Han d’Islande/Chapitre VIII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 58-64).
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VIII

Il faut absolument que tu l’aies massacré ; tu as le regard d’un meurtrier, un air sinistre et farouche.
Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été.


— En honneur, vieillard, dit Ordener à Spiagudry, je commençais à croire que c’étaient les cadavres logés dans cet édifice qui étaient chargés d’en ouvrir la porte.

— Pardonnez, seigneur, répondit le concierge ayant encore dans l’oreille les noms du roi et du vice-roi et répétant son excuse banale, je… je dormais profondément.

— En ce cas, il paraît que vos morts ne dormaient pas, car c’étaient eux sans doute que j’entendais tout à l’heure causer distinctement.

Spiagudry se troubla.

— Vous avez, seigneur étranger, vous avez entendu ?…

— Eh ! mon Dieu, oui ; mais qu’importe ? je ne suis pas venu ici pour m’occuper de vos affaires, mais pour vous occuper des miennes. Entrons.

Spiagudry ne se souciait guère d’introduire le nouveau venu près du corps de Gill ; mais ces dernières paroles le rassurèrent un peu, et, d’ailleurs, pouvait-il résister ?

Il laissa donc passer le jeune homme, et, refermant la porte :

— Benignus Spiagudry, dit-il, est à votre service pour tout ce qui concerne les sciences humaines. Cependant, si, comme votre visite nocturne semble l’annoncer, vous croyez parler à un sorcier, vous avez tort ; ne famam credas, je ne suis qu’un savant. — Entrons, seigneur étranger, dans mon laboratoire.

— Non pas, dit Ordener, c’est à ces cadavres qu’il faut nous arrêter.

— À ces cadavres ! s’écria Spiagudry, recommençant à trembler. Mais, seigneur, vous ne pouvez les voir.

— Comment, je ne puis voir des corps qui ne sont déposés là que pour être vus ! Je vous répète que j’ai des renseignements à vous demander sur l’un d’eux ; votre devoir est de me les donner. Obéissez de gré, vieillard, ou vous obéirez de force.

Spiagudry avait un profond respect pour les sabres, et il en voyait briller un au côté d’Ordener.

Nihil non arrogat armis, murmura-t-il ; et, fouillant dans le trousseau de ses clefs, il ouvrit la grille à hauteur d’appui, et introduisit l’étranger dans la seconde section de la salle.

— Montrez-moi les vêtements du capitaine, dit celui-ci.

En ce moment, un rayon de la lampe tomba sur la tête sanglante de Gill Stadt.

— Juste Dieu ! s’écria Ordener, quelle abominable profanation !

— Grand saint Hospice, ayez pitié de moi ! dit à voix basse le vieux concierge.

— Vieillard, poursuivit Ordener d’une voix menaçante, êtes-vous si loin de la tombe, pour violer le respect qu’on lui voue, et ne craignez-vous pas, malheureux, que les vivants ne vous apprennent ce que l’on doit aux morts ?

— Oh ! s’écria le pauvre concierge, grâce, ce n’est pas moi ! Si vous saviez !… Et il s’arrêta, car il se rappela ces mots du petit homme : Sois fidèle et muet. — Avez-vous vu quelqu’un sortir par cette ouverture ? demanda-t-il d’une voix éteinte.

— Oui. Est-ce ton complice ?

— Non, c’est le coupable, le seul coupable ! j’en, jure par toutes les réprobations infernales, par toutes les bénédictions célestes, par ce corps même si indignement profané ! — Et il s’était prosterné sur la pierre devant Ordener.

Tout hideux qu’était Spiagudry, il y avait cependant dans son désespoir, dans ses protestations, un accent de vérité qui persuada le jeune homme.

— Vieillard, dit-il, relève-toi, et si tu n’as point outragé la mort, n’avilis point la vieillesse.

Le concierge se releva. Ordener continua :

— Quel est le coupable ?

