Hamlet et ses Commentateurs depuis Goethe

HAMLET
ET
SES COMMENTATEURS DEPUIS GOETHE

Lorsqu’il y a deux ans parurent les études de M. Rütmelin sur Shakspeare[1], ce fut un mouvement dans toute l’Allemagne raisonnante et littéraire. L’auteur, qui d’avance avait compté sur le bruit, obtint ce qu’il voulait. Le scandale fit la fortune de son livre. On le lut, on s’en amusa, quelques-uns même prirent la peine d’y répondre sérieusement. À ces réfutations d’autres répliquèrent, et la littérature sur Shakspeare, déjà si volumineuse, s’accrut en peu de temps d’une masse d’ouvrages nouveaux. Il va sans dire que M. Rümelin est un réformateur de l’esthétique moderne, un Lessing de fabrique nouvelle qui vient pour séparer le bon grain de l’ivraie et nous montrer le grand poète britannique sous sa véritable forme et dépouillé du fantasmagorique appareil dont le mirage des temps l’environne. Ce culte séculaire, universel, rendu au génie, déplaît à ce réaliste, comme s’appelle délibérément M. Rümelin. Il se fâche d’entendre ce chœur de louanges. Ce flot d’écrits, ces éternels jubilés, ces associations propagandistes, échauffent sa bile d’amateur. Une fois pour toutes il veut en finir. Tant d’excès lui mettent la plume dans la main, bien qu’il ne soit qu’un profane en littérature, un simple lecteur bénévole, lui-même nous le dit. C’est bien peine perdue, car on s’en aperçoit de reste à son ouvrage. D’une part, ni esthétique ni critique ; de l’autre, pas la moindre de ces notions philologiques sans lesquelles il n’est aujourd’hui permis à personne d’aborder un Shakspeare, un Dante, un Pétrarque. Dilettantisme signifie ici tout simplement adynamie, nullité, comme réalisme signifie inintelligence et partant négation de l’idéal poétique. Oui certes, il se pouvait qu’il y eût quelque chose à faire ; depuis Lessing, Herder et Goethe, le culte avait eu ses extravagances. L’ancienne critique ne s’était-elle pas égarée ? Pourquoi le temps présent serait-il sans reproche ? Voyant trop souvent l’enflure dans le pathétique, la brutalité dans la force, l’altération du goût dans la moindre atteinte portée au goût de son époque, l’ancienne critique assurément battait parfois la campagne ; mais elle n’avait pas absolument tort lorsque dans le soleil de Shakspeare elle signalait des taches. Elle se trompait lorsqu’elle condamnait, rejetait en masse un génie qu’elle était incapable de mesurer dans sa grandeur, lorsqu’elle appelait ce génie un sauvage ; elle ne se trompait pas en lui souhaitant par moment plus de goût. Le sens du beau, de l’idéal, n’implique pas nécessairement le sens du goût. On peut être un immense artiste, le poète par excellence, et pécher très souvent contre le tact et la mesure. Souvenons-nous de Michel-Ange, de Beethoven, étroitement apparentés à Shakspeare. Quant à ces prétendues taches au soleil, je déclare qu’elles n’embarrassent en aucun point mon admiration. Je connais ces défauts de longue date, et j’en aborderai toujours le chapitre fort à mon aise, attendu que ces défauts n’appartiennent pas en propre à Shakspeare, et qu’ils sont de son temps et de son pays, dont tous les élémens, bons et mauvais, fermentent en lui. D’ailleurs avec Shakspeare on ne plaide pas la circonstance atténuante. J’aimerais au contraire à le voir attaquer, mais je voudrais qu’au moins l’attaque fût vigoureuse et telle qu’à la résistance, on connût le héros. Vaillant contre vaillant, à la bonne heure ; mais ces pygmées contre ce titan, quelle pitié ! Ce M. Rümelin n’était en somme qu’un réaliste assez fâcheux, parlant de ce qu’il ignore un dilettante qui baguenaude ; M. Gottschall, son second dans la mêlée, un autre pourfendeur de même espèce, paraît moins étranger à la question. A la manière dont il s’escrime, je ne jurerais point qu’il n’ait pas lu Shakspeare. En revanche, s’il a plus de méthode, il a aussi plus de comique. Celui-ci, c’est à n’y pas croire, voit dans hauteur d’Hamlet un concurrent qui le gêne. M. Gottschall n’aime point trouver ainsi Shakspeare sur son chemin. « Cette apothéose ridicule des hommes du passé nuit au présent, elle absorbe l’attention due à nos efforts, usurpe la recette ! C’est autant, de moins pour les vivans ! La lumière, en se concentrant de la sorte sur la tête d’un immortel, fait que le siècle reste dans l’ombre. » M. Gottschall défend à l’édilité d’obstruer de monumens importuns la voie publique, et se demande ce que Shakspeare lui-même eût dit, si les hommes de son temps eussent usé d’un pareil culte superstitieux envers les gloires du passé : à quoi très judicieusement on pourrait répondre que la meilleure raison pour laquelle on s’abstenait de s’occuper des gloires du passé, c’est quelles n’existaient pas. La question ainsi posée a bien son charme. L’esthétique peut donc avoir aussi son côté pratique, son point de vue financier. Shakspeare est mort depuis près de trois siècles, mort sujet de sa majesté britannique la reine Elisabeth, et ne saurait toucher de droits d’auteur en Allemagne : à merveille ! mais d’autres, les directeurs, les intendans de théâtres touchent peut-être ces droits à sa place, et là est le mal ; là commence un abus qu’il faut renverser à tout prix en attaquant par la base de l’esthétique la renommée du grand poète, et comme les pièces de Shakspeare ont chance de se maintenir au répertoire, on s’en prend à sa renommée, qui incommode ; on l’attaque parce qu’en l’attaquant on la démonétise. En France, nous n’avons pas de ces grossières impudeurs, du moins à l’égard des maîtres de notre art national : nous prenons en critique nos coudées franches, nous cassons même assez volontiers la noix pour montrer qu’elle est creuse ; mais il ne nous viendra jamais cette idée saugrenue de gémir sur la concurrence pour exorciser du théâtre français Corneille, Molière et Racine. N’allons pas trop loin pourtant dans cet éloge, car cette tolérance que nous professons envers nos grands classiques ne s’étend guère plus aux étrangers, et mainte fois il m’est arrivé, à propos de la mise en scène d’un chef-d’œuvre de Mozart ou de Weber, d’entendre ce cri bête et méchant de : place aux vivans ! place aux jeunes !

A Dieu ne plaise que je prétende faire à l’esprit allemand l’injure de lui attribuer la moindre part dans ces exercices funambulesques ; on ne mène pas une réaction contre Shakspeare, au pays de Goethe et de Tieck, avec quelques mauvaises plaisanteries renouvelées de Voltaire, de Laharpe, avec la desserte de Johnson accommodée au goût de quelques faux esprits affamés de notoriété. Oportet hœreses esse, dit l’église, es muss solche Käutze geben ! remarque Méphisto ; il faut décidément que la chose soit vraie, puisque là-dessus Dieu et le diable n’ont qu’une opinion. Lire Shakspeare, le comprendre, en pouvoir discourir à tous les points de vue, n’est pas l’affaire d’un dilettante. On n’écrit point sur un tel sujet avec la plume taillée pour improviser une affabulation quelconque ou raconter aux gens ses impressions de voyage. Combien sont-ils ceux qui, doués de l’intelligence poétique indispensable, ont pris le temps et la peine d’aller aux informations, aux sources, — si rares qu’elles soient, — d’étudier tout ce qu’on sait de sa vie, de ses rapports avec les hommes de son temps, de son génie enfin et de son art ? En France, nous les connaissons : il y a parmi les anciens, et le premier de tous en date comme en intuition critique, M. Villemain, qui dès 1827 dans ses Mélanges remuait, éclairait la question, et qui, lorsque les Chateaubriand, les Barante, en étaient encore à chercher les vers de terre, trouvait la mine d’or. Je me tairais volontiers sur les nouveaux, ne pouvant citer tout le monde ; il est cependant des noms qu’en passant on ne saurait omettre, M. Montégut, M. Taine, M. François-Victor Hugo, dont la traduction, à mon sens, serait irréprochable, si les notices qui l’accompagnent n’importunaient souvent le lecteur par un esprit de tendance trop prononcé ; mais ne quittons point l’Allemagne, et suivons cette filiation ininterrompue de penseurs, d’érudits, qui de Goethe s’étend jusqu’à nous, — Ulrici, Gervinug, Vischer, Kreissig, Frédéric Bodenstedt, Elze, Delius. Avec ceux-là du moins on peut discuter et s’instruire. Ce ne sont ni des réalistes, ni des dilettantes : ce sont des esprits convaincus, clairvoyans et toujours au fait. Goethe va plus loin que Lessing et Herder ; les nouveaux commentateurs naturellement vont plus loin que Goethe, et, sans renier sa tradition, creusent davantage le texte, étendent l’idée. C’est avec eux qu’il faut lire Hamlet.

Que n’y ont-ils pas vu ! C’est qu’en vérité tout y est. On ne commente à ce point que les forts, on n’explore, ne creuse que ce qui est vaste, profond. Lorsqu’un Goethe applique son cerveau à pareille étude, lorsque dans l’équilibre parfait de son entendement et la vigueur de sa modération il interroge Hamlet, le paraphrase, évoque l’action comme s’il s’agissait d’un événement historique, analyse un à un les personnages, les amnistie, les condamne, les juge comme si c’étaient des êtres vivans, on aurait assez mauvaise grâce, je suppose, à venir parler de rêverie, de conte fantastique. Des contes fantastiques, Hoffmann en fait, et point Goethe ; encore où voyons-nous qu’en tel chapitre Hoffmann prenne ses sujets, sinon dans des œuvres, — le Don Juan de Mozart, l’Iphigénie de Gluck, — qui, avant d’ouvrir leurs profondeurs, leur dessous à l’œil de l’investigateur, avaient à leur surface déjà de quoi répondre à toutes les conditions d’une sublimité purement technique ? On dit : Hamlet ainsi commenté, c’est Shakspeare et son génie plus Goethe, qui de son chef a mis là bien des choses qui n’y étaient point. — Il se peut que l’argument ait du vrai ; néanmoins je ne m’y fierais pas, attendu que toutes ces belles choses, d’autres, à défaut de Goethe, les eussent découvertes, découvertes là et point ailleurs, ce qui prouverait pourtant qu’elles y sont. Shakspeare n’a peut-être rien écrit qui soit d’une interprétation plus simple, plus facile. Si la lumière a tant tardé, la faute en est aux préventions systématiques des esprits dirigeans, des oracles du goût. On connaît les plaisanteries de Voltaire, les emphatiques ritournelles de Chateaubriand, que l’an passé nous citions à cette place[2]. Chez les critiques anglais, longtemps le désarroi fut le même ; Malone hésite, ne comprend pas le chef-d’œuvre, ne sait qu’en faire ; à ses yeux, la folie simulée d’Hamlet n’a point de but. Akenside entend que cette folie soit vraie et non feinte, et Tieck en Allemagne, reprenant le thème, y cherche une des nouveautés de sa critique. Johnson aussi condamne la folie comme un moyen dramatique insignifiant ; Hamlet, selon lui, n’agit pas, c’est un instrument, un jouet aux mains de l’aveugle hasard ; il ne sait préparer, prendre aucune mesure contre le roi ; si l’infâme périt, c’est par un accident où n’entre pour rien l’action du fils appelé à venger son père. Goethe paraît, et toutes ces critiques tombent : les railleries de Voltaire sur le manque de plan sont dissipées, les reproches de Johnson, de Malone, écartés ; mieux encore, ils se changent en éloges dès l’instant qu’on nous décrit le personnage, un homme qu’une responsabilité formidable fait sortir de l’équilibre de sa nature. « Je ne pense pas, dit Goethe, que jamais plus vaste plan ait été conçu. » Voyons ce plan, et pénétrons à fond dans le sujet.


I

Le roi de Danemark, un grand prince, est mort dans la force de l’âge. « C’était un homme, prenez cela dans toute l’acception du mot, un homme ! et jamais on ne reverra son pareil. » Il est mort d’accident, à ce qu’on raconte, d’une morsure de serpent. À cette nouvelle, Hamlet, son fils, revient de Wittenberg, et, deux mois après avoir assisté aux funérailles de son père, voit sa mère donner sa main à Claudius, son oncle, beau parleur et diplomate, très versé dans les choses de l’ambition, de plus voluptueux, joueur, vantard, n’ayant de la dignité royale que le masque, mais ce masque, le possédant à fond. « Un singe à côté d’un homme, à côté d’un Apollon un satyre ! » disons encore « une grenouille, un chat, un paon, » et nous n’épuiserons pas la nomenclature des épithètes dont son neveu Hamlet le gratifie, et qu’il mérite. Le feu roi adorait sa femme, et sa femme a tout oublié pour se jeter aux bras d’un de ces Hercules qui dans une reine fascinent la femme et la dominent, comme Bothwell domina Marie-Stuart. Gertrude étant ici, de même que dans la légende de Saxo Grammaticus, héritière du trône et reine dans son droit, Claudius, en l’épousant, reçoit la couronne, et le prince Hamlet, malgré ses titres, son âge (il a trente ans), est mis à l’écart. Hamlet subit l’affront, mais sans se résigner. Il observe tous ceux, grands et petits, qui l’environnent, et au fond de l’âme se sait d’une autre espèce. Son éducation, plus raffinée que de coutume, ne lui a rien fait négliger des exercices et des talens de son époque, de son pays et de son rang. Il s’entend à manier une épée autant qu’un homme de guerre, se plaît aux jeux chevaleresques, et ne dédaigne nullement les honneurs, pour lesquels au contraire il se sent né, qu’il saurait relever et défendre avec l’exquise distinction, l’élégance, l’orgueil et le courage d’un vrai fils de roi. Il y a plus, né à une époque et dans un monde qui volontiers dispensent un personnage de sa condition du soin de se creuser l’esprit, il s’est appliqué d’entraînement aux spéculations intellectuelles. Non content de voyager pour son plaisir, il a observé, étudié les hommes, poussé à fond la philosophie et la science, dont il s’est approprié sans pédantisme et pour son usage les théories et les doctrines. Il se connaît en art, en poésie, en spectacles ; c’est un dilettante, un fantaisiste, de la conversation la plus spirituelle, d’une imagination qui rayonne dans tous les sens, une individualité parfaitement géniale. Joignez à cela un naturel sérieux, qui s’est de bonne heure instruit, façonné, non pour briller, mais pour savoir, qui a voulu arriver à distinguer en toute chose l’or du clinquant, le vrai, l’honnête, l’élevé de ce qui ne l’est point ou n’en a que l’apparence, le solide et l’éternel du variable et du transitoire. Ces idées profondes, sévères, qu’il agite, le troubleraient parfois, s’il n’avait pour faire contre-poids à toute cette métaphysique sa jeunesse, son enthousiasme, sa raillerie humoristique, où perce le digne écolier du bouffon Yorick, et partout et toujours, sa charmante, et chevaleresque nonchalance.

