Han d’Islande/Chapitre XXII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 151-163).
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XXII

Voici l’heure où le lion rugit,
Où le loup hurle à la lune,
Tandis que le laboureur ronfle,
Épuisé de sa pénible tâche.
Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer ;
La chouette, poussant son cri sinistre,
Rappelle aux malheureux, couchés dans les douleurs,
Le souvenir d’un drap funèbre.
Voici le temps de la nuit
Où les tombeaux, tous entr’ouverts,
Laissent échapper chacun son spectre,
Qui va errer dans les sentiers des cimetières.

Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été.


Arrivés au bois de pins qui est sur la route, ils consultèrent les présages. Les présages sont sinistres.
Le bon Nugno-Salido, tout triste de cela, dit : « Retournons dans notre château de Salas.
« N’allons pas plus loin ; nous avons de mauvais augures, un aigle a emporté dans ses serres un hibou qui poussait de grands cris.
« Les corbeaux croassent d’une manière plaintive. N’allons pas plus loin. »
Les sept enfants de Lara.



Retournons sur nos pas. Nous avons laissé Ordener et Spiagudry gravissant avec assez de peine, au lever de la lune, la croupe du rocher courbé d’Oëlmœ. Ce rocher, chauve à l’origine de sa courbure, était appelé alors par les paysans norvégiens le Cou-de-Vautour, dénomination qui représente en effet assez bien la figure qu’offre de loin cette masse énorme de granit.

À mesure que nos voyageurs s’élevaient vers la partie nue du rocher, la forêt se changeait en bruyère. Les mousses succédaient aux herbes ; les églantiers sauvages, les genêts, les houx, aux chênes et aux bouleaux ; appauvrissement de végétation qui, sur les hautes montagnes, indique toujours la proximité du sommet, en annonçant l’amincissement graduel de la couche de terre dont ce qu’on pourrait appeler l’ossement du mont est revêtu.

— Seigneur Ordener, disait Spiagudry, dont l’esprit mobile était comme sans cesse entraîné dans un tourbillon d’idées diverses, cette pente est bien fatigante, et, pour vous avoir suivi, il faut tout le dévouement… — Mais il me semble que je vois là, à droite, un magnifique convolvulus ; je voudrais bien pouvoir l’examiner. Pourquoi ne fait-il pas grand jour ? — Savez-vous que c’est une chose bien impertinente que d’évaluer un savant tel que moi quatre méchants écus ? Il est vrai que le fameux Phèdre était esclave, et qu’Ésope, si nous en croyons le docte Planude, fut vendu dans une foire comme une bête ou une chose. Et qui ne serait fier d’avoir un rapport quelconque avec le grand Ésope ?

— Et avec le célèbre Han ? ajouta Ordener en souriant.

— Par saint Hospice, répondit le concierge, ne prononcez pas ce nom ainsi ; je me passerais bien, je vous jure, seigneur, de cette dernière conformité. Mais ne serait-ce pas une chose singulière, que le prix de sa tête revînt à Benignus Spiagudry, son compagnon d’infortune ? — Seigneur Ordener, vous êtes plus noble que Jason, qui ne donna pas la toison d’or au pilote d’Argo ; et certes votre entreprise, dont je ne devine pas positivement le but, n’est pas moins périlleuse que celle de Jason.

— Mais, dit Ordener, puisque vous connaissez Han d’Islande, donnez-moi donc quelques détails sur lui. Vous m’avez déjà appris que ce n’est pas un géant, comme on le croit le plus communément.

Spiagudry l’interrompit.

— Arrêtez, maître ! n’entendez-vous point un bruit de pas derrière nous ?

— Oui, répondit tranquillement le jeune homme. Ne vous alarmez pas ; c’est quelque bête fauve que notre approche effarouche, et qui se retire en froissant les halliers.

— Vous avez raison, mon jeune César ; il y a si longtemps que ces bois n’ont vu d’êtres humains ! Si l’on en juge à la pesanteur des pas, l’animal doit être gros. C’est un élan ou un renne ; cette partie de la Norvège en est peuplée. On y trouve aussi des chatpards. J’en ai vu un, entre autres, qu’on avait amené à Copenhague ; il était d’une grandeur monstrueuse. Il faut que je vous fasse la description de ce féroce animal.

