Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 54-73).
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IV


Je n’allai point chez moi à Pâques, car j’avais à passer un examen important ; de plus, mon père voulait qu’avant le commencement de l’année académique, je subisse l’examen d’entrée à la Faculté.

Il savait que durant les vacances, je ne m’occuperais de rien et oublierais forcément la moitié de ce que j’avais appris au lycée.

J’avais donc beaucoup de besogne. En outre des leçons ordinaires du lycée, nous prenions des leçons particulières auprès d’un jeune étudiant qui venait d’entrer à la Faculté et connaissait à merveille tous les usages de l’endroit. Ce fut pour moi un temps que je me rappellerai toujours.

Alors craqua tout l’édifice de mes croyances et de mes idées, si laborieusement élevé par le prêtre Ludvig et par mon père, dans la paisible atmosphère de notre nid. Le jeune étudiant avait des opinions très avancées. Dans son cours sur l’histoire romaine, il sut si bien, à propos de l’exposé des réformes des Gracques, m’inculquer son aversion et son mépris pour toute oligarchie, que mes convictions archiaristocratiques s’envolèrent comme une fumée. Notre nouveau professeur, avec une conviction profonde, nous enseignait que l’homme, appelé à occuper la situation élevée et importante d’étudiant de l’Université, doit savoir se libérer de tous préjugés et considérer toutes choses avec l’indulgence méprisante d’un vrai philosophe.

En général, il professait l’opinion que, pour la direction du monde et la gestion de l’humanité, le meilleur âge était entre dix-huit et vingt-trois ans ; passé cet âge l’homme redevenait idiot ou conservateur.

Il considérait avec pitié les gens qui n’étaient ni professeurs ni étudiants, et il avait ses modèles, qu’il citait constamment. C’est ainsi que j’appris pour la première fois l’existence de Büchner et de Moleschott, deux savants, dont les noms revenaient sans cesse sur ses lèvres. Il fallait entendre avec quel enthousiasme il parlait des progrès scientifiques des derniers temps, des grandes vérités, auprès desquelles l’humanité aveugle et superstitieuse avait longtemps passé, et que les nouveaux savants, avec une hardiesse inouïe, tiraient du « gouffre de l’oubli » et proclamaient à la face de l’univers. Tout en exposant ainsi ses idées, il secouait sa crinière épaisse et frisée et fumait une quantité invraisemblable de cigarettes, à vous faire croire que, pour lui, cela lui était égal de lancer la fumée par la bouche ou par le nez, et que dans tout Varsovie il n’avait pas son pareil pour aspirer ainsi la fumée.

La leçon terminée, il se levait ensuite, revêtait son paletot, auquel manquait la bonne moitié des boutons, et déclarait qu’il lui fallait se dépêcher, car il avait ce jour-là un « petit rendez-vous ».

À part ces bizarreries, qui vraisemblablement n’eussent pas plu à nos parents, le jeune étudiant avait beaucoup de qualités. Il possédait parfaitement ce qu’il enseignait aux autres, et était un fanatique convaincu de la science. Il portait des souliers éculés, un paletot lustré et un chapeau semblable à un vieux nid, ce qui lui était absolument égal, car sa pensée ne se préoccupait jamais des désagréments personnels, des revers, de la pauvreté atteignant presque l’indigence ; il vivait absorbé par la science et sans s’occuper de son sort.

Mirza et moi, nous le regardions comme un être surnaturel, un puits de sagesse, et nous pensions saintement que, si quelqu’un pouvait sauver jamais l’humanité du péril qui la menaçait, c’était sûrement ce génie qui en serait capable et il était d’ailleurs lui-même du même avis. Et nous nous attachions à ces opinions comme des oiseaux à de la glue. En ce qui me concerne, j’allais peut-être plus loin encore que notre professeur. C’était une réaction naturelle contre mon ancienne éducation, et, en outre, le jeune étudiant ouvrait devant moi les portes d’un monde inconnu, auprès duquel l’étendue de mes pensées semblait bien maigre. Ébloui par ces nouvelles vérités, je n’avais pas le loisir ni la possibilité de penser à Hania. Tout d’abord, aussitôt mon arrivée à Varsovie, je n’abandonnai pas mon idéal ; les lettres que je reçus d’elle avivèrent encore davantage ce feu sur l’autel de mon cœur, mais en face de l’océan d’idées du jeune étudiant, tout notre petit monde rustique si calme, si paisible, commença à s’effacer de plus en plus devant mes yeux ; pourtant il ne s’effaça pas entièrement, mais se couvrit seulement d’un léger voile. Quant à Mirza, il suivait comme moi la voie des réformes radicales, et il pensait d’autant moins à Hania, qu’en face de notre logement était une fenêtre, près de laquelle s’asseyait une délicieuse petite pensionnaire, nommée Josia.