Pathologie est un vilain mot que je voudrais ne pas écrire ; comment l’éviter cependant lorsqu’il s’agit d’aborder le tempérament du héros, composé fort bizarre d’élémens disparates, mélange dangereux en rapport avec les forces et les facultés de sa nature intellectuelle et morale Nous venons de voir que la science ne l’a pu mettre au joug ; à travers l’école et le pédantisme universitaire, il a gardé son indépendance, sa verdeur prime-sautière ; irritable, inflammable comme pas un, il est resté l’homme de l’impromptu. Comment concilier ces dispositions d’un naturel sanguin avec ce penchant à la rêverie, aux idées noires ? C’est aussi un mélancolique. On connaît aujourd’hui ces tempéramens où la tristesse, le trouble, l’idée sombre, ne sont point, comme tant de gens se l’imaginent, d’origine préexistante, mais qui, d’une sensibilité plus vive, ont le douloureux privilège d’être plus que tous les autres affectés, agacés par l’impression, la pensée ambiante, qu’ils perçoivent aussitôt, qu’ils remisent et nourrissent au plus intime de l’âme pour qu’elle y travaille à leur complète désolation, ce qui n’empêche pas les dispositions les moins semblables à la tristesse d’avoir leur tour en vertu de cette loi souveraine de susceptibilité qui rend le mélancolique non moins accessible à la joie qu’aux émotions funèbres, aux idées, roses qu’aux idées noires, non moins sujet aux insolations du printemps qu’à ces affections morales incomprises que secoue de son manteau de brume une lugubre matinée d’hiver.

On s’explique donc aisément, que dans cette organisation d’Hamlet, si complexe, si traversée d’élémens contraires, la santé physique, comme la santé morale, laisse à désirer. Lui-même il a pleine conscience de cet état, reconnaît autour de lui des natures mieux constituées que la sienne, et ce chagrin l’affecte d’autant plus vis-à-vis d’Horatio, son ami, le calme, la sérénité en personne, d’Horatio qu’il préfère à tous, justement à cause de cette riche organisation bien pondérer, harmonique, qu’il se sent incapable de se donner. Irritable et mélancolique, rêveur et doux, son apathie a des soubresauts terribles ; il en sort tout à coup par un bond de jaguar : c’est alors la foudre et l’éclair ; il tempête et fulmine. Courts instans, mais combien formidables ! Il s’y réveille l’enfant de son siècle, la barbarie des temps reprend ses droits ; il frappe au hasard, blesse et tue en aveugle, en furieux, et par un acte forcené, se défait des malintentionnés et des importuns ; puis aussitôt il rentre dans son indolence, qui n’est, à tout prendre, que la décevante enveloppe de sa surexcitation intérieure. Hamlet est un volcan, seulement ce volcan a ses éruptions en dedans au lieu de les avoir au dehors. Au dehors, il se contente de cracher des étincelles, pétards humoristiques, fusées multicolores, jeux d’esprit. Si la lave s’épanche, le torrent n’a qu’une minute, ne dévaste qu’un coin du champ, tandis qu’un grondement sourd et continu à l’intérieur nous avertit que l’éruption cherche sa voie sans pouvoir se la frayer. Cette résignation est simulée ; cette distraction, cet oubli de soi, pure apparence, prétextes pour s’éloigner de la vie publique, s’isoler dans sa méditation. Nul moins que lui n’est l’homme des situations compliquées ; faites peser sur ses épaules le poids d’une destinée tragique, et le fardeau l’accablera. Shakspeare nous l’apprend. « Il n’a rien d’un Hercule, est de stature ramassée, trapue, gras et court d’haleine, » c’est-à-dire l’antipode de ces représentans de la force héroïque qui résolument marche en avant et s’empare du monde.

Et voilà un prince sur lequel les responsabilités vont s’amonceler ; c’est cet homme intelligent, cultivé, spirituel, humoristique, cet homme d’honneur fantasque et sérieux, si difficile à tirer du cercle de ses idées, si dangereux quand on l’en tire, qui soudainement, par un coup imprévu du sort, va se trouver avoir à débrouiller le plus inextricable nœud gordien de crimes, d’iniquités et de scandales que jamais Érynnis vengeresse ait offert à l’héritier d’une maison royale. Dès le début, nous voyons Hamlet cherchant à se reconnaître et n’y parvenant point. Le mariage de sa mère avec Claudius le confond. il s’indigne surtout de la précipitation avec laquelle l’événement s’est accompli. Cet oncle souillé de vices, cette mère impie, leurs courtisans et leurs valets, tout ce monde l’offusque, l’irrite ; il s’y sent mal à l’aise, déteste les fêtes de couronnement, veut retourner à Wittenberg. Claudius n’aurait qu’à le laisser faire, et probablement rien de ce qui va se passer n’arriverait ; mais l’usurpateur a d’autres vues, il lui convient de ne point se séparer de son neveu, de garder auprès de lui le fils de la maison pour rehausser l’éclat de sa couronne. Il presse Hamlet de rester, sa mère appuie cette demande de l’accent d’une femme qui ne se croit point en complète sûreté, et Hamlet accepte, obéit avec cette absence de volonté, ce nonchaloir d’une âme accablée déjà de lassitude, d’où l’oncle, qui redoutait quelque entreprise à l’étranger, conclut à la parfaite indifférence du jeune prince. Comme c’est chez Claudius une coutume imprescriptible de tout solenniser par la débauche, il ordonne une orgie carillonnée, et la canonnade annonce à ses peuples qu’ils peuvent dormir tranquilles ; l’ordre et la paix règnent désormais en Danemark, le roi, la reine et leurs amis boivent et soupent à fond.

Cependant quelque chose remue sous la terre, les morts aussi peuvent parler. Ils parlent. Le spectre du roi défunt vient réclamer vengeance, le père assassiné adjure son fils de punir le coupable et de ne pas rester devant un aussi effroyable crime, « inerte et muet comme l’ivraie foisonnante des bords du Léthé. » L’apparition de ce fantôme, dès l’entrée en matière, est un trait de génie. Nous ne sommes qu’à la troisième scène, et déjà la terreur agit en son plein. Nulle part Shakspeare n’a d’une main plus savante amené le surnaturel dans la tragédie. Les sorcières de Macbeth viennent trop tôt, rien encore n’est préparé ; ici au contraire, quel mouvement, quelle gradation ! Peu après le lever du rideau, Horatio entre ; Bernardo et Marcellus l’ont entretenu d’un spectre signalé par eux plusieurs nuits de suite. Horatio se refuse à croire. On continue à causer, et Bernardo se reprend à conter l’aventure.


« Juste au moment où cette étoile que vous voyez à l’ouest de l’astre polaire venait de toucher à ce point du firmament où vous l’apercevez, Marcellus et moi, comme l’horloge sonnait une heure, nous avons… »

MARCELLUS. — Chut ! regarde ! lui, encore… tiens, le voilà ! »


Le spectre se montre, nous en savons assez pour que sa présence aussitôt nous donne ce vertige de l’âme qui résulte au théâtre du mystérieux et du fantastique tirés de la psychologie. Instruit de ce qui se passe, Hamlet accompagne son ami sur la plate-forme ; le fantôme revient, l’attente est au comble. Il parle, et sa voix rompt le secret du fratricide ; le crime qui depuis deux lunes se cachait est éventé. Il s’agit maintenant de déchirer le voile aux yeux de tous ; rien de plus naturel sans doute, de plus immédiatement réalisable. C’est du moins Hamlet qui le croit lorsqu’il s’écrie sous le coup de foudre de cette déclaration qu’il prend déjà l’essor vers la vengeance, qu’il y vole « prompt comme la pensée d’amour ! » Cette vengeance que réclame « un esclave du destin errant dans les flammes du purgatoire » est un devoir, un acte de justice dont la consommation échoit fatalement au prince Hamlet, héritier légitime du trône et juge suprême dans le pays. Les motifs, les moyens d’agir abondent. Le nom du feu roi, ses bienfaits, sont encore dans toutes les mémoires, chacun (voyez la scène des fossoyeurs) vous dira l’année et la date du fameux combat corps à corps où le vieux Norvégien fut vaincu. Le peuple n’aime pas Claudius, tyran d’ailleurs peu redoutable et qui n’a pour lui d’autre force que sa défiance. Qui sait même si dans un cas extrême le jeune Hamlet ne trouverait pas une alliée dans sa mère, qu’une tendresse romanesque a toujours portée vers ce fils de ses entrailles. Vouloir suffit, Hamlet veut. Combien de temps cette volonté prévaudra-t-elle ?

Il jure par le ciel d’obéir, de chasser de son cerveau toute autre idée ; puis, la première exaltation passée, vient le quart d’heure du raisonnement, et point n’est besoin d’être un si grand sceptique pour aviser que la situation, claire en apparence, a de quoi faire réfléchir un homme de sens. Instrumenter ainsi sur le simple dire d’un fantôme n’est point chose ordinaire, En se contentant de ce qu’il a vu, entendu là, en dirigeant d’après ce témoignage une accusation publique contre son oncle, Hamlet courrait risque de se rendre le plus ridicule des princes. On n’invoque pas généralement en justice la déclaration d’un spectre. A la dernière scène de la pièce, au dernier terme des événemens, nous voyons quels habiles détours prend Horatio pour faire accepter au public l’histoire du revenant, de ce fantôme dont la parole s’est pourtant accomplie. Se figure-t-on Hamlet, l’épée haute, courant sus au traître Claudius, l’égorgeant, l’immolant aux mânes irritées de son père ! La conviction personnelle ici ne suffit pas, un crime a été commis, c’est vrai ; mais où sont les preuves ? Comment le constater ? Tâche lourde, impossible, car de ce forfait horrible celui-là seul pourrait parler qui fut le coupable ! A tout prix, il faut que la vérité sorte. Hamlet, comme Brutus, jouera le fou. Être fou, passer pour tel, admirable manière d’atermoyer, d’observer, de combiner des plans en attendant les actes !

Depuis Johnson, cette démence simulée a beaucoup intrigué les commentateurs, et ceux-là seuls ont réussi à l’expliquer quelque peu qui en ont cherché le secret dans l’analyse intime dans la psychologie du personnage. Au point de vue dramatique, M. Gervinus et M. Vischer déclarent cette invention maladroite, en ce sens qu’elle attire sur Hamlet l’attention et la colère des gens qu’il a le plus à redouter, et ne fait qu’accroître la défiance du roi, dont l’exagération de sa pantomime funèbre avait déjà provoqué les soupçons. « Nous le voyons, dit M. Cervinus, mettre la cour sens dessus, dessous, poser des énigmes aux allans et venans qui l’espionnent, torturer son amoureuse, oublier sa tâche. » Oublier, éluder, différer, mais à quoi pense-t-il donc, cet Hamlet qui, à force de toujours penser, jamais n’agit ? Goethe le voit trop parfait, trop d’une pièce, « un être beau, pur, élevé, noblement moral. » Il est vrai qu’il ajoute cette restriction : « dépourvu de la force physique qui fait les héros ! » N’importe, je saisis dans le jugement de Goethe une certaine réduction classique ; le caractère d’Hamlet est moins simple, moins un, plus ondoyant et plus divers.

On connaît la superbe image du chêne semé dans un vase de porcelaine qui devait ne contenir que des fleurs de luxe et se brise sous l’effort de la robuste plante. Sèvres ou japon, n’en doutons pas, le vase était d’avance un peu fêlé. Goethe remarque qu’Hamlet n’est de sa nature ni si triste ni si porté à la réflexion ; seulement, après la mort de son père et le scandaleux mariage de sa mère, il commence à fléchir sous le poids du deuil et de la rêverie. Rien de plus juste ; mais est-ce bien le fait d’un esprit sain et vigoureux de succomber ainsi sans réagir à la première épreuve, de broyer du noir et de ne songer qu’au suicide ? Assurément non, et les tempéramens qui se comportent de la sorte sont ceux que les événemens affectent jusque dans les profondeurs de la vie nerveuse. Hamlet a son grain ; ce mélancolique est un ironique, cet ironique a des échappées facétieuses, des saillies volontaires, il bafoue les gens, s’en amuse (voir les scènes avec Rosenkrantz et Guildenstern, avec Polonais, avec Osric). Hamlet ne se prend à ce rôle de fou que parce que lui-même l’est plus ou moins. Ce masque complète le personnage, il est dans son être même. Hamlet a le goût du théâtre, fréquente les comédiens, connaît leur art, et maintes fois a dû se passer la fantaisie de monter avec eux sur les planches. Ces choses-là sont tellement dans la vérité humaine du caractère qu’elles n’ont pas besoin d’être justifiées. J’en pourrais citer plus d’un parmi les critiques, — anglais surtout, — qui se demande encore s’il ne vaudrait pas mieux croire en dernière analyse que ce terrible Hamlet soit vraiment fou. Oui certes, Hamlet est fou. Il ne s’agit que de s’entendre : Hamlet est fou, fou comme tous ces hommes de génie qui n’ont jamais pu parvenir à se mettre dans la cervelle le rangement et la clarté méthodique des bonnes têtes, Victor Cousin familièrement disait des bonnes caboches ordinaires, fou comme ces natures profondes chez lesquelles certaines facultés particulières, certaines forces, ne se développent qu’aux dépens de l’harmonie générale. Il le sait, et n’y peut rien. « Qu’y faire ? s’écrie-t-il ; c’est à en perdre la raison ! » Mais la question médicale, pathologique, reste en dehors, le plus fort des aliénistes y perdrait sa science, attendu que de pareils fous en savent infiniment plus sur eux, sur l’être humain, la nature et le fond des choses que tous les docteurs qui les auscultent et les palpent.

