Han d’Islande/Chapitre L

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 331-339).
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L


Il n’y a d’aveugle que la puissance du mal, qui ignore le but, quoiqu’elle sache parfaitement raisonner ses intentions et combiner ses moyens.
Le baron d’Ekstein.


Espérais-tu finir par un autre trépas ?
Alex. Soumet.



Jetons maintenant un regard dans l’autre cachot de la prison militaire adossée à la caserne des arquebusiers, qui renferme notre ancienne connaissance Turiaf Musdœmon.

On s’est peut-être étonné d’entendre ce Musdœmon, si profondément rusé, si profondément lâche, livrer avec tant de bonne foi le secret de son crime au tribunal qui l’a condamné, et cacher avec tant de générosité la part qu’y a prise son ingrat patron, le chancelier d’Ahlefeld. Qu’on se rassure cependant ; Musdœmon n’était point converti. Cette généreuse bonne foi était peut-être la plus grande preuve d’adresse qu’il eût jamais donnée. Quand il avait vu toute son infernale intrigue si inopinément dévoilée et si invinciblement démontrée, il avait été un instant étourdi et épouvanté. Cette première impression passée, l’extrême justesse de son esprit lui fit sentir que, dans l’impuissance de perdre désormais ses victimes désignées, il ne devait plus songer qu’à se sauver. Deux partis à prendre se présentèrent à lui : se décharger de tout sur le comte d’Ahlefeld, qui l’abandonnait si lâchement, ou prendre sur lui tout le crime qu’il avait partagé avec le comte. Un esprit vulgaire se fût jeté sur le premier, Musdœmon choisit le second. Le chancelier était chancelier, d’ailleurs rien ne le compromettait directement dans ces papiers qui accablaient son secrétaire intime ; puis il avait échangé quelques regards d’intelligence avec Musdœmon ; il n’en fallut pas davantage pour déterminer celui-ci à se laisser condamner, certain que le comte d’Ahlefeld faciliterait son évasion, moins encore par reconnaissance pour le service passé que par besoin de ses services futurs.

Il se promenait donc dans sa prison, qu’éclairait à peine une lampe sépulcrale, ne doutant pas que la porte ne lui en fût ouverte dans la nuit. Il examinait la forme de ce vieux cachot de pierre, bâti par d’anciens rois dont l’histoire sait à peine les noms, s’étonnant seulement qu’il eût un plancher de bois, sur lequel ses pas retentissaient profondément comme s’il eût couvert quelque cavité souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde rompue. Et le temps s’écoulait, et il écoutait avec impatience l’horloge du donjon sonner lentement les heures, en traînant ses tintements lugubres dans le silence de la nuit.

Enfin, un mouvement de pas se fit entendre en dehors du cachot ; son cœur battit d’espérance. L’énorme serrure cria, les cadenas s’agitèrent, les chaînes tombèrent ; et, quand la porte s’ouvrit, son front rayonna de joie.

C’était le personnage en habits d’écarlate que nous venons de voir dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de chanvre, et était accompagné de quatre hallebardiers vêtus de noir et armés d’épées et de pertuisanes.

Musdœmon était encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume parut faire effet sur l’homme rouge. Il le salua comme accoutumé à le respecter.

— Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce à votre courtoisie que nous avons affaire ?

— Oui, oui, répondit en hâte Musdœmon confirmé dans son espoir d’évasion par ce début poli, et ne remarquant point la couleur sanglante des vêtements de celui qui lui parlait.

— Vous vous nommez, dit l’homme, les yeux fixés sur un parchemin qu’il avait déployé, Turiaf Musdœmon.

— Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier ?

— Oui, votre courtoisie.

— N’oubliez pas, quand vous aurez terminé votre mission, d’exprimer à sa grâce toute ma reconnaissance.

L’homme aux habits rouges leva sur lui un regard étonné.

— Votre… reconnaissance !…

— Oui, sans doute, mes amis ; car il me sera probablement impossible de la lui témoigner moi-même tout de suite.

— Probablement, répondit l’homme avec une expression ironique.

— Et vous sentez, poursuivit Musdœmon, que je ne dois pas me montrer ingrat pour un pareil service.

— Par la croix du bon larron, s’écria l’autre en riant lourdement, on dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie tout autre chose.

— Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu’une justice rigoureuse !

— Rigoureuse, soit ! — mais enfin vous convenez que c’est justice. C’est le premier aveu de ce genre que j’entends depuis vingt-six ans que j’exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles ; êtes-vous prêt ?