— Mon cher guide, dit Ordener, j’aimerais mieux que vous me fissiez la description d’un autre monstre non moins féroce, de cet horrible Han.

— Baissez la voix, seigneur ! Comme le jeune maître prononce paisiblement un tel nom ! Vous ne savez pas… — Dieu ! seigneur, écoutez !

Spiagudry se rapprocha, en disant ces mots, d’Ordener, qui venait d’entendre en effet très distinctement un cri pareil à l’espèce de rugissement qui, si le lecteur se le rappelle, avait si fort effrayé le timide concierge dans cette soirée orageuse où ils avaient quitté Drontheim.

— Avez-vous entendu ? murmura celui-ci, tout haletant de crainte.

— Sans doute, dit Ordener, et je ne vois pas pourquoi vous tremblez. C’est un hurlement de bête sauvage, peut-être tout simplement le cri d’un de ces chatpards dont vous parliez tout à l’heure. Comptiez-vous traverser à cette heure un pareil endroit sans être averti en rien de la présence des hôtes que vous troublez ? Je vous proteste, vieillard, qu’ils sont plus effrayés encore que vous.

Spiagudry, en voyant le calme de son jeune compagnon, se rassura un peu.

— Allons, il pourrait bien se faire, seigneur, que vous eussiez encore raison. Mais ce cri de bête ressemble horriblement à une voix… Vous avez été fâcheusement inspiré, souffrez que je vous le dise, seigneur, de vouloir monter à ce château de Vermund. Je crains qu’il ne nous arrive malheur sur le Cou-de-Vautour.

— Ne craignez rien tant que vous serez avec moi, répondit Ordener.

— Oh ! rien ne vous alarme ; mais, seigneur, il n’y a que le bienheureux saint Paul qui puisse prendre des vipères sans se blesser. — Vous n’avez seulement pas remarqué, quand nous sommes entrés dans ce maudit sentier, qu’il paraissait frayé depuis peu, et que les herbes foulées n’avaient même pas eu le temps de se relever depuis qu’on y avait passé.

— J’avoue que tout cela me frappe peu, et que le calme de mon esprit ne dépend pas du plus ou moins de courbure d’un brin d’herbe. Voici que nous allons quitter la bruyère ; nous n’entendrons plus de pas ni de cris de bêtes ; je ne vous dirai donc plus, mon brave guide, de rassembler votre courage, mais de ramasser vos forces, car le sentier, taillé dans le roc, sera sans doute plus difficile que celui-ci.

— Ce n’est pas, seigneur, qu’il soit plus escarpé, mais le savant voyageur Suckson conte qu’il est souvent embarrassé d’éclats de roches ou de lourdes pierres qu’on ne peut soulever et qu’il n’est pas aisé de franchir. Il y a entre autres, un peu au delà de la poterne de Malaër, dont nous approchons, un énorme bloc triangulaire de granit que j’ai toujours vivement désiré voir. Schœnning affirme y avoir retrouvé les trois caractères runiques primitifs.

Il y avait déjà quelque temps que les voyageurs gravissaient la roche nue ; ils atteignirent une petite tour écroulée, à travers laquelle il fallait passer, et que Spiagudry fit remarquer à Ordener.

— C’est la poterne de Malaër, seigneur. Ce chemin creusé à vif présente plusieurs autres constructions curieuses, qui montrent quelles étaient les anciennes fortifications de nos manoirs norvégiens. Cette poterne, qui était toujours gardée par quatre hommes d’armes, était le premier ouvrage avancé du fort de Vermund. À propos de porte ou poterne, le moine Urensius fait une remarque singulière ; le mot janua, qui vient de Janus, dont le temple avait des portes si célèbres, n’a-t-il pas engendré le mot janissaire, gardien de la porte du sultan ? Il serait assez curieux que le nom du prince le plus doux de l’histoire eût passé aux soldats les plus féroces de la terre.

Au milieu de tout le fatras scientifique du concierge, ils avançaient assez péniblement sur des pierres roulantes et des cailloux tranchants, mêlés de ce gazon court et glissant qui croît quelquefois sur les rochers. Ordener oubliait la fatigue en songeant au bonheur de revoir ce Munckholm, si éloigné ; tout à coup Spiagudry s’écria :

— Ah ! je l’aperçois ! cette seule vue me dédommage de toute ma peine. Je la vois, seigneur, je la vois !