Étudions à présent ce désordre mental entant que ressort dramatique, et nous reconnaîtrons que, bien loin d’entraver l’action, ce fait au contraire la favorise. Pour découvrir un crime indéchiffrable, pour exorciser à la pleine lumière du soleil l’assassin ténébreux de son père, Hamlet joue l’égarement, moyen assez extraordinaire, moins étrange pourtant, si l’on se reporte à une époque où la folie était de toutes les mascarades, où toutes les cours avaient leur fou. Ce masque qu’il a sous sa main ne convient pas seulement à la nature du personnage, il lui donne entière.liberté d’aller et de venir, de choisir son heure, de porter ses coups sur qui et quand bon lui semble ; — il le met à même, par mille traits détournés, mille sanglantes allusions, d’inquiéter, de troubler le tyran embastillé dans sa dissimulation, de le contraindre à faire des sorties, à bondir de rage, comme le taureau que la flèche du picador excite, aveugle, enfièvre. Hamlet dans la pièce a double rôle, il est à la fois le picador et la spada. Il secoue devant les yeux de la bête horrible les flammes écarlates du banderillo, en attendant qu’elle se livre enfin et découvre la place où l’épée du destin doit frapper. Qu’est-ce qui distingue un fou d’un homme raisonnable ? C’est d’abord que le fou parle d’une quantité de choses que l’autre doit rentrer en lui tantôt par politique, tantôt parce que le goût, les bienséances, lui conseillent de le faire. Le fou au contraire a droit à toute privauté, à toute licence. Si vous cachez un secret et qu’il le sache, il peut d’un mot, d’un geste, d’une grimace, vous mettre au supplice, vous harceler, sans qu’il vous soit donné d’imposer un terme à l’obsession, car le fou est irresponsable ; le heurter, le réduire au silence, autant vaudrait se dénoncer. D’ailleurs qui prouve que les traits qu’il décoche visent à la vraie placé ? N’importe, le coupable s’en inquiète, cet œil hagard toujours braqué sur lui finira par le fasciner, il perdra peu à peu son assurance. Touché parfois, atteint au vif, il luttera contre son trouble, découvrira le point honteux de sa conscience en s’efforçant d’y ramener le voile, et qui sait si cette implacable stratégie ne réduira pas l’infâme à s’avouer vaincu ?

Attaquer le crime dans la conscience même du criminel, c’est là aussi une vengeance ; Hamlet, en s’y appliquant, accomplit toujours au moins une partie du devoir que le fantôme lui inflige. La vengeance divine et humaine a d’autres voies, d’autres châtimens que le poignard et l’échafaud ; Richard III et lady Macbeth en savent quelque chose, et c’est un argument de plus en faveur de la folie simulée d’Hamlet. Je vais plus loin, cette émotion causée à la cour du roi par la soudaine métamorphose du prince, tout « ce remue-ménage antidramatique, » au dire des Gervinus et des Vischer, me semble au contraire excellent pour la pièce. On s’aborde, on s’interroge stupéfait. Qu’est ceci ? que va-t-il advenir ? L’oncle reçoit le contre-coup immédiat du désarroi. Naguère imperturbable, il se trahit, vacille, marche à sa perte. A tous égards, cette folie simulée d’Hamlet a donc sa raison d’être. Shakspeare a cent fois bien fait d’emprunter le motif à la légende. Le grand point maintenant serait que le personnage se comportât en conséquence, et que, le rôle de fou étant donné, Hamlet le poursuivît pour atteindre plus sûrement son but ; mais tel n’est point le caractère. Goethe en dit trop : ce n’est pas la force physique du héros qui lui manque, c’est tout simplement le sens pratique, l’action. « Mon oncle ne ressemble pas plus à mon père que moi je ne ressemble à Hercule ! » Calme, silencieux, flegmatique sans nulle aigreur (my sweet prince), sa mère le compare pour la douceur à une colombe ; puis autre part, et tout contrairement à cette image pourtant vraie, nous l’entendons, lui, faire allusion à quelque chose de dangereux qui bouillonne au fond de son être. Ce quelque chose, c’est une irritabilité nerveuse, une capacité d’explosion qu’entretient son imagination fiévreuse et qui soudain, mais seulement dans les cas extrêmes, va pousser à des luttes désespérées cette nature si difficile à remuer.

Tel est Hamlet, rêveur, emporté, inactif ; son irrésolution vient non pas de sa faiblesse, mais de sa conscience, de sa vertu, et cette fusion d’élémens contraires, si prodigieusement combinée, fait son caractère tragique. Cette constante défiance du résultat, ce doute du droit qu’il a de se venger, cette douceur d’une âme à laquelle répugnent les moyens violens, ce penchant de son esprit à réfléchir inexorablement sur l’acte, — tous ces scrupules ont un nom dans la langue d’Hamlet, sarcastique, accidentée, élégiaque et sentimentale comme sa personne : il les appelle « trois quarts de lâcheté pour un de sagesse ; » trois quarts de lâcheté ! c’est trop ; Hamlet se calomnie, moitié serait assez, et je me hâte d’ajouter que cette sorte de lâcheté ne diminuera chez aucun l’intérêt qui s’attache à sa physionomie. Au moment où le fantôme se montre à lui sur la plateforme, Hamlet jure d’obéir à la voix de sa destinée qui l’appelle. Il répond vaillamment, s’exalte, tend ses nerfs, « le lion néméen n’a pas plus de vigueur dans les muscles ; » puis, comme dit Horatio, l’imagination fait des siennes, adieu les entreprises ! « Le monde est jeté hors de ses voies, malheur et désespoir que je sois né, moi, pour l’y replacer ! » Il maudit sa tâche, toutefois sans chercher à s’y soustraire ; il trouvera sa vengeance comme Newton trouva la loi de l’attraction, en y pensant toujours. Il y marche, il y va, non directement, au grand jour, mais en creusant sous les pas de l’ennemi des mines et des contre-mines, — la scène des comédiens par exemple.

Hamlet, pour rester libre de ses mouvemens, charge Horatio d’observer le roi ; l’épreuve réussit. Ils sont deux maintenant à connaître le crime et le traître qui l’a commis. Seul dans sa chambre, le tyran s’affaisse sous le poids du remords. Il veut prier et ne peut : admirable contraste qui nous montre l’assassin entre son forfait et son repentir, non moins troublé, non moins éperdu qu’Hamlet entre le forfait et sa vengeance. Claudius a soif de rédemption comme Hamlet de vengeance ; mais la nature de l’un, pas plus que celle de l’autre, ne se prête à la satisfaction. L’énormité du crime s’oppose au désir du suppliant, de même que la responsabilité par sa trop lourde pesanteur force à refluer au dedans les colères du justicier. Tous deux en sens divers commencent, se tournent et retournent, s’interrompent, impuissans à résoudre. « Le repentir peut tout, se dit Claudius ; mais que peut-il, si l’on ne peut se repentir ? »

L’âme du roi, engluée dans le vice, s’efforce en vain de s’affranchir ; de son côté, la haine d’Hamlet ne sait que battre des ailes, palpiter. Tout à coup, juste au moment où le roi couve ces pensées, Hamlet se dresse près de lui ; quelle occasion ! C’est la nuit, l’heure des spectres, des tragiques emportemens. Le jeune prince a la tête échauffée, va-t-il agir enfin ? Non, encore un délai, un nouvel argument, tiré de loin par exemple, mais d’une casuistique au moins très spécieuse. Il se dit : « Il est en prière, agissons ! Mais alors il va droit au ciel ! » Un misérable a surpris son père dans le sommeil qui suit un bon repas, « quand ses péchés étaient en plein épanouis, » et lui, Hamlet, fils unique de la victime, frapperait l’assassin lorsqu’il est en état de grâce, quand il est « en mesure et préparé pour le voyage. » Non, son épée se réservera pour un coup plus terrible, et « quand il sera ivre et endormi, ou dans les colères ou dans les plaisirs incestueux de son lit, en train de jouer, de jurer, » alors il le culbutera de façon « que ses talons ruent vers le ciel et que son âme soit aussi damnée, aussi noire que l’enfer où elle ira. » Hamlet a les idées de vengeance d’autant plus féroces qu’il veut s’excuser à ses propres yeux de ne point agir. Moins réellement il est dangereux, plus il se monte la tête. Tout à l’heure encore, dans la scène des comédiens, qui l’empêchait de tomber sur le roi, alors que celui-ci, blêmissant, effaré, se levait de son siège et s’enfuyait trahissant son crime ? C’était là pourtant un moment à ne pas laisser échapper. Hamlet lui-même l’avait choisi, préparé ; « le spectacle est le piège où je veux prendre la conscience du roi ! » Les témoins sont en nombre, qu’il barre le passage au scélérat, l’attaque d’une voix terrible, le force à s’agenouiller muet de stupeur et l’égorge. Tout cela est bientôt dit ; mais il y a dans cette nature un point qu’on ne doit pas perdre de vue, et qui humainement la justifie. Marier ensemble la pensée et l’action, n’agir partout qu’en pleine sûreté, sauvegarder le droit, la justice, tâche pénible où l’on n’avance qu’à pas lents et quelquefois, comme Hamlet, en zigzags. Il n’y a que le penseur qui sache ce que c’est que la conscience ; celui qui agit passe outre, et vouloir ne faire que des actes irréprochables, c’est se condamner à ne jamais agir.

Il se peut, à tout prendre, que la scène des comédiens n’ait pas suffi pour convaincre Hamlet, pour éclairer sa religion. Ces troubles de physionomie, signes d’une mauvaise conscience, ne le satisfont pas ; l’idée qu’il se fait de la justice et du châtiment exige davantage. Il semblerait qu’Hamlet, ayant acquis ce point, devrait partir de là pour provoquer tout de suite un nouvel incident et se précipiter cette fois vers son but. Il n’en fait rien ; il se réjouit, se frotte les mains comme s’il avait partie gagnée. L’effet moral atteint lui tient lieu d’action ; il s’oublie dans le triomphe de sa psychologie. Lutte constante, implacable ! il voudrait sortir de la réflexion, il ne peut ; à chaque effort qu’il tente pour émerger de cet élément où son être s’absorbe et s’engloutit, il plonge plus avant. Concilier sa liberté d’action avec l’action serait son rêve, et c’est pourquoi l’heure que le destin lui marque n’est jamais celle qu’il choisît. On dirait qu’il ne s’y sent pas assez libre. De là sa raideur, sa façon dédaigneuse, évasive de traiter l’occasion. Ainsi, quand le roi priant à l’écart se montre à lui, quand il tient sa vengeance, qu’il n’a pour en finir qu’à étendre la main, une voix intérieure, la voix de son caprice, de sa mutinerie, il souffle ces mots : « pas maintenant ! une autre fois ! »

Ces doutes d’Hamlet, ces raffinemens de scrupules, lui viennent de son éducation, de sa philosophie, laquelle, il y a tout lieu de le croire, n’est autre que la philosophie même de Shakspeare. « En soi, le bien n’existe pas, ni le mal ; tout est dans l’idée que nous nous en faisons ! » C’est là en effet un principe trop souvent et trop complaisamment énoncé par Shakspeare pour qu’on n’y cherche pas le résumé très caractéristique de son expérience. Dans le second monologue, le fameux to be or not to be, c’est évidemment Shakspeare qui parle. Ce grand esprit si élevé ; si moderne, a sur la mort des épouvantes du moyen âge. Quand chez un génie dramatique aussi divers, aussi impersonnel que Shakspeare ; une idée se représente obstinément, variée, développée et modulée selon les caractères, on en peut conclure que cette idée part de la conscience même du poète. Shakspeare, qui passa toute sa vie à remuer les plus hautes questions, doit avoir eu sur certains points du dogme des croyances mal éclaircies. Son scepticisme au fond n’a rien rien d’anti-chrétien. Ce libre penseur, placé comme un foyer de résonnance entre les temps barbares et l’esprit nouveau, reçoit par momens du passé des commotions électriques. Il a comme Pascal ses préjugés, ses terreurs de l’autre monde. On le voit se faire du purgatoire une idée fantasmagorique, effroyable, l’idée même exprimée par la bouche spectrale du père d’Hamlet : « Je te révélerais, si je pouvais, des choses dont le moindre mot briserait ton âme, glacerait ton jeune sang, ferait jaillir tes yeux de leur orbite comme des étoiles de leur sphère, et mettrait en désordre tes cheveux tressés, dont chacun se hérisserait comme les dards d’un porc-épic furieux ! Mais ces révélations de l’éternité ne sont point pour des hommes de chair et de sang. » Plus loin, revenant sur le sujet, il s’écrie : « Oh ! horrible ! horrible ! oh ! bien horrible ! » Et ces tortures sans nom, c’est un héros qui les subit, un homme, un souverain, qui en vertu, en majesté. ne connut pas son égal dans le pays ! Ce grand monarque tant souffrir, et pourquoi, juste Dieu ? Parce qu’il est mort pendant sa « digestion, » inconfessé, non absous ! Le poète, ce semble, aurait pu s’épargner un tel luxe de tortures. Le spectacle de cette âme errante et cherchant la paix suffisait au pathétique, et la foi à la démonologie n’en demandait pas davantage ; mais pour Shakspeare, ému de terreurs vagues ; profondes, c’est trop peu. Il faut à son épouvante le mysticisme de l’image. Un autre exemple de cette préoccupation sinistre, macabre, se trouve dans Mesure pour mesure (acte III, scène I). « Oui, s’écrie Claudio, mais mourir, s’en aller qui sait où ? Être là couché, froid, étroitement enfermé, et pourrir ! Cette mouvante et chaude sensibilité vitale étouffée en un corps inerte, cet esprit, jadis si allègre, plongé dans un océan de flammes, ou raidi en des masses de glaces éternelles ! jouet d’invisibles tempêtes, tourbillonnant autour de la terre sous la chasse d’une force implacable ! Devenir quelque chose de pis que ce que la pire fantaisie en ses plus sauvages désordres peut inventer, c’est aussi par trop horrible ! La vie terrestre la plus pénible et la plus calamiteuse infligée à l’homme par l’âge, le crime, la douleur, la prison, — cette vie est un paradis comparée à ce que nous avons à redouter de la mort ! »