Sélim commença à la regarder en soupirant, et ils se lorgnèrent des journées entières, comme deux oiseaux enfermés dans des cages différentes. Sélim affirmait avec une conviction profonde que ce serait « elle ou personne ».

Parfois, il se renversait sur le lit pour apprendre sa leçon ; puis, jetant le livre sur le plancher, me saisissait en criant comme un fou :

— Oh ! ma Josia, comme je t’aime !

— Va donc au diable, Sélim ! disais-je.

— Oh ! tu n’es donc pas Josia ? répondait Sélim.

Et il reprenait son livre.

Enfin l’époque des examens arriva. Nous les passâmes avec brio : celui de fin d’études et celui d’entrée à la Faculté. Nous nous trouvâmes donc libres, comme des oiseaux. Toutefois nous prolongeâmes notre séjour à Varsovie de trois jours encore. Ce temps fut employé à faire confectionner nos uniformes d’étudiants, et à accomplir une cérémonie que notre professeur jugea indispensable, à savoir une petite fête chez le premier cabaretier venu.

Après la deuxième bouteille, Sélim et moi avions la tête lourde, et les joues de notre professeur, devenu notre collègue, prenaient une teinte vermeille. Un besoin irrésistible de confidences et d’épanchements se fit sentir, et l’étudiant nous dit :

— Allons, mes garçons, maintenant, vous allez entrer dans la vie, et le monde s’ouvre devant vous. Vous pouvez à présent vous amuser, jeter l’argent par les fenêtres, jouer aux gentilshommes, aimer, mais je puis vous assurer que tout cela est pure bêtise. Une telle existence, pour la frime, sans pensée pour laquelle on puisse vivre, travailler et lutter, ne rime à rien. Mais, pour vivre raisonnablement et lutter, il faut considérer froidement les choses. En ce qui me concerne, je pense en donner l’exemple. Je ne crois à rien qu’à ce que je touche, et je vous recommande cette méthode. En vérité, la vie et la pensée n’ont qu’une seule voie, mais elle est si embrouillée, qu’il faut avoir la tête solide pour ne pas s’y tromper ! Moi je m’en tiens à la science, et voilà ! Qu’on ne cherche pas à m’attirer par des fadaises ; que la vie soit sotte, je ne me disputerai avec personne à ce sujet, mais il y a la science ; et sans elle je me tuerais. Chacun en a le droit, à mon avis, et je le ferais immédiatement, si mon opinion sur la science me semblait fausse. Mais il ne peut y avoir là aucune erreur. On se fatigue vite de toutes choses : aimes-tu, la femme te trompera ; crois-tu, une heure de doute viendra ; mais tu peux rester assis tranquillement jusqu’à ta mort à examiner des infusoires, et encore ne regarde pas derrière toi, en arrivant à ce jour, où tout s’assombrit et se termine : un sablier, un portrait dans quelque journal illustré, une nécrologie plus ou moins bête, et finita la comedia ! Et ensuite : rien ! Je vous en donne ma parole, mes enfants, vous pouvez hardiment ne pas croire aux diverses absurdités. La science, mes enfants, c’est là l’essentiel. Et à part cela, il y a aussi ce bon côté qu’en s’occupant de telles choses, on peut porter hardiment des souliers éculés et dormir sur la paille. Vous comprenez ?

— En l’honneur de la science ! cria Sélim, dont les yeux brillaient comme du feu.

Le professeur rejeta d’un mouvement de la main les cheveux de dessus son front, but son verre et aspira une cigarette, dont il rejeta la fumée par les narines, puis il continua :

— À côté des sciences exactes, — Sélim, tu es déjà plein ! — à côté des sciences exactes, il y a encore la philosophie, il y a les idées. Avec elles on peut remplir sa vie jusqu’au bout. Je me ris de la philosophie, pour dire la vérité. Tout cela, c’est du verbiage. On croit poursuivre la vérité, et on fait comme le chien qui court après sa queue Je n’aime pas en général le verbiage : je n’aime que les faits. Mais pour les idées, c’est une autre affaire. Pour une idée, on peut sacrifier sa tête. Mais vous et vos pères, vous suivez des chimères stupides. Je vous le dis : À la santé des idées !

