Hamlet (Laforgue)
Moralités légendairesÉditions de la Banderole (p. np-46).

HAMLET OU LES SUITES
DE LA PIÉTÉ FILIALE

C’est plus fort que moi.


De sa fenêtre préférée, si chevrotante à s’ouvrir avec ses grêles vitres jaunes losangées de mailles de plomb, Hamlet, personnage étrange, pouvait, quand ça le prenait, faire des ronds dans l’eau, dans l’eau, autant dire dans le ciel. Voilà quel fut le point de départ de ses méditations et de ses aberrations.

La tour où, depuis l’irrégulier décès de son père, le jeune prince s’est décidément arrangé pour vivre, se dresse en lépreuse sentinelle oubliée, au bout du parc royal, au bord de la mer qui est à tous. Ce coin de parc est le cloaque où l’on jette les détritus des serres, les décatis bouquets des galas éphémères. La mer est le Sund, aux flots sur qui on ne peut faire fonds, avec la côte de Norwège en vue ou la ville d’Helsingborg, ce nid de l’indigent et positif prince Fortimbras.

L’assise de la tour où le jeune et infortuné prince s’est décidément arrangé pour vivre, croupit au bord d’une anse stagnante où le Sund s’arrange aussi pour envoyer moisir le moins clair de l’écume d’épave de ses quotidiens et impersonnels travaux.

Ô pauvre anse stagnante ! Les flottilles des cygnes royaux à l’œil narquois n’y font guère escale. Du fond vaseux de paquets d’herbages, là, montent, aux pluvieux crépuscules, vers la fenêtre de ce prince si humain, les chœurs d’antiques ménages de crapauds, râles glaireux expectorés par de catarrheux vieillards dont un rien de variation atmosphérique dérange les rhumatismes ou les gluantes pontes. Et les derniers remous des bateaux laborieux viennent troubler à peine, non plus que les perpétuelles averses, la maladie de peau de ce coin d’eau mûre, oxydée d’une bave de fiel balayée (comme de la malachite liquide), cataplasmée çà et là de groupes de feuilles plates en forme de cœur autour de rudimentaires tulipes jaunes, hérissée çà et là de maigres bouquets de joncs fleuris, de frêles ombelles semblables, entre parenthèses, à la fleur de la carotte dans nos climats.

Ô pauvre anse ! Crapauds chez eux, floraisons inconscientes. Et pauvre coin du parc ! bouquets dont les jeunes femmes se débarrassèrent comme minuit tintait. Et pauvre Sund ! flots abrutis par les autans inconstants, nostalgies bornées par les bureaux très quotidiens du Fortimbras d’en face !…

C’est pourquoi (sauf orages) ce coin d’eau est bien le miroir de l’infortuné prince Hamlet, en sa tour paria, en sa chambre aux deux fenêtres vitrées de jaune, dont l’une montre en gris souillé les ciels, le large et l’existence sans issue, et l’autre est ouverte à la plainte perpétuelle du vent dans les hautes futaies du parc. Pauvre chambre tiraillée ainsi au sein d’un inguérissable, d’un insolvable automne ! Même en juillet, comme aujourd’hui. C’est aujourd’hui le 14 juillet 1601, un samedi ; et c’est demain dimanche, dans le monde entier les jeunes filles iront ingénument à la messe.

Aux murs, une douzaine de vues du Jutland, tableaux impeccablement naïfs, commandés jadis à un peintre aux galères, et dont chaque pièce du château utilise ainsi sa bonne douzaine. Entre les deux fenêtres, deux portraits en pied : l’un, Hamlet, en dandy, un pouce passé dans sa ceinture de cuir brut, le sourire attirant du fond d’une pénombre sulfureuse ; l’autre, son père, bardé d’une belle armure neuve, l’œil coquin et faunesque, feu son père le roi Horwendill, irrégulièrement décédé en état de péché mortel et dont Dieu ait l’âme selon sa miséricorde bien connue. Sur une table, dans le jour d’insomnie des vitres jaunes, un laboratoire d’aqua-fortiste irrémédiablement rongé de sales oisivetés. Un fumier de livres, un petit orgue, une glace en pied, une chaise longue, et un buffet à secret (il a peur d’être empoisonné, depuis le louche décès de son père). Dans la chambre à coucher, près du lit, un gothique édicule en fer forgé d’où un jeu de clefs peut faire surgir deux statuettes de cire, Gerutha, mère de Hamlet, et son mari d’aujourd’hui, l’usurpateur adultère et fratricide Fengo, tous deux modelés d’un pouce plein de verve vengeresse et le cœur puérilement percé d’une aiguille, la belle avance ! Au fond de l’alcôve, un appareil à douches, hélas !

