis qu’avec moi, c’est différent ! Nous riions tout bonnement toute notre vie, et voilà !

— C’est vous qui le dites, fit Hania en tentant de le contredire.

Mais elle éclata aussitôt de rire avec Sélim.

Pour moi, je n’avais nullement envie de rire. Et Sélim ignorait le tort qu’il me faisait, en démontrant à Hania la différence de nos caractères. J’étais furieux, et c’est pourquoi je dis à Sélim, non sans malice :

— Tes opinions sont étranges et m’étonnent d’autant plus que, d’après ce que j’ai observé, tu es assez porté vers les personnes au tempérament mélancolique.

— Moi ? demanda-t-il avec un sincère étonnement.

— Oui, toi. Rappelle-toi une fenêtre ornée de quelques fuchsias et d’un petit visage qui regardait au milieu. Je te donne ma parole que je n’ai jamais vu de figure plus mélancolique.

Hania frappa dans ses mains et s’écria, en riant à gorge déployée :

— Oh ! oh ! voilà comment on apprend des secrets !… À merveille, seigneur Sélim, à merveille !

Je pensais voir Sélim se troubler et se taire, mais il me dit seulement :

— Henri !

— Quoi ?

— Sais-tu ce qu’on fait à ceux dont la langue est trop longue ?

Et nous nous mîmes à rire tous les trois.

Mais Hania s’attacha à lui pour qu’il nommât sa bien-aimée. Sélim réfléchit un instant et lança : « Josia ! », mais il paya cher ensuite sa franchise, car Hania ne le laissa plus tranquille jusqu’au soir.

— Elle est belle, votre Josia ? demanda-t-elle.

— Assez.

— Comment sont ses cheveux, ses yeux ?

— Jolis, mais pas de la couleur que je préfère.

— Comment les préférez-vous ?

— Des cheveux clairs et des yeux bleus, comme ceux… que je vois en ce moment.

— Oh ! seigneur Sélim !

Et Hania fronça les sourcils ; mais Sélim joignit les mains et dit d’un ton de voix câlin.

— Mademoiselle Hania ! Vous vous fâchez ? De quoi s’est donc rendu coupable envers vous le pauvre petit Tatar ? Allons, ne vous fâchez pas ! Souriez un peu !

Pendant que Hania le regardait, le petit nuage qui couvrait son visage fondait à vue d’œil. Sélim l’ensorcelait tout bonnement. Les coins de ses lèvres commençaient à trembler, ses yeux s’éclairaient, une rougeur envahissait ses joues, et elle répondit enfin mollement :

— Très bien, je ne me fâcherai plus ; mais seulement, soyez convenable.

— Je le serai, je vous le jure par Mahomet, je le serai.

— Vous aimez bien votre Mahomet ?

— Comme les chiens domestiques aiment les mendiants.

Et ils rirent tous les deux.

— Maintenant, dites-moi, demanda Hania, reprenant la conversation interrompue, de qui est amoureux le seigneur Henri ? Je l’ai interrogé, mais il n’a pas voulu me répondre.

— Henri ? Sachez (et Sélim me regarda de côté) qu’il n’est encore amoureux de personne, mais il le sera, et bientôt. Oui, je sais très bien de qui ! Et si j’étais à sa place…

— Et si vous étiez à sa place ? demanda Hania, en s’efforçant de cacher son embarras.

— Je ferais comme lui. Mais d’ailleurs… permettez… il l’est peut-être déjà.

— Voyons, s’il te plaît, Sélim, trêve à tes bêtises !

— Tu es un bon garçon ! (et Sélim me serra fortement la main). Ah ! si vous saviez quel bon garçon c’est !

— Je le sais, répondit Hania. Je me souviens comme il a été pour moi à la mort de mon grand-père…

Une légère tristesse passa sur nous.

— Je vous dirai, reprit Sélim, désirant ramener la conversation sur un autre sujet, je vous dirai qu’après l’examen de la Faculté, nous nous grisâmes en compagnie de notre professeur.

— Vous vous êtes enivrés ?

— Oui. Ah ! c’est là un usage qu’il est impossible d’enfreindre. Et voilà qu’après avoir bien bu, moi, qui suis un peu toqué, je portai un toast à votre santé. Comme vous voyez, je faisais une sottise. Mais Henri bondit : « Comment, dit-il, oses-tu prononcer le nom de Hania en un pareil lieu ? » L’endroit était en effet peu choisi — c’était un cabaret de bas étage. — Et nous manquâmes de nous battre. Oh ! il ne permet pas qu’on vous offense, pour cela non !

Hania me tendit la main.

— Seigneur Henri, que vous êtes bon !

— Allons, c’est bien ! répondis-je, ému des paroles de Sélim ; mais dis-moi, Hania, ne trouves-tu pas que c’est très bien à Sélim de raconter lui-même ces menus détails ?

— Ah ! quelle vaillance ! répondit en riant Sélim.

— Oui ! oui ! répliqua Hania, vous vous valez tous les deux et nous serons tous très bons amis.

— Et vous serez notre tsarine ! s’écria Sélim.

— Messieurs, Hania, venez prendre le thé, cria la voix de madame d’Ives, du balcon du jardin.

Nous rentrâmes tous les trois dans une disposition d’esprit différente. La table était placée au milieu du balcon ; les bougies, dans leurs globes de verre, éclairaient faiblement ; des papillons de nuit voltigeaient en grand nombre sur la nappe blanche ; les feuilles d’une vigne sauvage bruissaient presque imperceptiblement sous le souffle d’un vent léger, et, de derrière les tilleuls, surgissait une lune dorée. Notre conversation s’était terminée sur un accord parfait entre Hania, Sélim et moi ; cette soirée paisible et belle agissait aussi sur les personnes âgées, car les figures de mon père et du prêtre Ludvig étaient sereines comme le ciel environnant.

Après le thé, madame d’Ives se mit à faire des patiences, et mon père, dans une très bonne disposition d’esprit, commença à parler du temps de sa jeunesse, ce qui était un excellent signe.

— Je me souviens, commença-t-il, une fois, autour de ce village ; la nuit était si sombre que l’on ne distinguait rien…

Et là-dessus mon père tira de sa pipe un nuage de fumée qu’il lança vers la flamme d’une bougie.

… Nous étions harassés, comme des chevaux fourbus, et nous tenions tranquilles, quand soudain…

Et alors commença le récit d’aventures bizarres et étonnantes. Le prêtre Ludvig, qui avait souvent entendu raconter cette histoire, s’arrêtait pourtant peu à peu de fumer, pour prêter plus d’attention au récit, relevant toujours davantage ses lunettes sur son front, et répétant : « Hum ! Hum ! » ou s’écriant soudain :

— Jésus, Maria ! Et alors ?

Sélim et moi, serrés l’un contre l’autre, nous écoutions avec avidité les paroles de mon père ; mais les impressions ne se manifestaient sur aucun visage plus vivement que sur celui de Sélim. Ses yeux brillaient comme des charbons ardents, son visage devenait pourpre ; ses violents instincts d’oriental se faisaient jour au dehors comme de l’huile qui remonte à la surface de l’eau. Il pouvait à peine se tenir en place. Madame d’Ives l’ayant regardé se mit à rire et le montra des yeux à Hania ; et leurs regards à toutes deux ne le quittèrent plus un instant. La vieille Française aimait ce visage de Sélim, où se reflétait, comme dans un miroir, tout ce qui l’approchait.

Au souvenir de pareilles soirées, je ne puis m’empêcher d’être ému. Beaucoup d’eau depuis lors a coulé dans la rivière, beaucoup de nuages ont sillonné le ciel, mais ma mémoire vivace fait toujours revivre devant mes yeux ces tableaux de la maison rustique, des nuits paisibles de l’été, et de la famille étroitement réunie. Le vieux vétéran raconte les aventures de sa vie, les yeux des jeunes gens brillent et tout près, un petit visage s’épanouit comme une fleur des champs… Oh ! oui, depuis lors beaucoup d’eau a coulé dans la rivière et beaucoup de nuages ont traversé le ciel !

Dix heures sonnèrent. Sélim se leva, — il avait ordre de rentrer chez lui à la nuit. Nous résolûmes de l’accompagner tous jusqu’à la croix située au bout de l’allée de tilleuls ; quant à moi, je montai à cheval pour l’accompagner jusqu’en pleine campagne.

Kaz resta seul à la maison, car il était tout à fait endormi. Hania, Sélim et moi marchâmes en avant, nous deux à cheval de chaque côté et Hania entre nous. Les autres nous suivaient. Il faisait sombre dans l’allée ; la lune avait peine à transpercer le feuillage et par-ci par-là, semait la route noire de taches argentées.

— Chantons quelque chose, proposa Sélim, quelque vieille et jolie chanson, par exemple, tenez, celle sur Philone.

— On ne la chante plus à présent nulle part, dit Hania ; j’en connais une autre : « Automne, automne, où se flétrissent les feuilles… »

Nous convînmes de chanter d’abord la première, sur Philone, qu’aimaient beaucoup mon père et le prêtre Ludvig, car elle leur rappelait leur jeunesse, et ensuite « Automne, automne ». Hania s’appuya de sa main blanche sur la crinière du cheval de Sélim, et nous commençâmes à entonner :

La lune se cache ; du bois sombre
           Un appel retentit,
C’est mon Philone, plein d’impatience
Qui toujours m’attend, m’attend.

À la fin du couplet, des applaudissements retentirent derrière nous et des voix crièrent : « Bravo ! bravo ! Chantez encore quelque chose ! » Je faisais de mon mieux, car je ne savais pas bien chanter ; les voix de Hania et de Sélim étaient au contraire merveilleuses, surtout celle de Sélim. Nous entonnâmes encore quelques chansons ; mais je me demandais continuellement :

— Pourquoi donc Hania appuie-t-elle la main sur la crinière du cheval de Sélim, et non sur celle du mien ? Ce cheval lui aura peut-être plu davantage.

Elle le serrait au cou, lui tapait sur l’épaule et répétait : « Bon cheval, chéri ! » et l’animal s’ébrouait voluptueusement, cherchant à saisir la main de la jeune fille. Je finis par froncer les sourcils et je ne quittai plus des yeux cette main blanche, appuyée sur la crinière du cheval.

Nous atteignîmes la croix à l’extrémité de l’allée de tilleuls. Sélim souhaita à tout le monde une bonne nuit, baisa la main de madame d’Ives et voulut embrasser Hania ; mais celle-ci ne le permit pas, et le regarda même craintivement. Au contraire, quand Sélim fut remonté à cheval, elle alla vers lui et lui causa. À la lueur blonde de la lune, que ne masquaient plus les tilleuls, je pus voir ses yeux fixés sur Sélim et son visage qui souriait.

— N’oubliez pas le seigneur Henri, — dit-elle ; — nous bavarderons et chanterons toujours ainsi ensemble ; mais à présent bonne nuit !

Elle lui tendit la main et revint avec les autres, à la maison, tandis que Sélim et moi poursuivions notre route. Nous allions silencieux dans un endroit à découvert ; la lune brillait de tout son éclat et permettait de distinguer les pointes des buissons de genévriers, qui garnissaient la route. Tout était calme ; seul de temps en temps un cheval s’ébrouait, ou nos étriers s’entrechoquaient. Je regardai Sélim, — il était plongé dans une profonde rêverie. Un irrésistible désir de parler de Hania me torturait : j’avais besoin de m’entretenir d’elle, de confier à quelqu’un les impressions de toute la journée, d’analyser chacune de ses paroles ; mais ce n’était pas le moment — je ne pouvais me mettre à parler d’elle avec Sélim.

Ce fut lui qui commença le premier ; il se pencha vers moi tout d’un coup, et sans aucune raison, m’embrassa en s’écriant :

— Ah ! Henri ! comme ton Hania est belle et douce ! Que Josia s’en aille au diable !

Cette exclamation me glaça, comme un coup de vent d’hiver. Je ne répondis pas ; mais je détachai sa main de mon cou, la rejetai froidement et continuai ma route. Je vis que Sélim était fâché ; il se tut pourtant ; mais, au bout d’une minute, il se tourna vers moi.

— Tu m’en veux ? me demanda-t-il.

— Tu es un enfant.

— Et toi, peut-être, un jaloux.

Je retins mon cheval.

— Bonne nuit, Sélim !

Il était visible qu’il n’avait aucun désir de me quitter, et machinalement il me tendit la main. Il voulait me dire quelque chose mais je fis faire volte face à mon cheval, et galopai vers la maison.

— Au revoir ! me cria Sélim.

J’arrêtai mon cheval et le mis au pas. La nuit était superbe, paisible, chaude ; les prés couverts de rosée semblaient d’immenses lacs ; de temps en temps craquetait un râle de genêt, ou criait un butor dans les roseaux. Je levai les yeux vers la voûte étoilée ; j’avais envie de prier et de pleurer.

Soudain le galop d’un cheval retentit derrière moi. Je me retournai : — c’était Sélim. Il courut après moi, m’atteignit, et se mettant en travers de la route dit d’une voix émue :

— Henri, je suis revenu, parce qu’il y a quelque chose entre nous. J’ai pensé d’abord : « Il est fâché, eh bien, qu’il se fâche s’il le veut ! » Mais ensuite j’ai eu pitié de toi. Je n’ai pu y résister. Dis-moi, qu’as-tu ? Peut-être ai-je causé plus qu’il ne convenait avec Hania ? Peut-être l’aimes-tu ? Henri ?

Les larmes me serrèrent la gorge, et je ne pus répondre. Si j’avais cédé à mon premier mouvement, je serais tombé sur la poitrine loyale de Sélim, et, en pleurant, je lui aurais tout confié… Mais j’ai déjà dit combien de fois dans ma vie il m’est arrivé de résister aux impulsions de mon cœur et de ne pas ouvrir mon âme ; en effet, un orgueil inné et tout-puissant, qu’il m’eût fallu terrasser, gelait mon cœur et arrêtait les mots prêts à s’échapper. Chaque fois que cet orgueil m’a gâté mon bonheur, je l’ai maudi, et pourtant je ne sais pas encore lui résister dès le premier moment.

Sélim disait : « J’ai eu pitié de toi » — c’est-à-dire qu’il s’attendrissait sur mon compte, — c’était assez pour clore mes lèvres.

Je gardai le silence. Il me regarda de ses beaux yeux et parla avec un accent de prière et de repentir dans la voix :

— Henri, peut-être l’aimes-tu ? Certes, elle m’a beaucoup plu, mais à présent c’est fini. Si tu veux, je ne lui dirai plus un mot. Peut-être l’aimes-tu déjà ? Qu’as-tu contre moi ?

— Je ne l’aime pas, et je n’ai rien contre toi. Mais je ne me sens pas bien. La chute que j’ai faite en est cause. Je ne l’aime pas du tout, je te le répète ; mais je suis tombé de cheval tout simplement. Bonne nuit !

— Henri ! Henri !

— Je te répète que c’est parce que je suis tombé de cheval.

Et nous nous quittâmes.

Sélim m’embrassa sur la route et repartit tranquillisé, car il pouvait croire en effet que cette chute m’avait indisposé.

Je restai seul, le cœur oppressé d’un sentiment secret de colère, avec des larmes qui me serraient à la gorge. La bonté de Sélim m’avait ému, j’étais furieux contre moi et mon orgueil, qui me forçait à le repousser. Je mis mon cheval au galop, et regagnai vite la maison.

Les fenêtres du salon étaient encore éclairées, et le son d’un piano s’en échappait. Ayant confié mon cheval à Francis, j’allai au salon. Hania jouait un morceau que je ne connaissais pas, sur un ton très faux, avec la hardiesse d’une débutante ; mais cela suffit pourtant pour extasier mon âme qui était plus emportée que musicale. À mon entrée elle me sourit, sans cesser de jouer, et je m’allongeai dans un fauteuil placé en face d’elle, puis je me mis à la regarder. Au-dessus du pupitre, j’apercevais son front clair et tranquille et ses sourcils régulièrement dessinés. Ses cils étaient baissés, parce qu’elle regardait ses doigts. Après avoir joué un moment, elle parut être fatiguée, et relevant les yeux vers moi, elle me dit d’une voix douce et insinuante :

— Seigneur Henri ?

— Quoi donc, Hania ?

— Je voulais vous demander quelque chose… Ah ! oui ! Avez-vous invité pour demain le seigneur Sélim ?

— Non. Mon père veut que nous allions demain à Oustchitsy. Ma mère a envoyé quelque chose pour madame Oustchitska.

Hania se tut et fit quelques accords ; on voyait qu’elle jouait machinalement, et que sa pensée était ailleurs ; au bout d’une minute, elle leva de nouveau les yeux sur moi :

— Seigneur Henri !

— Qu’y a-t-il, Hania ?

— Je voulais vous demander quelque chose… Ah ! oui ! Est-elle très jolie cette Josia, qui vit à Varsovie ?

Cette fois, c’en était trop ! La colère, mêlée au chagrin, me serra le cœur. Je me levai et me dirigeai vivement vers le piano ; mes lèvres tremblaient lorsque je lui répondis :

— Pas plus que toi, sois tranquille. Tu peux hardiment essayer la force de tes charmes sur Sélim !…

Hania se leva brusquement du tabouret, une rougeur vive se répandit sur ses joues.

— Seigneur Henri ! que dites-vous ?

— Ce que tu comprends très bien.

Puis je pris mon chapeau, saluai Hania et sortis de la chambre.


VII


On peut concevoir aisément la nuit que je passai après les agitations de toute cette journée. Étendu sur mon lit, je me demandai ce qui s’était passé et pourquoi j’avais agi ainsi ? La réponse était facile : de tout ce qui était arrivé, de la part de Sélim ou de celle de Hania, je ne pouvais rien leur reprocher qui ne s’expliquât soit par une simple politesse, soit par la curiosité, ou bien encore par une sympathie mutuelle.

Que Sélim plût à Hania, et réciproquement, c’était l’évidence même ; mais quel droit avais-je d’en être furieux et de troubler ainsi la tranquillité générale ? En quoi étaient-ils coupables ? Moi seul l’étais. Cette pensée aurait dû me rendre le calme ; elle produisit l’effet contraire… M’expliquer leurs rapports mutuels, me répéter qu’il ne s’était rien passé, reconnaître que mon inimitié à leur égard était injuste, tout cela m’était égal, car je sentais le malheur suspendu sur ma tête. Ce malheur était confus, indéfinissable ; je ne pouvais en accuser ni Mirza ni Hania, et il ne m’en semblait que plus redoutable. En outre, la pensée me vint que s’il n’y avait aucun motif de les accuser, il y en avait pourtant d’appréhender quelque chose. Il résultait de tout cela tant de nuances, de choses presque insaisissables, au milieu desquelles mon esprit sans malice s’embourbait et s’égarait comme dans une forêt obscure ! Je me sentais fatigué et abattu, comme après un long voyage, et de plus, une nouvelle pensée amère et douloureuse revenait inopinément à mon esprit : c’était moi seul qui par ma jalousie, ma gaucherie, rapprochais ces deux êtres. Oh ! je le comprenais parfaitement, bien que je n’eusse pas d’expérience ! De telles choses se devinent d’elles-mêmes ! Je dirai même plus : je savais que, dans le labyrinthe de ces sentiers tortueux, je n’irais pas là où je voudrais, mais là où me pousseraient mon instinct, et aussi, tout simplement, ces causes insignifiantes qui parfois peuvent amener d’importants résultats, dont dépend souvent le bonheur humain. Pour moi, j’étais très malheureux. Bien que mes tourments pussent paraître sans doute risibles à quelques-uns, je prétends que la mesure du malheur dépend non de sa grandeur véritable, mais de la façon dont il retentit chez l’homme.