Nous bûmes encore chacun un verre. Nos têtes tournaient ; la pièce sombre du cabaret me sembla s’obscurcir encore, la chandelle sur la table donnait une clarté médiocre et la fumée du tabac formait d’étranges dessins le long des murs. Derrière la fenêtre, au dehors, un vieux mendiant chantait un chant d’église : « Sainte, Très Pure », et dans les intervalles des couplets, jouait une mélodie languissante sur un violon cassé. Un sentiment étrange remplit ma poitrine. Je croyais aux paroles du professeur, mais je sentais qu’il n’énumérait pas tout ce qui remplit la vie. Il me manquait quelque chose, et j’en avais le sentiment mélancolique ; et sous l’influence de la rêverie, du vin et de l’exaltation, je dis à voix basse :

— Et la femme ? La femme aimante, dévouée, ne compte-t-elle pour rien dans la vie ?

Sélim commença à chanter :

La donna e mobile !

Le professeur me regarda d’un œil hagard comme s’il pensait en ce moment à autre chose, mais ensuite il tressaillit et dit :

— Oh ! oh ! voilà que tu montres un bout d’oreille sentimental. Sais-tu que Sélim percera mieux que toi dans le monde ? Toi, il t’arrivera malheur. Prends garde, prends garde, te dis-je, que sur ta route ne se rencontre quelque jupon qui ne gâte ta vie. La femme ! la femme !… (Ici le professeur ferma les yeux, selon son habitude), je connais cette marchandise. Je ne puis m’en plaindre, en vérité, mais je sais que, si tu donnes un doigt au diable, il te saisira bientôt toute la main. La femme ! l’amour !… tout notre malheur vient de ce que, par bêtise, nous en faisons trop de cas. Si tu veux en jouir, comme je le fais, jouis-en, mais n’y suborne pas ta vie. Ayez de l’esprit, et pour une fausse marchandise, ne payez pas en bon argent. Vous croyez que je calomnie la femme ? Je n’en ai pas envie. Au contraire, je l’aime beaucoup, mais je ne permets pas à mon imagination de prendre le dessus. Je me rappelle, lorsque je fus amoureux pour la première fois d’une certaine Lola, je croyais, par exemple, que sa robe était une chose sainte, et c’était de la simple indienne. Et voilà ! Fut-elle coupable de marcher dans la boue, au lieu de trôner dans le ciel ? Non, c’est moi qui étais stupide de vouloir de force lui mettre des ailes. L’homme est une créature passablement médiocre. Et chacun porte en son cœur Dieu sait quel idéal et en même temps un besoin d’aimer, et quand il rencontre quelque tête de linotte, il se dit avec conviction : « Voilà mon idéal ! » Il reconnaît ensuite qu’il s’est trompé, et après cette petite erreur ou bien il se donne au diable, ou bien il devient idiot pour toute la vie.

— Avouez pourtant, interrompis-je, que l’homme éprouve le besoin d’aimer, et que vraisemblablement vous l’éprouvez tout comme les autres.

Un sourire imperceptible s’esquissa sur les lèvres de notre professeur :

— Tout besoin, répondit-il, peut être satisfait de diverses façons. Je me gouverne à ma manière. Je vous ai déjà dit que je ne considère pas les futilités comme choses importantes. Mais j’ai vu beaucoup de gens, dont l’existence a été embarrassée et finalement perdue par le fait d’une femme. Je répète qu’il ne convient pas d’y assujettir ainsi sa vie, qu’il y a des choses hautes et plus nobles, et que l’amour n’est qu’une sottise… À la sobriété !

— À la santé des femmes ! cria Sélim.

— Parfait, qu’il en soit ainsi ! répondit le professeur. Ce sont des créatures agréables ; Il faut seulement ne pas les prendre au sérieux. À la santé des femmes !

— À la santé de Josia ! dis-je en trinquant avec Sélim.

— Attends, à mon tour ! À la santé… à la santé de ton Hania ! l’une vaut l’autre.

Mon sang bouillonna ; des éclairs jaillirent de mes yeux.

— Tais-toi ! criai-je. Ne prononce pas ce nom dans un cabaret !

Et je lançai mon verre sur le sol si violemment, qu’il se brisa en mille morceaux.

— Eh bien ! as-tu perdu la tête ? dit le professeur effrayé.