— Je le suis, dit Musdœmon joyeux, faisant un pas vers la porte.

— Attendez, attendez un moment, cria l’homme rouge, se baissant pour déposer à terre son rouleau de corde.

Musdœmon s’arrêta.

— Pourquoi donc toute cette corde ?

— Votre courtoisie a raison de me faire cette question ; j’en ai là, en effet, bien plus qu’il ne m’en faut ; mais, au commencement de ce procès, je croyais avoir bien plus de condamnés.

En parlant ainsi l’homme dénouait son rouleau de corde.

— Allons, dépêchons, dit Musdœmon.

— Votre courtoisie est bien pressée. — Est-ce qu’elle n’a pas encore quelque prière ?…

— Point d’autre que celle que je vous ai adressée, de remercier pour moi sa grâce. — Pour Dieu, hâtons-nous, ajouta Musdœmon, je suis impatient de sortir d’ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire ?

— De chemin ! reprit l’homme au vêtement d’écarlate, se redressant et mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie ; car nous allons tout terminer sans mettre le pied hors d’ici.

Musdœmon tressaillit.

— Que voulez-vous dire ?

— Que voulez-vous dire vous-même ? demanda l’autre.

— Ô Dieu ! dit Musdœmon, pâlissant comme s’il entrevoyait une lueur funèbre ; qui êtes-vous ?

— Je suis le bourreau.

Le misérable trembla ainsi qu’une feuille sèche que le vent secoue.

— Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader ? murmura-t-il d’une voix éteinte.

Le bourreau partit d’un éclat de rire.

— Si fait vraiment ! pour vous faire évader dans le pays des esprits, où je vous proteste qu’on ne pourra plus vous reprendre.

Musdœmon s’était prosterné la face contre terre.

— Grâce ! ayez pitié de moi ! Grâce !

— Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c’est la première fois qu’on me fait une pareille demande. — Est-ce que vous me prenez pour le roi ?

L’infortuné se traînait à genoux, souillant sa robe dans la poussière, frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots étouffés.

— Allons, paix ! reprit le bourreau. Je n’avais point encore vu la robe noire s’humilier devant ma veste rouge.

Il repoussa du pied le suppliant.

— Camarade, prie Dieu et les saints ; ils t’écouteront mieux que moi.

Musdœmon resta agenouillé, le visage caché dans ses mains et pleurant amèrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds, avait passé la corde dans l’anneau de la voûte ; il la laissa pendre jusque sur le plancher, puis l’arrêta par un double tour, puis prépara un nœud coulant à l’extrémité qui touchait à terre.

— J’ai fini, dit-il au condamné quand ces menaçants apprêts furent terminés ; en as-tu fini de même avec la vie ?

— Non, dit Musdœmon se levant, non, cela ne se peut ! Vous commettez quelque horrible méprise. Le chancelier d’Ahlefeld n’est point assez infâme… Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit pour moi que l’on vous ait envoyé. Laissez-moi fuir, craignez d’encourir la colère du chancelier.

— Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais Turiaf Musdœmon ?

Le prisonnier demeura un moment silencieux :

— Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point Musdœmon ; je me nomme Turiaf Orugix.

— Orugix ! s’écria le bourreau, Orugix !

Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du condamné, et poussa un cri de stupeur :

— Mon frère !

— Ton frère ! répondit le condamné avec un étonnement mêlé de honte et de joie, serais-tu ?…

— Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frère Turiaf.

Le condamné se jeta au cou de l’exécuteur, en l’appelant son frère, son frère chéri. Cette reconnaissance fraternelle n’eût pas dilaté le cœur de celui qui en eût été témoin. Turiaf prodiguait à Nychol mille caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait par des regards sombres et embarrassés ; on eût dit un tigre flattant un éléphant au moment où le pied du monstre presse son ventre haletant.

— Quel bonheur, frère Nychol !… Je suis bien joyeux de te revoir.

— Et moi, j’en suis fâché pour toi, frère Turiaf.

Le condamné feignait de ne point entendre, et poursuivait d’une voix tremblante :

— Tu as une femme et des enfants, sans doute ? Tu me mèneras voir mon aimable sœur et embrasser mes charmants neveux.

— Signe de croix du démon ! murmura le bourreau.

— Je veux être leur second père. Écoute, frère, je suis puissant, j’ai du crédit…

Le frère répondit d’un accent sinistre :

— Je sais que tu en avais !… À présent ne songe plus qu’à celui que tu as sans doute su te ménager près des saints.