En vérité, « il ne s’est rien passé, il ne s’est rien passé ! » me répétai-je jusqu’à ce que mes pensées commençassent à s’embrouiller, à se disjoindre et à se reformer sous des aspects étranges.

Les récits de mon père, les personnages et les faits de ces récits se confondirent pêle-mêle avec Sélim, Hania et mon amour. Peut-être avais-je une légère fièvre, causée par ma fatigue, car j’étais complètement brisé. Soudain la mèche de la bougie mourante tomba dans le plateau du bougeoir ; il fit sombre, puis un petit feu bleuâtre pétilla ; la lueur brilla encore une fois et disparut. La nuit devait être avancée, car les coqs chantaient sous la fenêtre. Je m’endormis d’un sommeil lourd et maladif, et ce sommeil fut long.

Lorsque je me réveillai, le lendemain, l’heure du déjeuner était passée ; aussi ne me fut-il pas possible de voir Hania avant le dîner, car à deux heures elle travaillait avec madame d’Ives. Mais, ayant bien dormi, j’avais plus de courage et n’envisageais plus la vie si sombrement. « Je serai bon envers Hania, aimant, et je rachèterai ainsi ma brusquerie de la veille », pensai-je.

Je ne pouvais pas imaginer que mes dernières paroles avaient non seulement étonné, mais blessé Hania. Quand elle vint dîner avec madame d’Ives, je m’élançai d’abord à sa rencontre ; mais soudain je ressentis comme une douche froide ; je résistai obstinément à mon bon mouvement, non par caprice, mais parce que je me sentais comme repoussé par une force invisible.

Hania me dit bonjour très poliment, mais avec une telle froideur, que le désir que j’avais de m’excuser disparut tout à fait. Elle s’assit ensuite à côté de madame d’Ives, et pendant tout le temps du repas, ne fit pas la moindre attention à moi. L’existence me parut alors si inutile et si lamentable que, si quelqu’un m’en eût donné trois sous, je lui aurais dit que c’était trop cher. Pourtant que devais-je faire ? J’éprouvai alors un vif désir de me venger de Hania et résolus de la payer de la même monnaie. Étrange rapport avec un être que j’aimais plus que tout ! Je pouvais en toute justice dire : « Mes lèvres te diffament, mais mon cœur pleure après toi ! ». Nous ne causâmes pas de tout le repas, seule l’entremise de tierces personnes permettait de soutenir la conversation. Quand, par exemple, Hania disait à madame d’Ives qu’il pleuvrait avant le soir, je me tournais non vers Hania, mais vers madame d’Ives, affirmant qu’il ne pleuvrait pas. Ces taquineries et ces contradictions n’étaient pas chez moi exemptes d’un certain charme. « Je serais heureux de savoir, ma chère demoiselle, comment nous nous comporterons l’un envers l’autre à Oustchitsy, car nous devons y aller, » pensai-je en moi-même. « Je veux l’interroger exprès sur quelque chose devant tout le monde, à Oustchitsy, elle sera alors forcée de me répondre, et la glace se trouvera rompue ! » J’espérais beaucoup de ce voyage. À la vérité madame d’Ives devait nous accompagner ; mais que m’importait ? L’essentiel pour moi, en attendant, était que nul ne s’aperçût à table de notre brouille ; car, si quelqu’un la remarquait et demandait des explications, tout se dévoilerait, et à cette seule pensée mon sang se glaçait dans mes veines et mon cœur se serrait d’inquiétude. Mais, chose étonnante ! je vis que Hania avait beaucoup moins peur que moi, qu’elle devinait ma frayeur et s’en moquait ; cela m’offensa, mais je n’y pouvais rien. J’attendais Oustchitsy et m’accrochais à cette pensée, comme un homme en danger s’accroche à un fétu de paille.

Évidemment, Hania y pensait aussi, car après le dîner, elle baisa la main de mon père et demanda :

— Puis-je ne pas aller à Oustchitsy ?

« Ah ! quelle méchante, quelle mauvaise fille que cette douce Hania ! » pensai-je dans le fond de mon âme.

Mon père, qui était un peu sourd, n’entendit pas, embrassa la jeune fille sur le front et lui demanda :

— Qu’est-ce que tu désires, ma chérie ?

— J’ai une demande à vous faire.

— Laquelle ?

— Puis-je ne pas aller à Oustchitsy ?

— Pourquoi ?… Te sens-tu malade ?

« Si Hania dit qu’elle est malade, me dis-je, tout est perdu, d’autant plus que mon père est très bien disposé aujourd’hui. »

Mais Hania ne mentait jamais, même pour les choses les plus innocentes, et, au lieu d’invoquer un simple mal de tête, elle répondit :

— Non, je me porte bien, mais je ne veux pas y aller.

— Allons, il faut y aller, c’est nécessaire.

Hania fit la révérence, et sortit sans rien ajouter. Quant à moi, j’étais profondément ravi, et si ce m’eût été possible, avec quel plaisir j’eusse fait un pied de nez à Hania !

Une minute après, quand nous restâmes seuls, mon père et moi, je lui demandai pourquoi il avait ordonné à Hania de venir.

— Je veux que les voisins s’accoutument à voir en elle un membre de notre famille. Hania représente jusqu’à un certain point ta mère. Tu comprends ?

Non seulement je compris, mais j’aurais bien embrassé mon bon père.

Nous devions partir à cinq heures. Tandis que Hania et madame d’Ives s’habillaient, j’ordonnai de faire avancer un léger char à bancs à deux places, car je comptais y aller à cheval. Jusqu’à Oustchistsy, il y avait un mille et demi, et par un beau temps cela constituait une promenade très agréable. Quand Hania sortit, habillée il est vrai d’une robe noire, mais d’un certain goût et même élégante (c’était le désir de mon père), je ne pus détacher mes yeux d’elle. Elle semblait si jolie, que je sentis aussitôt mon cœur s’attendrir, et mon obstination et ma froideur de commande s’envoler bien loin. Mais ma tsarine passa près de moi fièrement, sans même me regarder, bien que je me fusse habillé aussi de mon mieux. Pour dire la vérité, elle était un peu fâchée, parce qu’elle ne voulait réellement pas venir, non pour m’être désagréable, mais pour des raisons beaucoup plus importantes, comme je m’en aperçus plus tard.

À cinq heures, je montai à cheval, les dames s’installèrent dans la voiture, et nous nous mîmes en route. Durant le parcours, je me tins à côté de Hania, désireux d’attirer son attention de n’importe quelle façon. Et elle me regarda une fois, au moment où mon cheval se cabrait en arrière ; elle me toisa de la tête aux pieds, et même, me sembla-t-il, elle sourit, ce qui me combla d’aise ; mais elle se tourna aussitôt vers madame d’Ives et entama avec elle une conversation où je ne pouvais me mêler d’aucune façon.

À Oustchitsy, nous trouvâmes Sélim. Madame Oustchitska n’était pas là ; il n’y avait que le maître de la maison, deux gouvernantes, une française et une allemande, et les deux filles de la maison : Lola, du même âge que Hania, jolie et d’une nature coquette, et Marinia, encore fillette. Les dames, après quelques compliments, allèrent dans le jardin manger des fraises, tandis que le seigneur Oustchitski nous emmena, Sélim et moi, pour nous faire admirer un nouveau fusil, et de nouveaux chiens dans leur chenil. Je dois dire qu’Oustchistki était le chasseur le plus enragé de tout le pays, en même temps qu’un homme bon, actif et riche.

Il nous conduisit dans le chenil, sans penser une minute que nous eussions préféré peut-être aller dans le jardin. Nous écoutâmes attentivement la longue description d’un certain chien ; mais je me souvins enfin que j’avais quelque chose à dire à madame d’Ives, tandis que Sélim disait brusquement :

— Tout cela est très beau, les chiens sont merveilleux, mais que devons-nous faire, si nous préférons être avec les dames ?

Le seigneur Oustchitski se frappa le ventre de la main et s’écria :

— En voilà une plaisanterie ? Ce qu’il y a à faire, c’est d’y aller, et je vous accompagne.

Nous nous dirigeâmes donc vers le jardin. Pour mon malheur, il m’apparut bientôt que j’étais venu là bien en vain. Hania, qui volontairement se tenait à l’écart de ses compagnes, ne cessa de m’ignorer, et peut-être fit-elle également exprès de tourner toute son attention sur Sélim. Moi, je fis de même pour la belle Lola. De quoi parlai-je avec elle, de quelle façon lui débitai-je des bêtises et comment pus-je répondre à ses questions amicales ? Je ne le sais, car mes oreilles n’écoutaient que la conversation de Hania avec Sélim, et mes yeux épiaient leurs moindres mouvements. Sélim ne le remarqua pas, mais Hania s’en aperçut : elle baissa exprès la voix et regarda coquettement son interlocuteur, qui en était tout joyeux.

« Attends, Hania, pensai-je en moi-même, tu fais cela par méchanceté ; je vais te rendre la pareille. »

Et je me tournai vers Lola.

J’ai oublié de dire que celle-ci avait un faible pour moi et le montrait peut-être trop. Je me mis donc à faire le galant avec elle, lui débitant des compliments, riant, bien que j’eusse plutôt envie de pleurer ; mais Lola, toute rougissante, me regardait de ses yeux bleu foncé et commençait à devenir romantique.

Oh ! si elle avait su combien je la détestais alors ! Mais j’avais tellement pris mon rôle à cœur, que je le poussai jusqu’à la lâcheté ! Quand Lola, au cours de notre entretien, fit une remarque mordante au sujet de Sélim et de Hania, bien que tremblant de colère, je ne répondis point, et me contentai de sourire. Nous passâmes ainsi une grande heure, après quoi on nous servit une collation sous un maronnier pleureur, dont les branches retombaient jusqu’à terre et dessinaient un cintre vert au-dessus de nos têtes. Je compris alors pourquoi Hania ne voulait pas venir à Oustchitsy : ce n’était pas pour me contrarier, mais pour des raisons plus sérieuses.

En effet, madame d’Ives, en tant que Française issue d’une vieille famille noble, se regardait comme appartenant à une caste plus élevée que l’institutrice française et, encore plus, que l’allemande des Oustchitski. Ces dernières à leur tour agissaient de même à l’égard de Hania : elle n’était pour elles que la fille d’un simple domestique. Madame d’Ives était trop bien élevée pour se conduire ainsi, mais les gouvernantes montraient pour Hania un dédain évident, frisant l’impolitesse. C’étaient là de vilaines rivalités de femmes, mais je ne pouvais endurer que mon Hania, qui valait cent fois mieux que tout Oustchitsy, fût la victime de deux étrangères. Hania supportait tout cela avec un tact et une mansuétude qui faisaient honneur à son caractère, mais sa souffrance était visible. Jamais chose semblable ne se passait en présence de madame Oustchitska, mais ce jour-là les deux gouvernantes jouissaient d’un hasard favorable. Lorsque Sélim vint s’asseoir auprès de Hania, ce fut le signal de chuchotements et de mots mordants, auxquels mademoiselle Lola, jalouse de la beauté de Hania, apporta sa quote-part. Je repoussai ces calomnies d’une façon assez brusque, très brusquement même ; mais Sélim arriva bientôt à la rescousse, ce que je désirais d’ailleurs.

J’enviai l’éclair de colère qui brilla sur son visage ; se reprenant ensuite, il enveloppa les deux gouvernantes d’un regard tranquille et moqueur. Adroit, intelligent et doué d’une grande présence d’esprit, comme bien peu en ont à son âge, il démonta si bien les deux femmes qu’elles ne surent bientôt plus que devenir. Madame d’Ives et moi vinrent aussi à son secours et nous attaquâmes avec ardeur les gouvernantes. Lola, craignant de me fâcher, se rangea également de notre côté et, quoique sans sincérité, commença à témoigner à Hania plus d’attention. En un mot, notre triomphe fut complet ; mais, à mon grand regret, le principal auteur en fut Sélim. Hania, qui malgré tout son tact avait peine à retenir les larmes prêtes à jaillir de ses yeux, se mit à regarder Sélim comme son sauveur, avec reconnaissance et respect. Quand nous nous levâmes de table et reprîmes notre promenade dans le jardin, j’entendis Hania dire d’une voix émue à Sélim :

— Seigneur Sélim ! je vous suis bien reconnaissante…

Et elle fit un grand effort pour ne pas pleurer ; mais l’émotion l’emporta malgré elle.

— Mademoiselle Hania ! ne parlons pas de ces choses, n’y faites pas attention et… ne vous contrariez pas !

— Voyez-vous, il m’est pénible de parler de cela, mais je voulais vous remercier.

— Et de quoi donc, mademoiselle Hania ? Je ne puis voir couler vos larmes. Pour vous, je voudrais…

Et ce fut son tour de garder le silence ; il ne put trouver de mot correspondant à son idée, ou peut-être remarqua-t-il qu’il donnait trop de champ aux sentiments qui l’agitaient. Il se troubla et détourna la tête pour ne pas laisser voir son émotion. Hania le regarda avec des yeux pleins de larmes, et je n’avais pas besoin qu’on m’expliquât ce qui se passait.

J’aimais Hania de toutes les forces de ma jeune âme, je l’idolâtrais, je l’aimais comme on aime seulement dans le ciel ; j’aimais ses yeux, chaque boucle de ses cheveux, le son de sa voix ; j’aimais sa robe, l’air qu’elle respirait et cet amour n’existait pas seulement en mon cœur, il me transperçait totalement, et pour lui seul je vivais ; il coulait dans mes veines, il me consumait. Chez les autres, l’amour n’exclut peut-être pas les autres choses ; pour moi, tout l’univers se concentrait en elle. Pour tout le reste, j’étais aveugle, sourd et stupide, parce que tout mon esprit, toutes mes pensées se reportaient à elle. Je reconnaissais que je brûlais comme un flambeau allumé, que ce feu me consumait, que j’en mourrais.

Je ne me demandai pas ce qui se passait, car je comprenais que ce n’était pas avec moi que Hania était en communion d’idées. Au milieu des gens indifférents, l’homme épuisé par un amour brûlant marche comme dans une forêt, criant, appelant, et écoutant si une voix amie ne répond pas. De même je ne me demandai pas ce qui s’était passé : l’amour me douait d’un sens très fin ; mais j’entendais dans la forêt environnante d’autres voix se répondre — celles de Sélim et de Hania. Ils s’appelaient par la voix de leurs cœurs ; ils s’appelaient pour ma perte, sans s’en rendre compte eux-mêmes. Une voix répondait à l’autre, comme un écho, et donnait la réplique, comme l’écho qui répercute la voix. Que pouvais-je à cela, qu’ils pouvaient nommer leur bonheur, et moi, mon malheur ? Comment m’opposer à cette loi de la nature, à cet arrangement fatal des choses ? Comment conquérir le cœur de Hania, si une force irrésistible l’entraînait violemment d’un autre côté ?

La folie du désespoir m’étreignait. Je sentais que dans ma famille, au milieu de gens qui m’étaient pourtant dévoués, j’étais complètement seul ; le monde se présentait à moi si futile et si morose, le ciel vaste si indifférent à l’injustice humaine, qu’une pensée me vint involontairement, éclipsa toutes les autres et couvrit tout de son engourdissante paix. Et cette pensée était : la mort. C’était, en outre, l’échappatoire à ce cercle diabolique, la fin de toutes les passions, le dénouement de la triste comédie — le repos après les nombreux tourments, — ah ! ce repos dont j’avais si soif, ce repos du non-être, cette demeure obscure, mais paisible et éternelle !

Et j’étais comme un homme qu’ont terrassé les larmes, la souffrance et l’insomnie.

« M’endormir, oh ! m’endormir ! me répétai-je, à quelque prix que ce soit, même au prix de la vie ! »

Ensuite, une pensée qui se fixa dans mon cerveau descendit encore de l’azur infini du ciel, où allait mon ancienne croyance d’enfant. Cette pensée se résumait en deux mots très courts :

Mais si… ?

Ce fut un nouveau cercle magique, dans lequel je tombais en vertu d’une logique fatale. Oh ! je souffrais violemment ; des allées voisines arrivaient jusqu’à moi les mots joyeux et le murmure calme des conversations ; autour de moi les fleurs exhalaient leurs parfums ; dans les arbres chantaient les oiseaux qui se préparaient à dormir ; devant moi, le ciel pur était éclairé par le crépuscule. Tout était paisible, gai, et seul, je serrais les dents, j’appelais la mort, au milieu du resplendissement et de la beauté de la vie.

Soudain je tressaillis : le froufrou d’une robe de femme se fit entendre près de moi. C’était Lola. Elle me regarda avec beaucoup de tendresse et d’intérêt — peut-être même avec plus que de l’intérêt. Parmi les rougeurs claires et les ombres profondes du crépuscule, elle semblait pâle, ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules en flots pressés.

En cette minute je ne ressentis pas de haine pour elle. « C’est une bonne âme ! pensai-je. Elle est venue me consoler ou… »

— Seigneur Henri, vous ennuyez-vous ? Peut-être êtes-vous souffrant ?

— Oh ! oui, je souffre, je souffre ! m’écriai-je.

Je lui saisis la main, que je portai à mon front brûlant, puis je la baisai ardemment, et je pris la fuite.

— Seigneur Henri ! me rappela-t-elle doucement.

Mais, Sélim et Hania parurent au bout de l’allée. Ils virent tous deux ce que je faisais, que j’appliquais la main de Lola à mon front et la baisais ensuite, et ils échangèrent un regard, qui semblait dire :

« Nous comprenons ce que cela signifie. »

Il était temps pour nous de rentrer à la maison. Sélim faisait route d’un autre côté, mais je craignais qu’il ne pensât à nous accompagner. Je montai avec hâte à cheval et dis exprès à haute voix qu’il était déjà tard, et qu’on nous attendait, de même que Sélim probablement, depuis longtemps chez nous. En nous disant adieu, Lola me gratifia d’une poignée de main extraordinairement chaude, mais je n’y répondis d’ailleurs qu’assez mollement.