— Qui donc ? dit Ordener, qui pensait en ce moment à son Éthel.

— Eh ! seigneur, la pyramide triangulaire dont parle Schœnning ! Je serai, avec le professeur Schœnning et l’évêque Isleif, le troisième savant qui aura eu le bonheur de l’examiner. Seulement il est fâcheux que ce ne soit qu’au clair de lune.

En approchant du fameux bloc, Spiagudry poussa un cri de douleur et d’épouvante à la fois. Ordener, surpris, s’informa avec intérêt du nouveau sujet de son émotion ; mais le concierge archéologue fut quelque temps avant de pouvoir lui répondre.

— Vous croyiez, disait Ordener, que cette pierre barrait le chemin ; vous devez, au contraire, reconnaître avec plaisir qu’elle le laisse parfaitement libre.

— Et c’est justement ce qui me désespère ! dit Benignus d’une voix lamentable.

— Comment ?

— Quoi ! seigneur, reprit le concierge, ne voyez-vous pas que cette pyramide a été dérangée de sa position ; que la base, qui était assise sur le sentier, est maintenant exposée à l’air, tandis que le bloc est précisément appuyé contre terre, sur la face où Schœnning avait découvert les caractères runiques primordiaux ? — Je suis bien malheureux !

— C’est jouer de malheur, en effet, dit le jeune homme.

— Et ajoutez à cela, reprit vivement Spiagudry, que le dérangement de cette masse prouve ici la présence de quelque être surhumain. À moins que ce ne soit le diable, il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont le bras puisse…

— Mon pauvre guide, vous revenez encore à vos terreurs paniques. Qui sait si cette pierre n’est pas ainsi depuis plus d’un siècle ?

— Il y a cent cinquante ans, à la vérité, dit Spiagudry d’une voix plus calme, que le dernier observateur l’a étudiée. Mais il me semble qu’elle est fraîchement remuée ; la place qu’elle occupait est encore humide. Voyez, seigneur.

Ordener, impatient d’arriver aux ruines, arracha son guide d’auprès de la pyramide merveilleuse, et parvint, par de sages paroles, à dissiper les nouvelles craintes que cet étrange déplacement avait inspirées au vieux savant.

— Écoutez, vieillard, vous pourrez vous fixer au bord de ce lac, et vous livrer à votre aise à vos importantes études, quand vous aurez reçu les mille écus royaux que vous rapportera la tête de Han.

— Vous avez raison, noble seigneur ; mais ne parlez pas si légèrement d’une victoire bien douteuse. Il faut que je vous donne un conseil pour que vous vous rendiez plus aisément maître du monstre.

Ordener se rapprocha vivement de Spiagudry.

— Un conseil ! lequel ?

— Le brigand, dit celui-ci à voix basse et en jetant des regards inquiets autour de lui, le brigand porte à sa ceinture un crâne dans lequel il a coutume de boire. Ce crâne est le crâne de son fils, dont le cadavre est celui pour la profanation duquel je suis poursuivi.

— Haussez un peu la voix et ne craignez rien, je vous entends à peine. Eh bien ! ce crâne ?

— C’est de ce crâne, dit Spiagudry en se penchant à l’oreille du jeune homme, qu’il faut tâcher de vous emparer. Le monstre y attache je ne sais quelles idées superstitieuses. Quand le crâne de son fils sera en votre pouvoir, vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

— Cela est bien, mon brave homme ; mais comment s’emparer de ce crâne ?

— Par la ruse, seigneur ; pendant le sommeil du monstre, peut-être…

Ordener l’interrompit.

— Il suffit. Votre bon conseil ne peut me servir ; je ne dois pas savoir si un ennemi dort. Je ne connais pour combattre que mon épée.

— Seigneur, seigneur ! il n’est pas prouvé que l’archange Michel n’ait pas usé de ruse pour terrasser Satan…

Ici Spiagudry s’arrêta tout à coup, et étendit ses deux mains devant lui, en s’écriant d’une voix presque éteinte :

— Ô ciel ! ô ciel ! qu’est-ce que je vois là-bas ? Voyez, maître, n’est-ce pas un petit homme qui marche dans ce même sentier devant nous ?

— Ma foi, dit Ordener en levant les yeux, je ne vois rien.

— Rien, seigneur ? — En effet, le sentier tourne, et il a disparu derrière ce rocher. — N’allons pas plus loin, seigneur, je vous en conjure.