Toute espérance disparut du front du condamné.

— Ô Dieu ! que signifie ceci, cher Nychol ? Je suis sauvé, puisque je te retrouve. — Songe que le même ventre nous a portés, que le même sein nous a nourris, que les mêmes jeux ont occupé notre enfance ; souviens-toi, Nychol, que tu es mon frère !

— Jusqu’à cette heure, tu ne t’en étais pas souvenu, répondit le farouche Nychol.

— Non, je ne puis mourir de la main de mon frère !

— C’est ta faute, Turiaf. — C’est toi qui as rompu ma carrière ; qui m’as empêché d’être exécuteur royal de Copenhague ; qui m’as fait jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu n’avais point agi ainsi en mauvais frère, tu ne te plaindrais pas de ce qui te révolte aujourd’hui. Je ne serais point dans le Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire. — Nous en avons dit assez, mon frère, il faut mourir.

La mort est hideuse au méchant, par le même sentiment qui la rend belle à l’homme de bien ; tous deux vont quitter ce qu’ils ont d’humain, mais le juste est délivré de son corps comme d’une prison, le méchant en est arraché comme d’une forteresse. Au dernier moment, l’enfer se révèle à l’âme perverse qui a rêvé le néant. Elle frappe avec inquiétude sur la sombre porte de la mort, et ce n’est pas le vide qui lui répond.

Le condamné se roula sur le plancher en se tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation éternelle d’un damné.

— Miséricorde de Dieu ! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez compassion de moi ! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mère commune, oh ! laisse-moi vivre !

Le bourreau montra son parchemin.

— Je ne puis ; l’ordre est précis.

— Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier ; il regarde un certain Musdœmon, ce n’est pas moi ; je suis Turiaf Orugix.

— Tu veux rire, dit Nychol en haussant les épaules. Je sais bien qu’il s’agit de toi. D’ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n’aurais point été hier, pour ton frère, Turiaf Orugix ; tu n’es pour lui aujourd’hui que Turiaf Musdœmon.

— Mon frère, mon frère ! reprit le misérable, eh bien ! attends jusqu’à demain ! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l’ordre de ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie ! — Je serai bientôt rentré en faveur, et je te rendrai tous les services…

— Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau. J’ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi. J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que j’attends de toi.

— Ô Dieu ! dit douloureusement le condamné.

— Ce sera le premier et le dernier, à la vérité ; mais, en revanche, je te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en frère. — Résigne-toi.

Musdœmon se leva ; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de désespoir.

— Satan ! — J’aurai sauvé ce d’Ahlefeld ! j’aurai embrassé mon frère ! et ils me tueront ! et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur, sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes ! Ce sera pour arriver à cette mort que j’aurai souillé toute ma vie ! — Misérable ! poursuivit-il, s’adressant à son frère, tu veux donc être fratricide ?

— Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.

— Non ! s’écria le condamné. Et il s’était jeté à corps perdu sur le bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes, comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi ! Je n’aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le misérable ver qu’on écrase ! Je laisserai ma vie dans ma dernière morsure, mais elle sera mortelle.

En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu’il venait d’embrasser en frère. Le flatteur et caressant Musdœmon se montrait en ce moment ce qu’il était dans son essence. Le désespoir avait remué le fond de son âme ainsi qu’une lie, et, après avoir rampé comme le tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils luttaient, l’un avec la stupide férocité d’une bête sauvage, l’autre avec la fureur rusée d’un démon.

Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt Musdœmon, qui n’avait d’autre force que sa rage, fut contraint de lâcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille, poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la pierre.

— Mourir ! démons de l’enfer ! mourir sans que mes cris percent ces voûtes, sans que mes bras renversent ces murs !

On le saisit sans éprouver de résistance. Son effort inutile l’avait épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un paquet cacheté tomba de ses vêtements.

— Qu’est cela ? dit le bourreau.

Une espérance infernale luisait dans l’œil hagard du condamné.

— Comment avais-je oublié cela ? murmura-t-il. — Écoute, frère Nychol, ajouta-t-il d’une voix presque amicale ; ces papiers appartiennent au grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de moi ce que tu voudras.

— Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta dernière intention, quoique tu viennes d’agir envers moi comme un mauvais frère. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d’Orugix.

— Demande à les lui remettre toi-même, reprit le condamné en souriant au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le plaisir qu’ils causeront à sa grâce te vaudra peut-être quelque faveur.