Sélim tourna bientôt de son côté, mais en prenant congé de nous, baisa la main de Hania, qui cette fois ne s’y opposa pas.

Elle avait cessé de m’en vouloir. La disposition de son esprit ne lui permettait plus de se souvenir de l’offense de la veille, mais je donnai à ce fait une explication fort méchante.

Madame d’Ives s’endormit bientôt et commença à balancer la tête. Je regardai Hania : elle ne dormait pas, ses yeux restaient grands ouverts et brillaient de bonheur.

Elle ne rompit pas le silence ; ses pensées, sans doute, remplissaient son esprit et elle réfléchissait à la journée écoulée. Ce ne fut qu’au seuil de notre maison qu’elle me regarda, et me demanda :

— À quoi avez-vous donc ainsi songé ? à Lola ?

Je ne répondis rien, mais serrai les dents, en pensant :

« Déchire, déchire-moi, si tel est ton plaisir, mais tu ne m’arracheras pas un cri. »

Pourtant Hania, en réalité, n’avait pas le dessein de me tourmenter. Elle me posait cette question, parce qu’elle avait le droit de la poser. Étonnée de mon silence, elle répéta sa demande. Je ne répondis pas davantage. Alors Hania pensant que je continuais à la bouder, ne me dit plus rien.


VIII


Quelques jours après, je fus réveillé par les premiers rayons de l’aurore pénétrant dans ma chambre par l’ouverture en forme de cœur des volets ; quelqu’un frappa du dehors, et à la fenêtre parurent, non pas le visage de la Zosia de Mickiéwicz qui venait réveiller ainsi Tadéouche, non pas la figure de Hania, mais les moustaches du garde forestier Vakh.

— Seigneur ! dit-il d’une voix sourde.

— Que veux-tu ?

— Les loups poursuivent la louve dans les buissons de Pogorovy ; il faudrait aller les chasser.

— Tout de suite !

Je m’habillai en un clin d’œil, pris un fusil, un couteau et sortis. Vakh était là, tout humide de la rosée du matin, et armé d’un long fusil rouillé à un coup, avec lequel d’ailleurs il ne manquait jamais son but. Il était encore tôt ; le soleil n’avait pas paru dans le ciel ; on ne voyait ni troupeaux dans les prés, ni travailleurs à leur besogne. Le vieillard se hâtait fiévreusement.

— J’ai là une charrette ; allons aux fosses.

Nous nous assîmes et partîmes. Juste derrière les granges, un lièvre s’élança, traversa la route devant nous et alla se cacher dans une prairie en bariolant de sa trace la terre moite de rosée.

— Un lièvre en travers de la route ! Mauvais présage ! dit le vieux.

Il ajouta au bout d’une minute :

— Il est déjà tard. Voici que l’ombre apparaît.

Cela signifiait que le soleil paraîtrait bientôt, parce qu’à la lueur de l’aurore, un corps ne fait pas d’ombre par terre.

— Et en quoi est-ce mauvais ? lui demandai-je.

— Avec beaucoup d’ombre, cela va encore, mais avec peu, c’est peine perdue.

Ceci mérite une petite explication que voici : plus il est tard, plus la chasse au loup est mauvaise et l’on sait que, proche de midi, l’ombre rediminue.

— D’où partirons-nous ?

— Des fosses, aux buissons mêmes de Pogorovy.

Ces buissons constituaient la partie la plus touffue de la forêt ; là se trouvaient des fosses creusées par les racines des vieux arbres qu’on avait arrachés.

— Penses-tu, Vakh, qu’il viendra vers nous ?

— Je hurlerai comme un loup, peut-être cela en fera-t-il venir un ?

— Mais peut-être que non ?

— Oh ! pourquoi donc ? Il viendra !

Nous atteignîmes la maison de Vakh, où nous laissâmes le cheval et la voiture à un petit garçon, et nous continuâmes notre route à pied. Au bout d’une demi-heure, quand le soleil commença à se lever, nous étions déjà aux fosses.

Autour de nous, s’étendaient des fourrés impénétrables et, par-ci par-là, s’élevaient quelques gros arbres. Notre fosse était assez profonde pour nous permettre de nous cacher jusqu’à la tête.

Nous nous arcboutâmes dos contre dos, ne laissant voir à l’extérieur que nos coiffures et le canon de nos fusils.

— Écoute ! dit Vakh, je commence.

Et fourrant deux doigts dans sa bouche, Vakh hurla lentement, comme une louve qui appelle les loups.

— Écoute !

Et il colla son oreille à terre.

— On entend, seulement c’est loin. Il y a un demi-mille.

Il attendit un quart d’heure, hurla encore, avec ses doigts dans la bouche, et une voix de mauvaise augure retentit de pin en pin et arriva jusqu’à nous en roulant sur le sol humide.

Vakh colla de nouveau son oreille sur la terre.

— Il a hurlé ; il n’est plus qu’à un demi-kilomètre.

En effet, je percevais à présent l’écho lointain du hurlement, très faible, mais pouvant cependant être facilement distingué parmi les bruits des feuilles.

— Par où vient-il, demandai-je ?

— Droit sur nous !

Vakh hurla une troisième fois ; un hurlement comme une réponse retentit non loin. Je serrai fortement mon fusil dans mes mains et retins mon souffle.

Le silence était complet, et seules de grosses gouttes de rosée tombaient des coudriers en faisant craquer les feuilles. Au loin, de l’autre côté de la forêt, arrivait jusqu’à nous le cri d’un coq de bruyère.

Soudain, à environ trois cents pas de notre cachette, quelque chose apparut ; les buissons de genévrier s’écartèrent, et entre les sombres aiguilles se montra une tête grise aux oreilles pointues et aux yeux injectés de sang.

Je ne pouvais tirer, car le loup était encore trop loin, et j’attendais patiemment, bien que mon cœur battît à se rompre. Bientôt la bête sortit des buissons et en quelques bonds s’approcha, flairant avec soin de tous côtés. Le loup était à cent cinquante pas et restait immobile comme s’il se méfiait. Je savais qu’il n’approcherait pas davantage et je pressai la détente.

Le bruit du coup se mêla au cri de douleur du loup. Je sautai hors de la fosse, suivi de Vakh ; mais le loup avait disparu. Vakh cependant examina attentivement toute la clairière et dit :

— Il est blessé !

Effectivement, on distinguait sur l’herbe des traces de sang.

— On ne l’a pas manqué, non, quoique de loin. Il est blessé, oui, blessé ; il faut le poursuivre.

Nous nous élançâmes. Par-ci par-là, nous trouvions sur l’herbe piétinée des traces de sang plus visibles et plus larges, ce qui prouvait que le loup blessé s’arrêtait par instant pour souffler. Une heure s’écoula, puis une autre ; le soleil se montra en haut de l’horizon, et nous marchions toujours. Les traces diminuaient de plus en plus et enfin nous amenèrent à un étang couvert de roseaux et de joncs. Il était impossible d’aller plus loin sans chien.

— Il se tient là, et je l’y retrouverai demain, dit Vakh.

Et nous reprîmes le chemin de la maison.

Je cessai vite de penser au loup et à Vakh, de même qu’à l’issue peu heureuse de notre chasse, et je me laissai aller de nouveau à mes tristes pensées. Quand nous approchâmes de la forêt, un nouveau lièvre bondit entre mes jambes, et au lieu de le tirer, je tressaillis comme un homme réveillé d’un profond sommeil.

— Ah ! Seigneur ! s’écria Vakh indigné, je tirerais sur mon propre frère s’il passait aussi près de moi.

Je ne fis que sourire et continuai en silence ma route. Arrivé au sentier boisé appelé chemin de Tietkine et qui conduit à la route de Khojéli, je vis tout à coup sur la terre humide les traces des fers d’un cheval.

— Ne sais-tu pas, Vakh, quelles sont ces traces ? demandai-je.

— Il me semble que ce sont celles du jeune seigneur de Khojéli, qui a dû aller chez vous, répondit Vakh.

— Alors, je retourne à la maison. Bonne santé, Vakh !

Celui-ci me pria timidement d’entrer une minute chez lui, pour manger quelque chose. Je savais que mon refus l’offenserait, mais je refusai quand même ; — j’avais d’ailleurs promis de rentrer pour le déjeuner. Je ne voulais pas que Sélim et Hania restassent longtemps seuls, et surtout sans moi.

Six jours s’étaient écoulés depuis notre voyage à Oustchitsy, et depuis lors, Sélim venait chez nous tous les jours ; l’amour des jeunes gens se développait de plus en plus, mais je les surveillais comme la prunelle de mes yeux, et c’était la première fois, aujourd’hui, qu’ils pouvaient rester si longtemps en tête à tête.

« Allons, pensai-je, l’affaire va aller cette fois jusqu’aux aveux ! »

Et je sentis que je pâlissais, comme un homme qui perd son dernier espoir.

Je craignais cela comme un malheur, comme un arrêt inévitable qui doit s’accomplir un jour ou l’autre, et qu’il est impossible d’empêcher.

Dans la cour de notre maison, je trouvai le prêtre Ludvig, avec un bonnet sur la tête et un masque en fil d’archal, et qui se dirigeait vers les ruches d’abeilles.

— Sélim est ici ? lui demandai-je.

— Oui ; il y a bien une heure et demie qu’il est arrivé.

Mon cœur tressaillit d’angoisse.

— Et où est-il maintenant ?

— Du côté de l’étang avec Hania et Éva.

Je m’élançai précipitamment vers la rive de l’étang, où se trouvaient les canots. Il en manquait en effet un des plus grands ; je regardai sur l’eau, mais je ne pus rien apercevoir.

Je devinai alors que Sélim devait avoir tourné à droite, vers l’aunaie, de sorte que le canot et ses passagers se trouvaient cachés par les roseaux du rivage. Je saisis une rame, sautai dans un petit canot à une place, et voguai sur l’étang, mais en suivant les roseaux de façon à voir sans être vu.

J’aperçus bientôt ceux que je cherchais. Dans un large espace, dégarni de roseaux, l’embarcation, dont les rames étaient relevées, se tenait immobile. À un bout étaient assis Sélim et Hania, et à l’autre, leur tournant le dos, ma petite sœur Éva. Celle-ci penchée sur l’eau, la faisait clapoter avec ses mains, en riant ; Sélim et Hania étaient presque épaule contre épaule, et parlaient avec vivacité. Nul souffle de vent ne venait rider la surface de l’eau, et le canot, Sélim, Hania et Éva s’y réfléchissaient comme dans un immense miroir.

Peut-être ce tableau était-il superbe, mais à sa vue j’eus la sensation que tout mon sang me montait à la tête. Je compris tout : ils avaient emmené Éva avec eux parce que la fillette ne pouvait les gêner ni comprendre leurs déclarations amoureuses, et qu’elle leur servait en même temps de prétexte et d’excuse.

« Tout est fini ! » pensai-je en moi-même.

« Tout est fini ! » bruissaient les roseaux.

« Tout est fini ! » murmura la vague qui frappait les bords de mon canot.

Et tout s’obscurcit devant mes yeux ; j’éprouvai des sensations successives de chaleur et de froid ; je sentis que je devais être très pâle.

« Tu as perdu Hania, tu l’as perdue ! » me criaient des voix en moi-même et alentour de moi.

Et ensuite une autre voix chuchota :

« Approche-toi davantage et cache-toi dans les roseaux pour ne pas être vu ».

J’obéis et me dirigeai encore plus près de leur embarcation. Je ne pouvais encore rien entendre, mais je distinguais mieux. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, sur un banc, mais ne se donnaient pas la main. Sélim fit un mouvement ; il me semblait qu’il se tenait maintenant à genoux devant Hania et la regardait d’un air suppliant ; elle, craintivement, jetait des regards alentour et levait ensuite les yeux au ciel. Je vis qu’elle était émue ; il la suppliait, et quand il joignit les mains, elle tourna lentement la figure vers lui, comme si elle voulait s’incliner, puis tout à coup elle tressaillit et se recula à l’autre bout de l’embarcation. Je vis encore Sélim lui tenir la main comme pour l’empêcher de tomber dans l’eau, et ensuite je ne distinguai plus rien, car un nuage obscurcit ma vue, je lâchai la rame et tombai dans le fond du canot.

« À moi… au secours ! mon Dieu, on me tue !… » m’écriai-je en moi-même.

Je ne pouvais plus respirer. Oh ! comme j’aimais, et comme j’étais malheureux ! Étendu au fond du canot et déchirant mes vêtements avec fureur, je sentais en faisant cela l’impuissance de cette colère. Oui, j’étais impuissant, impuissant comme un athlète dont les mains sont enchaînées. Que pouvais-je faire ? Tuer Sélim, bousculer leur canot et les noyer tous les deux, et me tuer ensuite ; mais je ne pourrais arracher du cœur de Hania son amour pour Sélim, ni la conquérir sans violence.

Ce sentiment d’une colère impuissante, la conviction qu’il n’y avait aucun moyen d’arranger les choses, me tourmentaient à cette heure plus que tout le reste. J’ai toujours eu honte de pleurer, même lorsque j’étais tout seul, et plus la douleur m’arrachait violemment les larmes des yeux, plus mon orgueil les refoulaient à toute force. Mais cette fois une rage impuissante me brisait, et je pleurai à sanglots.

Je pleurai longtemps, et j’en éprouvai enfin un certain soulagement ; ma pensée cessa de tourbillonner, mes pieds et mes mains se refroidirent ; je me sentais tout à fait mal. Je reconnus confusément que la mort approchait peut-être, c’est-à-dire la tranquillité froide, glaciale. Il me sembla qu’elle m’emportait en son empire, et je la saluai sans trembler.

« C’est fini ! » pensai-je.

Et un énorme poids tomba de dessus ma poitrine.

Pourtant rien n’était fini. Combien de temps passai-je ainsi au fond du canot, je ne puis le dire. Sous la voûte céleste, de légers nuages duveteux glissaient par moments devant mes yeux, et j’entendais le cri plaintif des mouettes et des grues. Le soleil était à son zénith et versait des torrents de feu. Le vent s’était tout à fait apaisé, les roseaux ne bruissaient plus et restaient immobiles. Je sortais comme d’un profond sommeil. Je regardai autour de moi ; le canot de Sélim et de Hania avait disparu. La paix et la joie, épandues sur toute la nature, formaient un contraste étonnant avec la situation de mon âme ; autour de moi, tout souriait, tout se reposait.

Seules les libellules bleu foncé voletaient à l’avant de mon canot et sur les feuilles rondes et clypéiformes des nénuphars ; de petits oiseaux de couleur grise s’agitaient dans les tiges des roseaux et pépiaient doucement. Parfois on entendait le bourdonnement d’une abeille ; des sarcelles avec leur progéniture nageaient à la surface de l’eau ; des familles d’oiseaux m’initiaient à tous les secrets de leur vie, mais je n’y prêtais aucune attention, car mon engourdissement n’était pas encore passé.

La journée était brûlante, je sentais un mal de tête insupportable ; la soif me tourmentait, et, m’inclinant vers l’eau, j’en puisai quelques gouttes dans ma main. Cela me ranima ; je saisis la rame et je me dirigeai vers le bord, le long des roseaux. Il était déjà tard, et on devait probablement m’attendre depuis longtemps.

Je tâchai en route de me tranquilliser. Si Sélim et Hania s’étaient expliqués entre eux, peut-être cela valait-il mieux ; cela mettrait fin, tout au moins, aux maudits doutes et aux attentes. Le chagrin soulevait cette fois la visière de son casque et se montrait à moi le visage découvert ; je le connaissais et devais engager la lutte avec lui. Chose étrange, cette pensée me fit une sorte de plaisir. Il n’y avait pourtant en moi aucune certitude complète, et je résolus de questionner en détail Éva, autant que cela me serait possible.

J’arrivai à la maison au moment du repas ; je saluai profondément Sélim et m’assis sans dire un mot à la table. Mon père me regarda et demanda :

— Qu’as-tu donc ? Es-tu indisposé ?

— Non. Je vais bien, seulement je suis fatigué. Je me suis levé à trois heures.

— Pourquoi ?

— J’ai été avec Vakh chasser les loups. J’en ai blessé un. Je suis revenu ensuite me coucher.

— Regarde donc dans une glace la tête que tu as.

Hania cessa de manger et m’examina attentivement.

— Peut-être est-ce le dernier voyage à Oustchitsy qui vous a produit cet effet, seigneur Henri ? demanda-t-elle.

Je la fixai, et répondis d’une voix tranchante :

— D’où te vient cette pensée ?

Hania se troubla et murmura quelque chose d’indistinct ; mais Sélim vint à son secours.

— Mais c’est très naturel, dit-il, qui aime dépérit.

Je les regardai alternativement, et répondis lentement, en scandant chaque mot :

— Je ne vois pas cependant que vous dépérissiez, Hania et toi.

Leurs joues se couvrirent d’une vive rougeur ; et une minute s’écoula dans un silence pénible. Je reconnus avoir été un peu loin ; par bonheur, mon père ne fit nulle attention à mes paroles, et le prêtre Ludvig prit cette boutade pour une querelle ordinaire de jeunes gens.

— Tu es comme une guêpe avec son dard, s’écria-t-il, en prenant une prise. Je crois que vous avez été touchés ; que cela vous serve de leçon !

Ô mon Dieu, comme ce triomphe me réjouissait peu !

Après le repas, en passant dans le salon, je me regardai dans une glace.

Effectivement je n’étais pas beau ; ma figure était émaciée, mes yeux entourés de cernes bleuâtres ; j’avais beaucoup enlaidi, mais que m’importait à présent ! J’allai interroger Éva. Mes deux sœurs — elles prenaient leur repas habituellement avant nous — étaient au jardin, dans l’endroit où se trouvaient des agrès de gymnastique pour enfants. Éva faisait de la balançoire. Dès qu’elle m’aperçut, elle sourit et me tendit ses petites mains. Je l’enlevai de son siège et l’emportai au fond d’une allée.

— Qu’as-tu fait aujourd’hui toute la journée ? lui demandai-je.

— J’ai été me promener avec Hania et mon mari, répondit la fillette, qui appelait Sélim son mari.

— Et tu as été sage ?

— Mais oui.

— Les enfants sages écoutent toujours ce que disent leurs aînés, et le retiennent afin de s’instruire. Te rappelles-tu ce que Sélim a dit à Hania ?

— Non, j’ai oublié.

— Mais peut-être t’en souviens-tu un peu ?

— Non, pas du tout.

— Alors, tu es laide. Dépêche-toi de te rappeler, ou je ne t’aimerai plus du tout.

La fillette me regarda avec des yeux prêts à pleurer, et me répondit d’une voix tremblante.

— J’ai tout oublié !