— En vérité, si ce personnage prétendu a si vite disparu, cela n’annonce pas qu’il ait l’intention de nous attendre ; et s’il fuit, ce n’est pas une raison pour nous de fuir.

— Veille sur nous, saint Hospice ! dit Spiagudry, qui, dans toutes les occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori.

— Vous aurez pris, ajouta Ordener, l’ombre mouvante d’une chouette effrayée pour un homme.

— J’ai pourtant bien cru voir un petit homme ; il est vrai que le clair de lune produit souvent des illusions singulières. C’est à cette lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit pour l’ombre de sa mère ; ce qui le décida à aller, le lendemain, déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l’on peut dire que le clair de lune a sauvé la vie à ce page.

Personne n’oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les impressions du moment. Aussi l’histoire de Baldan dissipa-t-elle sa frayeur. Il reprit d’une voix tranquille :

— Il est possible que le clair de lune m’ait trompé de même.

Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher leur avait cachées pendant qu’ils montaient.

Que le lecteur ne s’étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en Europe n’aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme d’anciens nids de vautours ou des aires d’aigles morts. En Norvège surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par leur nombre. C’étaient tantôt de longues murailles démantelées, se roulant en ceinture autour d’un roc ; tantôt des tourelles grêles et aiguës surmontant la pointe d’un pic, comme une couronne ; ou, sur la tête blanche d’une haute montagne, de grosses tours groupées autour d’un grand donjon, et présentant de loin l’aspect d’une vieille tiare. On voyait près des frêles arcades ogives d’un cloître gothique, les lourds piliers égyptiens d’une église saxonne ; près de la citadelle à tours carrées d’un chef payen, la forteresse à créneaux d’un sire chrétien ; près d’un château-fort ruiné par le temps, un monastère détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d’architectures singulières et presque ignorées aujourd’hui, construits hardiment sur des lieux en apparence inaccessibles, n’y avaient plus laissé que des débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la puissance et du néant de l’homme. Peut-être s’était-il passé dans leur enceinte bien des choses plus dignes d’être racontées que tout ce qu’on raconte à la terre ; mais les événements s’écoulent, les yeux qui les ont vus se ferment ; les traditions s’éteignent avec les ans, comme un feu qu’on n’a point recueilli ; et qui pourrait ensuite pénétrer le secret des siècles ?

Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le plus d’histoires surprenantes et d’aventures miraculeuses. À ces murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la pierre, on reconnaissait aisément qu’il avait été bâti vers le cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était encore debout dans toute sa hauteur ; les quatre autres, plus ou moins dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher étaient liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient également les anciennes limites des cours dans l’enceinte du château. Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de pierres, de quartiers de rochers, et d’arbustes de toute espèce, qui, rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs bras flexibles. C’est à ces tresses de rameaux que venaient souvent, disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits coupables de ceux qui s’étaient volontairement noyés dans le Sparbo ; ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d’une fois témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens de mer[1], ils osaient la nuit pousser leur barque jusque sous le rocher d’Oëlmœ, qui s’arrondissait dans l’ombre, au-dessus de leur tête, comme l’arche rompue d’un pont gigantesque.

Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du manoir, à travers une crevasse, car l’ancienne porte était encombrée de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l’avons dit, fût restée debout, était située à l’extrémité du rocher. C’était, dit Spiagudry à Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de Munckholm. Ils s’y dirigèrent, quoique l’obscurité fût en ce moment complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils allaient gravir la brèche d’un autre mur, pour pénétrer dans ce qui avait été la seconde cour du château, quand Benignus s’arrêta tout court, et saisit brusquement le bras d’Ordener, d’une main qui tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé.

— Quoi donc ?… dit Ordener surpris.

Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme pour lui demander du silence.

— Mais… reprit le jeune homme.

Une nouvelle pression, accompagnée d’un gros soupir mal étouffé, le décida à attendre patiemment que ce nouvel effroi fût passé.

Enfin Spiagudry, d’une voix oppressée :

— Eh bien ! maître, qu’en dites-vous ?

— De quoi ? dit Ordener.

— Oui, seigneur, continua l’autre du même ton, vous vous repentez bien maintenant d’être monté ici !

— Non, en vérité, mon brave guide, j’espère bien monter plus haut encore. Pourquoi voulez-vous que je m’en repente ?