Je n’avais pas perdu la tête, mais la colère bouillonnait en moi et me brûlait comme du feu. Je pouvais entendre tout ce que disait des femmes notre professeur, cela pouvait même me plaire, je pouvais plaisanter sur elles, mais à la condition que les moqueries et les persiflages n’atteignissent personne en particulier. Il ne me venait pas à l’idée que la théorie générale pût être appliquée à des êtres qui m’étaient chers. Mais, quand j’entendis prononcer le nom de ma pure orpheline dans ce cabaret, au milieu des flocons de fumée de tabac, de la poussière, des bouteilles vides et des discours cyniques, je crus être témoin d’une telle profanation, d’un tel sacrilège envers Hania, que j’en perdis presque tout empire sur moi-même.

Mirza me regarda une minute d’un œil stupéfait ; puis son visage s’assombrit tout à coup, ses yeux étincelèrent, sur son front saillirent les veines, ses traits se tirèrent et il reprit le type du vrai Tatar.

— Tu me défends de parler de ce qui me plaît ? me demanda-t-il d’une voix sourde, saccadée.

Par bonheur, le professeur s’interposa aussitôt.

— Vous êtes indignes de vos uniformes ! nous cria-t-il. Allons ! allez-vous vous déchirer ou vous prendre aux oreilles, comme des écoliers ? En voilà des philosophes qui brisent les verres ! C’est honteux ! Pourrons-nous encore causer des questions générales ? de la lutte des pensées en venir à la bataille à coups de poings… Assez ! Moi, voici ce que je vous dirai : « Je porte un toast à l’Université » ; et vous serez des propres à rien, si vous ne trinquez amicalement et si vous laissez une seule goutte dans vos verres !

Nous rougîmes tous les deux. Sélim, bien que le plus ivre, revint à lui le premier.

— Pardonne-moi, dit-il tendrement ; je suis un imbécile.

Nous nous embrassâmes cordialement et vidâmes nos verres jusqu’au fond en l’honneur de l’Université.

Notre professeur entonna ensuite le Gaudeamus. Dehors, à travers les portes vitrées de notre cabinet, des têtes curieuses de marchands des environs commencèrent à regarder. Le jour tombait. Nous étions complètement ivres. Notre entrain atteignit son apogée, et peu à peu se mit ensuite à décliner. Le professeur, le premier, retomba dans la mélancolie et dit :

— Tout cela est parfait ; mais, si nous considérons les choses dans leur ensemble, la vie n’est qu’une stupidité. Tout cela, ce ne sont que des artifices, mais ce qui se passe au fond de l’âme c’est une autre affaire. Demain ressemble à aujourd’hui : le même besoin, quatre murs nus, une paillasse, des souliers éculés et… toujours ainsi. Le travail et toujours le travail. Mais le bonheur !… oh ! l’homme se fait illusion du mieux qu’il peut, et tâche de s’étourdir… Adieu !

Il mit sa casquette à la cocarde déchirée, fit quelques mouvements machinaux, comme pour boutonner les boutons absents de son uniforme, fuma une cigarette et, secouant la main, ajouta :

— Allons, payez vous-mêmes, car je suis pauvre comme un faucon, et portez-vous bien. Souvenez-vous de moi ou non, c’est comme vous voudrez. Cela m’est égal, je ne suis pas un homme sentimental. Portez-vous bien, mes chers enfants !

Il prononça ces derniers mots d’une voix tendre et émue, en complet désaccord avec ses déclarations. Ce pauvre cœur cherchait l’amour, avait besoin d’aimer, comme tout autre, mais la misère endurée dès le premier âge et l’indifférence des gens lui avaient appris à se renfermer en lui-même. C’était une âme fière, mais chaude, toujours soucieuse de ne pas se faire bousculer, et pour cela n’osant pas s’attacher à quelqu’un.

Nous restâmes seuls, sous l’influence d’un sentiment mélancolique. Peut-être était-ce le pressentiment confus que nous ne reverrions plus dans cette vie notre pauvre professeur. Ni lui ni nous, nous ne supposions que dans sa poitrine se cachaient les germes d’une maladie mortelle, pour laquelle il n’était pas de guérison possible. La misère, l’effort démesuré, le travail acharné sur des livres, les nuits sans sommeil et la faim en avaient avancé le dénouement. À l’automne, au commencement d’octobre, notre professeur mourut de la phtisie. Peu de camarades suivirent son cercueil, car les vacances avaient été prolongées, et seule sa mère, pauvre marchande d’images et de cierges, pleura amèrement sur la tombe de son fils, — que souvent elle ne comprenait pas, mais qu’elle aimait, comme toute mère aime son enfant.