Que pouvait d’ailleurs me répondre cette pauvre petite ? Je me trouvai bête et j’eus honte de tromper ainsi un être innocent. Éva était la favorite de toute la maison, et la mienne aussi, et je ne voulus pas la tourmenter davantage. Je l’embrassai, la caressai et rentrai dans l’habitation, tandis que la fillette recourait vers sa balançoire. Je restai seul, aussi ignorant qu’auparavant, mais avec la conviction intime qu’une explication avait eu lieu entre Hania et Sélim.

Vers le soir de ce même jour, Sélim me dit :

— Nous ne nous verrons pas d’une semaine ; je pars.

— Où donc ? demandai-je avec indifférence.

— Mon père me charge d’aller voir mon grand-père à Choumny ; j’y passerai huit jours.

Je lançai un coup d’œil vers Hania. Cette nouvelle l’avait laissée indifférente ; évidemment, Sélim avait dû lui en parler le matin.

Au contraire, elle sourit, regarda avec coquetterie le jeune homme et demanda :

— Et vous partez avec plaisir ?

— Comme le chien vers sa chaîne ! — répondit brusquement Sélim.

Mais il se reprit aussitôt et, ayant remarqué que madame d’Ives fronçait le sourcil, il ajouta :

— Excusez-moi pour cette expression triviale. J’aime beaucoup mon grand-père, mais à mon avis… ici… auprès de madame d’Ives… je me trouve bien mieux.

Et il jeta à notre gouvernante un tel regard de héros de roman, que tout le monde éclata de rire, même madame d’Ives qui, malgré sa susceptibilité, éprouvait une vraie tendresse pour Sélim. Elle le prit néanmoins par l’oreille et avec un sourire de bonhomie, lui dit :

— Jeune homme, je pourrais être votre mère.

Sélim lui baisa la main et l’incident fut clos.

Et je pensais parfois en moi-même :

« Quelle différence pourtant entre Sélim et moi ! Si je possédais l’amour de Hania, je ne ferai que rêver et contempler le ciel ; je n’oserai pas plaisanter, tandis que Sélim rit, dit des folies et paraît joyeux, comme s’il ne s’était rien passé. »

Au moment du départ, il me dit :

— Sais-tu ce que tu devrais faire ? Venir avec moi !

— Je ne le veux pas. Je n’en ai pas la moindre intention.

Le ton froid de ma réponse frappa Sélim.

— Comme tu es devenu étrange ! me dit-il. Je ne te reconnais plus depuis quelque temps, mais…

— Achève.

— On pardonne tout aux amoureux.

— Sauf lorsqu’ils se placent en travers de votre route, répondis-je d’un air qui rappelait celui de la statue du Commandeur.

Sélim me lança un coup d’œil perçant, qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme :

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

— D’abord que je resterai ici, et ensuite, que tout ne se pardonne pas.

Si nos domestiques n’eussent pas assisté à cette conversation, Sélim aurait tâché d’éclaircir l’affaire. Mais je ne voulais pas donner d’explications, tant que je n’aurais pas entre mes mains des preuves plus convaincantes. Je remarquai seulement que si mes dernières paroles avaient troublé Sélim, elles alarmaient aussi Hania. Sélim retarda encore le moment du départ sous des prétextes plus ou moins plausibles, et, saisissant une minute propice, me chuchota à voix basse :

— Monte à cheval et reconduis-moi. Je veux te parler.

— Ce sera pour une autre fois, répondis-je à haute voix. Aujourd’hui, je ne me sens pas bien disposé.


IX


Sélim alla, en effet, chez son grand-père, et resta chez lui une dizaine de jours. Le temps s’écoula assez tristement pour nous, à Litvinov.

Hania me fuyait et me regardait avec crainte ; à la vérité, je n’avais pas la moindre envie de lui parler, car mon orgueil empêchait toute parole de sortir de mes lèvres ; mais je ne sais pourquoi Hania s’efforçait de ne pas rester un instant seule avec moi.

Elle s’ennuyait, c’était visible ; son visage pâlissait et se creusait, et je considérais ce chagrin avec un frémissement.

« Non, me disais-je, ce n’est pas là un caprice momentané et enfantin, c’est un sentiment profond et sincère ! »

En vain mon père, le prêtre et madame d’Ives se torturèrent-ils pour savoir ce que j’avais, si j’étais malade : — à toutes leurs questions je répondais négativement, et leur sollicitude ne faisait que me tourmenter davantage. Je restais seul des journées entières, tantôt à cheval dans la campagne, tantôt au milieu des roseaux sur l’étang. Je vivais comme un homme sauvage. Quelquefois même, je restais toute la nuit dans la forêt auprès d’un bûcher avec un fusil et un chien. D’autres fois, j’allais trouver notre berger, regardé comme un sorcier, qui fuyait la société et composait toujours des poisons avec des herbes cueillies dans les prés, et je m’initiais aux secrets de la sorcellerie. Mais les minutes me semblaient longues et — qui l’eût pu croire ? — je m’ennuyais après Sélim.

Un jour, l’idée me passa dans la tête d’aller voir le vieux Mirza à Khojéli. Le vieillard, touché de ce que j’étais venu exprès pour lui, m’accueillit comme un père ; mon intention était pourtant tout autre, je voulais examiner de près le portrait du terrible colonel de cavalerie légère, du temps de Sobieski. Et quand je vis ces yeux de mauvais augure qui avaient l’air de vous suivre partout, je me rappelai aussi mes aïeux, dont les portraits étaient suspendus chez nous dans une salle, l’air sévère et tout bardés de fer.

Sous l’influence de ces impressions, mon esprit en arriva à un état d’exaltation étrange. La solitude, l’éternel silence, les rapports étroits avec la nature, tout cela aurait dû agir sur moi et me tranquilliser, mais je portais toujours un poison en moi-même. Par instants, je me livrais à des rêveries qui ne faisaient qu’empirer ma situation. Souvent, étendu dans quelque recoin sombre de la forêt ou couché au fond du canot, entre les roseaux, je m’imaginais être dans la chambre de Hania, à ses genoux ; il me semblait baiser ses mains, sa robe ; je l’appelais des noms les plus tendres, et elle posait sa main sur ma tête brûlante en disant :

— Tu as assez souffert ; oublie tout cela, ce n’était qu’un songe. Je t’aime, Henri !

Mais ensuite venaient le réveil et la réalité ; cet avenir morose comme un jour d’automne, sans Hania, jusqu’au bout de ma vie sans Hania, me semblait encore plus terrible. Je devenais de plus en plus sauvage ; je fuyais le monde, même mon père, le prêtre Ludvig et madame d’Ives. Kaz, avec son bavardage de jeune adulte, avec sa curiosité, son rire éternel et ses folies, m’ennuyait énormément. Et cependant ces braves gens s’efforçaient de me distraire et se désolaient en secret, ne pouvant rien comprendre à cet accablement. Hania — devinait-elle ou non le motif de mes tourments je ne sais, car elle avait de grands motifs de supposer que je m’intéressais à Lola Oustchitska, — Hania, dis-je, faisait aussi tous ses efforts pour me consoler. Mais j’étais si peu communicatif avec elle qu’elle ne pouvait s’empêcher de témoigner quelque crainte quand je me tournais de son côté. Mon père lui-même, ordinairement sévère et froid, tâchait de m’égayer, de m’intéresser par quelque chose et de deviner mon secret. Souvent il commençait avec moi une conversation qui, à son avis, pouvait me plaire. Une fois, après le dîner, il sortit avec moi dans la cour et me dit en me regardant :

— Est-ce que tu n’as pas pensé à une chose ? Je voulais te le demander depuis longtemps déjà : ne trouves-tu pas que Sélim tourne un peu trop autour de Hania ?

Dans des conditions ordinaires, j’aurais dû me troubler et me faire prendre au piège, comme on dit ; mais j’étais dans une telle disposition d’esprit que je ne fis pas le plus petit mouvement qui pût me trahir et je répondis tranquillement :

— Non, je sais qu’il n’en est pas ainsi…

Il m’était tout à fait désagréable de voir mon père s’occuper de cela. J’y étais seul intéressé et seul juge.

— Tu en réponds, alors ? demanda mon père.

— J’en réponds. Sélim est amoureux d’une petite pensionnaire, à Varsovie.

— C’est que, vois-tu, tu es le tuteur de Hania, tu dois la surveiller.

Je savais que mon père cherchait ainsi à réveiller mon amour-propre, occuper mon esprit et détourner mes pensées de ce cercle diabolique dont elles ne pouvaient sortir ; mais je lui répondis avec indifférence :

— Un joli tuteur ! Tu n’étais pas là quand le vieux Nikolaï me l’a laissée, voilà tout ! Mais personne ne me considère comme un véritable tuteur.

Mon père fronça les sourcils ; il vit qu’il n’atteindrait pas ce qu’il désirait, et changea de tactique. Ses moustaches blanches remuèrent, un sourire parut sur ses lèvres, il cligna un peu de l’œil, à la manière militaire, me prit une oreille et, moitié familier moitié plaisantant, renouvela sa demande :

— Mais peut-être bien que Hania t’a aussi tourné la tête ? Allons, parle, mon garçon ?

— Hania ? pas du tout ! En tout cas ce n’aurait été que pour rire.

Je mentais effrontément, mais cela passa mieux que je ne l’aurai cru.

— Alors peut-être est-ce Lola Oustchitska, dis ?

— Elle ? c’est une coquette !

Mon père se fâcha.

— Que diable te faut-il ? Tu n’es amoureux de personne, et tu es comme une recrue après le premier dressage.

— Mais je n’ai besoin de rien du tout.

De tels entretiens dont, par intérêt pour moi, n’étaient avares ni mon père, ni le prêtre Ludvig, ni même madame d’Ives, me tourmentaient et m’impatientaient de plus en plus. Mes rapports avec tout le monde finirent par devenir insupportables ; je me fâchais pour un rien. Le prêtre Ludvig y voyait les premiers signes précurseurs d’un caractère despotique et, regardant mon père, il disait en riant :

— Il est aussi d’une race de coqs.

Mais lui-même par instants perdait patience.

Entre mon père et moi, nous en venions parfois à nous disputer. Un soir, après le dîner, au cours d’une discussion sur la noblesse et la démocratie, j’étais monté à un tel point, que je déclarai regretter d’être né noble ; mon père m’ordonna de sortir de la chambre, les dames pleurèrent, et pendant un jour entier, les rapports des personnes de la maison furent très tendus. À la vérité, je n’étais alors ni aristocrate ni démocrate, j’étais simplement amoureux et profondément malheureux. Il n’y avait place en moi pour aucune théorie sociale, et si je défendais ces idées, c’était par exaspération, par méchanceté envers l’humanité ; pour le même motif, j’entamais avec le prêtre Ludvig des discussions religieuses, qui se terminaient ordinairement par un violent claquement de portes. En un mot, j’empoisonnais non seulement mon existence, mais encore celle de tous ceux qui vivaient avec moi, et quand Sélim revint enfin après une absence de dix jours, chacun crut sentir qu’on lui enlevait une pierre de dessus la poitrine. À son retour, je n’étais pas là ; j’errais à cheval dans les environs. Le soir approchait au moment où je rentrai ; le palefrenier, en prenant ma bride, me dit :

— Le jeune seigneur de Khojéli est arrivé.

Au même moment, Kaz accourut pour m’annoncer la même nouvelle.

— Je le sais déjà, répondis-je d’un ton brusque. Où est Sélim ?

— Dans le jardin, je crois, avec Hania ; je vais aller le chercher.

Nous allâmes au jardin. Kaz courait devant, tandis que je le suivais plus lentement. Je n’avais pas fait encore quinze pas que je revis Kaz au bout de l’allée. Grand polisson et très gamin, il se mit à me faire de loin une figure extraordinaire ; il était rouge comme une écrevisse et pouvait avec peine contenir son envie de rire. Il se rapprocha de moi, et murmura :

— Henri ! Ha ! ha ! ha ! chut !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je mécontent.

— Chut !… Ha ! ha ! ha !… Sélim est à genoux devant Hania dans le kiosque de houblon. C’est vrai, je t’assure !

Je lui enfonçai mes ongles dans l’épaule.

— Tais-toi ! Reste là ! Et pas un mot à qui que ce soit, comprends-tu ? Reste là, et je vais y aller seul, et toi, pas un mot, si tu tiens à ta vie !

Kaz, qui avait d’abord pris la chose gaiement, s’aperçut alors de la pâleur mortelle qui couvrait mon visage ; il s’en effraya et resta à sa place, bouche bée, tandis que je courais comme un fou dans la direction du kiosque. Rapidement et sans bruit, pareil à un serpent, je me glissai entre les buissons d’épine-vinette qui entouraient le kiosque, et j’atteignis le mur. Il était formé de légères planches entrecroisées, et je pus à loisir voir et entendre tout. Le rôle humiliant d’espion ne me semblait nullement honteux ; j’écartai avec soin quelques feuilles, et prêtai l’oreille.

— Quelqu’un vient ! dit la voix basse et saccadée de Hania.

— Non, ce sont des feuilles qui remuent, répondit Sélim.

Je les regardai de derrière le rideau de feuillage ; Sélim était maintenant assis à côté de Hania, sur un petit banc ; celle-ci était pâle comme une morte ; ses yeux étaient fermés, et sa tête reposait sur l’épaule de Sélim ; il l’entourait d’un bras et la serrait avec amour et transport.

— Je t’aime, Hania ! Je t’aime, je t’aime ! chuchotait-il avec passion, en cherchant ses lèvres.

Hania se renversa en arrière, comme pour échapper au baiser ; mais leurs lèvres s’unirent… longtemps. Ah ! comme ce fut long ! Il me sembla que cela durât un siècle ! Ce baiser, pour moi, exprimait tout ce qu’ils avaient à se dire. Une certaine pudeur retenait leurs paroles ; leur hardiesse allait jusqu’au baiser, mais les mots leur manquaient. Alentour régnait un effrayant silence et jusqu’à moi parvenait seulement le souffle passionné, haletant, de Hania et de Sélim.

J’accrochai mes mains au treillage de bois, qui faillit remuer sous mon mouvement convulsif. Mes yeux se troublaient, ma tête tournait, la terre semblait se dérober sous moi. Mais fût-ce au prix de ma vie, je voulais savoir ce qu’ils allaient se dire ; je repris donc un peu d’empire sur moi-même, j’appuyai encore plus fortement mon front contre le treillage, et j’écoutai.

Tout était silencieux ; mais au bout d’un moment, Hania parla la première :

— C’est assez, dit-elle, assez ! Je n’ose plus vous regarder en face. Partons d’ici.

Et détournant la tête, elle tâcha de s’arracher de l’étreinte de Sélim.

— Oh ! Hania, comme je suis heureux ! s’écria celui-ci.

— Partons d’ici. Quelqu’un vient.

Sélim bondit de sa place, les yeux brillants, les narines frémissantes.

— Que tout le monde vienne. Je t’aime, et je le proclamerai à la face de tous ! Je ne sais moi-même comment cela s’est fait. J’ai lutté, j’ai souffert, parce qu’il me semblait qu’Henri t’aimait et que toi tu l’aimais. Mais à présent, je ne prends plus garde à rien. Tu m’aimes et il s’agit de ton bonheur… ô Hania, Hania !

Et j’entendis de nouveau le bruit d’un baiser, après quoi Hania murmura d’une voix faible :

— Je vous crois, je vous crois, seigneur Sélim ; mais je dois vous dire beaucoup de choses, beaucoup… Hier, madame d’Ives a longtemps causé avec le père du seigneur Henri ; elle pense que s’il devient aussi étrange c’est parce qu’il m’aime. Et moi-même je ne sais si c’est vrai ou non. Il y a des minutes où il me semble que c’est bien là la raison. Je ne le comprends pas. Je le crains. Je sens qu’il nous empêchera, qu’il nous séparera, et moi…

Et elle acheva d’une voix presque imperceptible :

— … Je vous aime, je vous aime beaucoup.

— Écoute, Hania ! répondit Sélim, aucune puissance humaine ne peut nous séparer. Si Henri me défend de venir ici, alors je t’écrirai. J’ai un homme qui te remettra toutes mes lettres. Et moi-même je viendrai… là-bas, à l’étang. Viens toujours dans le jardin au crépuscule. Et surtout ne t’en va pas ! S’ils veulent t’envoyer loin d’ici, je ne le permettrai pas, je te le jure au nom de Dieu… Ah ! ne prononce plus de telles paroles, ou j’en deviendrais fou ! Oh ! ma chérie, ma chérie !…

Il lui saisit les mains et les porta passionnément à ses lèvres.

Soudain Hania se leva du banc.

— J’entends des voix, on vient ! dit-elle avec inquiétude.

Ils sortirent du kiosque, bien que l’inquiétude de Hania fût vaine.

Le crépuscule les éclairait de sa lueur douce, qui me paraissait plus rouge que du sang. Je revins aussi vers la maison et au bout de l’allée, j’aperçus Kaz.

— Ils sont partis. Je les ai vus, murmura-t-il, dis-moi ce que je dois faire ?

— Tue-les à coups de fusil ! criai-je furieux.

— Bien, répondit Kaz.

— Attends ! Ne sois pas bête. Ne fais rien. Ne te mêle pas de cela, Kaz, et je t’en prie, sur ton honneur, tais-toi. Si j’ai besoin de toi, je te le dirai ; mais avec les autres, silence !

— Je ne dirai pas un mot, quand même on me tuerait !

Nous marchâmes une minute sans se prononcer une parole. Kaz, pénétré de l’importance de la situation et soupçonnant quelque chose d’extraordinaire, car il avait toujours l’esprit tourné dans ce sens me regarda de ses yeux enflammés et s’écria :

— Henri !

— Quoi ?

Nous parlions à voix basse, bien que personne ne pût nous entendre.

— Tu ne vas pas te battre avec Mirza ?

— Je ne sais. Peut-être bien.

Il s’arrêta et se jeta à mon cou.

— Henri, mon chéri ! si tu veux te battre avec lui, permets-moi de le faire à ta place. Je me suis déjà mesuré avec lui ; laisse-moi essayer. Permets-le-moi, Henri ?

Les exploits chevaleresques grisaient Kaz, et, plus que jamais, je reconnus en lui mon frère ; je le serrai sur ma poitrine, et je lui dis :

— Non, Kaz. Je ne sais pas encore. Et puis… il n’accepterait pas ton défi. Que se passera-t-il, je n’en sais rien encore. Mais en attendant, ordonne qu’on me selle tout de suite un cheval. J’irai en avant l’attendre sur la route pour causer avec lui. Mais ne laisse voir à personne que tu sais quelque chose. Fais-moi seulement seller un cheval.

— Tu ne prendras pas un fusil avec toi ?

— Fi, Kaz ! Il n’a pas d’armes. Aussi je n’en prendrai aucune ; je veux seulement lui parler. Tranquillise-toi et va à l’écurie.