— Comment, seigneur, vous n’avez donc point vu ?…

— Vu ! quoi ?

— Vous n’avez point vu ! répéta l’honnête concierge, avec un accès toujours croissant de terreur.

— Mais non vraiment ! répondit Ordener d’un ton d’impatience ; je n’ai rien vu, et je n’ai entendu que le bruit de vos dents que la peur faisait claquer violemment.

— Quoi ! là, derrière ce mur, dans l’ombre, ces deux yeux flamboyants comme des comètes, qui se sont fixés sur nous… Vous ne les avez point vus ?

— En honneur, non.

— Vous ne les avez point vus errer, monter, descendre et disparaître enfin dans les ruines ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire. Qu’importe, d’ailleurs ?

— Comment ! seigneur Ordener, savez-vous qu’il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont les yeux rayonnent ainsi dans les ténèbres ?

— Allons, qu’importe encore ! Quel est donc cet homme aux yeux de chat ? Est-ce Han, votre formidable islandais ? Tant mieux, s’il est ici ! cela nous épargnera le voyage de Walderhog.

Ce tant mieux n’était point du goût de Spiagudry, qui ne put s’empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation involontaire :

— Ah ! seigneur, vous m’aviez promis de me laisser au village de Surb, à un mille du lieu du combat.

Le bon et noble Ordener comprit et sourit.

— Vous avez raison, vieillard ; il serait injuste de vous mêler à mes dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d’Islande partout. Est-ce qu’il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage, dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme !

Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que l’explication d’Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux.

— Ah ! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en gravissant ces roches. — Il est vrai que, sans vous, je ne l’aurais pas tenté.

La lune, qui reparut, leur laissa voir l’entrée de la plus haute tour, au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des lézards endormis et de vieux nids d’oiseaux funèbres. Le concierge ramassa deux cailloux qu’il choqua, en laissant tomber les étincelles sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par Ordener. En peu d’instants une flamme claire s’éleva, et, dissipant les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d’observer l’intérieur de la tour.

Il n’en restait plus que la muraille circulaire, qui était très épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre étages s’étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d’orfraies s’envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de leurs ailes couleur de cendre.

— Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit Ordener ; mais n’allez pas vous effrayer encore.

— Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s’asseyant près du feu, moi craindre un hibou ou une chauve-souris ! Je vivais avec des cadavres, et je ne craignais pas les vampires. Ah ! je ne redoute que les vivants ! Je ne suis pas brave, j’en conviens ; mais je ne suis pas superstitieux. — Tenez, si vous m’en croyez, seigneur, rions de ces dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper.

Ordener ne songeait qu’à Munckholm.

— J’ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son havre-sac de dessous son manteau ; mais, si votre appétit égale le mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la loi du roi français Philippe le Bel : Nemo audeat comedere præter duo fercula cum potagio. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des nids de mouettes ou de faisans ; mais comment y arriver par un escalier branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes ?

— Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu’il me porte ; car je monterai certainement au faîte de cette tour.

— Quoi ! maître, pour avoir des nids de mouettes ? — Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer pour mieux souper. Songez d’ailleurs que vous pourriez vous tromper, et prendre des nids de chats-huants.

— C’est bien de vos nids que je m’embarrasse ! Ne m’avez-vous pas dit que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm ?

— Cela est vrai, jeune maître ; au sud. Je vois bien que le désir de fixer ce point important pour la science géographique a été le motif de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir, noble seigneur Ordener, que le devoir d’un savant zélé peut être quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d’escalier sur laquelle un corbeau n’oserait se percher.

Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la tour. Comme il se levait pour prendre la main d’Ordener, son havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres et rendit un son clair.

— Qu’est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac ? demanda Ordener.

Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l’envie de retenir son jeune compagnon.

— Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez garde aux crevasses de l’escalier.

— Mais, reprit Ordener, qu’y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour lui faire rendre, ce son métallique ?

Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui maudit le questionneur du fond de l’âme.

— Eh ! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d’un méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou ? — Puisque je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d’ajouter, ne tardez pas à redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles de Frigga, au midi.

Spiagudry n’aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre idée de l’esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son manteau, s’élança vers l’escalier, sur lequel le concierge le suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il ne le vît plus que glisser, comme une ombre vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune.

Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac :

— Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l’incommode enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, oculis et manu, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus aisé à cacher.