— Oh ! silence, noble jeune seigneur, vous ignorez de qui vous parlez. Silence !

Et Spiagudry se répétait intérieurement : Sois fidèle et muet.

Ordener reprit froidement :

— Quel est le coupable ? Je veux le connaître.

— Au nom du ciel, seigneur ! ne parlez pas ainsi, taisez-vous, de peur…

— La peur ne me fera point taire et te fera parler.

— Excusez-moi, pardon, mon jeune maître ! dit le désolé Spiagudry, je ne puis.

— Tu le peux, car je le veux. Tu nommeras le profanateur !

Spiagudry chercha encore à tergiverser.

— Eh bien ! noble maître, le profanateur de ce cadavre est l’assassin de cet officier.

— Cet officier est donc mort assassiné ? demanda Ordener, ramené par cette transition au but de sa recherche.

— Oui, sans doute, seigneur.

— Et par qui ? par qui ?

— Au nom de la sainte que votre mère invoquait en vous donnant le jour, ne cherchez pas à savoir ce nom, mon jeune maître, ne me forcez pas à le révéler.

— Si l’intérêt que j’ai à le savoir avait besoin d’être accru, vous y ajouteriez, vieillard, l’intérêt de la curiosité. Je vous commande de me nommer ce meurtrier.

— Eh bien, dit Spiagudry, remarquez ces profondes déchirures produites par des ongles longs et tranchants sur le corps de ce malheureux. Elles vous nomment l’assassin.

Et le vieillard montrait à Ordener de longues et fortes égratignures sur le cadavre nu et lavé.

— Comment ? dit Ordener, est-ce quelque bête fauve ?

— Non, mon jeune seigneur.

— Mais, à moins que ce ne soit le diable…

— Chut ! prenez garde de trop bien deviner. N’avez-vous jamais entendu parler, poursuivit le concierge à voix basse, d’un homme ou d’un monstre à face humaine, dont les ongles sont aussi longs que ceux d’Astaroth qui nous a perdus, ou de l’Antechrist qui nous perdra ?

— Parlez plus clairement.

— Malheur ! dit l’Apocalypse…

— C’est le nom de l’assassin que je vous demande.

— L’assassin… le nom ?… Seigneur, ayez pitié de moi, ayez pitié de vous.

— La seconde de ces prières détruirait la première, quand bien même des motifs graves ne me forceraient pas à t’arracher ce nom. N’abuse pas plus longtemps…

— Eh bien, vous le voulez, jeune homme, dit Spiagudry se redressant et d’une voix haute, ce meurtrier, ce profanateur est Han d’Islande.

Ce nom redoutable n’était pas ignoré d’Ordener.

— Comment ! reprit-il, Han ! cet exécrable bandit !

— Ne l’appelez pas bandit, car il vit toujours seul.

— Alors, misérable, comment le connaissez-vous ? Quels crimes communs vous ont donc rapprochés ?

— Oh ! noble maître, daignez ne pas croire aux apparences. Le tronc de chêne est-il vénéneux parce que le serpent s’y abrite ?

— Point de vaines paroles ! un scélérat ne peut avoir d’ami qu’un complice.

— Je ne suis point son ami, et moins encore son complice ; et si mes serments ne vous ont pas persuadé, seigneur, veuillez de grâce remarquer que cette profanation détestable m’expose, dans vingt-quatre heures, quand on viendra relever le corps de Gill Stadt, au supplice des sacrilèges, et me jette ainsi dans la plus effroyable inquiétude où innocent se soit jamais trouvé.

Ces considérations d’intérêt personnel firent encore plus sur Ordener que la voix suppliante du pauvre gardien, auquel elles avaient probablement inspiré en bonne partie sa pathétique, quoique inutile résistance au sacrilège du petit homme. Ordener parut méditer un moment, pendant lequel Spiagudry cherchait à lire sur son visage si ce repos déciderait la paix ou ramènerait la tempête.