Kaz se pressa d’aller transmettre mon ordre, et je rentrai doucement à la maison. Il me semblait que j’avais reçu un grand coup sur la tête ; à dire vrai, je ne savais que faire, ni comment agir ; j’avais surtout envie de pleurer et de crier.

Je n’avais plus aucun doute à présent : le cœur de Hania était perdu pour moi ; auparavant, je désirais m’en convaincre de visu, pensant que cette découverte m’enlèverait ce poids qui m’oppressait. Mais à cette heure, la colère avait pris le dessus ; je l’envisageais tout aussi froidement que possible, mais le manque d’assurance m’agitait le cœur ; j’étais sûr de mon malheur, et je ne savais comment lutter avec lui.

Mon âme était pleine de fiel, de fureur et de folie. La voix du sacrifice qui auparavant m’avait plus d’une fois parlé en me disant : « Sacrifie-toi pour le bonheur de Hania, plus que tous tu dois avoir souci d’elle, sacrifie-toi ! » — cette voix maintenant s’était tue à jamais. L’ange du chagrin muet, l’ange de la souffrance et l’ange des larmes s’étaient envolés loin de moi. Je me sentais comme un ver sur lequel on a marché, sans se rendre compte du mal qu’on lui faisait. Je permettais au chagrin de me traquer, comme des chiens de chasse qui sont après un loup, mais, acculé, déshonoré, moi aussi, comme le loup je commençais à montrer les dents. Une nouvelle force, la vengeance, ranimait mon cœur.

Je me mettais à ressentir une sorte de haine contre Sélim et Hania ; je perdrais la vie, je perdrais tout ce que je pouvais perdre, mais je ne leur permettrais pas d’être heureux. Pénétré de cette pensée, je la saisis au vol, comme un condamné à mort se cramponne à la croix. Je trouvais une solution à mes idées, l’horizon s’éclaircissait devant moi ; je respirai largement et en liberté, comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps.

Je rassemblais mes pensées éparses pour les faire concourir à la perte de Hania et de Sélim.

Je rentrai à la maison, froid et calme. Dans la salle étaient assis madame d’Ives, le prêtre Ludvig et Kaz, qui, déjà de retour de l’écurie, ne quittait pas d’un pas Sélim et Hania.

— Un cheval est-il sellé pour moi ? demandai-je à Kaz.

— Il est sellé.

— Tu veux m’accompagner ? demanda Sélim.

— Je veux aller surveiller la fauchaison, et voir si tout est en ordre. Kaz, donne-moi ta place.

Kaz s’exécuta aussitôt, et je m’assis à côté de Sélim et de Hania, sur le divan près de la fenêtre. Le souvenir me vint involontairement à l’esprit que nous nous étions assis là après la mort de Nikolaï, quand Sélim racontait une histoire de Crimée sur le sultan Garoun et la sorcière Lala. Alors Hania — encore fillette — posait sa petite tête dorée contre ma poitrine et dormait ; aujourd’hui cette même Hania, profitant de l’obscurité de la pièce, pressait doucement la main de Sélim. Jadis un sentiment tendre d’amitié nous unissait tous les trois ; à présent l’amour et la colère se trouvaient en présence. En apparence, tout était tranquille ; les amoureux se souriaient, je semblais plus joyeux que d’habitude, et personne ne pouvait deviner la cause de cette joie. Madame d’Ives pria Sélim de jouer quelque chose. Il se leva, s’assit au piano et se mit à jouer du Chopin. Je restai avec Hania sur le divan. Je remarquai qu’elle ne quittait pas Sélim des yeux, comme si c’était une icone sacrée ; elle se laissait aller à la rêverie, et je résolus de la ramener à la réalité.

— N’est-il pas vrai, Hania, lui dis-je, que Sélim a beaucoup de talent ? Comme il joue et chante bien !

— Oh ! oui ! répondit Hania.

— De plus, c’est un joli garçon ! Regarde-le !

Hania m’écoutait. Sélim était assis dans l’ombre ; sa tête seule était éclairée par les derniers reflets du soleil couchant, et à cette faible clarté il semblait si beau, si inspiré, avec ses yeux levés au ciel !

— C’est vrai, qu’il est beau, n’est-ce pas, Hania ? demandai-je.

— Vous l’aimez beaucoup.

— Oh ! cela l’intéresse peu, mais ce sont les femmes… qui l’adorent. Ah ! comme Josia l’aime !

Une ombre d’inquiétude passa sur le visage de Hania.

— Et lui ?…

— Lui !… Aujourd’hui il en aime une autre, demain ce sera le tour d’une troisième. Il ne peut aimer longtemps la même ; sa nature est ainsi. Si jamais il te jure qu’il t’aime, ne le crois pas (je parlai ici exprès avec un accent particulier) : ce seront tes baisers qu’il voudra et non ton cœur. Comprends-tu ?

— Seigneur Henri !

— Oui, c’est la vérité ! Mais je dis là des bêtises ! Cela ne peut te concerner. Car tu es si modeste… que tu n’oserais jamais embrasser un étranger. Hania, pardonne-moi ! Je t’ai encore offensée par cette supposition. Tu ne feras jamais cela, n’est-ce pas, Hania, jamais ?

Hania se leva et voulut sortir ; mais je la saisis par la main et la forçai à se rasseoir. Je tâchais de conserver mon calme, mais la fureur, comme avec des tenailles, me serrait la gorge. Je sentis que je perdais mon empire sur moi-même.

— Réponds donc, lui dis-je avec une émotion à peine contenue, ou je ne te laisserai pas partir !

— Seigneur Henri ! que voulez-vous ? que dites-vous ?

— Je dis… je dis… chuchotai-je entre mes lèvres serrées, je dis qu’il n’y a pas de honte dans tes yeux, voilà !

Hania se laissa glisser sans force sur le divan. Je la regardai : elle était blanche comme un suaire. Je lui saisis la main, et serrant ses petits doigts, je continuai :

— Écoute ; j’étais à tes pieds, je t’aimais plus que tout au monde…

— Seigneur Henri !

Puis je lui dis plus bas :

— J’ai tout vu et tout entendu… Tu es une effrontée ! Toi et lui…

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Tu es une effrontée ! Je n’oserais pas, moi, baiser le bas de ta robe, et il t’a embrassée sur les lèvres. Et toi tu te serrais contre lui. Je te méprise ! Je te déteste !

Ma voix mourut dans ma poitrine. Quelques minutes s’écoulèrent avant que je pusse continuer :

— Et toi, tu as bien deviné que je vous séparerais fût-ce au prix de ma vie ; oui, je vous séparerai, dussè-je vous tuer tous les deux, et moi ensuite. Ce que je t’ai dit tout à l’heure est faux. Il t’aime, il ne te tromperait pas, mais je vous séparerai !

— De quoi parlez-vous donc si ardemment ? demanda soudain madame d’Ives, de l’autre coin de la chambre.

— Nous discutons pour savoir quel est le plus beau kiosque de notre jardin, celui de roses ou celui de houblon ?

Sélim cessa de jouer, nous regarda avec curiosité et répondit très tranquillement.

— Je donnerais tous les kiosques pour celui en houblon.

— Un vilain goût ! répondis-je. Hania n’est pas du tout de cet avis.

— Est-ce vrai, mademoiselle Hania ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Hania, presque à voix basse.

Je sentis que je ne pourrais pas me contenir plus longtemps ; des cercles rouges passaient devant mes yeux. Je me levai, courus dans la salle à manger où je pris une carafe d’eau que je me versai sur la tête. Ensuite, sans me rendre compte de mes actes, je lançai la carafe par terre, si violemment qu’elle se brisa en mille morceaux, et je m’enfuis vers le vestibule.

Mon cheval et celui de Sélim étaient tout sellés devant le perron. Il m’était nécessaire de m’essuyer, après mon aspersion, et j’allai le faire dans ma chambre ; je redescendis ensuite au salon, où je trouvai le prêtre Ludvig et Sélim dans le plus grand émoi.

— Que s’est-il passé ? demandai-je.

— Hania s’est trouvée mal.

— Quoi ? comment ? m’écriai-je.

Et je saisis le prêtre par l’épaule.

— Aussitôt après ta sortie, elle a éclaté en sanglots et s’est ensuite évanouie. Madame d’Ives l’a portée chez elle.

Sans dire un mot, je courus à la chambre de madame d’Ives ; Hania s’était effectivement évanouie, mais la crise était déjà passée. Quand je la vis, j’oubliai alors tout, je tombai à genoux comme un fou devant son lit, et m’écriai, sans faire la moindre attention à madame d’Ives :

— Hania ! ma chérie ! mon amour ! qu’est-ce que tu as ?

— Rien ! rien ! répondit-elle d’une voix faible et en s’efforçant de sourire, c’est fini. Vrai, ce n’est rien.

Je restai avec elle un quart d’heure, ensuite je lui baisai la main, et je rentrai au salon. C’était un mensonge, je ne la détestais pas ! Je l’aimais, comme jamais je ne l’avais aimée ! Mais, quand je revis Sélim, je sentis tout le désir que j’avais de l’étouffer ; oh ! je le détestais, lui, de toutes les forces de mon âme !

Il accourut à ma rencontre avec le prêtre.

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Ce n’est rien.

Et, me tournant vers Sélim, je lui dis à l’oreille :

— Retourne chez toi, nous nous trouverons demain à la limite de nos terres, à l’entrée de la forêt. J’ai besoin de te parler. Je ne veux plus que tu viennes ici. Notre amitié est brisée.

Sélim devint rouge.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je t’expliquerai tout demain. Aujourd’hui je ne le veux pas. Tu comprends ? je ne le veux pas. Demain, à six heures.

Et je me dirigeai vers la chambre de madame d’Ives.

Sélim se demanda s’il ne courrait après moi ; il hésita et resta à la porte, et je le vis au bout de quelques minutes monter à cheval et partir. Je restai plus d’une heure dans la pièce voisine. Je ne pouvais aller voir Hania, car elle était très faible et dormait. Madame d’Ives et le prêtre Ludvig tenaient un grand conseil chez mon père ; et jusqu’à l’heure du thé je restai seul.

L’heure du thé venue, je remarquai que mon père, le prêtre et madame d’Ives avaient des figures moitié fâchées, moitié mystérieuses, et j’en ressentis une certaine inquiétude. Avaient-ils deviné quelque chose ? C’était plus que probable, car nos rapports entre Hania, Sélim et moi, étaient devenus tout à fait bizarres.

— J’ai reçu aujourd’hui une lettre de la mère, me dit mon père.

— Comment se porte-t-elle ?

— Très bien ; mais elle s’inquiète de ce qui se passe ici. Elle veut revenir, ce que je ne lui permets pas d’ailleurs ; qu’elle reste encore deux bons mois à l’étranger.

— De quoi maman s’inquiète-t-elle ?

— Elle sait qu’il y a la variole dans le village, car j’ai eu l’imprudence de le lui dire.

J’ignorais totalement qu’il y eût une épidémie en ce moment ; peut-être m’en avait-on parlé, mais mon attention était alors tellement occupée autre part !

— Mais tu n’iras pas voir maman ? demandai-je.

— Nous verrons. Nous en reparlerons.

— Voilà près d’une année déjà qu’elle est à l’étranger ! soupira le prêtre Ludvig.

— Sa santé le réclame… Elle pourra vivre ici l’hiver prochain ; elle écrit qu’elle se sent mieux, seulement elle s’ennuie de ne pas nous voir et s’inquiète, répondit mon père.

Et, se tournant vers moi, il ajouta :

— Après le thé, viens chez moi. J’ai à te causer.

— C’est entendu, papa.

Je me levai et j’allai voir Hania avec tout le monde. Elle était maintenant complètement remise et voulait même se lever, mais mon père le lui défendit. Vers dix heures, les roues d’une calèche grincèrent devant nos portes ; c’était le docteur Stanislas, qui était venu dans l’après-midi visiter des paysans. Il examina Hania et déclara qu’elle n’avait absolument rien et qu’il lui fallait seulement des distractions et du repos. De plus, il lui interdit complètement l’étude.

Mon père le consulta et lui demanda s’il ne vaudrait pas mieux emmener les enfants pour un certain temps, tant que l’épidémie sévirait. Le docteur le tranquillisa, lui assura qu’il n’y avait aucun danger et alla ensuite se coucher, car il tombait de lassitude.

Je le reconduisis jusqu’à sa chambre et me disposai moi-même à me déshabiller, car j’étais très fatigué des péripéties de la journée, quand Francis entra chez moi et me dit :

— Seigneur, votre père vous demande.

J’y allai aussitôt. Mon père était assis à son bureau, et sur des chaises le prêtre Ludvig et madame d’Ives se tenaient autour de lui. Mon cœur battit d’anxiété, tel un coupable qui paraît devant son juge, car j’étais presque convaincu qu’on allait m’interroger sur Hania ; et, effectivement, mon père se mit à parler d’une chose fort importante. Il envoyait mes jeunes sœurs avec madame d’Ives à Koptchany, chez notre grand-père, pour tranquilliser ma mère ; Hania se trouverait donc rester seule au milieu d’hommes, ce que mon père ne voulait pas ; et il ajouta qu’il se passait chez nous des choses sur lesquelles il ne voulait pas m’interroger, mais qu’il ne pouvait approuver. Le départ de Hania y mettrait fin.

Tous, à ce moment, me regardèrent et furent très surpris quand, au lieu de m’opposer désespérément au départ de Hania, je l’approuvai avec joie. J’avais calculé, en effet, que ce départ romprait toutes ses relations avec Sélim ; en outre, l’espoir, comme un feu follet, était en mon cœur, car je pensais que nul autre que moi n’accompagnerait Hania à l’étranger. Je savais que mon père n’en avait pas le loisir, car la moisson était proche ; quant au prêtre Ludvig, il n’était jamais sorti de son pays : il ne restait donc que moi. Mais cette faible espérance s’éteignit vite, quand mon père ajouta que madame Oustchitska allait partir dans deux jours pour les bains de mer, et qu’elle consentait à emmener Hania. Hania devait donc quitter la maison le surlendemain. Cela m’affligea extrêmement, mais je préférais voir Hania s’en aller, même sans moi, plutôt que de la laisser à Litvinov. J’avoue aussi que je me réjouissais en pensant à ce que ferait et dirait Sélim en apprenant de ma bouche cette nouvelle, le lendemain.


X


Le lendemain, à six heures, j’étais au rendez-vous ; j’y trouvai Sélim qui m’attendait, et je me fis la promesse solennelle de garder tout mon sang-froid.

— Que voulais-tu me dire ? demanda Sélim.

— Je voulais te dire que je sais tout. Tu aimes Hania, et elle t’aime. Tu as agi malhonnêtement… Voilà ce que je voulais te dire tout d’abord.

Sélim pâlit et tressaillit. Il se rapprocha de moi au point que nos chevaux se touchaient presque.

— Pourquoi ? pourquoi ? demanda-t-il d’une voix saccadée. Explique tes paroles ?

— D’abord parce que tu es musulman et elle, chrétienne ; tu ne peux donc te marier avec elle.

— Je changerai de religion.

— Ton père ne le permettra pas.

— Il me le permettra ! Mais si même…

— Enfin, il y a encore d’autres obstacles. Quand même tu changerais de religion, mon père et moi, nous ne te donnerons jamais Hania, jamais ! Comprends-tu ?

Mirza s’inclina sur sa selle de mon côté et répondit, en scandant chaque syllabe :

— Je ne vous la demanderai pas… Et toi, à ton tour… comprends-tu ?

J’étais tranquille à ce sujet, car je me réservais de lui annoncer le départ de Hania.

— Non seulement elle ne sera jamais à toi, répondis-je d’un ton froid et lent, mais tu ne la verras plus. Je sais que tu voulais lui écrire ; je te déclare que je surveillerai tout le monde, et qu’à la première occasion je ferai fouetter durement ton envoyé. Toi-même, tu ne viendras plus chez nous : je te le défends !

— Nous verrons ! dit Sélim qui écumait de rage. Permets-moi, à mon tour, de parler. Ce n’est pas moi, mais bien toi qui agis malhonnêtement. J’y vois clair à présent. Je t’ai demandé : « L’aimes-tu » ? tu m’as répondu : « Non » ! Je voulais m’éloigner quand il en était temps encore ; tu m’en as détourné. Qui donc est coupable ici ? Tu as déclaré que tu ne l’aimais pas ; par amour-propre, par orgueil tu as rougi d’avouer ton amour ; tu as aimé en secret, moi je l’ai fait à la face du ciel. Tu as empoisonné sa vie ; je voulais, moi, la rendre heureuse. Qui est coupable ? Je me serais retiré, je le jure, je me serais retiré ! Mais à présent il est trop tard. Elle m’aime maintenant, et toi, écoute ce que je vais te dire : vous pouvez m’interdire l’entrée de votre maison, vous pouvez saisir mes lettres, mais je vous jure que je n’abandonnerai pas Hania, que je ne l’oublierai pas, que je l’aimerai toujours et la chercherai partout. J’agis ouvertement et honnêtement, mais je l’aime, je l’aime plus que tout au monde, je ne vis que pour elle et je mourrais pour elle. Je ne veux pas apporter le malheur dans votre maison, mais rappelle-toi qu’il y a en moi quelque chose que moi-même je crains. Je suis décidé à tout. Oh ! si vous offensiez jamais Hania !…

Il était pâle et les paroles sortaient avec peine de ses lèvres serrées ; un amour tout-puissant emplissait sa nature ardente d’Oriental. Mais je n’y prêtai pas attention, et je répondis froidement et d’un ton catégorique :

— Je ne suis pas venu ici pour écouter tes déclarations. Je me moque de tes menaces, et je te le répète encore une fois : « Hania ne sera jamais à toi. »

— Écoute encore, dit Sélim ; malgré tout mon amour pour Hania je n’ai pas essayé de la circonvenir, je n’aurais pas osé le faire, mais tu dois comprendre. Je te jure que, si elle t’aimait, je ne regarderais à rien, je trouverais en mon âme assez de force pour m’éloigner à jamais de Hania. Henri, l’affaire la concerne seule. Tu as toujours été noble, écoute : renonce à elle et demande-moi tout ce que tu voudras, fût-ce ma vie. Voilà ma main, Henri ! mais tout cela regarde Hania seule !

Et il me tendit les mains, mais je fis reculer mon cheval.

— Ce qui la concerne regarde mon père et moi. J’ai l’honneur de t’annoncer que Hania part après-demain pour l’étranger et que tu ne la reverras plus. Et maintenant, permets-moi de te faire mes adieux !

— Si cela est vrai, nous verrons bien !

— Nous verrons, soit !

Je fis faire volte-face à mon cheval et rentrai à la maison, sans regarder derrière moi.