Déjà, armé d’une grosse pierre, il s’apprêtait à briser le couvercle du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire.

— Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s’écriait-il en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes de Griffenfeld. J’allais faire une grande folie de rompre ce sceau. Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses, brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable ! ne touchons pas à ce couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu’il cache, à moins que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies de Griffenfeld ! — Cachons soigneusement ce trésor. — Aussi bien je trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld ! Oh oui ! voilà bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel bonheur !

À chaque nouvelle découverte héraldique qu’il faisait en dérouillant le vieux cachet, il poussait un cri d’admiration ou une exclamation de contentement.

— Au moyen d’un dissolvant, j’ouvrirai la serrure sans briser le sceau. Ce sont sans doute les trésors de l’ex-chancelier. — Si quelqu’un, tenté par l’appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît et m’arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter. — Ainsi, cette bienheureuse cassette m’aura sauvé…

En parlant ainsi, son regard se leva machinalement. — Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d’œil de l’expression d’une joie folle à celle d’une terreur stupide. Tous ses membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s’éteignit dans son gosier, comme une lumière qu’on souffle.

En face de lui, de l’autre côté du foyer, un petit homme était debout, les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le malheureux concierge avait reconnu du premier coup d’œil l’effrayant personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de Drontheim.

— C’est moi ! dit le petit homme d’un air terrible. — Cette cassette t’aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire ironique. Spiagudry ! est-ce ici le chemin de Thoctree ?

L’infortuné essaya d’articuler quelques paroles.

— Thoctree !… Seigneur… Mon seigneur maître… j’y allais…

— Tu allais à Walderhog, répondit l’autre d’une voix de tonnerre.

Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de tête négatif.

— Tu me conduisais un ennemi ; merci ! ce sera un vivant de moins. Ne crains rien, fidèle guide, il te suivra.

Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire entendre un murmure vague et confus.

— Pourquoi t’effraies-tu de ma présence ? Tu me cherchais. — Écoute, ne crie pas, ou tu es mort.

Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du concierge ; il poursuivit, d’une voix qui sortait de sa poitrine comme le bruit d’un torrent sort d’une caverne :

— Tu m’as trahi.

— Non, votre grâce ; non, excellence…, dit enfin Benignus pouvant à peine articuler ces paroles suppliantes.

L’autre fit entendre comme un rugissement sourd.

— Ah ! tu voudrais me tromper encore ! Ne l’espère plus. — Écoute, j’étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet insensé ; c’est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C’est moi que tu as encore entendu dans l’orage sur la route ; c’est moi que tu as retrouvé dans la tour de Vygla ; c’est moi qui t’ai dit : Au revoir !

Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour appeler du secours. Le petit homme continua :

— Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient. Ils étaient du régiment de Munckholm. — Pour toi, je ne pouvais te perdre. — Spiagudry, c’est moi que tu as revu au village d’Oëlmœ sous ce feutre de mineur ; c’est moi dont tu as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant à ces ruines ; c’est moi !

Hélas ! l’infortuné n’en était que trop convaincu ; il se roula à terre, aux pieds de son formidable juge, en s’écriant d’une voix déchirante et étouffée : — Grâce !

Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard de sang, plus ardent que la flamme du foyer.

— Demande ton salut à cette cassette dont tu l’attends, dit-il ironiquement.

— Grâce, seigneur ! Grâce ! répéta le mourant Spiagudry.

— Je t’avais recommandé d’être fidèle et muet, tu n’as pu être fidèle ; à l’avenir je te proteste que tu seras muet.

Le concierge, entrevoyant l’horrible sens de ces paroles, poussa un long gémissement.

— Ne crains rien, dit l’homme, je ne te séparerai pas de ton trésor.

À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l’anneau de la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui fléchissait sous le poids.

— Allons ! reprit l’autre, quel est le diable auquel tu désires donner ton âme ? Hâte-toi de l’appeler, afin qu’un autre démon dont tu ne te soucierais pas ne s’en empare point avant lui.

Le désespéré vieillard, hors d’état de prononcer une parole, tomba aux genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et d’épouvante.

— Non, non ! dit celui-ci ; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu’il ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin. — Allons !

À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l’emporta hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre ; et un moment après il s’éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla un effroyable éclat de rire.



  1. Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce qu’ils effraient les poissons.