Enfin il dit d’un ton sévère, mais calme :

— Vieillard, soyez véridique. Avez-vous trouvé des papiers sur cet officier ?

— Aucun, sur mon honneur.

— Savez-vous si Han d’Islande en a trouvé ?

— Je vous jure par saint Hospice que je l’ignore.

— Vous l’ignorez ? savez-vous où se cache ce Han d’Islande ?

— Il ne se cache jamais, il erre toujours.

— Soit ; mais enfin quelles sont ses retraites ?

— Ce payen, répondit le vieillard à voix basse, a autant de retraites que l’île de Hitteren a de récifs, que l’étoile Sirius a de rayons…

— Je vous engage de nouveau, interrompit Ordener, à parler en termes positifs. Je vais vous donner l’exemple ; écoutez. Vous êtes mystérieusement lié avec un brigand dont vous soutenez ne pas être le complice. Si vous le connaissez, vous devez savoir où il s’est maintenant retiré. — Ne m’interrompez pas. — Si vous n’êtes pas son complice, vous n’hésiterez pas à me conduire à sa recherche.

Spiagudry ne put contenir son effroi.

— Vous, noble seigneur, vous, grand Dieu ! plein de jeunesse et de vie, provoquer, rechercher ce démoniaque ! Quand Ingiald aux quatre bras combattit le géant Nyctolm, du moins avait-il quatre bras…

— Eh bien, dit Ordener en souriant, s’il faut quatre bras, ne serez-vous pas mon guide ?

— Moi ! votre guide ! Comment pouvez-vous vous railler ainsi d’un pauvre vieillard qui a déjà presque besoin d’un guide lui-même ?

— Écoutez, reprit Ordener, n’essayez pas vous-même de vous jouer de moi. Si cette profanation, dont je veux bien vous croire innocent, vous expose au châtiment des sacrilèges, vous ne pouvez rester ici. Il vous faut donc fuir. Je vous offre ma sauvegarde, mais à condition que vous me conduirez à la retraite du brigand. Soyez mon guide, je serai votre protecteur. Je dis plus : si j’atteins Han d’Islande, je l’amènerai ici mort ou vif. Vous pourrez prouver votre innocence, et je vous promets de vous faire rentrer dans votre emploi. Voilà, en attendant, plus d’écus royaux qu’il ne vous en rapporte par an.

Ordener, en gardant la bourse pour la fin, avait observé dans ses arguments la gradation voulue par les saines lois de la logique. Cependant ils étaient par eux-mêmes assez forts pour faire rêver Spiagudry. Il commença par prendre l’argent.

— Noble maître, vous avez raison, dit-il ensuite, et son œil, jusqu’alors indécis, se releva sur Ordener. Si je vous suis, je m’expose quelque jour à la vengeance du formidable Han. Si je reste, je tombe demain entre les mains du bourreau Orugix. — Quel est donc déjà le supplice des sacrilèges ? N’importe. — Dans les deux cas, ma pauvre vie est en péril ; mais comme, d’après la juste observation de Sæmond-Sigfusson, autrement dit le Sage, inter duo pericula æqualia, minus imminens eligendum est, je vous suis. — Oui, seigneur, je serai votre guide. Veuillez ne pas oublier toutefois que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous détourner de votre aventureux dessein.

— Soit, dit Ordener. Vous serez donc mon guide. Vieillard, ajouta-t-il avec un regard expressif, je compte sur votre loyauté.

— Ah ! maître, répondit le concierge, la foi de Spiagudry est aussi pure que l’or que vous venez de me donner si gracieusement.

— Qu’il n’en soit pas autrement, car je vous prouverais que le fer que je porte n’est pas de moins bon aloi que mon or. — Où pensez-vous que soit Han d’Islande ?