Ce grand monologue d’Hamlet, si classique, renferme plus d’une contradiction. Et d’abord est-il bien à sa place ? Cette question du suicide qu’Hamlet agite in extenso alors qu’il ferait beaucoup mieux de courir sus à l’assassin de son père, est-ce bien en effet « la question ? » Un monologue à pareil instant doit avoir pour fonction d’éclairer le drame. On s’attend à saisir le mot, la clé du personnage. Cette clé, je ne la trouve, en dernière analyse, que dans l’idée de conscience déjà depuis assez longtemps développée et plutôt rétrécie cette fois qu’élargie. « Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches, ainsi les couleurs originelles de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée. » Rien de spécial au personnage, tout au contraire une foule de traits qui ne lui ressemblent pas ; il craint la mort à cause des rêves que son sommeil peut enfanter ; lui, ce rêveur que l’action seule épouvante, lui qui hait les hommes, qui les fuit, il a maintenant peur des spectres ! Il s’est aventuré tantôt dans un lieu désert, face à face avec un revenant, et c’est au sortir de ce tête-à-tête où le fantôme de son propre père l’a entretenu des plus redoutables mystères de l’autre monde qu’il prolonge sa méditation sur cette région inexplorée « d’où nul voyageur ne revient… » Nul voyageur ! hormis un pourtant. Comment Hamlet peut-il dire cela au moment où l’ombre du feu roi vient de lui donner des nouvelles de ce qui se passe dans le purgatoire ? Je me l’explique ainsi : Hamlet, pas plus que Faust, n’est sorti d’un seul jet ; Shakspeare a fait d’abord, puis ajouté, puis surajouté. De pareils chefs-d’œuvre sont de véritables greniers d’abondance où toutes les observations, toutes les analyses, tous les pressentimens d’une existence de génie s’emmagasinent jour par jour. Ce monologue est une de ces végétations ultérieures, un gui de plus sur le chêne. Ce n’est pas Hamlet, c’est l’auteur qui parle, raisonne, retourne pour s’en délivrer (poésie est délivrance) un obsédant motif dont la note le poursuit depuis les Sonnets. De là ces inconséquences qu’on relève, car le grand poète est double, son masque a deux faces, celle du memento vivere et celle du memento mori : l’une gaillarde, humaine, épanouie au souffle du libre avenir, la bonne, la vraie ; l’autre soucieuse, morose, funèbre, et sur laquelle l’horrible moyen âge a creusé l’empreinte de son doigt. Il faut nous ôter de la tête cette prétention d’avoir inventé la mélancolie. Werther, René, Obermann, ne sont que les petits-fils d’Hamlet, lequel est bien l’enfant de son siècle. Il y a dans le personnage d’Hamlet beaucoup de la personne de Shakspeare, plus de celle du comte d’Essex, comme il y a du sang chevaleresque de Cervantes dans cet idéal maniaque de don Quichotte ; mais Shakspeare, Essex, comme Cervantes, portent en eux le grand XVIe siècle et son génie.

En 1599, Essex, irrésolu, volens nolens, écrivait à sa souveraine, en style d’Hamlet, le passage qu’on va lire, au sujet d’une mission en Irlande dont Elisabeth venait de le charger. « D’un esprit plein de troubles, distrait, énervé par les passions, d’un cœur déchiré de tourmens et d’ennuis, d’un homme enfin qui hait tout ce qui l’environne et le maintient dans cette existence, quel service votre majesté peut-elle attendre[3] ? » Ainsi se laisse aller aux discordances morales, à des vapeurs, et s’y abîme une nature altière et vaillante, un jeune, brillant et spirituel grand seigneur au comble de la faveur et de la gloire, tant cette question de l’être et du non-être, cette mélancolie sociale était l’intérêt de toute l’Angleterre pensante à cette époque. « Qui en effet voudrait supporter la raillerie et les dédains du monde, l’oppression du puissant, l’insolence du superbe, la peine de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’arrogance du fonctionnaire et les indignes rebuffades qu’il inflige au mérite réduit à se taire ?… » Comparez ce passage du monologue d’Hamlet au soixante-sixième sonnet, où le poète, parlant à découvert cette fois et pour son propre compte, s’agite invinciblement sous la même pensée qui le mène. « Voir le mérite naître pour mendier, la nullité creuse prospérer dans la joie, la bonne foi chassée et parjurée, l’art emmaillotté dans les lisières du pouvoir, envoyé à l’école de la sottise, voir bafouer comme une niaiserie l’ingénuité méconnue, le mauvais esprit exploiter le bon, — cela me lasse et me harcèle, j’aimerais mieux le calme de la mort ; la fatigue m’accable, et je souhaiterais m’en aller de ce monde, n’était l’ennui d’y laisser seul celui que j’aime. » Les sonnets de Michel-Ange[4], trop ignorés, abondent en tristesses de ce genre, le tædium vitæ s’y exhale comme par la bouche du mélancolique, du sublime Penseroso.

Ce détail du monologue éclairé, on comprendra quelle vivante sympathie Shakspeare doit ressentir pour le personnage d’Hamlet. D’autres raisons que la raison dramatique ici concourent à la création. Ce héros raffiné, sophistique, est trop diamétralement le contraire du héros de la légende pour qu’on puisse croire que l’auteur a pris, fait et parfait ce type, uniquement pour les besoins de sa pièce. Au premier aspect, c’est la tragédie qui nous semble faite en vue du personnage et non le personnage en vue de la tragédie. Et cependant, effort suprême du génie, ce drame et ce caractère qui se contredisent, cette action qui veut marcher et ce personnage qui ne veut pas agir, arrivent au but fatalement sous l’impulsion d’une force inéluctable. Le coupable est puissant, rusé, plastronné d’avance contre toute surprise, et l’adversaire que le destin lui oppose, nature inconsistante, maladive, sans cesse offusquée de rêveries et de scrupules, n’a rien en soi de l’énergie qu’il faut pour l’œuvre de vengeance. N’importe, Némésis pousse au but en dépit des tactiques de Claudius, des écarts dilatoires d’Hamlet ; nul n’échappe à l’implacable loi du châtiment. La justice atteindra l’infâme au plein de sa sécurité, de son pouvoir, et comme en définitive tout se paie, Hamlet lui-même à son tour tombera victime de son incapacité d’agir à l’instant voulu, son propre sang coulera pour celui des innocens dont il a causé la perte. « Alors vous entendrez parler d’actions charnelles, sanguinaires, dénaturées, de catastrophes expiatoires, de meurtres involontaires, de morts causées par la perfidie ou la violence et de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs ! » Némésis partout, Némésis renversant les uns à côté des autres tous les acteurs de la pièce ! Ce dénoûment, qu’Horatio commente à la manière du chœur antique, est d’une ironie à faire trembler, et longtemps en effet les siècles entendront parler de ces catastrophes. Hamlet, toujours idéalisant, voulait élever la vengeance au niveau d’un châtiment social, et le crime pendant ce temps accouche d’autres crimes qui traquent, enveloppent le justicier. Le destin se montre alors, d’un coup de sa faux abat sur le sol quatre victimes, comme si cet exemple voulait dire : Tels sont les jugemens d’en haut, rapides, implacables ; votre justice humaine n’est qu’humaine, le glaive entre vos mains se fourvoie, vous vous blessez vous-mêmes, vous frappez ceux qu’il fallait sauver ; les sentiers de Dieu ne sont pas vos sentiers !

Hamlet ne venge son père qu’en mourant, mais il le venge. À ce compte du moins il ne démérite pas. Cependant cette mort si prompte déjoue ses projets ; il rêvait un autre idéal de vengeance, s’attribuant l’appareil justicier, prononçant en public un arrêt qu’on exécute solennellement. Qu’on lise à ce sujet le premier monologue, lorsque dans un violent retour sur lui-même, au spectacle de la passion débordante du comédien, il s’écrie : « Et tout cela pour rien, pour Hécube ! Que lui est Hécube, et qu’est-il à Hécube ? Que ferait-il donc, s’il avait les motifs, les appels de passion que j’ai ? Il noierait la scène dans les larmes, déchirerait l’oreille du public par d’effroyables apostrophes, et moi, lâche et misérable, je m’en vais flânant, étranger à ma propre cause, et ne trouvant rien, non, rien à dire en faveur d’un roi contre les biens et la chère existence duquel un guet-apens damné s’est accompli ! » Dans la légende de Saxo Grammaticus, Amleth parle au peuple après le meurtre du régent de l’état, et se fait proclamer roi. Shakspeare dans ce monologue rappelle cette donnée. Mourir tragiquement de la sorte sans pouvoir éclairer sa vie d’aucune lumière est pour Hamlet le pire désastre. « Dieu ! quel nom compromis vivra après moi, Horatio, si toutes choses restent ainsi voilées ! » A Horatio donc, au cher et loyal ami de l’heure suprême, d’expliquer au monde l’énigme de cette existence méconnue, qui s’éteint sans même avoir vu clair dans la sanglante catastrophe, d’où ces mots ; les derniers qu’Hamlet prononce : « le reste est silence ! » Pauvre et noble prince, pourquoi n’avoir pas agi quand c’était le moment ? Quand dans la scène des comédiens le scélérat livrait aux yeux ses remords, c’était là qu’il fallait écouter l’appel forcené de la passion, noyer la scène dans les larmes. Il n’a su rien oser à l’instant voulu ; rien entreprendre ; le destin l’en punit, mais avec une certaine compassion et en le laissant, malgré ses torts, mourir dans le vague pressentiment d’avoir atteint son but.


II

Goethe reproche, à Shakspeare de trop multiplier les épisodes ; tant d’incidens, de diversité, de complications l’offusquent ; il voudrait simplifier. Les troubles en Norvège, l’ambassade dépêchée au vieil oncle, le bon accord rétabli, le passage du jeune Fortinbras en Pologne, sa réapparition au dénoûment, le retour de Wittenberg d’Horatio, le désir d’Hamlet de s’y rendre, le voyage de Laërte en France, son retour, l’envoi d’Hamlet en Angleterre, sa captivité chez les pirates, l’aventure de Guildenstern et Rosenkrantz livrés à la mort par une lettre perfide, — tout cela, dit l’auteur de Faust, « n’est qu’une série de circonstances, de détails, bonne à prolonger un roman, et qui dans une œuvre dramatique nuit à l’unité de l’ouvrage, dont le héros lui-même n’a pas de plan. » Goethe se trompe[5], son goût classique le conseille mal, il ne s’aperçoit pas que ce qu’il propose n’est qu’un procédé plus intelligent, mais également condamnable de réduction à la Ducis. Tout a sa raison, sa loi d’être. Les relations avec la Norvège nous font connaître le roi Claudius sous son aspect politique ; nous le voyons représenter, administrer, gouverner. Shakspeare, qui jamais ne perd une occasion d’étudier l’homme universel dans son personnage, nous montre comment on peut être un fieffé coquin et s’entendre aux affaires de la diplomatie comme au cérémonial des audiences. De plus l’incident sert à mettre en lumière la grandeur épique du feu roi, à nous rappeler son fameux trait d’héroïsme lorsqu’il se mesura avec le superbe Norvégien, et dans une rencontre homérique le renversa vaincu de son traîneau. Il faut que Fortinbras passe en Pologne pour motiver le dernier monologue d’Hamlet, il faut qu’il en revienne pour purger cette atmosphère de meurtres, relever l’état, et sur ce monceau de cadavres, sur ces débris d’une race vouée à la pourriture, inaugurer l’idée d’une force jeune, arrivant du dehors pour tout renouveler.

Ce Wittenberg qui se profile vaguement sur la toile de fond, c’est la réformation, dont l’esprit, comme le remarque excellemment le docteur Vischer, « vit et raisonne dans Hamlet, dans sa dialectique impitoyable et sa subjectivité métaphysique. » Quant aux allées et venues des autres personnages, rien de plus naturel, de plus conforme aux mœurs, à la vérité historique, de mieux imaginé pour fixer le moment. Qu’on songe au siècle où Shakspeare écrit ; le vieux moyen âge s’en est allé, voici des mœurs nouvelles qui de partout s’introduisent. Les jeunes gens voyagent, se forment à l’étranger. Chacun suit sa pente, se dirige vers le point de l’horizon où son humeur l’entraîne, Hamlet du côté de Wittenberg, Laërte vers Paris. Supprimez le voyage de Laërte en France, et nous perdons du coup deux scènes qu’à aucun prix on ne saurait sacrifier, car elles nous font entrer dans le vif du caractère de Polonius, si comique avec son importance officielle, son autorité paternelle outrecuidante et dogmatique, son empressement babillard, sa platitude et sa sottise, type éternel du chambellanisme niais et boursouflé.

La rencontre avec les pirates a pour objet de nous édifier sur la bravoure d’Hamlet, qui, n’en déplaise à Goethe et à son commentaire, n’est point dépourvu de valeur personnelle. On peut physiquement n’être point un Hercule et cependant avoir du courage. « C’est le bras du guerrier ! » dit Ophélie, et il le prouve en attaquant les pirates. Le courage d’Hamlet est celui des êtres nerveux ; il n’a ni la spontanéité ni la froideur calculée de la bravoure militaire. L’homme nerveux a, comme Hamlet, ses défaillances, n’est brave qu’à son heure ; mais qu’il s’irrite, s’enflamme, et vous verrez si pour le résultat ce courage-là ne vaut point les autres. « Que pourrais-je craindre ? Je donnerais ma vie pour une épingle, et mon âme, quoi qu’il puisse me faire, n’est pas moins immortelle que lui ! » Ainsi parle Hamlet se préparant à recevoir la visite du fantôme de son père. C’est du courage incontestablement, mais plus métaphysique encore que physique et dont le ressort a besoin d’être monté ; je m’explique fort bien qu’il soit l’être valeureux qu’il se montre en mainte circonstance, et puisse en même temps louvoyer dans l’accomplissement de la tâche terrible et douteuse qui lui incombe. Je voudrais savoir qui d’entre nous prendrait la chose plus résolument : tuer son oncle et du même coup frapper sa mère, une mère déchue à la vérité, que pourtant au fond du cœur il aime encore avec tendresse ! Mettons de côté le héros de tragédie, disons-nous que nous avons devant les yeux non plus tel ou tel prince de la famille des Atrides, mais l’homme réel, moderne, et rendons-nous compte de l’effet que produirait Hamlet allant droit à son acte et le consommant sans réflexion : l’horreur seule crierait en nous. Qu’Hamlet soit au niveau de sa tâche, il n’y a plus d’Hamlet, il n’y a plus de pièce, et l’histoire ainsi proposée ne causerait qu’une impression de dégoût au lieu de la terreur qu’elle inspire par ce conflit si nouveau, si tragique, de la pensée et de l’action. Goethe a donc tort quand il vient critiquer dans un pareil sujet la multiplicité, la variété des incidens, car cette abondance d’événemens extérieurs était indispensable pour nous montrer l’action du destin opérant au milieu des combinaisons humaines sans hâte ni retard, également indépendante et de nos mouvemens et de notre inertie.