— Vrai, frère ? dit Orugix. Merci. Peut-être le diplôme d’exécuteur royal, n’est-ce pas ? Eh bien ! quittons-nous bons amis. Je te pardonne les coups d’ongles que tu m’as donnés ; pardonne-moi le collier de corde que tu vas recevoir de moi.

— Le chancelier m’avait promis un autre collier, répondit Musdœmon.

Alors les hallebardiers l’amenèrent garrotté au milieu du cachot ; le bourreau lui passa le fatal nœud coulant autour du cou.

— Turiaf, es-tu prêt ?

— Un instant ! un instant ! dit le condamné, auquel sa terreur était revenue ; de grâce, mon frère, ne tire pas la corde avant que je ne te le dise.

— Je n’aurai pas besoin de tirer la corde, répondit le bourreau.

Une minute après il répéta sa question :

— Es-tu prêt ?

— Encore un instant ! hélas ! il faut donc mourir !

— Turiaf, je n’ai pas le temps d’attendre.

En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers à s’éloigner du condamné.

— Un mot encore, frère ! n’oublie pas de remettre le paquet au comte d’Ahlefeld.

— Sois tranquille, répliqua le frère. Il ajouta pour la troisième fois : — Allons, es-tu prêt ?

L’infortuné ouvrait la bouche pour implorer peut-être encore une minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un bouton de cuivre qui sortait du plancher.

Le plancher se déroba sous le patient ; le misérable disparut dans une trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement avec d’effrayantes vibrations, causées en partie par les dernières convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s’agitait dans la sombre ouverture, d’où s’échappaient un vent frais et une rumeur pareille à celle de l’eau courante.

Les hallebardiers eux-mêmes reculèrent frappés d’horreur. Le bourreau s’approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours et se suspendit sur l’abîme, s’appuyant des deux pieds sur les épaules du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.

— C’est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frère.

Il tira un coutelas de sa ceinture.

— Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de l’eau tandis que ton âme sera celle du feu.

À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à l’anneau de fer revint fouetter la voûte, tandis qu’on entendait l’eau profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer sa course souterraine vers le golfe.

Le bourreau referma la trappe comme il l’avait ouverte. Au moment où il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il aux hallebardiers ; d’où vient cette fumée ?

Ils l’ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot ; les corridors de la prison étaient également inondés d’une fumée épaisse et nauséabonde. Une issue secrète les conduisit, alarmés, dans la cour carrée, où un spectacle effrayant les attendait.

Un immense incendie, accru par la violence du vent d’est, dévorait la prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits ardents, sortait comme d’une bouche des fenêtres dévorées ; et les noirs tours de Munckholm tantôt se rougissaient d’une clarté sinistre, tantôt disparaissaient dans d’épais nuages de fumée.

Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que le feu était parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d’Islande, du cachot du monstre, auquel on avait eu l’imprudence de donner de la paille et du feu.

— J’ai bien du malheur ! s’écria Orugix à ce récit ; voilà encore sans doute Han d’Islande qui m’échappe. Le misérable aura été brûlé ! et je n’aurai même plus son corps que j’ai payé deux ducats !

Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande porte, embarrassée de funestes barricades ; on entendait du dehors leurs clameurs d’angoisse et de détresse ; on les voyait se tordre les bras aux fenêtres en feu ou se précipiter sur les dalles de la cour, évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout l’édifice, avant que le reste de la garnison eût eu le temps d’accourir. Tout secours était déjà inutile. Le bâtiment était heureusement isolé ; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte principale ; mais ce fut trop tard, car au moment où elle s’ouvrait, toute la charpente embrasée du toit de la caserne s’écroula avec un long fracas sur les infortunés soldats, entraînant dans sa chute les combles et les étages incendiés. L’édifice entier disparut alors dans un tourbillon de poussière enflammée et de fumée ardente, où s’éteignaient quelques faibles clameurs.

Le lendemain matin, il ne s’élevait plus dans la cour carrée que quatre hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres, comme des bêtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres, de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas d’ossements blanchis et de cadavres défigurés ; avec une trentaine de soldats, pour la plupart estropiés, c’était ce qui restait du beau régiment de Munckholm.

Lorsque en remuant les débris de la prison on arriva au cachot fatal d’où l’incendie était parti et que Han d’Islande avait habité, on y trouva les restes d’un corps humain, couché près d’un réchaud de fer, sur des chaînes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres il y avait deux crânes, quoiqu’il n’y eût qu’un cadavre.