La tristesse régna chez nous durant les deux jours qui précédèrent le départ de Hania. Madame d’Ives était déjà partie avec mes sœurs, et nous restions seuls, mon père, le prêtre, Hania et moi. La malheureuse savait qu’il lui fallait nous quitter, et ce départ la désespérait ; elle tâchait visiblement de me demander protection, mais je le remarquai et m’arrangeai pour ne pas me trouver seul avec elle. Je me connaissais, je savais que ses larmes feraient de moi ce qui lui plairait, et que je n’oserais rien lui refuser. Je fuyais donc son regard, car je ne pouvais supporter de sang-froid la prière suppliante de ses yeux, quand elle nous regardait, mon père ou moi.

D’ailleurs, il eût été bien inutile d’intercéder pour elle, car mon père ne revenait jamais sur ses décisions. Et puis une certaine honte m’éloignait de Hania, je rougissais de ma dernière conversation avec Mirza, de ma brutalité, de ce rôle enfin que je jouais, et surtout de ce que, sans approcher de Hania, je l’espionnais continuellement.

J’avais, en effet, mes raisons ; je savais que Mirza, comme un oiseau de proie, tournait jour et nuit autour de notre maison. Dès le jour qui avait suivi notre entretien, j’avais aperçu Hania cacher à la hâte dans sa poche une feuille de papier couverte d’écriture, vraisemblablement une lettre de lui ou pour lui. Je supposais même qu’ils devaient se voir, mais où et comment, je l’ignorais ; car toute ma surveillance n’avait encore servi de rien. Malgré tout, les jours passèrent avec la rapidité d’une flèche, et quand le soir du départ de Hania pour Outschitsy arriva, le prêtre Ludvig et moi fûmes chargés de l’y conduire, car mon père avait dû se rendre à la foire aux chevaux.

Je remarquai qu’à l’approche de la nuit, Hania devenait de plus en plus agitée ; elle tremblait de tout son corps, comme si elle craignait quelque chose.

Le soleil se cacha enfin derrière les nuages épais et jaunâtres, qui menaçaient d’éclater en orage. À l’ouest retentirent quelques roulements éloignés, précurseurs de la bourrasque prochaine.

L’air étouffé et moite était tout chargé d’électricité ; les oiseaux se cachaient sous les chaumes ; seules les grues continuaient à voleter tranquillement ; les feuilles pendaient immobiles aux arbres ; de la cour des étables arrivait le mugissement plaintif des vaches, revenant des pâturages. Une certaine angoisse triste étreignait la nature entière. Le prêtre Ludvig ordonna de fermer les fenêtres.

Je voulais arriver à Oustchitsy avant l’orage, aussi j’allai donner l’ordre d’atteler les chevaux. En sortant de la pièce, je vis Hania se lever, puis revenir à sa place ; elle pâlissait et rougissait alternativement.

— Ah ! comme on étouffe ! dit-elle en agitant son mouchoir.

Son trouble augmentait à vue d’œil.

— Il vaudrait mieux attendre, me dit le prêtre Ludvig, l’orage va éclater dans quelques instants.

— Dans une demi-heure, lui répondis-je, nous serons à Oustchitsy ; et puis, qui sait si nous ne nous trompons pas ?

Je courus à l’écurie ; mon cheval était sellé, et l’on apprêtait la voiture, qui ne fut prête qu’au bout d’une demi-heure. La tempête allait se déchaîner, mais je ne voulais pas attendre plus longtemps. Le prêtre Ludvig était sur le perron, en sarrau de toile blanche et muni d’un énorme parapluie blanc.

— Où est Hania ? est-elle prête ? demandai-je.

— Elle est prête ; voilà déjà une demi-heure qu’elle est partie pour prier dans la chapelle.

J’y courus, mais Hania n’y était pas ; je me précipitai dans la salle à manger, vide ! au salon, pas d’Hania.

— Hania ! Hania ! me mis-je à crier.

Personne ne me répondit.

Inquiet, je courus vers sa chambre, voir si elle n’était pas malade ; je trouvai en route la vieille Viengrovska.

— Où est mademoiselle Hania ? lui demandai-je impatiemment.

— La demoiselle est allée dans le jardin.

Je m’élançai dans le jardin.

— Hania ! Hania ! il est temps de partir !

Silence.

— Hania ! Hania !

Les feuilles seules bruissaient sous le souffle de la bourrasque, et sur le sol tombaient quelques larges gouttes de pluie. Le silence régnait partout.

« Qu’y a-t-il donc ? » me demandai-je.

Et il me sembla que mes cheveux se dressaient d’effroi sur ma tête.

— Hania ! Hania !

Je crus entendre une réponse à l’autre bout du jardin ; je respirai plus librement.

« Ô imbécile ! » me dis-je.

Et je me dirigeai du côté d’où était venue la voix. Il n’y avait personne.

Le jardin se terminait par un treillage derrière lequel passait une route allant aux étables à moutons. Je grimpai sur le treillage et regardai au dehors ; la route était déserte ; seul Ignace, le garçon de ferme, surveillait les oies qui mangeaient près de la clôture.

— Ignace !

Ignace leva son chapeau et accourut vers moi.

— Tu n’as pas vu la demoiselle ?

— Je l’ai vue. Elle vient de passer.

— Comment ? Où allait-elle ?

— Vers la forêt, avec le jeune seigneur de Khojéli. Ils couraient à perdre haleine.

Mon Dieu ! Hania s’était enfuie avec Sélim !

Un nuage passa devant mes yeux ; ensuite une pensée traversa mon cerveau comme un éclair : je me rappelai l’agitation de Hania, la lettre que je lui avais vue entre les mains ; évidemment tout cela avait été comploté d’avance ! Mirza lui écrivait et la voyait ! Ils avaient choisi la minute précédant le départ, pensant bien que tout le monde serait occupé à la maison. Mon Dieu ! mon Dieu !…

Je ne me souviens plus de quelle façon je me retrouvai sur le perron.

— Un cheval ! un cheval ! criai-je d’une voix terrible.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda le prêtre Ludvig avec anxiété.

Un coup de tonnerre, qui roula d’un coin du ciel à l’autre, lui répondit.

Le vent sifflait à mes oreilles ; mon cheval galopait comme un forcené. Ayant dépassé l’allée des tilleuls, je tournai du côté par où s’étaient enfuis Hania et Sélim ; je sautai par-dessus une haie, puis par-dessus une deuxième, et continuai au galop. Les traces étaient visibles. À ce moment l’orage éclata ; tout l’horizon s’obscurcit ; sur le fond noir des nuages coururent des serpents de feu, le ciel s’éclaira soudain comme dans un embrasement, puis l’obscurité se fit encore plus profonde. La pluie se mit à tomber à torrents. Les arbres de la route semblaient en proie à des convulsions ; mon cheval, sous les coups de fouet et d’éperon commença à s’ébrouer et à gémir, et c’est à peine si je ne gémissais pas moi-même. Incliné sur l’encolure, je regardais seulement les traces sur la route, sans avoir conscience de rien autre. J’atteignis ainsi la forêt. L’orage éclatait dans toute sa violence ; une sorte de cyclone enveloppait le ciel et la terre. La forêt s’inclinait comme un champ de blé ; l’écho des coups de tonnerre se répercutait de pins en pins ; la rumeur des feuilles, le craquement des branches brisées, tout cela formait un vacarme infernal. Je ne pouvais plus distinguer les traces, mais je volais comme un tourbillon. La lueur d’un éclair me permit de les retrouver à la lisière de la forêt ; mais je m’aperçus en même temps, avec terreur, que mon cheval soufflait de plus en plus, et que son galop se ralentissait. Je me mis de nouveau à le cravacher. Derrière la forêt s’étendait une grande plaine sablonneuse que je pus prendre sur le côté, mais qui se trouvait en travers de la route de Sélim. Cela avait dû retarder sa fuite.

Je levai les yeux au ciel :

— Mon Dieu ! fais que je les atteigne, et ensuite, tue-moi si tu veux ! m’écriai-je avec désespoir.

Ma prière fut entendue. Un éclair sanglant illumina soudain le ciel et, à sa lueur, j’aperçus non loin de moi une calèche qui s’éloignait. Je ne pouvais encore distinguer les personnes, mais il était certain que c’étaient eux. Un demi-kilomètre à peine nous séparait, et la voiture n’allait pas très vite, car cette obscurité et la route détrempée par la pluie, forçaient Sélim à avancer avec précaution.

Un cri de fureur et de joie sortit de ma poitrine ; cette fois, ils ne pouvaient plus m’échapper !

Sélim m’aperçut aussi, poussa un cri et fouetta ses chevaux effrayés ; à la lueur d’un nouvel éclair, Hania également me vit et se cramponna avec désespoir à Sélim qui parut lui parler.

Au bout de quelques secondes, j’étais déjà si près que j’entendis la voix de Sélim :

— J’ai un pistolet, cria-t-il, au milieu de l’obscurité qui nous environnait ; arrière, ou je te tue !

Mais je ne prêtai aucune attention à ses menaces et m’approchai encore davantage.

— Arrête ! cria la voix de Sélim. Arrête !

J’étais alors à une quinzaine de pas d’eux ; mais la route redevint meilleure, et Sélim remit ses chevaux au grand galop. La distance s’accrut aussitôt, et je repris ma poursuite furibonde.

Alors Sélim se retourna et me visa de son pistolet. Il était terrible à voir, mais visait avec sang-froid ; encore une minute, et j’allais atteindre la voiture !… mais soudain un coup de feu retentit ; mon cheval se jeta de côté, puis tomba sur ses jambes de devant. Je le relevai, mais il retomba en arrière, et nous roulâmes ensemble sur le sol.

Je bondis aussitôt et m’élançai à la poursuite des fugitifs, mais en vain ; la voiture s’éloigna de plus en plus, et je ne la distinguai plus qu’à la lueur des éclairs. Elle disparaissait, emportant avec elle mon espérance ; je voulus crier, mais je ne pus ; je n’avais plus de voix. Le bruit des roues s’affaiblissait : je butai sur une pierre et tombai.

Je me relevai au bout d’un instant.

— Ils sont partis ! ils se sont sauvés ! répétais-je, sans savoir ce que je disais.

J’étais seul, impuissant, sans aide… Ce démon de Mirza m’avait vaincu. Oh ! si Kaz n’avait pas accompagné mon père !… si nous nous étions mis tous les deux à la poursuite de Mirza !… mais à présent… qu’allait-il arriver ?

Et je criai pour entendre ma voix et ne pas perdre la tête. Et il me sembla que le vent se moquait et me sifflait aux oreilles : « Tu es là, arrêté, et lui à présent est avec elle ! »

Et le vent sifflait, bruissait et se riait de moi.

Je me dirigeai vers mon cheval. De ses narines coulait un flot de sang noir, mais la bonne bête vivait encore, et me regardait de ses yeux doux. Je m’assis près d’elle, posai ma tête sur son flanc et il me sembla que moi-même j’allais mourir.

Mais le vent sifflait toujours au-dessus de moi, riait et me criait aux oreilles :

— Il est avec elle !

Par instants, je croyais entendre le bruit infernal des roues de cette calèche, qui emportait mon bonheur dans les ténèbres. Et je restai comme pétrifié.

Lorsque je repris mes sens, l’orage s’était apaisé ; au ciel flottaient des amas de nuages blancs, laissant par intervalles apercevoir l’azur ; un brouillard humide s’élevait de la campagne. Mon cheval mort me rappela tout ce qui s’était passé ; je regardai autour de moi ; sur la droite brillaient quelques feux. Je me dirigeai dans direction ; il me sembla être près d’Oustchitsy.

Je résolus de rendre visite au seigneur du lieu ; c’était d’autant plus facile qu’il demeurait non pas dans la principale habitation, mais dans un petit pavillon ; une lumière brillait à ses fenêtres ; je frappai à la porte.

Le seigneur Oustchitsky m’ouvrit lui-même, et recula stupéfait.

— Quelle plaisanterie ! s’écria-t-il. Regarde à quoi tu ressembles, Henri !

— Le tonnerre a tué mon cheval près d’ici, et il ne me restait plus qu’à venir chez vous.

— Mon Dieu ! Tu es tout trempé, transi de froid, et il est tard à présent. Je vais te faire donner à manger, et apporter des effets de rechange.

— Non, non, il faut que je rentre tout de suite à la maison !

— Pourquoi donc Hania n’est-elle pas venue ? Ma femme part demain à deux heures ; nous pensions que vous nous l’amèneriez passer la nuit ici.

L’idée me vint soudain de tout lui raconter, car j’avais besoin de son concours.

— Seigneur Oustchitsky, dis-je, il nous est arrivé un malheur. Je compte que vous n’en parlerez à qui que ce soit, ni à votre femme, ni à vos filles, ni aux gouvernantes. Il y va de l’honneur de notre maison.

Je savais qu’il ne dirait rien à personne ; et comme j’avais peu d’espoir que cette affaire restât toujours secrète, je préférais le prévenir, afin d’éclaircir la situation. Je lui racontai donc tout, sauf mon propre amour pour Hania.

— Penses-tu te battre avec Sélim ? me demanda-t-il, après m’avoir écouté jusqu’au bout.

— Oui, nous nous battrons demain ; mais aujourd’hui je veux encore les poursuivre, et je vous demande de me prêter vos meilleurs chevaux.

— Il n’y a nullement besoin de les poursuivre ; ils ne sont pas allés bien loin et auront pris quelque chemin détourné pour rentrer à Khojéli. Car où pourraient-ils se sauver ? Ils n’ont pu aller qu’à Khojéli et se jeter aux genoux du vieux Mirza — ils n’avaient rien d’autre à faire. Le vieux Mirza a enfermé Sélim dans une grange et pour la demoiselle… il vous la ramène tout bonnement.

— Seigneur Oustchitsky !

— Allons, allons, mon enfant, ne te fâche pas ; pour moi Hania n’est pas coupable. Mais pourquoi perdre son temps ?

Et il réfléchit pendant une minute.

— À présent, je sais ce qu’il faut faire. Je vais aller à Khojéli, et il vaudrait mieux que tu restes ici. Si Hania est là-bas, alors je la prendrai et vous la ramènerai. Mais, peut-être ne le voudra-t-on pas ? Voyons… le malheur, c’est que ton père est un homme très emporté, — il provoquera le vieux Mirza, qui n’est coupable de rien.

— Mon père n’est pas à la maison.

— Tant mieux ! tant mieux !

Le seigneur Oustchitsky frappa dans ses mains.

— Ianek, ici !

Un domestique entra.

— Qu’on m’attelle une calèche tout de suite. Comprends-tu ?

— Et des chevaux pour moi ? demandai-je.

— Et une autre pour le seigneur Henri ! Et voilà l’affaire.

Nous restâmes silencieux durant quelques minutes, puis je dis :

— Vous me permettez d’écrire à Sélim ? Je veux le provoquer par lettre.

— Pourquoi donc ?

— Je crains que le vieux Mirza ne lui permette pas de se battre. Il l’enfermera un instant et pensera que c’est suffisant ; mais pour moi, cela ne peut pas se terminer ainsi ! Si Sélim est déjà enfermé, vous ne le verrez pas, et par l’intermédiaire du père on ne pourra rien faire ; tandis que la lettre lui sera remise. Je ne dirai pas non plus à mon père que je veux me battre. Il provoquerait le vieux Mirza qui n’est responsable de rien ; mais si nous nous battons, Sélim et moi, alors l’affaire sera terminée ; vous-même avez reconnu, d’ailleurs, que je devais me battre.

— Je le pense. Pour des gens de notre rang, c’est toujours le meilleur moyen. Que tu sois jeune ou vieux, qu’importe ? Pour d’autres, c’est différent ; mais pour un noble, il n’y a que le duel ! Allons, écris, tu as raison !

Je m’assis donc et écrivis ceci :

« Tu es un chenapan, et par cette lettre je te soufflette. Si tu n’es pas demain matin auprès de la maison de Vakh avec un pistolet ou une épée, tu seras alors le dernier des lâches : d’ailleurs, tu n’es qu’un lâche. »

Je cachetai la lettre et la remis à Oustchitsky, puis nous sortîmes dans la cour où nous attendaient deux calèches attelées.

Une terrible pensée me traversa soudain l’esprit :

— Écoutez ! dis-je au seigneur Oustchitsky ; et si Sélim n’avait pas conduit Hania à Khojéli ?

— Alors, il a de l’avance : il fait maintenant nuit, cinquante routes s’étendent dans toutes les directions, et va-t’en les chercher ! Mais où pourrait-il, alors, la conduire ?

— À la ville.

— Seize milles avec les mêmes chevaux ? Sois tranquille. J’irai en ce cas demain à la ville, peut-être même aujourd’hui ; mais commençons par Khojéli. Je te le répète, tranquillise-toi.

Au bout d’une heure, je rentrai à la maison. La nuit était très avancée, mais des lumières brillaient partout aux fenêtres ; c’était probablement la lueur de flambeaux qu’on portait de chambre en chambre. Quand la calèche eut atteint le perron, la porte s’ouvrit et du vestibule sortit le prêtre Ludvig, une lumière à la main.

— Silence, pas de bruit ! murmura-t-il, en posant le doigt sur les lèvres.

— Hania ? demandai-je avec anxiété.

— Parle bas ! Hania est ici. Le vieux Mirza l’a ramenée. Allons chez moi, et je te raconterai tout.

Nous allâmes dans la chambre du prêtre.

— Et toi, qu’as-tu fait ?

— Je les ai poursuivis. Mirza a tué mon cheval. — Mon père est-il rentré ?

— Il est rentré au moment où le vieux Mirza venait juste de repartir. Oh ! tu ne peux te figurer sa colère ! Le docteur est auprès de lui ; nous avons craint un instant qu’il n’eût une attaque d’apoplexie. Il voulait aller sur-le-champ provoquer le vieux Mirza. La faute est grande, mais le vieillard n’y est pour rien. Il a à moitié tué Sélim et l’a enfermé à clef ; puis il a lui-même ramené Hania ici. Il a ordonné à ses gens de garder le silence. Par bonheur, ton père n’était pas là.

Le seigneur Oustchitsky avait bien prévu tout ce qui s’était passé.

— Et Hania ?

— Elle était trempée jusqu’aux os ; elle a maintenant la fièvre. Ton père l’a sévèrement grondée. Pauvre enfant !

— Le docteur Stanislas l’a-t-il vue ?

— Oui, et il a ordonné de la coucher immédiatement ; Viengrovska est assise auprès d’elle. Attends-moi ; je vais aller prévenir ton père de ton arrivée. Il a déjà envoyé des courriers pour te retrouver. Et Kaz aussi est parti à ta recherche. Dieu tout-puissant, quelle aventure !