— Mais, comme le midi du Drontheimhus est plein de troupes qu’on y a envoyées sur je ne sais quelle réquisition du grand-chancelier, Han doit s’être dirigé vers la grotte de Walderhog ou vers le lac de Smiasen. Notre route est par Skongen.

— Quand pouvez-vous me suivre ?

— Après la journée qui commence, quand la nuit sera close et le Spladgest fermé, votre pauvre serviteur commencera près de vous les fonctions de guide, pour lesquelles il privera les morts de ses soins. Nous chercherons un moyen de cacher pendant tout le jour, aux yeux du peuple, la mutilation du mineur.

— Où vous trouverai-je ce soir ?

— Sur la grande place de Drontheim, s’il convient au maître, près la statue de la Justice, qui fut jadis Freya, et qui me protégera sans doute de son ombre en reconnaissance du beau diable que j’ai fait sculpter sous ses pieds.

Spiagudry allait peut-être répéter verbalement à Ordener les considérants de son placet au gouverneur, si celui-ci ne l’eût interrompu.

— Il suffit, vieillard, le traité est conclu.

— Conclu, répéta le concierge.

Il achevait ce mot, lorsqu’une espèce de grondement se fit entendre comme au-dessus d’eux. Le concierge tressaillit.

— Qu’est cela ? dit-il.

— N’y a-t-il ici, dit Ordener également surpris, d’autre habitant vivant que vous ?

— Vous me rappelez mon vicaire Oglypiglap, reprit Spiagudry rassuré par cette idée ; c’est lui sans doute qui dort bruyamment. Un lapon qui dort, selon l’évêque Arngrim, fait autant de bruit qu’une femme qui veille.

En parlant ainsi, ils s’étaient rapprochés de la porte du Spladgest. Spiagudry l’ouvrit doucement.

— Adieu, mon jeune seigneur, dit-il à Ordener, le ciel vous mette en joie. À ce soir. Si votre chemin vous conduit devant la croix de saint Hospice, daignez prier pour votre misérable serviteur Benignus Spiagudry.

Alors refermant en hâte la porte, autant de crainte d’être aperçu que pour garantir sa lampe des premières brises du matin, il revint près du cadavre de Gill, et s’occupa d’en tourner la tête de manière à en cacher la blessure.

Il avait fallu bien des raisons pour décider le timide concierge à accepter l’offre aventureuse de l’étranger. Dans les motifs de sa téméraire détermination entraient : 1o la crainte d’Ordener présent ; 2o celle du bourreau Orugix ; 3o une vieille haine pour Han d’Islande, haine qu’il osait à peine s’avouer à lui-même, tant la terreur la comprimait ; 4o l’amour pour les sciences, auxquelles son voyage serait si utile ; 5o la confiance en son esprit rusé, pour se dérober aux regards de Han ; 6o un attrait tout spéculatif pour certain métal que renfermait la bourse du jeune aventurier, et dont paraissait aussi remplie la boîte de fer volée au capitaine et destinée à la veuve Stadt, message qui maintenant courait grand risque de ne jamais quitter le messager.

Une dernière raison enfin, c’était l’espérance bien ou mal fondée de rentrer tôt ou tard dans la place qu’il allait abandonner. Que lui importait d’ailleurs que le brigand tuât le voyageur ou le voyageur le brigand ? À ce point de sa rêverie, il ne put s’empêcher de dire à haute voix :

— Cela me fera toujours un cadavre.

Un nouveau grondement se fit encore entendre, et le malheureux concierge frissonna.

— Ce ne sont vraiment point là les ronflements d’Oglypiglap, se dit-il ; ce bruit vient du dehors.

Puis, après un moment de réflexion :

— Je suis bien simple de m’effrayer ainsi, c’est sans doute le dogue du port qui se réveille et qui aboie.

Alors il acheva de disposer les membres défigurés de Gill ; puis, refermant toutes les portes, vint se délasser sur son grabat des fatigues de la nuit qui s’achevait, et prendre des forces pour celle qui se préparait.