De noir vêtu, la petite épée au côté, coiffé de son sombrero de noctambule, Hamlet, accoudé à la fenêtre, regarde le Sund, le large et laborieux Sund coulant son train ordinaire de flots quelconques, attendant le vent et l’heure de batifoler magistralement avec les pauvres barques de pêcheurs (seul sentiment dont la fatalité qui pèse sur eux les laisse capables).

Après le ciel d’hier, et en attendant celui de demain, aujourd’hui gros ciel blafard, pas bien soulagé par la récente ondée, mais promettant un beau dimanche pour demain. Et c’est déjà le crépuscule, un de ces crépuscules comme les Chroniques du temps nous en rapportent avec une émotion si peu jouée, et les bruits de la ville d’Elseneur, qu’un vaste bassin sépare des domaines royaux, qui commence à disperser et noyer ses rumeurs de jour de marché vers les tavernes.

— Ah ! me la couler douce et large comme ces flots, soupire Hamlet. Ah ! de la mer aux nuées, des nuées à la mer ! et laisser faire le reste…

Et il emballe l’heureux panorama inconscient d’un geste ad hoc, et il divague ainsi :

— Ah ! que je fusse seulement poussé à m’en donner la peine !… Mais tout est si précieux de minutes et si fugace ! et rien n’est pratique que se taire, se taire, et agir en conséquence… — Stabilité ! Stabilité ! ton nom est Femme… (’admets bien la vie à la rigueur. Mais un héros ! Et d’abord, arriver domestiqué par un temps et des milieux ! est-ce une bonne et loyale guerre pour un héros ?… Un héros ! et que tout le reste fût des levers de rideau !… — Moi, si j’étais une jeune fille bien, je ne permettrais qu’à un pur héros de poser ses lèvres sur ma destinée ; un héros dont on pourrait citer les hauts faits au besoin, ou les formules… Ah ! par ce temps de damno et de vergogna, comme dit Michel-Ange (cet homme supérieur à tous nos Thorwaldsen), il n’y a plus de jeunes filles ; toutes des gardes-malades ; j’oublie les petites poupées adorables, mais, hélas ! incassables, les vipères et les petites oies à duvet pour oreillers. — Un héros ! Ou simplement vivre. Méthode, Méthode, que me veux-tu ? Tu sais bien que j’ai mangé du fruit de l’Inconscience ! Tu sais bien que c’est moi qui apporte la loi nouvelle au fils de la Femme, et qui vais détrônant l’Impératif Catégorique et instaurant à sa place l’Impératif Climatérique !…

Le prince Hamlet en a comme ça long sur le cœur, plus long qu’il n’en tient en cinq actes, plus long que notre philosophie n’en surveille entre ciel et terre ; mais il est en ce moment particulièrement agacé par l’attente de ces comédiens qui n’arrivent pas et sur lesquels il compte si tragiquement ; outre qu’il vient de réduire en morceaux les lettres d’Ophélie disparue depuis la veille, lettres écrites, par une manie de petite parvenue, sur du papier de Hollande bis si récalcitrant à déchirer que les doigts de Hamlet lui en cuisent encore furieusement. Ah ! misère, et petits faits !...