Après avoir dit ces mots, le prêtre alla trouver mon père ; mais je ne pus rester à l’attendre, et je courus chez Hania. Je ne voulais pas la voir — oh ! non — cela ne pouvait la rendre que plus malade. J’avais besoin seulement de m’assurer qu’elle était réellement rentrée, qu’elle se trouvait de nouveau en sûreté, sous notre toit, près de moi, à l’abri de l’orage et des terribles aventures de ce jour. Un étrange sentiment m’envahit en m’approchant de la chambre de Hania ; ce n’était ni de la colère, ni de la haine, que je ressentais pour elle, mais une profonde pitié et une compassion immense pour cette malheureuse victime de la folie de Sélim. Je la comparais à une tourterelle qu’a surprise un vautour. Oh ! que d’humiliations la malheureuse avait dû subir à Khojéli, dans la maison du vieux Mirza ! Je me promis de ne pas lui faire le moindre reproche, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, et de me comporter avec elle comme si rien ne s’était passé.

Quand j’arrivai à sa chambre, les portes s’ouvrirent et sur le seuil parut la vieille Viengrovska.

— Mademoiselle dort ? lui demandai-je.

— Non, elle ne dort pas, la pauvre… Oh ! mon jeune seigneur chéri ! si vous saviez ce qui s’est passé, quand le seigneur votre père la grondait — et ici la vieille Viengrovska essuya ses yeux avec son tablier, — j’ai cru que la malheureuse allait mourir sur place. Et elle était trempée… et elle avait peur… Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

— Mais, à présent, comment va-t-elle ?

— Oh ! voyez vous-même, elle est malade ; par bonheur, le docteur n’était pas loin.

Je jetai un coup d’œil dans la chambre. Hania était assise sur son lit ; ses joues en feu, ses yeux brillants dénotaient bien la fièvre. J’hésitais à entrer, quand le prêtre Ludvig me frappa sur l’épaule.

— Ton père te demande, dit-il.

Père Ludvig, elle est malade ?

— Le docteur va venir immédiatement ; mais toi, va parler à ton père, va vite, il est déjà tard.

— Quelle heure est-il ?

— Minuit et demi.

Je me frappai le front… Dans cinq heures, je devais me battre avec Sélim.


XI


Après un entretien d’une demi-heure avec mon père, je retournai dans ma chambre, mais je ne me couchai pas.

Je comptais que, pour être à cinq heures à la cabane de Vakh, il me fallait quitter la maison à quatre heures, c’est-à-dire que je n’avais plus que trois heures devant moi. Bientôt le prêtre Ludvig vint voir si je n’étais pas malade après ma course forcenée et si j’avais changé de vêtements. Le prêtre me conseilla de me coucher, mais il resta à causer avec moi plus d’une heure. Il me répéta en particulier toutes les paroles du vieux Mirza. Il paraît que Sélim avait complètement perdu la tête ; il pensait qu’à son arrivée à Khojéli, son père n’aurait rien de mieux à faire que de le bénir et de lui donner Hania.

Après sa conversation avec moi, non seulement Sélim avait vu la jeune fille, mais il l’avait engagée à fuir. Celle-ci, bien qu’elle ne comprît pas l’importance et les suites de cette équipée, s’y opposa instinctivement de toutes ses forces ; mais Sélim la circonvint par ses prières et par son amour ; en outre, il lui présenta cette fuite comme un simple voyage à Khojéli, après lequel ils seraient unis et à jamais heureux. Il lui assura qu’il la ramènerait lui-même comme sa fiancée, que mon père consentirait à tout, que j’y consentirais aussi, et que je me consolerais aisément avec Lola Oustchitska. Il lui dit qu’il sacrifierait tout pour elle, même sa vie, qu’il ne pourrait supporter une séparation, qu’il se jetterait à l’eau, s’empoisonnerait ou se tirerait un coup de revolver. Ensuite il se jeta à ses pieds, et finit par obtenir le consentement de la jeune fille ; pourtant, lorsqu’ils se mirent en route, Hania prit peur et, avec des larmes, supplia Sélim de retourner en arrière ; mais il refusa de l’écouter.

Tel avait été le récit fait par le vieux Mirza au prêtre Ludvig, récit arrangé peut-être dans le dessein de montrer les bonnes intentions de Sélim. Prenant tout cela en considération, le prêtre ne partageait pas la colère de mon père, qu’avait irrité l’ingratitude d’Hania. Selon lui, Hania n’était pas ingrate, elle avait seulement glissé dans le sentier de l’amour mondain et coupable, et à ce sujet, il prononça quelques bonnes paroles sur les sentiments mondains ; mais je n’en voulais pas à Hania de cet amour que j’aurais payé de toute ma vie si elle l’avait éprouvé pour moi. Je ressentais pour Hania une pitié inaccoutumée, et mon cœur lui était tellement attaché, que je ne concevais aucun moyen de me séparer d’elle. Je priai donc le prêtre de présenter à mon père l’affaire de la façon qu’il me l’avait racontée et je pris ensuite congé de lui, car je désirais rester seul.

Après son départ, je détachai du mur le sabre antique et glorieux et les pistolets que mon père m’avait donnés, afin de m’apprêter pour la rencontre qui était prochaine. Je n’avais ni le temps ni le désir de réfléchir à ce duel ; je voulais seulement me battre à mort, et voilà tout.

Quant à Sélim, j’étais absolument certain qu’il serait là.

J’essuyai soigneusement le sabre avec de la ouate ; sur la large lame au reflet bleuté il n’y avait pas le moindre défaut, malgré ses deux cents ans d’existence, et qu’elle eût fendu bien des casques et des armures, qu’elle se fût teintée de beaucoup de sang suédois, tatar et turc. L’inscription : « Jésus, Maria » brillait en lettres d’or ; je passai la main sur le fil, il était fin comme un ruban de soie. Les saphirs bleus de la poignée semblaient sourire, comme s’ils imploraient qu’une main vînt les entourer et les réchauffer de sa moiteur.

Ayant achevé de préparer mon sabre, je pris les pistolets, car je ne savais pas quelles armes apporterait Sélim ; je graissai les chiens et les platines et les chargeai soigneusement.

Dehors il commençait déjà à faire moins noir ; il était trois heures.

Je terminai ma besogne, me jetai sur un fauteuil et me mis à réfléchir. De tout ce que j’avais vu et de tout ce que m’avait raconté le prêtre Ludvig, il ressortait clairement que dans toute cette affaire c’était moi le plus coupable. Je me demandai si j’avais accompli d’une façon convenable les promesses contractées au lit de mort de Nikolaï, et je me répondis : « Non ! » À quoi avais-je le plus pensé : était-ce bien à Hania ? De nouveau je me répondis : « Non ! » Et je m’irritai contre moi.

De plus, Hania, cet être doux, sans défense, était, au milieu de nous tous, comme une colombe dans un nid d’éperviers. Je ne pouvais chasser cette pensée que Sélim et moi nous nous étions disputé cette jeune fille comme une proie, et, dans cette lutte où les ravisseurs ne cherchaient que leurs propres intérêts, c’était elle, la plus innocente, qui avait le plus souffert… Et voilà que dans deux heures allait se jouer le dernier acte de cette tragédie. C’étaient là des pensées graves, écrasantes. Il me semblait que tout notre monde de nobles se montrait trop cruel à l’égard de Hania. Ma mère, par malheur, n’avait pas été là, et nous, les hommes, nous avions broyé dans nos mains brutales cette tendre fleur que le sort avait jetée au milieu de nous. La faute en rejaillissait sur toute notre maison, et il fallait laver cette faute ou dans mon sang ou dans celui de Sélim.

J’étais prêt à ces deux alternatives.

Cependant l’aube commençait à poindre ; j’éteignis la lumière. Les pendules de notre maison sonnèrent trois heures et demie.

« Allons, il est temps ! » pensai-je.

Et ayant endossé mon paletot afin de cacher mes armes, je sortis de ma chambre. En longeant la maison, je remarquai que la porte principale, qui était toujours fermée à l’ordinaire, était grande ouverte. Évidemment, quelqu’un était déjà sorti et je devais faire attention à ne pas le rencontrer.

En me glissant en silence dans l’allée des tilleuls, je regardai attentivement de tous côtés, mais autour de moi tout dormait d’un profond sommeil. Je ne relevai la tête qu’une fois dans l’allée, bien convaincu que maintenant personne ne pouvait plus m’apercevoir de la maison. Le matin était clair et serein ; les tilleuls exhalaient une douce odeur de miel. Je tournai à gauche vers la forge, près de laquelle se trouvait la route qui conduisait à la cabane de Vakh. Ma fatigue et ma somnolence se dissipèrent vite sous l’influence de la fraîcheur matinale ; j’étais plein d’espoir et un pressentiment me disait que j’aurais le dessus dans cette lutte. Sans aucun doute, Sélim était de première force au pistolet, mais je n’étais pas moins adroit que lui ; il était plus adroit que moi à l’épée, j’étais beaucoup plus vigoureux que lui, de sorte qu’il aurait peine à supporter la violence de mes attaques. « Oui, il en sera enfin ce qu’il en sera, pensai-je, ce sera du moins la fin, et le châtiment de cet orgueil qui me mène depuis si longtemps ». D’ailleurs, que Sélim eût eu de bons ou de mauvais desseins, il n’en avait pas moins causé à Hania un préjudice irréparable, et je devais lui en demander raison.

Ainsi plongé dans ces réflexions j’atteignis le bord de l’étang : j’aperçus l’écluse et le pont, et… soudain, je m’arrêtai, comme pétrifié…

Sur le pont se tenait mon père, les mains derrière le dos, avec une pipe depuis longtemps éteinte ; il était appuyé au parapet et regardait silencieusement couler l’eau, où se reflétait l’aurore aux couleurs luxuriantes. Évidemment, ainsi que moi, il n’avait pu s’endormir et était sorti respirer l’air, et peut-être aussi examiner les environs.

Je ne l’avais pas tout d’abord aperçu, parce que les saules le cachaient à ma vue, et je m’étais approché à une dizaine de pas de lui. Je me dissimulai derrière les arbres, ne sachant que faire. Mais mon père ne bougeait pas et murmurait les prières du matin ; j’entendis qu’il disait :

— Sainte mère de Dieu, ô Vierge, réjouis-toi, le Seigneur est avec toi !

Puis il se mit à prier tout bas, et acheva enfin à haute voix :

— Et que le fruit de ton sein soit béni ! Amen.

Cela m’ennuyait de rester derrière ces saules, et je résolus de traverser le pont à pas de loup. Mon père me tournait le dos, penché sur l’eau, et, de plus, je le savais un peu sourd. Je m’efforçai donc de marcher tout doucement, mais, par malheur, des poutres mal jointes craquèrent, et mon père se retourna.

— Que fais-tu ici ? me demanda-t-il.

Je devins rouge comme une écrevisse.

— J’étais sorti pour me promener, pour prendre l’air simplement.

Mon père se rapprocha de moi, ouvrit mon paletot, dont j’étais si soigneusement enveloppé, me montra le sabre et les pistolets, et me demanda :

— Et cela, qu’est-ce donc ?

Il n’y avait rien de mieux à faire que d’avouer tout.

— Je vais tout t’avouer, mon père ; je vais me battre avec Mirza.

Je m’attendais à le voir bondir de colère, mais il me demanda simplement :

— Qui a provoqué l’autre ?

— C’est moi.

— Sans demander conseil à ton père, sans lui en toucher un mot ?

— Je l’ai provoqué hier, aussitôt après ma poursuite. Mon père, je ne t’en ai pas parlé parce que je craignais que tu ne t’y opposasses.

— Et tu avais raison. Rentre à la maison. L’affaire me regarde.

Mon cœur se serra désespérément, comme jamais je ne l’avais éprouvé.

— Mon père, dis-je, je te supplie par tout ce qu’il y a au monde, par la mémoire de ton grand-père, ne m’empêche pas de me battre avec le Tatar. Je me souviens que tu m’as appelé une fois démocrate et que tu t’es fâché contre moi. Oh ! je sens pourtant qu’en moi coule ton sang, le sang de mon aïeul. Sélim a offensé Hania, et cela je ne puis le lui pardonner. Il ne faut pas qu’on puisse dire que quelqu’un de notre race ait laissé offenser une orpheline confiée à nos soins, et ne l’ait pas vengée. Je suis très coupable : je l’aimais et je ne te l’ai pas avoué ; mais je jure que, même si je ne l’aimais pas, je ferais pourtant, pour l’honneur de notre maison, ce que je fais en ce moment. Ma conscience me dit que j’agis noblement, et toi, mon père, tu ne peux t’y opposer. Non, je ne crois pas que tu puisses me défendre de bien me conduire, non je ne le crois pas ! Souviens-toi, Hania a été outragée, j’ai provoqué mon ennemi, j’ai engagé ma parole. Je sais que je ne suis pas majeur, mais est-ce que l’honneur et la noblesse ne sont pas les mêmes pour un mineur que pour un homme mûr ? J’ai provoqué, j’ai donné ma parole, et tu m’as appris souvent que l’honneur est la première des obligations d’un gentilhomme… Mon père, mon père !

Et collant mes lèvres à ses mains, je me mis à pleurer nerveusement.

À mesure que je parlais, le visage sévère de mon père s’adoucissait et s’éclairait de plus en plus ; il leva les yeux au ciel, et une grosse larme tomba sur mon front. Il luttait en lui-même ; j’étais en effet la prunelle de ses yeux, son plus cher trésor en ce monde. Il inclina enfin sa tête grisonnante et me dit d’une voix basse, à peine perceptible :

— Que le Dieu de tes pères te conduise ! Va, mon enfant, te battre avec le Tatar…

Mon père me serra longuement sur sa poitrine, étouffa ensuite son émotion et me dit, cette fois à haute voix et joyeusement :

— Et bats-toi de façon qu’il en fasse chaud jusqu’au ciel !

Je lui baisai la main.

— Au sabre ou au pistolet ? me demanda-t-il.

— Il choisira.

— Et les témoins ?

— Sans témoins. J’ai confiance en lui, et lui en moi. Pourquoi alors avoir des témoins ?

Je me jetai de nouveau à son cou, car il était temps de m’en aller, puis je m’éloignai ; mais au bout de cinq cents mètres, je me retournai : mon père était toujours sur le pont, et il me bénit d’un grand signe de croix.

Le premier rayon du soleil levant tombait sur sa noble figure et l’entourait d’un nimbe brillant. Et ce vétéran, blanchi dans les combats, avec ses bras étendus, me parut un aigle conviant de loin son aiglon à la vie glorieuse qu’il avait menée lui-même. Oh ! comme alors le cœur me battit ! Il y avait en ce moment en moi tant d’enthousiasme et de confiance, que si, au lieu d’un seul, il y eût eu dix Sélim à m’attendre à la cabane de Vakh, je me serais mesuré avec eux tous.

J’arrivai enfin à l’endroit indiqué. Sélim m’attendait à l’entrée de la forêt. J’avoue qu’à sa vue, je ressentis ce que sent un loup devant sa proie ; nous échangeâmes des regards terribles. Sélim avait changé depuis deux jours : il avait maigri et enlaidi, mais peut-être n’était-ce là qu’une idée de ma part. Ses yeux étincelaient et ses lèvres tremblaient.

Nous pénétrâmes dans la forêt, sans rien nous dire. Enfin nous aperçûmes une petite clairière entre des pins.

Je m’arrêtai et lui dis :

— Ici, veux-tu ?

Il inclina la tête et commença à défaire son manteau.

— Choisis, lui dis-je en lui montrant les pistolets et le sabre.

Il me montra silencieusement son sabre turc recourbé.

Je quittai mon habit, et Sélim fit de même, mais il retira d’une poche une enveloppe.

— Si je meurs, je te prie de donner ceci à mademoiselle Hania.

— Je ne me charge pas de commissions pareilles.

— Ce ne sont pas des déclarations d’amour, ce sont des explications.

— Très bien.

Nous relevâmes les manches de nos chemises ; mon cœur commença seulement à battre plus vite. Sélim saisit la poignée de son sabre, se redressa de toute sa taille, se mit en position et dit d’un ton bref :

— Je suis prêt.

Je fis de même, et touchai son sabre du mien.

— Es-tu prêt ?

— Oui !

— Commence !

Je frappai si violemment qu’il dut reculer de quelques pas, mais en me répondant si adroitement et si rapidement, que les attaques et les ripostes retentirent presque en même temps. Une rougeur se répandit sur le visage de Sélim, ses narines se gonflèrent, ses yeux se bridèrent, à la façon des Tatars, et se mirent à lancer des éclairs. Pendant une minute on n’entendit que le choc sec des deux lames et notre respiration haletante. Sélim comprit vite que, si la lutte se prolongeait, il succomberait, car il n’aurait pas la force de la continuer jusqu’au bout. De grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front ; sa respiration devenait plus courte et plus entrecoupée. Mais la fureur et un cruel acharnement le soutenaient. Ses cheveux, mis en désordre par ses mouvements rapides, tombaient sur son front ; entre ses lèvres rouges apparaissaient ses dents blanches serrées les unes contre les autres. La nature tatare s’éveillait en lui, l’homme cruel apparaissait, maniant son sabre et flairant à l’avance l’odeur du sang. J’étais aussi furieux que lui, mais j’étais beaucoup plus robuste. Il ne para pas assez vite un coup de sabre, et le sang coula de sa main gauche ; quelques secondes après, la pointe de mon arme le toucha au front ; il sembla terrible avec la petite ligne de sang qui balafrait sa figure ; cela parut lui donner de nouvelles forces. Il me serra de près et bondit comme un tigre blessé ; la pointe de son sabre voltigea avec une effrayante rapidité autour de ma tête, de mes épaules et de ma poitrine ; j’avais peine à parer ces coups furieux qui m’empêchaient d’attaquer à mon tour. Par moments, nous étions si près l’un de l’autre, que nos poitrines se touchaient presque. Tout à coup, Sélim recula d’un bond, et son sabre siffla près de mon oreille ; mais je parai avec une telle vigueur que durant une seconde la tête de mon adversaire resta à découvert : je ripostai avec une violence capable de lui fendre le crâne en deux… et je sentis alors comme si un coup de foudre me frappait à la tête. Je criai :

— Jésus, Maria !

Et je tombai la face contre terre.


XII


Je ne sais plus ce qui se passa ensuite durant un certain temps ; quand je repris mes sens, j’étais couché sur le lit de mon père, et celui-ci, installé dans un fauteuil, avait la tête rejetée en arrière, le visage pâle et les yeux fermés. Les volets étaient clos ; sur la table brûlaient des bougies, et seul le tic-tac d’un balancier d’horloge rompait le silence profond. Je regardai longtemps le plafond et rassemblai paresseusement mes idées ; je voulus remuer, mais la tête me fit très mal. Cette douleur réveilla mes souvenirs, et je murmurai d’une voix affaiblie :

— Mon père !…

Il sursauta et s’inclina sur moi. La joie brillait sur sa figure.