Nous venons de coudoyer Polonius ; parlons de ses enfans : Laërte d’abord, nous verrons tout à l’heure Ophélie. Laërte est le contraire d’Hamlet, une sorte de cavalier à la mode, un damoiseau bretteur façonné aux belles manières de la cour de France, prompt à la main, bouillant, point mélancolique, et du côté des dons de l’esprit ni plus ni moins raffiné que tous les galans seigneurs de son temps. Hamlet, nous le savons, tue Polonius ; croyant viser au cœur du roi, il embroche de sa rapière, au travers de la tapisserie, le vieux courtisan aux écoutes. Laërte aussitôt quitte Paris et tombe comme la foudre en Danemark pour venger la mort de son père. « Garde-toi d’entrer dans une querelle ; mais, une fois dedans, tâche de te comporter de façon que l’adversaire se garde de toi ! » Des préceptes du noble vieillard, c’est assurément celui-là qui se sera le mieux gravé au cœur du jeune homme. L’idée de vengeance l’emplit tout entier, et avant même que le nom du meurtrier lui soit révélé, l’action l’échauffe et le passionne. Le roi a fait inhumer secrètement le corps de Polonius, il n’en faut pas davantage pour attirer les soupçons de Laërte. Les spectres cette fois n’ont pas besoin de sortir de terre, le sépulcre d’ouvrir « ses lourdes mâchoires de pierre ; » les chuchotemens de la calomnie, de simples bruits, suffisent au fils de Polonius. Il n’a ni le pouvoir ni les moyens d’Hamlet ; mais il veut, sait vouloir, et le peu dont il dispose, bien dirigé, l’aidera au-delà de ses souhaits. Laërte n’est pas l’héritier présomptif du trône, pas même prince du sang, la faveur populaire l’avait jusqu’alors ignoré, et cependant, simple sujet, il se révolte, agite les masses, et l’insurrection grandit au point d’inquiéter un moment le roi sur son trône. Il force les portes du palais, entre à main armée chez Claudius. « Je sacrifie ma vie en ce monde et dans l’autre, je ne veux qu’une chose : venger mon père ! » Il défie, lui, la damnation éternelle ; tandis qu’Hamlet, au plein rayonnement de l’évidence, cligne des yeux, ergote, éludé. — Il veut couper la gorge au meurtrier de son père, fût-ce au pied de l’autel dans le sanctuaire, et le roi perfide et cauteleux, ce roi qu’Hamlet, le trouvant en prière, épargna dans ses scrupules, est celui qui approuve, fomente les desseins de Laërte, maintenant qu’ils vont se diriger contre Hamlet. « Il n’est pas de sanctuaire pour le meurtrier, pas de barricades pour la vengeance ! » Nulle barrière en effet, pas même l’honneur, car Laërte, pour réussir plus sûrement dans son duel avec Hamlet, empoisonne son épée. A quoi pense donc ce gentilhomme, pour qui le point d’honneur est tout ? Uniquement à sa vengeance, et cette vengeance, qui pour Hamlet est une si terrible affaire de conscience, aveugle tellement Laërte, qu’en la traitant comme une affaire d’honneur et de chevalerie il triche et ne s’aperçoit pas qu’il se déshonore.

Tant de haine, de furie, tout cela pour qui ? pour quel père ? Nous connaissons le père d’Hamlet par ce que son fils nous raconte, par les souvenirs qu’il a laissés dans le peuple : c’était un homme, mais ce Polonais ! Il s’est rencontré cependant en Angleterre et en Allemagne des commentateurs pour prendre au sérieux cette figure. Je pense avec M. Cervinus que c’est aussi pousser trop loin la manie des réhabilitations, et que, s’il fallait user de tant d’égards envers ce personnage, Hamlet ne prendrait point la peine, lorsqu’il le laisse avec les comédiens, de leur recommander de ne pas trop s’amuser de lui, et ne le traiterait pas de fou, de vieux radoteur, devant sa propre fille. Goethe suppose à ce chambellan plus d’esprit qu’il n’en a, et prétend que, lorsqu’on le bafoue, il a le bon esprit de faire comme s’il ne s’en apercevait pas. C’est trop le relever, lui prêter de finesse. Je crois tout simplement qu’il ne s’aperçoit de rien. Bavard et circonspect à la fois, suant la morgue et la platitude, frivole, sournois, toujours prêt à s’entremettre, il a mûri, vieilli dans les antichambres. Les coquins de l’espèce de Claudius aiment ce genre d’entourage ; dans un palais hanté par le crime et l’infamie, les complaisans ont leur place marquée. « Soyez les bienvenus à Elseneur, messieurs ! » Ils espionnent, ils volent, mais savent se rendre utiles. Voient-ils, ne voient-ils pas, qu’importe ? pourvu qu’ils ferment les yeux, se taisent, obéissent. Les amis de Polonius veulent absolument que sa sottise soit doublée d’une sorte de sens pratique, de perspicacité hypocrite. On se trompe : pas une pensée, pas un secret ne capitonne cette corpulence officielle ; c’est le vide, le pur néant. Il se donne des airs d’observer ; que sait-il des événemens mêmes qui ont dû se passer pour ainsi dire sous ses yeux ? quel flair a-t-il eu de l’empoisonnement du feu roi, du mariage de la reine ? Il prétend avoir deviné le sentiment d’Hamlet pour Ophélie, mensonge ! Il faut voir dans cette idée la jactance de ces sottes gens qui attendent qu’un événement soit accompli pour l’avoir prophétisé, et qu’une chose ait mal tourné pour vous corner aux oreilles leur importun « je vous l’avais bien dit ! » Le vieux prince Metternich racontait qu’en sa longue carrière il lui était arrivé de rencontrer des individus se donnant une peine infinie afin de se faire passer pour des espions. Polonius a ce travers ; mais le simple paraître ne lui suffit pas, il veut exercer la fonction. C’est dans un trou de souris que le destin l’attrape, le pince, et voilà l’homme pour la vengeance de qui Laërte met en branle ciel et terre, tandis qu’Hamlet, rêvant, creusant, oublie le héros sorti de la tombe pour lui faire appel !

Hamlet a si bien manœuvré qu’il s’est mis à dos tout le monde : comme il avait charge d’agir contre le roi, d’autres maintenant ont charge d’agir contre lui. Il est cause de la ruine de toute une maison ; non content d’avoir brisé le cœur d’Ophélie, il tue le père. La pauvre fille, achevée par là, devient folle, et du délire glisse dans la mort. Au frère donc, dernier survivant de la famille, à Laërte échoit le droit, le devoir de la vengeance. Hamlet n’a pas tué le roi, mais il a fait tout ce qu’il fallait pour éveiller, irriter ses soupçons. Le meurtre de Polonius est le dernier degré de cette échelle de présomptions. Incontestablement le prince est un danger, public, tout le monde le croit. La vague idée qu’il a connaissance d’un crime mystérieux commence à se répandre de la cour dans le peuple. Il sait non-seulement le crime, mais l’auteur. On se le dit. Voulant frapper le criminel, il s’est trompé, a tué ce pauvre homme : de là cette inhumation nocturne de Polonius, ces funérailles où tout a manqué, « trophée, panoplie, écusson ; » de là chez Claudius ce redoublement d’oppression. Il envoie alors Hamlet en Angleterre, s’arrangeant de manière qu’il ne reparaisse jamais. Le prince obéit ; pourquoi ? passivité, langueur. Il part sur un mot de Claudius, comme sur un mot de la reine il resta lorsqu’il s’était mis en tête de retourner à Wittenberg. De plus, la réflexion, incurable maladie, lui conseille de gagner du temps. N’a-t-il pas des plans ultérieurs qu’il médite et dont il laisse entrevoir l’existence quand il retombe sur lui-même au sortir de cet entretien si véhément, si tragique avec sa mère ? « Laissons faire. C’est mon plaisir de voir sauter l’ingénieur par son propre pétard. J’aurai du malheur, si je ne réussis à creuser d’un mètre au-dessous de leurs mines et à les lancer dans la lune. » Il part ; la faute a beau peser sur sa conscience, il s’éloigne. Un moment, en chemin, le remords de son inaction l’enflamme de nouveau ; rencontrant Fortinbras à la tête de ses troupes, il s’accuse, s’emporte. Toujours des paroles, jamais d’actes ; il n’arrive aux actes que par voies détournées ou bien quand ses paroles elles-mêmes sont des actes. Il a de ces discours qui vous poignardent. Son apostrophe à sa mère par exemple, quelle force, quelle puissance dans ce langage de la faiblesse ! Où voit-on le châtiment prononcer de plus haut, foudroyer de traits plus écrasans une âme polluée ? Hamlet admonestant sa mère, rappelant de ce ton sublime la malheureuse au sentiment de sa dégradation, s’il fait plus qu’il ne doit (comme l’ombre le lui reproche), il fait du moins quelque chose. La machination du voyage en Angleterre échoue ; Hamlet dépiste l’intrigue, envoie ses deux perfides compagnons se faire expédier à sa place et reparaît à la cour de Danemark. Le roi, Laërte, unis par leur haine, le reçoivent. Laërte, je l’ai dit, est le contraire d’Hamlet ; ce qu’il est nous montre juste ce qu’Hamlet n’est pas. Quant au roi, nous le connaissons. Le coupable et le justicier se retrouvent. L’inexorable destinée les remet en présence, tous les deux avec leur secret, leur remords, celui-là tourmenté de l’idée de son crime, celui-ci de l’idée que ce crime, par sa faiblesse, sa lâcheté, reste impuni. La nécessité commande, l’heure approche, pousse à l’entreprise. Claudius, Hamlet, entendent le suprême appel, se préparent ; au scélérat d’inventer quelque nouvelle trame d’infamie, au justicier retardataire d’aboutir enfin !

L’assaut d’armes traîtreusement organisé par le roi et Laërte a lieu selon l’appareil et l’apparat de cette cour, féodalement, pompeusement symbolique, où le canon des citadelles s’ébranle et tonne chaque fois que le roi et la reine boivent un coup. Hamlet vient au rendez-vous en d’assez mauvaises dispositions, il a dans l’âme une sorte de pressentiment qui suffirait peut-être « à troubler une femme, » et n’est au demeurant que le résultat inconscient d’une série de faits particuliers. Laërte, avec qui on va courtoisement croiser le fer, n’est point, tant s’en faut, pour le jeune prince un adversaire indifférent. Hamlet, ravageant sa famille, a fait de lui un autre champion du droit de vengeance ; de plus, naguère encore et jusque dans la fosse d’Ophélie, il l’a cruellement outragé. En outre l’antipathie du roi n’est pas un mystère. D’un instant à l’autre, un message d’Angleterre peut arriver, annonçant l’exécution de Guildenstern et de Rosenkrantz, mis à mort au lieu et place du neveu de Claudius, et alors quelles explications formidables, décisives ! La crise, toujours et partout éludée, s’avance, menace ; mais Claudius a pris les devans, Hamlet retarde sur lui, et ce flair propre à son organisme évente un danger prochain. Toutefois à ce pressentiment aucune crainte ne se mêle, son courage reste intact ; il brave les présages, s’en remet à la Providence. « Il y a une providence spéciale pour la chute même d’un passereau ; si mon heure est venue, elle n’est point à venir ; si elle n’est point à venir, elle est venue. Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure ? » Sa voix intérieure lui dit que le moment approche où son destin va s’accomplir et que dans l’enfantement de son action il périra. Rappelons-nous les paroles qu’il prononce dans la fosse d’Ophélie, au moment où Laërte lui saute à la gorge. « Ote tes doigts, je te prie, car, bien que je ne sois hargneux ni violent, il est en moi quelque chose de dangereux qu’un adversaire fera bien de ne pas affronter ! » Allusion à cette force mystérieuse, sacrée, dont le destin l’investit et qui le possède jusqu’à l’heure de sa délivrance. Un fantôme a fait appel à lui, et depuis cet instant il se débat dans la confusion de son pauvre être, fantôme lui-même à ses propres yeux ; mais si misérable, si troublé, si désolé qu’il soit, il se sent au cœur une énergie démoniaque capable de défier tous les périls jusqu’au jour de double rédemption qui, délivrant le père des flammes du purgatoire, tirera également le fils de son abîme de souffrances. Jusqu’au dernier moment, Hamlet reste fidèle à l’indécision de sa nature, et seulement sous le coup de la mort, atteint par l’arme empoisonnée de Laërte, il se précipite, avant d’expirer, sur Claudius et tue l’infâme. Il était temps. L’acte de vengeance, de justice, qu’il n’eût jamais peut-être accompli de sang-froid, il le consomme au paroxysme de sa douleur, quand sa blessure crie et que le sang l’étouffé, alors que la reine agonise après avoir vidé la coupe préparée par le roi, trois fois déclaré coupable devant toute la cour, et dont les derniers crimes constatent le premier. L’acte est public, solennel, complet, le doute a fait son temps, le volcan a vomi sa lave.