— Où peut-elle bien être, à cette heure ? Sans doute chez des parents à la campagne. Elle saura bien revenir ; elle connaît le chemin. Elle ne m’eût d’ailleurs jamais compris. Quand j’y songe ! Elle avait beau être adorable et fort mortellement sensitive, en grattant bien on retrouvait l’Anglaise imbue de naissance de la philosophie égoïste de Hobbes. « Rien n’est plus agréable dans la possession de nos biens « propres que de penser qu’ils sont supérieurs à ceux des « autres », dit Hobbes. C’est ainsi qu’Ophélie m’eût aimé, comme son «bien», et parce que j’étais socialement et moralement supérieur aux « biens » de ses petites amies. Et les menues phrases qui lui échappaient, aux heures où l’on allume les lampes, sur le bien-être et le confort ! Un Hamlet confortable ! Ah, malheur ! Grâce au moins pour mon ange gardien sinon pour moi ! Ah ! s’il me venait par un soir pareil, dans ma tour d’ivoire, une sœur, mais cadette, de cette Hélène de Narbonne qui sut aller conquérir à Florence son adoré Bertrand, comte de Roussillon, bien que connaissant son mépris pour elle !... — Ophélie, Ophélie, chère petite glu, reviens, je t’en supplie ; je n’y reviendrai plus. — Tout de même, mon cher, et tout Hamlet que nous sommes, nous faisons parfois une cordiale crapule. Suffit. — Ah ! les voici.

À gauche, sur les berges d’Elseneur, il aperçoit (qui n’a entendu parler de ses étonnants yeux d’hirondelle de mer ?) un attroupement qui ne peut être que ces comédiens.

Le passeur dans son large bachot les embarquait ; un roquet aboyait à ces oripeaux ; un gamin s’était arrêté de faire des ricochets. Un de ces messieurs, très drapé, prit comme le passeur, et du geste d’un qui s’encanaille pour divertir la compagnie, une paire de rames, et l’on cingla vers… Des index tendus indiquaient le Château, une des dames laissait pendre un bras nu au fil de l’eau, et les abois, les rires, les voix, arrivaient clarifiés comme à l’aquarelle. Il y avait certes là l’étoffe d’un beau soir au XVIIe siècle.

Hamlet quitte la fenêtre, et, s’installant devant une table, se met à feuilleter deux cahiers minces.

— Voilà, pourtant ! Mon sentiment premier était de me remettre l’horrible, horrible, horrible événement, pour m’exalter la pitié filiale, me rendre la chose dans toute l’irrécusabilité du verbe artiste, faire crier son dernier cri au sang de mon père, me réchauffer le plat de la vengeance ! Et voilà (ῶ Πόθος τού είναι) ! je pris goût à l’œuvre, moi ! J’oubliai peu à peu qu’il s’agissait de mon père assassiné, volé de ce qu’il lui restait à vivre dans ce monde précieux (pauvre homme, pauvre homme !), de ma mère prostituée (vision qui m’a saccagé la Femme et m’a poussé à faire mourir de honte et de détérioration la céleste Ophélie !), de mon trône enfin ! Je m’en allais bras dessus, bras dessous avec les fictions d’un beau sujet ! Car c’est un beau sujet ! Je refis la chose en vers ïambiques : j’intercalai des hors-d’œuvre profanes ; je cueillis une sublime épigraphe dans mon cher Philoctète. Oui, je fouillais mes personnages plus profond que nature ! je forçais les documents ! Je plaidais du même génie pour le bon héros et le vilain traître ! Et le soir, quand j’avais rivé sa dernière rime à quelque tirade de résistance, je m’endormais la conscience toute rosière, souriant à des chimères domestiques, comme un bon littérateur qui, du travail de sa plume, sait soutenir une nombreuse famille ! Je m’endormais sans songer à faire mes dévotions aux deux statuettes de cire et leur retourner leur aiguille dans le cœur ! Ah, cabotin, va ! Voyez le petit monstre !

Et le jeune et insatiable prince court se jeter à genoux devant le portrait de son père dont il baise les pieds sur la toile froide.

— Pardon ! Pardon, n’est-ce pas, père ? Au fond tu me connais...