— Mon Dieu, je te remercie ! il a repris ses sens. Que veux-tu, mon petit garçon ?

— Je me suis battu avec Sélim ?

— Oui, mon chéri. N’y pense plus !

Je me tus durant une minute ; puis je redemandai :

— Mon père ! qui donc m’a ramené de la forêt ?

— Je t’ai emporté dans mes bras. Seulement ne parle pas, ne t’inquiète de rien.

Au bout de cinq minutes, je recommençai, d’une voix presque imperceptible :

— Mon père ?

— Quoi, mon enfant ?

— Et Sélim ?

— La perte de son sang l’a aussi très affaibli. Je l’ai fait transporter à Khojéli.

Je voulais aussi l’interroger sur Hania et ma mère, mais je sentis que je perdais de nouveau connaissance. Il me sembla que des chiens noirs et jaunes se mettaient à danser sur leurs deux pattes de derrière autour de mon lit, et je me mis à regarder cette danse ; j’entendais le son d’une flûte rustique et, à la place de la pendule, suspendue devant mon lit, j’apercevais un visage qui tantôt disparaissait, tantôt apparaissait sur le mur.

Ce n’était pas là un manque complet de connaissance, mais une fièvre intense qui m’accablait ; et cet état devait durer longtemps encore. Par instants, je me sentais mieux, et je commençais à reconnaître la figure des gens qui entouraient mon lit : mon père, le prêtre Ludvig, ou bien Kaz, ou encore le docteur Stanislas. Je me souviens qu’au milieu de ces visages, j’avais la sensation qu’il en manquait un ; je ne savais lequel, mais j’en remarquais l’absence.

Une fois, durant la nuit, m’étant assoupi profondément, je ne me réveillai plus qu’au matin ; les bougies brûlaient encore sur la table ; je me sentis très mal à mon aise.

Soudain j’aperçus, penché sur mon lit, une personne que je ne reconnus pas tout d’abord, mais dont la vue me fit autant de bien que si j’étais mort et fusse entré au ciel. C’était un visage angélique, saint, tendre, avec des yeux pleins de larmes, qui me donnèrent envie de pleurer aussi. Un éclair de connaissance jaillit en moi, et je murmurai d’une voix faible :

— Maman !

Le visage d’ange s’inclina vers ma main amaigrie, qui reposait immobile sur la couverture, et la baisa. Je voulus me soulever, mais je sentis de nouveau une douleur aux tempes et je ne pus que gémir :

— Maman, j’ai mal !

Ma mère se mit à changer les compresses glacées qui entouraient ma tête ; ordinairement, cette opération me causait de grandes douleurs, mais cette fois les chères et douces mains remuèrent avec tant de soins ma pauvre tête blessée, que je ne ressentis aucun mal.

Depuis lors j’eus toujours ma connaissance, vers le soir seulement un accès de fièvre me reprenait. Je revoyais alors Hania, bien que je ne l’eusse jamais aperçue durant mes heures de calme.

Elle m’apparaissait toujours dans une situation dangereuse ; tantôt un loup aux yeux sanglants se jetait sur elle, tantôt elle était enlevée par Sélim, non pas ressemblant, mais ayant des cornes sur la tête et des poils noirs sur le visage. Alors je criais, ou bien je suppliais très doucement ce loup ou cet homme cornu de ne pas enlever Hania.

Ma mère posait alors sa main sur mon front, et les mauvaises visions s’enfuyaient aussitôt.

La fièvre finit par me quitter, et la mémoire me revint ; mais cela ne veut pas dire que ma santé s’était améliorée ; il me restait une faiblesse énorme, qui était cause que je m’éteignais visiblement. Durant des journées et des nuits entières, je considérais le même point du plafond. J’avais ma connaissance, mais j’étais indifférent à tout ; rien ne m’intéressait, ni la vie, ni la mort, ni le monde qui m’entourait. Je recevais des impressions, je voyais tout ce qui se faisait autour de moi, mais je n’avais pas assez de forces pour rassembler mes idées.

Un soir je sentis que j’allais sûrement mourir. On plaça auprès de moi un gros cierge jaune, et je vis le prêtre Ludvig, non pas dans son habit ordinaire, mais en chasuble. Il me fit communier, ensuite me donna l’extrême-onction, et se mit à pleurer si fort, qu’il manqua de s’évanouir ; on emporta de la chambre ma mère à moitié morte ; Kaz sanglotait le long du mur et s’arrachait les cheveux ; quant à mon père, il était assis et comme pétrifié, les mains serrées convulsivement. Je distinguais tout cela très bien, mais avec une profonde indifférence, et regardais avec mes yeux immobiles, comme à l’ordinaire, le dos en bois du lit et les traverses de la fenêtre, sur lesquelles glissaient les rayons argentés de la lune.

Par toutes les portes, les serviteurs se précipitèrent dans la chambre, et les cris, les sanglots et les pleurs retentirent, tandis que Kaz sanglotait plus fort que tous. Enfin, ils s’agenouillèrent tous : le prêtre se mit à lire la prière des mourants et s’arrêta au milieu d’un mot.

Mon père, à ce moment, ne pouvant plus se contenir, cria : « Jésus ! Jésus ! » et tomba sur le plancher, comme foudroyé.

Je sentis mes extrémités se refroidir peu à peu ; une paresse et une somnolence m’envahirent.

« Ah ! cette fois ! je me meurs », pensai-je.

Et je m’assoupis.

Et, en réalité, au lieu de mourir, je dormis, et je dormis si bien, que je ne me réveillai qu’au bout de vingt-quatre heures, avec des forces tellement renouvelées, que je ne pus moi-même me rendre compte de ce qui s’était passé. Je n’essaierai pas de donner l’idée des scènes de joie qui eurent lieu autour de mon lit. Kaz en était comme fou. On me raconta ensuite qu’aussitôt après mon duel, quand mon père m’avait rapporté blessé à la maison, le docteur avait déclaré qu’il ne répondait de rien, et il avait fallu enfermer Kaz à clef, car il voulait courir sus à Sélim comme sur une bête sauvage ; il avait juré de le tuer d’un coup de fusil, la première fois qu’il le rencontrerait, si je venais à mourir. Par bonheur, Sélim, également blessé, était resté aussi quelque temps cloué sur son lit.

Ma santé commença à se remettre de jour en jour ; le désir de vivre me revint ; mes parents, le prêtre et Kaz passaient les jours et les nuits auprès de mon lit.

Et je les aimais alors à ce point, que je m’affligeais d’en voir un quitter la chambre ; mais avec la vie reparut mon ancien amour pour Hania. Quand je sortis de ce sommeil, qui avait semblé à tous le prélude du repos éternel, je m’informai aussitôt d’elle.

Mon père me répondit qu’elle se portait bien, mais qu’elle se trouvait avec mes sœurs et madame d’Ives chez mon grand-père, parce que la variole sévissait toujours dans le village ; il ajouta qu’il lui avait tout pardonné, que tout était oublié, et me dit de me tranquilliser. J’en causai encore quelquefois avec ma mère, qui savait que cela m’intéressait plus que tout le reste ; mais elle ne me répondait que vaguement ; elle me dit que mon père avait à me raconter quelque chose qui me ferait plaisir, mais pas tout de suite, et seulement lorsque je serais rétabli, et elle me conseilla de ne pas me tourmenter. En disant cela, elle souriait tristement, et j’avais envie de pleurer de joie.

Mais un jour il se passa dans la maison un événement qui détruisit ma quiétude d’esprit et me remplit de crainte.

Ma mère était assise au pied de mon lit, quand Francis entra et lui dit qu’on la demandait chez Hania.

Je sursautai aussitôt dans mon lit.

— Hania est arrivée ? demandai-je.

— Non ! répondit ma mère, elle n’est pas encore arrivée. On me demande dans la chambre de Hania, parce qu’on y blanchit le plafond et qu’on change le papier de tenture.

Il me sembla cependant par moments qu’un nuage de tristesse mal dissimulé ombrageait le front des visages qui m’environnaient. Je ne compris pas ce qui se passait, et à mes demandes, on me répondit qu’il n’y avait rien du tout. J’interrogeai aussi Kaz, mais il fit la même réponse : que tout allait bien dans la maison, que nos sœurs, madame d’Ives et Hania rentreraient bientôt, et enfin il finit par l’éternel refrain, que je devais rester tranquille.

— Mais d’où vient cette tristesse ? lui demandai-je.

— Vois-tu, je vais tout te dire. Sélim et le vieux Mirza se rendent ici chaque jour ; Sélim est désespéré, il pleure, veut te voir à n’importe quel prix, mais les parents craignent que cela ne te fasse du mal.

Je souris.

— Comme il est intelligent, ce Sélim ! dis-je, il vient de me fracasser le crâne et, à présent, il pleure sur moi. Et pense-t-il toujours à Hania ?

— Oh ! il a bien autre chose à faire ! D’ailleurs, au fond, je l’ignore, je ne le lui ai pas demandé, mais je pense qu’il a dû y renoncer.

— C’est à savoir.

— En tout cas, elle ne lui appartiendra jamais, sois tranquille !

Et ici Kaz fit une grimace comique, et ajouta avec un sourire rusé :

— Je sais même à qui on la donnera. Si Dieu voulait seulement…

— Quoi ?

— Qu’elle revînt au plus vite ! se dépêcha de dire Kaz.

Ces paroles me tranquillisèrent complètement.

Deux jours après, vers le soir, nous jouions aux échecs, mon père et moi, quand ma mère entra ; la porte resta ouverte, laissant apercevoir l’enfilade des pièces, avec la chambre de Hania à l’extrémité. Je regardai mais ne pus rien distinguer, car toutes les pièces étaient plongées dans l’obscurité, à l’exception de la mienne ; les portes de la chambre de Hania étaient fermées.

Soudain quelqu’un y entra, le docteur, me sembla-t-il, et la porte resta ouverte derrière lui. Mon cœur battit anxieusement, en voyant de la lumière dans la chambre de Hania. Cette lumière formait comme une colonne lumineuse dans l’obscurité de la pièce voisine, et sur le fond de cette colonne on apercevait de légers nuages de fumée, comme des grains de poussière aux rayons du soleil.

Une odeur d’abord indéfinissable parvint jusqu’à moi et augmenta sans cesse ; mes cheveux se dressèrent soudain sur ma tête : je reconnaissais l’odeur du genévrier.

— Mon père, qu’est-ce que c’est ? m’écriai-je impétueusement, en rejetant la planche aux échecs, avec les pions par terre.

Mon père se leva tout ému, perçut aussi cette maudite odeur et ferma rapidement la porte de ma chambre.

— Rien, ce n’est rien ! me répondit-il à la hâte.

Mais j’étais déjà sur mes jambes et, quoique tout chancelant, je m’élançai vers la porte.

Mon père me saisit à la taille.

— Tu n’iras pas ! tu n’iras pas ! je te le défends !

Le désespoir m’envahit ; je saisis le bandage qui entourait ma tête et m’écriai :

— C’est bon ! s’il en est ainsi, je jure que je vais arracher le bandage et rouvrir ma blessure de mes propres mains. Hania est morte ? Je veux la voir !…

— Hania n’est pas morte, je t’en donne ma parole ! s’écria mon père, en me saisissant les mains et me faisant reculer de la porte. Elle a été malade, mais à présent elle va mieux. Tranquillise-toi, calme-toi !… Mon Dieu ! n’ai-je pas eu assez de malheur sans cela ? Je vais tout te raconter, mais reste dans ton lit ; il t’est impossible d’aller la trouver : tu la tuerais ! Calme-toi, couche-toi, je te jure qu’elle va beaucoup mieux.

Les forces m’abandonnèrent, je tombai sur mon lit en répétant seulement :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Henri ! reviens à toi ! Voyons, tu n’es pas une femme ? Sois courageux. Elle n’est pas en danger. Je t’ai promis de tout te dire, et je vais le faire, mais à la condition que tu ménageras tes forces. Appuie ta tête sur l’oreiller ; c’est cela. Couvre-toi de la couverture, et reste tranquille.

Je lui obéis.

— Je suis tranquille, mais dépêche-toi, papa, vite ! Je voudrais tout savoir à la fois. Est-ce vrai qu’elle va mieux ? que lui est-il arrivé ?

— Voici : dans la nuit où Sélim l’enleva, il faisait de l’orage ; Hania n’avait qu’une robe légère, et elle fut trempée jusqu’aux os ; cette folie lui a coûté cher. À Khojéli, où l’amena Mirza, il n’y avait pas de quoi la faire changer de vêtements ; et elle dut revenir ici, avec sa robe toujours trempée, qui la refroidissait. Aussi une fièvre intense la prit durant la nuit. Le lendemain, la vieille Viengrovska ne sut pas retenir sa langue et lui raconta ton duel ; elle lui dit même que tu avais été tué.

» Tu comprends l’effet produit alors sur Hania ; le soir, elle n’avait pas encore repris connaissance. Le docteur ne sut pas pendant longtemps ce qu’elle pouvait avoir, mais enfin… Je t’ai dit qu’au village il y avait une épidémie de variole ; Hania l’avait attrapée !

Je fermai les yeux, il me sembla que j’allais reperdre connaissance, mais je me raidis et dis :

— Mon père, continue ; je suis tranquille.

— Elle fut en grand danger, continua mon père ; le même jour où nous crûmes te perdre, elle-même manqua mourir. Mais une crise favorable survint pour vous deux ; et maintenant, elle va mieux, ainsi que toi. Mais quelles aventures dans notre maison, mon Dieu !

Mon père, ayant terminé, m’examina, comme s’il craignait que ses paroles n’eussent ébranlé mon cerveau encore faible. Je restai immobile, rassemblant mes idées et réfléchissant à ce nouveau malheur. Mon père se leva et se mit à marcher à grands pas dans la chambre, en me regardant de temps en temps.

— Mon père ? lui demandai-je après un long silence.

— Quoi, mon enfant ?

— Est-elle très… très défigurée ?

Ma voix était calme, mais mon cœur battait atrocement, en attendant la réponse.

— Oui ! répondit mon père, comme on l’est ordinairement après la variole. Peut-être ne lui restera-t-il aucune marque ; maintenant il lui en reste quelques-unes, mais cela disparaîtra probablement, sûrement même.

Je me retournai vers le mur et je sentis que je me trouvais mal.

Une semaine après, j’étais enfin sur pieds et au bout de quinze jours, je pus voir Hania.

Oh ! je n’essaierai pas de décrire combien son charmant et doux visage était changé. Je m’étais juré de ne pas laisser paraître la moindre émotion ; mais, quand je la vis pour la première fois, un nuage me passa devant les yeux, et je tombai par terre sans connaissance.

Dieu ! comme elle était atrocement défigurée !

Quand je revins à moi, Hania pleurait, sur son malheur probablement, et aussi sur le mien, car je ressemblais plus à une ombre qu’à un homme.

— Je suis cause de tout, répétait Hania, je suis cause de tout !

— Hania, ma sœur, ne pleure pas, je t’aimerai toujours !

Et ayant saisi ses mains pour les porter à mes lèvres, comme jadis, je tressaillis et retirai ma bouche. Ces petites mains, autrefois si tendres, si blanches, si jolies, étaient à présent effrayantes ; des taches noires les marbraient presque en entier, et les couvraient d’une croûte rugueuse et repoussante.

— Je t’aimerai toujours ! répétai-je avec ardeur.

Je mentais, dans mon cœur étaient encore l’amour et la compassion d’un frère, mais l’ancien sentiment s’était envolé, comme un oiseau, sans laisser de traces.

J’allai dans le jardin, vers ce même kiosque de houblon, où Sélim et Hania s’étaient jadis fait leurs confidences ; je m’assis sur le banc, et je pleurai amèrement, comme après la perte d’un être cher.

Et, en effet, l’ancienne Hania était morte pour moi ; pour mieux dire, c’était mon amour qui était mort, et il ne restait en mon cœur que le vide et une douleur pareille à celle d’une blessure non cicatrisée.

Longtemps je restai assis. Le paisible soir d’automne commençait à dorer le sommet des arbres ; on me cherchait à la maison dans tous les coins ; mon père arriva enfin au kiosque.

Il me regarda, et respectant mon chagrin :

— Pauvre garçon ! dit-il, Dieu t’a envoyé une lourde épreuve, mais espère en lui, il sait ce qu’il fait !

J’appuyai ma tête sur la poitrine de mon père, et nous restâmes ainsi longtemps, silencieux.

Mon père reprit la parole le premier.

— Tu lui étais très attaché ; dis-moi, si je te disais : prends-la, donne-lui ta main pour toute la vie, que me répondrais-tu ?

— Mon père, répondis-je, mon amour peut m’abandonner, mais l’honneur reste. Je suis prêt.

Mon père m’embrassa tendrement.

— Que Dieu te bénisse ! Je te connais, mais ce n’est pas une obligation pour toi ; ce n’est pas ton devoir, mais celui de Sélim.

— Comment ? Sélim vient ici ?

— Il va venir avec son père, qui sait déjà tout.

Sélim arriva le soir. Lorsqu’il vit Hania, il rougit d’abord, puis devint blanc comme un linge ; on voyait sur son visage qu’une lutte terrible se passait en lui. L’oiseau aux ailes légères qu’on appelle l’amour s’envolait visiblement ; mais le noble garçon reprit le dessus, tendit les mains et tomba à genoux devant Hania, en s’écriant :

— Mon Hania ! je suis toujours le même ; je ne t’abandonnerai jamais, jamais !

Des larmes coulèrent des yeux de la jeune fille, mais elle le repoussa doucement :

— Je ne crois pas, je ne puis croire qu’on puisse m’aimer désormais.

Elle couvrit son visage de ses mains et se mit à pleurer.

— Oh ! comme vous êtes tous bons et nobles ! Et moi seule… Mais tout cela est bien fini : je ne suis plus la même.

Et malgré les instances du vieux Mirza, malgré les prières de Sélim, elle ne voulut pas devenir sa femme.

La première tempête de la vie avait brisé cette fleur charmante, à peine épanouie. Pauvre fille ! Après cet orage, elle avait besoin d’un refuge paisible, où elle pourrait tranquilliser son cœur et calmer sa conscience.

Elle trouva ce refuge calme et saint ; elle entra chez les Sœurs de la Miséricorde.

Divers concours de circonstances et une terrible tourmente nous séparèrent longtemps ; mais au bout de quelques années, je la revis inopinément : les traits de son visage respiraient la paix et la tranquillité, et les traces de la maladie avaient complètement disparu.

Dans la chasuble noire et sous le bonnet blanc de la religieuse, elle était ravissante plus que jamais, mais sa beauté n’avait rien de terrestre. C’était celle d’un ange et non d’un être humain.


fin