Cet éternel retardement, cause de tant de tortures intérieures, il le paie à présent de sa vie ; mais sa mort ne le diminue pas. On sent en lui l’instrument aux mains de l’implacable justice ; pour avoir différé, failli, il succombe, mais tragiquement, en héros. Innocent à la fois et coupable, heureux dans son infortune, même quand Dieu l’épargne, il faut qu’il meure. « Comment voulez-vous que je le sauve, dit Goethe, lorsque la pièce tout entière me le condamne à mourir ? » L’expiation de la reine porté également sa moralité, sa pitié. Qui se marie avec un assassin doit s’attendre à de sinistres aventures, et compter qu’à ses alentours le poison comme le poignard pourra bien par occasion et à son propre péril se tromper d’adresse. Gertrude cependant meurt réconciliée. Aux portes de cette conscience engourdie, léthargique, non absolument corrompue, la terrible main du fils n’a pas impunément frappé. Laërte, odieux dans sa trame, se rachete par le repentir et ces belles paroles qu’il prononce en mourant : « échange ton pardon avec le mien, Hamlet ; que la mort de mon père et la mienne ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi ! » La reine périt par simple accident, le roi n’a rien prémédité contre elle, et pourtant sa fin tragique doit être mise au compte de Claudius. N’a-t-il pas versé le poison ? Le crime est de lui, qu’il en réponde… Hamlet dans Claudius venge sa mère, comme il venge son père, comme il venge Laërte, perfidement endoctriné, suborné, comme il se venge lui-même.

Assez de meurtres, de sang, de poisons, de funérailles ! Les temps sont clos, un nouvel ordre de choses s’inaugure, dont Shakspeare montre au spectateur épouvanté la rassurante perspective. Sur ce sol jonché de cadavres s’avance dans sa force, libre de tout lien avec le passé qui s’écroule, le jeune héros Fortinbras, auquel Hamlet expirant donne sa voix pour l’empire. Shakspeare aime ces dénoûmens réparateurs qui renvoient le public consolé, satisfait. Roméo et Juliette, Richard III, le Roi Lear, Macbeth, ont aussi, après tant d’horreurs, de ténèbres, cette éclaircie lumineuse à la Rembrandt, ce rayon qui déchire le voile, et laisse au loin apercevoir un pan d’azur. On éprouve au sortir d’Hamlet une sensation d’allégement ; l’orage a passé, l’air est pur, limpide, le ciel nettoyé.

Chaque œuvre d’art vraiment grande a son atmosphère, celle d’Hamlet est suffocante : terreur, pressentiment, mystère ! Un secret pèse là, fermente. « Il y a quelque chose de pourri dans l’état de Danemark. » Les yeux du roi semblent dire : Sais-tu ? Ceux d’Hamlet semblent répondre : Oui, je sais, je lis, je vois dans ta conscience. A gauche, à droite, se presse la foule des courtisans curieux, fureteurs, flairant un secret dont l’influence oppressive agît à ce point qu’il en résulte une sorte de mascarade générale. Chacun regarde, interroge, et, se figurant que le voisin joue la comédie pour lui, la joue à son tour pour le voisin. De cette dissimulation universelle sort comme d’elle-même l’idée de ce réel théâtre dont Hamlet s’offre le régal : un spectacle dans un spectacle ! « Chose singulière, remarque à ce propos M. Vischer, que la plus approfondie des tragédies de Shakspeare, celle où sans contredit il a mis le plus de sa propre nature, le plus de réflexions sur son être intime, soit aussi un reflet de sa profession, de son art ! » Je note une pensée analogue chez un autre commentateur, M. Zaubitz : « la réalité est l’illusion, l’illusion la réalité ; ce sont les histrions qui représentent le vrai, tandis que le couple royal joue la comédie… » Entrecroisement de reflets, merveilleuse combinaison d’ombres et de lumières, qui indépendamment de l’intérêt dramatique s’emparent de notre imagination, font jouer tous les ressorts électriques de la vie nerveuse ! C’est la tragédie de l’humain néant. Elle vient du sépulcre, se joue sur un sépulcre, va au sépulcre. « Tout est corruption et pourriture, mourir est le bonheur ! » L’épisode du cimetière, les discours d’Hamlet sur les misères du pouvoir, impriment à l’ouvrage déjà, s’achevant le sceau définitif de cet esprit d’épouvante qui se fait jour dès le moment où le fantôme sort de terre, et passe ensuite dans tous les monologues, dans toutes les visions, dans toutes les paroles d’Hamlet comme un vent pestilentiel. Et cependant rien de tout cela ne décourage l’attention du spectateur, toujours grandissante et de plus en plus sympathique au poète. Il y a, du commencement à la fin de ce sublime ouvrage, tant de génie, de puissance, de vie, de mouvement et d’émotion, une telle mise en jeu habilement combinée de forces qui se font obstacle, tant de sérieux, d’élévation philosophique, on y sent tellement travailler la main de la Némésis vengeresse, employant à l’œuvre implacable d’expiation la méchanceté des mauvais et la faiblesse des bons, que notre esprit, loin de céder à l’horreur de ces images funèbres, de fléchir devant cet effroi, s’y intéresse et s’y complaît.

Hamlet, combien de fois ne l’a-t-on pas dit ! est l’Oreste moderne. La mère d’Oreste, avec l’aide d’Égisthe, son amant et le cousin d’Agamemnon, a tué son époux ; devenue, au lendemain du crime, la femme du meurtrier, elle règne avec lui, lorsque après des années Oreste reparaît, et sur l’ordre d’Apollon venge son père dans le sang de sa mère et de son oncle. Sophocle, Euripide, ont traité le sujet en tragédie d’intrigue, et, pour éviter de reproduire le grand Eschyle, font d’Electre l’héroïne de la pièce : faute énorme, car l’intérêt principal repose tout entier sur les figures de la mère et du fils. Dans la perpétration de l’acte de vengeance, la fille n’a rien à voir. Au moment où elle pense devoir agir, elle est soudain rejetée dans l’ombre. Ses douleurs, ses sanglots, ne servent qu’à nous montrer l’horreur du crime persistant à travers le temps. Le géant Eschyle a le coup d’œil bien autrement profond ; il saisit, met en vue le moment tragique du sujet. Lui aussi écrit entre deux périodes historiques, compose pour une époque où les vieilles croyances se relâchent, où l’esprit humain tend à des solutions nouvelles. Sans être un Hamlet, l’Oreste d’Eschyle sent déjà l’influence d’une tradition ; moins barbare, il appartient au genre humain et par sa force et aussi par ses faiblesses. L’œuvre de sang, la vengeance pure et simple, n’est plus dans son tempérament ? il l’accomplit, puisque son Dieu l’ordonne, mais non dans la même attitude qu’un héros des anciens jours. Il a ses scrupules, ses cas de conscience. Hamlet temporise avec l’acte, et c’est dans ce prologue que le plus terrible assaut se livre en son âme ; chez Oreste au contraire, l’assaut ne commence qu’après l’action, mais quelle furie alors, quel désespoir ! Le chœur des Euménides l’environne, secoue ses torches. Sacrifier Oreste pour avoir obéi au décret des dieux eût blessé le sens antique ; d’autre part, la solution psychologique était du seul ressort du monde moderne. Oreste, à l’instigation de Minerve, sera innocenté par sentence de l’aréopage et délivré de l’atroce poursuite des Euménides, auxquelles on élèvera dans Athènes un temple près de celui de la déesse.

Également un peu deus ex machinâ, et bien qu’il joue au dénoùment d’Hamlet le rôle du conseil suprême dans l’Orestie, Fortinbras n’est point un épisode, tant s’en faut. Shakspeare, lorsqu’il le fait passer à la tête de son corps d’armée, pose le personnage d’un trait magistral. Il est vrai que d’ordinaire on supprime la scène. Shakspeare donne la clé d’un caractère, ou jette à l’eau cette clé. En style de dramaturges, cela s’appelle « corriger le génie, » le rendre possible au théâtre. Fortinbras est le vrai point de la perspective ; c’est dans son milieu qu’on doit se placer pour bien juger des autres grandes figures du poème. Il représente la conciliation, l’apaisement, et résume en soi par ses bons côtés tout ce monde divergent, tiraillé, hostile. Fortinbras a des affinités avec chacun. Il y a en lui du Laërte et du Claudius, comme il y a de l’Hamlet et de l’Horatio. Pour un lambeau de terre sur lequel il serait impossible à son armée de tenir tout entière, il conduit au combat vingt mille hommes, lui, prince délicat et adolescent ; il « affronte l’événement invisible et livre son existence mortelle et vulnérable à la fortune, à la mort, au danger, pour une coque d’œuf ! » Pourquoi en effet ce déploiement de forces ? Que veut, que cherche Fortinbras ? Est-ce pour lui-même comme Claudius, pour sa famille comme Laërte, qu’il s’agite ? Non, mais pour quelque chose de plus haut, d’universel, pour une idée qu’il sert. Cette élévation de tendance, en le séparant de Claudius et de Laërte, le rapproche d’Hamlet ; mais ibi encore quelle dissemblance ! De même que les moyens pratiques du jeune héros, loyal, ouvert » magnanime, tranchent avec les manœuvres ténébreuses d’un Claudius, de même son idéal humain, réel, évitera de se perdre dans les brumes où flotte si douloureusement la pensée d’Hamlet[6]. L’état, l’idée d’état embrassant dans sa forme la plus vaste l’existence humaine, tel est le sens du personnage, et, pour mieux appuyer sur ce caractère idéal, Shakspeare nous le montre allant en guerre, poussé par le seul élan de la renommée, « Pour être vraiment grand, il faut ne pas s’émouvoir sans de grands motifs, mais il faut aussi grandement trouver une querelle dans un brin de paille quand l’honneur est en jeu. » L’idéal d’Hamlet est sans doute plus élevé, moins défini toutefois, et par sa généralité beaucoup moins en rapport avec les devoirs de la vie sociale. Puisque cette éternelle question de l’être et du non-être, du bien et du mal, que les philosophes et les rêveurs comme Hamlet agitent dans le vide, n’a jamais mené à rien, c’est encore dans les formes de notre activité morale ; dans les grandes notions humaines d’état et de famille qu’on a le mieux à faire d’en chercher la solution. Le caractère de Fortinbras et son passage : à travers le drame témoignent de cet art profond et conscient que Shakspeare avait dans sa manière de composer. L’intervention du prince norvégien n’a pas besoin d’être excusée, elle était nécessaire, indispensable à l’œuvre, qu’elle complète et couronne, comme le jugement des aréopagistes complète et couronne l’Orestie. Des deux côtés, c’est la même grandeur d’aspiration, le même élan libéral vers un avenir de rénovation, qu’Eschyle symbolise dans l’établissement de l’aréopage, et que Shakspeare personnifie dans Fortinbras, jeune et belle figure, qui au dénoûment d’une lutte si formidable apparaît calme et sereine en sa force et toute rayonnante du prestige guerrier.

Je n’ai pas encore parlé d’Ophélie, sa pensée pourtant m’occupait ; en écrivant, sa gracieuse image, un peu flottante, indécise, m’attirait du côté des saules, je me disais : A tout à l’heure ! On aime à différer certains plaisirs pour les goûter mieux à son aise, et c’en est un des plus délicats que de lier conversation avec une héroïne de Shakspeare, demoiselle ou dame. Ophélie d’ailleurs n’est pas un livre ouvert. On l’a de tout temps fort discutée ; elle a ses amoureux et ses détracteurs : Goethe et Tieck parmi les anciens, parmi les nouveaux M. Cervinus, M. Döring, ne l’épargnent guère. « Doux sensualisme à l’état de maturité, imagination qui se déprave, sa tranquille modestie respire la tendresse, le désir, et pour peu que la bonne déesse Occasion vienne à secouer le joli petit arbre, le fruit soudain s’en détachera ! » Ainsi prononce Goethe ; Tieck va plus loin : selon lui, Hamlet aurait dès longtemps obtenu d’elle tout ce que la passion d’une jeune fille peut donner. M. Cervinus trouve des preuves de cette sorte de corruption antérieure jusque dans les chansons qu’elle chante pendant sa folie, jusque dans la signification emblématique des fleurs qu’elle cueille. Il y a là pour le célèbre professeur d’Heidelberg les indices certains d’un état moral peu édifiant, la révélation honteuse d’une nature contenue, fermée, et qui involontairement livre sa lie. Quiconque a lu dans les nouvelles de Belleforest la traduction agrémentée de la légende de Saxo Grammaticus se souviendra de cette belle jeune fille, qu’on place en manière de sirène sur le chemin d’Amleth. Le jeune prince se laisse séduire, jouit avec ivresse de la beauté splendide qui s’offre à son désir, puis s’éloigne brusquement, brutalement, sans mot dire. J’ai idée que cet incident doit avoir beaucoup contribué, et peut-être plus qu’il ne convenait, à la mauvaise opinion que divers commentateurs se sont faite d’Ophélie. Hâtons-nous cependant de reconnaître que l’aimable fille du vieux Polonius a rencontré bien des chevaliers de par le monde, entre autres M. Vischer, un paladin qui n’entend pas raillerie et touche son adversaire juste au défaut de la cuirasse, lorsqu’il s’agit de rompre une lance pour l’honneur de sa belle.

Je ne voudrais point passionner le débat, déjà trop vif ; il m’est impossible néanmoins d’ignorer certains détails qui, sans incriminer absolument la vertu d’Ophélie, ne rehaussent pas l’estime qu’on lui porte. Par exemple, le langage qu’on tient autour d’elle manque de bienséance. Une jeune fille ayant quelque pudeur s’offense à de pareils propos, et, quand elle ne peut les empêcher, s’abstient d’y répondre comme à la chose la plus simple. Ce n’est ni Roméo, ni Bassanio, ni Proteus, qui parleraient à leur maîtresse sur le ton dont Hamlet, Laërte, et tous ceux qui l’approchent parlent à Ophélie. Ici M. Vischer m’arrête net et s’écrie : Voilà bien en effet de quoi s’émerveiller ! trois ou quatre sarcasmes que décoche Hamlet pendant la scène du spectacle, des mots à double entente qui, sans compromettre Ophélie, à laquelle d’ailleurs ils s’adressent, montrent tout simplement le mauvais goût qu’affectait le langage à la mode du temps de Shakspeare… Les femmes, à l’époque de Shakspeare, en entendaient, s’en permettaient bien d’autres, et sans la moindre atteinte à leur renommée. Quant à ces vers d’une chanson du peuple qu’elle fredonne dans son délire, qu’y a-t-il là de flétrissant ? qu’indiquent-ils, sinon que la folie est sans égard pour les convenances, et que dans le désordre de l’esprit une obscénité de carrefour peut monter aux lèvres les plus pures ? D’ailleurs pourquoi ces inductions ? quel sujet avons-nous de nous en rapporter à tel couplet que chante une pauvre égarée plutôt qu’aux paroles mêmes d’Ophélie, qui nous a dit dans le plein usage de sa raison ! « Il a conquis mon être avec son amour en tout honneur et toute pureté ? » Et Laërte, comment viendrait-il, dupe d’une illusion grossière, rendre témoignage à sa vertu jusque sur le tertre funéraire ? « Que de sa belle dépouillé immaculée sortent des violettes, et toi, prêtre barbare ; qui lui refuses les honneurs religieux, je te le dis, ma sœur sera un ange près du trône de Dieu, tandis que tu grilleras dans l’enfer ! »

La question du reste a toujours été mal posée. Il ne s’agit pas de savoir si, oui ou non, Ophélie, matériellement, est restée pure, mais plus simplement ce qu’il faut penser de son état moral. La Marguerite de Faust reste chaste après comme avant, elle est de ces natures trop foncièrement innocentes pour connaître ce que c’est que de tenir en réserve une partie de soi quand on a déjà donné l’autre. Marguerite, bien que séduite, reste adorable dans sa faute ; elle aime et ne discerne pas, elle est toute à celui qu’elle aime, et lui appartient corps et âme. Si Ophélie est une de ces natures, même en admettant sa faute, ou peut encore parler de sa pureté ; que si au contraire, comme Goethe et Tieck croient le voir, elle a l’imagination déjà souillée, n’eût-elle jamais failli, fût-elle cent fois vierge, elle est impure. À ce compte, l’appréciation de Goethe et de Tieck va peut-être plus loin qu’elle ne veut, et si Ophélie est ce qu’ils l’estiment, un composé de vanité, de coquetterie, de sensualité, d’amour, d’esprit, de sérieux, de douleur et de folie, une telle jeune personne assurément ressemble beaucoup moins à l’humble et douce violette qu’à la rose empoisonnée du lac d’asphalte. Le plus grave reproche, selon moi, qu’on puisse faire à Ophélie, c’est son absolue dépendance de caractère, c’est d’être insignifiante. Elle cède partout, plie et rompt. « J’obéirai, monseigneur ! » en deux mots, la voilà toute. Il lui manque je ne dirai pas cette inspiration qui d’Hamlet eût fait un héros, mais jusqu’à la moindre énergie pour se défendre. Les insinuations de son frère, les grossiers soupçons de son père, la trouvent résignée, passive. Elle n’a ni le courage du cœur, ni l’éloquence du sentiment. Au lieu de relever la tête, de proclamer la pureté de ses relations avec Hamlet, elle se tait, s’incline. Hamlet à bon droit peut se croire trahi : de là sa dureté, son éloignement, qui réagissent à leur tour sur la conscience d’Ophélie ; elle se trouble alors et devient folle, car tout le monde en cet ouvrage a la conscience troublée. Polonius se défie de Laërte et lui met un espion aux trousses, Laërte se défie de sa sœur, Ophélie de Laërte. On vit dans cette atmosphère sinistre dont parle Jérémie. « Que chacun se tienne sur ses gardes et ne se confie pas même à son frère, car le frère opprime son frère, l’ami trahit son ami ! » Comment s’étonner après cela si quelque chose, passe en nous de cette défiance que nous leur voyons tous se témoigner les uns aux autres ? Pourquoi nous, que cette atmosphère aussi enveloppe, serions-nous exempts de la contagion ? Shakspeare nous introduit chez Polonius : tableau plaisant de verve humoristique et de précieuse ironie. La maison de Polonius a grand air, on y respire une haute influence de cour, le maître de céans occupe une importante place dans la faveur du prince, et pour lui comme pour son fils c’est l’unique affaire ici-bas. De ce milieu se dégage la figure d’Ophélie ; elle se montre, et tout de suite vous viennent aux lèvres les trois ou quatre mots qualificatifs de cet être tout agrément et tout parfum : belle, gracieuse, charmante ! Son caractère est ainsi fait, que sa beauté au besoin emprunterait un attrait de plus à ses défaillances. Aime-t-elle Hamlet ? On ne saurait trop le dire. Toujours est-il qu’elle agit avec bien de la soumission lorsque son père lui ordonne de rompre avec le prince. Quelque plainte vague, un soupir, une larme au bord des cils, mais au fond du cœur rien qui persiste. On se la figure élancée, encore peu développée, d’une fragilité suave, aérienne, un roseau qui pense à peine, qui ploie, mais avec tant de grâce ! Son père est tué, le vieux bouffon ; elle en devient folle, et cette soudaine démence imprime au caractère je ne sais quoi d’enfantin, d’innocent, qui force la sympathie. Eût-elle ces torts que Goethe lui reproche, cette sensualité d’imagination dont Tieck l’accuse, on lui passerait tout en se disant : La faute n’est point d’elle, mais de la nature. C’est un lierre qui s’attache au mur qui l’a vu naître. En obéissant, elle cède à sa première loi, la soumission, contente d’avoir fait la volonté de son père, même en brisant le cœur de son amant, que de son propre gré jamais elle n’eût chagriné. On la voit, spectacle charmant, retirée dans sa chambrette, s’isolant dans son petit monde, son père, son frère, son rêve d’amour. Maintenant quel sera le sort, d’une pareille nymphe[7], mêlée aux combats, aux caprices, aux lunatiques variations d’un Hamlet ? Tout lui plaît, la séduit dans son prince, sa distinction, son esprit, son savoir, qualités qui, chez un fils de roi, à ses yeux valent triple. Elle l’aime, mais sans passion, sans constance. Sa folie, en dénudant son âme, le démontre. Pas une fois le nom d’Hamlet n’est prononcé, pas une allusion, une seule, à cet amour, pas une vibration du passé dans ce cœur qui se rompt. Son amant a tué son père, et ce motif tragique ne fournit rien à sa divagation. Ces deux êtres, un moment rapprochés, presque aussitôt s’éloignent l’un de l’autre. Hamlet, dès que son destin le saisit, oublie Ophélie, et la douce Ophélie, dans son infortuné, oublie Hamlet. D’un côté c’est un sentiment, de l’autre une expérience ; d’insolation, de coup de foudre, on n’en saurait parler ici. Qui dit Hamlet dit l’antipode de Roméo. L’amour, bien loin de l’envahir, lui est venu tout doucement ; par degrés, il s’en est fait une habitude. On sait comment naissent les grandes passions, d’une impression simple, immédiate. Hamlet vit dans les dispositions morales les plus contraires à l’amour. Ses rapports avec Ophélie en sont la preuve. Peu de temps avant la mort du roi son père, le prince a rencontré la jeune fille ; aux visites de courtoisie, un intérêt plus tendre a succédé. Observant déjà, hésitant, il se demandait quel fonds il pourrait faire sur l’affection de sa maîtresse, lorsque les événemens, en lui révélant sa destinée, ont mis à jour la faiblesse d’Ophélie. Je veux bien qu’Ophélie ne sache rien des soupçons d’Hamlet à l’égard de Claudius, du profond dégoût qu’il ressent de la conduite de Gertrude, sa mère ; mais ce qu’elle ne peut ignorer pourtant, c’est la mort du roi, le trouble d’esprit où cette mort plonge Hamlet. Et c’est un pareil moment qu’elle choisit pour céder à l’avis de son père et quitter l’homme dont elle devrait au contraire plus que jamais se rapprocher ! Circonspect, ombrageux, comme la nature l’a fait, l’amant, dès qu’il a reconnu l’infériorité de sa maîtresse, la répudie et se retire. La lutte avec sa destinée l’entreprend alors, il s’éloigne d’Ophélie, non par un coup de tête, mais par suite d’une résolution définitive, et après s’être, en soupirant, bien rendu compte de la situation. Elle-même expose le fait en ces termes : « Il m’a saisie par le poignet et serrée fortement, puis il s’est reculé de la longueur de son bras ; de l’autre main, placée comme cela au-dessus des yeux, il s’est mis à étudier mon visage comme s’il voulait le dessiner. Longtemps il est resté ainsi, enfin il a secoué légèrement mon bras, et, trois fois agitant la tête, il a poussé un profond soupir et m’a lâchée ! » Cette manière de rupture explique les épigrammes pendant la scène des comédiens : « C’est bref, monseigneur ! — Oui, comme l’amour d’une femme ! » Et ces mots à double entente qu’Hamlet, devant le roi et la reine, décoche à sa maîtresse, on pourrait ainsi les traduire : « Toi aussi, tu aurais agi comme ma mère ! » car rien ne donne à supposer que la reine en son jeune temps ne fût pas une Ophélie, et qu’Ophélie vieillissant ne serait pas Gertrude. Une jeune fille capable de se laisser endoctriner ainsi par ses parens est en passe de devenir un instrument d’espionnage. Hamlet se sent observé, il trouve Ophélie sur son chemin ; cela suffit pour expliquer sa dureté envers la frêle créature. Il n’a l’œil désormais que sur un point, le crime commis contre son père, et de ce point se répand je ne sais quelle souillure dont toute chose autour de lui est infectée. Des innocens qu’à tort et à travers il sacrifie, il n’en a cure, et cependant l’œuvre de vengeance n’avance pas. Celui qui néglige le fait capital a-t-il, en vertu de ce fait, le droit de briser tout ce qui se rencontre ? Il tue Polonius, passe encore, puisqu’on le tuant il croyait frapper le roi. « Les cieux ont voulu nous punir tous les deux, lui par moi, moi par lui, en me forçant d’être leur ministre et leur fléau. » Même oraison funèbre, sèche, ironique, impitoyable pour Rosenkrantz et Guildenstern, ses camarades d’université, qu’il envoie à la mort, se contentant de répondre au brave et compatissant Horatio : « Eh ! mon cher, qu’y puis-je ? Ils l’ont voulu, pourquoi se sont-ils immiscés dans nos affaires ? Il en coûte aux natures inférieures de se venir planter entre les épées irritées d’adversaires puissans ! » Je trouve la même pensée dans Roméo, et je la note comme devant être une de celles qui formaient le bréviaire pratique du philosophe Shakspeare. Hamlet rudoie Ophélie, la crible de quolibets, l’envoie au couvent, la brise : « Oh ! moi des femmes la plus accablée et la plus misérable, qui suçai le doux miel de ses aveux ! » Au cimetière, quand il la revoit, son indifférence passe tout. « Qui donc est-ce que vous enterrez là. » — On lui répond : Ophélie. — « Quoi, la belle Ophélie ! » À cette exclamation se borne son premier mouvement, et selon toute apparence il s’y tiendrait, si, le ton emphatique et désordonné du discours de Laërte ne provoquait dans son être moral une de ces réactions subites qui le poussent aux extravagances. Plusieurs ont cru surprendre en cet élan contre Laërte un mouvement de jalousie. On n’est point jaloux du frère de sa maîtresse. La seule jalousie qu’il ait au cœur en ce moment lui vient de voir Laërte témoigner à sa sœur tant d’attachement. La douleur du frère, en de telles conditions, est une offense pour l’amant. C’est pourquoi Hamlet provoque Laërte. S’il eût aimé Ophélie, Hamlet, à son seul nom, fût tombé foudroyé. Abîmé dans son désespoir, tout entier à sa perte, il n’aurait ni des yeux pour les contorsions du frère, ni des oreilles pour ses redondances. Loin de cela, pas une plainte, pas une larme donnée à la pauvre Ophélie, ni sur sa tombe ni après. Depuis longtemps, pour son cœur, elle avait cessé de vivre ; l’insensibilité qu’il montre en la voyant morte est celle de l’idéaliste méditant ses plans dans l’absolue indifférence de ce qui se passe autour de lui. Aux yeux d’Hamlet, la réalité presque aussitôt s’évanouit ; le monde ambiant éveille une idée, il la suit, s’en amuse, oublie tout le reste. C’est même un des traits les plus curieux que cette domination momentanée du sujet, quel qu’il soit, qui le traverse. Il oublie sur la plate-forme le spectre de son père pour traiter la question de l’ivrognerie en Danemark, il donne aux comédiens des leçons d’esthétique tout à fait en dehors du projet spécial pour lequel il les a mandés ; parlant à Rosenkrantz et Guildenstern, qui cherchent à connaître la raison de sa mélancolie, il s’échappe en divagations sur les joies de ce monde et les nuages dont leur soleil s’obscurcit. Il flotte d’un sujet à l’autre, détend ses nerfs dans des monologues sans résultat, car la pensée n’est jamais pour lui la mâle et rude esquisse de l’action ; c’est une sorte d’arabesque du plus bel art. Rien de plus noble, de plus pur que son idéal. Seulement, au contact du monde et des hommes, son âme se trouble, s’indigne, nous l’avons vu, jusqu’à la cruauté. Je me le figure un instrument délicat exhalant au léger souffle de la brise les plus suaves mélodies, et qui dans la tempête se fausse et grince.

Il est un monde sur lequel Hamlet règne en maître, celui de l’esprit ; son imagination, sa verve, sa fantaisie, son audace, l’en font vraiment roi. Ce monde est sa réalité à lui, sa patrie ; dans l’autre, il n’est qu’un étranger qui chemine sans pouvoir jamais s’orienter, se faisant de son but un mirage. Dans un caractère qui sait réagir, de la sensation à la parole, de la parole à l’acte, il n’y a que la durée d’un éclair ; autre chose avec Hamlet : au lieu d’aller droit au mot où la sensation, comme en un pur cristal, se réfléchit et vibre, il se soustrait par les petits sentiers, masque son impression sous des sarcasmes, des énigmes ; les saillies bonnes ou mauvaises, les railleries, serpentent et s’enroulent autour de la ligne droite, que d’ailleurs, point très remarquable à travers tant de floraisons capricieuses, on ne perd jamais de vue. Ainsi Hamlet, retrouvant Horatio, lui demande : « Que faites-vous à Elseneur ? » et tout de suite, sans transition, il ajoute : « Nous vous apprendrons à boire sec avant votre départ ! » Apparente incohérence qui signifie tout simplement : « Que viens-tu chercher en ce pays, où, si ce n’est l’orgie abrutissante, tu ne trouveras rien ? » Mêmes soubresauts avec son oncle, avec sa mère. Qu’on se rappelle la façon dont il nargue Polonius quand celui-ci se risqué à l’espionner pendant sa lecture, et dans l’entretien avec Guildenstern l’admirable apologue de la flûte : « ce petit instrument, qui est plein de musique, vous ne pouvez le faire parler ; sangdieu ! croyez-vous dont qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une flûte ? » Telle est la folie d’Hamlet, un feu roulant de traits d’esprit, une confusion voulue de force et de faiblesse. Simuler la vraie démence, Hamlet jamais ne l’aurait pu ; le fil de sa pensée se dérobé, oui, mais point ne casse. A travers les écarts de forme, les feintes aberrations, la logique perce quand même. Le cœur d’Hamlet est comme son esprit, il a ses écarts de rudesse, de cruauté ; au fond, il reste bon, humain et doux. Que veut-il de ses sujets ? « Leur amour plutôt que leurs services. » Quoi qu’on puisse dire, après avoir tué Polonais, il le pleure. A travers l’intempérance humoristique, vous sentez l’émotion profonde, comme vous la surprenez parmi les lazzis auxquels il se livre sur la plateforme lors de le première apparition de son père et parmi les railleries, persiflages et joyeusetés funèbres de la scène du cimetière. Faites au prince de Danemark une destinée ordinaire, et vous le verrez vivre en paix avec tout le monde et lui-même ; s’il manque son but, c’est par humanité, bonté d’âme : « il manque de fiel. » Son malheur est dans le conflit de sa nature fine, mobile, intelligente, avec un âge de violence et de barbarie.


III

Il ne faut point trop devancer son siècle, il faut en être. Hamlet n’est point de son temps, il est du nôtre. Son idéalisme, sa science, ne s’accommodent déjà plus aux conditions des vieux âges héroïques, où la force musculaire joue un si beau rôle. On sent au fond de son être sourdre l’émotion moderne. Alas ! poor Yorick ! Que d’élégies, de sentimentalités romanesques en germe dans ces deux mots, qu’il prononce en dévorant ses larmes et dans l’amertume contenue d’un lyrisme dont on a vu plus tard le débordement !

Aux Allemands, cette anticipation tout humaine n’a point suffi ; ils l’ont voulue plus générale et politiquement se la sont appliquée. « Hamlet, s’écrie M. Gervinus, c’est l’Allemagne, » et il ajoute : « Ceci n’est point un jeu d’esprit, car, pareils au prince Hamlet, n’avons-nous point jusqu’à ces derniers temps flotté entre les sollicitations d’un naturel pratique et ! la désaccoutumance héréditaire de l’action ? Comme lui, occupés uniquement des choses de l’esprit, nous avons oublié le monde extérieur ; comme à lui, Wittenberg et sa scolastique nous tenaient à cœur plus que l’honneur et la gloire du pays. Voir représenter sur la scène la tâche qui nous incombait nous suffisait aussi ; des mots, et puis des mots ! Nous mettions notre héroïsme à discuter au lieu de nous préparer à l’action. Lorsque nous eûmes secoué le joug français, en ces jours d’heureuse délivrance ne nous étaient-ils point apparus, les spectres de nos ancêtres ? A leur avertissement, notre ferme résolution d’abord répondit, mais bientôt tiédit ce beau zèle ; à de courts accès de passion succéda l’abattement. Nous redevînmes des colombes ; comme Hamlet, nous perdîmes le goût de l’existence, et, quittant le réel, on se réfugia dans le royaume de l’idéal ; le coup d’œil sûr de la vie instinctive fut dépravé par l’abus de la réflexion, de la gymnastique intellectuelle, le sens de l’action par les fantaisies chimériques ! » Hamlet est donc l’Allemagne, M. Gervinus nous l’assure ; je le veux bien, mais pourvu qu’on s’en tienne au thème et que les faiseurs de variations ne l’exploitent point contre nous. Déjà, chez. M. Gervinus, on sent la note aigre siffler ; patience, nous la retrouverons partout, et combien ingénieusement reproduite, renforcée ! Ces bons Allemands nous aiment tant, ils ont si bien tout oublié de Turenne au grand empereur ! « On a fort justement reconnu dans Hamlet le type du génie allemand, écrit M. Vischer, instrumentant à sa manière et corsant la phrase de M. Gervinus ; le Français et l’Anglais modernes se moquent de notre irrésolution, celui-là plus léger, plus mobile, celui-ci plus restreint, plus rudement organisé. Les deux railleurs soupçonnent vaguement quelque chose de profond, jusqu’où leur sonde ne plonge pas. Les nations ne sont pas des individus ; mais l’Hamlet en question, cet Hamlet qui est un peuple, a de quoi résister à la plaisanterie, et le temps viendra peut-être où nous pourrons dire : Rira bien qui rira le dernier ! Hamlet a montré en effet de vraies défaillances qui ont fait de lui la risée et le mépris des nations ; mais que la France-Laërte essaie de tourner contre nous la pointe de son épée empoisonnée, et l’on verra comment l’Allemagne-Hamlet saura parer au coup et surmonter le contre-coup ! » Et penser que pareilles choses s’imprimaient avant Sadowa ! Aujourd’hui, dans l’ivresse du succès, que n’écrit-on pas ! Laissons là ces jactances qui ne prouvent rien, car, s’il nous plaisait d’y répondre quand vous dites qu’Hamlet c’est l’Allemagne, nous pourrions tout aussi bien à notre tour incarner la France dans Fortinbras, — la valeur doublant l’idée, la main qui frappe à l’heure dite et la force intelligente qui conquiert et régénère.

Mais non, Hamlet n’est point l’Allemagne, pas plus que Laërte n’est la France. Hamlet, c’est l’homme moderne, et voilà ce qui fait de ce chef-d’œuvre de l’esprit humain le livre le plus lu, le plus étudié, le plus approfondi, le plus commenté depuis cent ans. Toutes ces dispositions morales si merveilleusement analysées sont plus ou moins les nôtres ; il a nos défauts, auxquels nous tenons et beaucoup ; nous nous imaginons avoir ses qualités, sa vertu. Nous nous voyons, nous nous sentons en lui. Quel amoureux n’a dit à sa maîtresse : Je vous aimais avant de vous connaître ? Nous retournons la phrase et nous disons au cher Hamlet, notre confident le plus intime, notre guide : « Avant de t’aimer, toi, je te connaissais ! » Ce poète d’il y a deux siècles agit sur nous comme un vivant, l’action qu’il se proposa sur ses contemporains, il l’exerce en plein sur notre époque. Le présent tout entier se reconnaît dans son miroir. Œuvre profonde, immense, devant laquelle tout grand esprit, à commencer par Goethe. toute force intelligente s’incline, s’humilie ; manuel infaillible où le penseur en ses élévations, ses troubles, ses défaillances, va chercher, trouve sa formule, et qui, alors même qu’on voudrait ne pas tenir compte de l’œuvre d’art la plus dramatique et la plus splendidement belle, resterait pour notre dialectique moderne ce que fut Aristote pour l’homme du moyen âge.

Et maintenant, après tant de commentaires, faut-il parler de celui que l’Opéra vient de fournir ? Je ne veux pas nier à la musique le droit de s’inspirer du motif d’un grand poète, si en dehors de ses attributions que ce motif puisse paraître. Qui sait ce qu’un Mozart eût fait Hamlet ? En voyant sur la plate-forme surgir le spectre du feu roi, je pense au fantôme du commandeur, au tuba mirum du Requiem, au religieux et terrible accent du surnaturel dont ce génie avait le secret ; sur Ophélie inanimée, sur ce doux corps de vierge folle. « d’où les fleurettes vont pousser, » j’entends des voix raphaélesques chanter l’hymne du Lacrymosa, et je me dis : Pour reproduire musicalement le caractère du prince de Danemark, pour saisir et fixer l’insaisissable, quelles ressources n’eût-il ! pas trouvées dans sa compréhensivité si intense, dans les profondeurs de son art, l’homme qui, créant don Juan, dona Anna, sut pousser si avant l’analyse de l’être moral ! Beethoven également m’apporte son commentaire. Je suis dans son ouverture, dans ses intermèdes et ses entr’actes, le développement symphonique de ce drame tout-puissant, la recherche intelligente, discrète, e longinquo, de cet idéal intraduisible. Les arts sont faits pour se commenter les uns les autres ; pourquoi le musicien se laisserait-il déposséder d’un droit que le peintre, hier encore, s’attribuait avec succès ? Il est vrai que ce peintre était un coloriste, un poète, et qu’il s’appelait Delacroix ! Ah ! ce profil du jeune prince, si dans tout le cours de la partition il nous eût été donné de l’entrevoir, ne fût-ce qu’un moment, tel que Delacroix nous le montre en sa mélancolie effarée, retenant le pli de son manteau de sa main blanche et fluette d’idéaliste, gravement pensif, doux et sinistre, causant avec Horatio sur la fosse qu’on creuse, tandis que le vent glacé du cimetière fouette orageusement la plume de son chapeau ! mais, non, rien, pas un trait de physionomie ! Le drame au moins sera-t-il mieux compris ? Dans cette adaptation impossible, dans ce travestissement du chef-d’œuvre en je ne sais quelle Sémiramis d’opéra italien (Arsace regnerai !), deux situations étaient restées qui, du milieu de ces plâtras, de ces décombres, se dressaient comme deux fûts de colonnes héroïques défiant le suprême effort du vandalisme. Je veux parler de la scène de la plate-forme et de la scène d’Hamlet avec sa mère. On connaît dans Shakspeare la scène de la plate-forme, nous l’avons vue. Que ne pouvait-elle être à l’Opéra, le décor, le spectacle aidant, et la musique ! Au fond, dans la nuit effroyable, apparaît le château royal, plein de lumières et de fanfares ; le canon des réjouissances publiques annonce l’orgie de Claudius ; sur le devant, l’épouvante mystérieuse ; dans le froid et la neige, Hamlet et le spectre vont se rencontrer ! En présence d’un pareil sujet, je n’ai pas besoin d’évoquer le nom de Meyerbeer, Verdi me suffit. C’est une question de plus ou de moins, et je défie un maître qui soit un maître de réussir à ne point faire de cela quelque chose ; mais s’en remettre au seul métier, au procédé, croire que violoncelle tout court, sans une idée, sans une phrase, signifie élégie, sanglot d’une âme errante et désolée, s’imaginer qu’une science telle quelle des sonorités vous autorise à toucher aux plus grandes situations du théâtre, n’avoir ni le sens du romantisme, ni l’instinct de la couleur, ni l’émotion, ni l’analyse, n’apporter en si vaste dessein, dont les plus forts se fussent effrayés, que sensiblerie et troubadourisme, faire avec Hamlet œuvre simple de partitionnaire, équivalente au Macbeth de Chélard pour l’interprétation poétique, en vérité c’est trop peu, non c’est trop ! Sweet nymph, come to my aid ! Ainsi l’auteur a dû s’écrier à bout de voie et d’efforts, et la nymphe bienfaisante est apparue. Ce tableau du quatrième acte, tout azur sur ce fond tout ennui, a pour un moment conjuré les désastres. On nageait en pleine féerie, une irradiation d’éblouissantes sonorités emplissait la salle. C’étaient des éclairs chromatiques, des scintillemens de notes à réveiller le printemps endormi, et tout de suite il a neigé des lilas sur la scène. À ce charme irrésistible d’une Nilsson, à cette incantation féminine, tout a cédé. La grisaille s’est éclairée d’aurores boréales, on eût dit un Breughel de Velours découvert tout à coup dans un in-folio de maculatures ; puis, sur cette adorable page, l’épais volume presque aussitôt s’est refermé, et la nocturne psalmodie a repris son train au milieu de l’indifférence d’une salle occupée à se vider. Et nous, récapitulant nos impressions, à peine remis, au grand air, de l’accablement de cette soirée, où tout a sombré fors l’âme immortelle de Shakspeare et l’étoile d’une cantatrice, nous nous rappelions en sortant ces vers du duc Orsino dans Twelftnight ; « S’il est vrai que la musique soit l’aliment de l’amour, jouez toujours, chantez sans cesse ! et surtout une fois encore, une fois, cet adagio mourant qui tout à l’heure s’exhalait à nos oreilles, suave et, doux comme le vent du sud, dont l’haleine caressante vole aux violettes leurs parfums pour nous les donner ! »


HENRI BLAZE DE BURY.


  1. Shakspeare-Studien, von Gustav Rümelin ; Stuttgart ; Gotta, 1866.
  2. Voyez dans la Revue du 15 mai 1867 notre étude sur Roméo et Juliette.
  3. Acken, Elisabeth von England.
  4. Michel-Ange, mort l’année même où naissait Shakspeare, 1564.
  5. Je le dis en toute révérence et toute conviction. Ce sens classique qui lui fit faire son Iphigénie en Tauride, — un chef-d’œuvre sur lequel il y aurait beaucoup à dire en se plaçant à l’autre point de vue. — le portait aux unités, aux symétries, et ce goût maintes fois l’égara. J’ai sous les yeux un exemplaire du Roméo et Juliette arrangé par lui pour la scène de Weimar, alors qu’il y exerçait sa suprême intendance. On croirait lire un libretto d’opéra. La pièce commence au bal des Capulets ; il élague, éclaircit, supprime « les incidens trop nombreux, les détails. » Qu’il faut donc que ce Shakespeare soit puissant pour avoir réduit à telle admiration un si vaste esprit qui originairement n’était pas de son monde ! quel magicien que ce Prospero, forçant ainsi le grand classique à s’humilier en s’écriant malgré ses réserves : « Shakspeare partout, Shakspeare toujours, « Shakspear und kein Ende ! »
  6. Voir dans l’Eothen de Kinglake, page 330, quelques lignes d’une vérité saisissante sur cet état de l’âme entre la pensée et l’action.
  7. ……. Nymph, in the orisons
    Be all ray sins remember’d…….
    (Acte III, scène I).