Et se relevant, et ne pouvant esquiver cet œil paternel, toujours et quand même clignant en dessous d’un air royalement faunesque :

— D’ailleurs, tout est hérédité. Soyons médical et nature, et nous finirons par y voir clair...

Il revient s’asseoir devant ses cahiers qu’il couve aussi d’un œil royalement faunesque.

— C’est égal, il y a de belles pages là-dedans, et si les temps étaient moins tristes !... Ah ! que ne suis-je un simple clerc à Paris, montagne Sainte-Geneviève où fleurit en ce moment une école de néo-Alexandrins ! Un simple petit bibliothécaire dans cette brillante cour des Valois ! Au lieu de ce château humide, de cet antre à chacals et à grossiers personnages, où l’on n’est même pas sûr de sa peau !...

On vient de frapper deux coups d’une clef d’or sur le marteau d’argent de la porte. Un valet entre.

— Les deux étoiles de cette troupe sont là, selon les ordres de votre Altesse.

— Qu’elles entrent.

— Et puis, sa Majesté la reine demande si son Altesse persiste à vouloir faire donner le spectacle ce soir même.

— Crûment ! Et pourquoi pas ?

— C’est que, son Altesse ne l’ignore pas, l’enterrement du lord chambellan Polonius a lieu aussi ce soir, tout à l’heure.

— Eh bien ! En voilà des considérations ! Les uns jouent, tandis que les autres rentrent dans la coulisse, voilà tout. Et l’Idéal se sélecte quand même son petit maximum tous les soirs, va, mon pauvre vieux.

Le valet s’efface, et, derrière la révérence des deux étoiles annoncées, ferme la porte.

— Entrez, mes frères. Asseyez-vous là et prenez des cigarettes. Voici du Dubeck et voici du Bird’s eye. C’est sans façon, chez moi. Comment t’appelles-tu, toi ?

— William, riposte le jeune premier en pourpoint à crevées encore poudreuses.

— Et vous, ma jeune dame ? (Oh ! mon Dieu, comme elle est belle ! Encore des histoires !…)

— Ophélia, résume celle-ci, dans une sorte de sourire boudeur, un sourire douteux à s’en tordre de malaises, si maléfique, que le jeune prince doit éclater pour faire diversion.

— Comment ! encore une Ophélia dans ma potion ! Oh ! cette usurière manie qu’ont les parents de coiffer leurs enfants de noms de théâtre ! Car Ophélia, ce n’est pas de la vie ça ! Mais de pures histoires de planches et de centièmes ! Ophélia, Cordélia, Lélia, Coppélia, Camélia ! Pour moi, qui ne suis qu’un paria, n’auriez-vous pas un autre nom de baptême (de Baptême, entendez-vous !) pour l’amour de moi.

— Si, Seigneur, je m’appelle Kate.

— À la bonne heure ! Et comme ça vous sied mieux ! Que je vous baisote les mains, ô Kate ! pour cette étiquette.

Il se lève lui-même, et va la baiser au front, longuement, à son front de Kate, dont il se détourne brusquement pour aller à la fenêtre cacher un instant son visage dans ses mains.

William fait signe à sa camarade :

— Hein ? On ne nous avait pas trompés. Il l’est.

— Est-ce possible ? répondent, de toute leur mansuétude bleue, les yeux de Kate que, vlan, rencontre Hamlet en revenant à sa place.

Hamlet hausse flatteusement les épaules.

— Eh bien, mes enfants, trêve de culs-de-lampe. Et qu’apportez-vous en fait de répertoire ?

— Nous avons Les Joyeuses Commères de Saint-Denis, Le Docteur Faustus, L’Apologue de Ménénius Agrippa, Le roi de Thulé.

— Vous médirez le reste après-demain, au débotté. Tout ça c’est des belles conceptions, mais pas des conceptions immaculées comme les miennes. Pour ici, et pour ce soir, vous allez secrètement mettre à l’étude le drame que voici. Vous en serez d’ailleurs royalement récompensés. C’est un drame de moi. Il ne demande que trois principaux rôles. Il y a un roi, il s’appelle Gonzago, et une reine, Baptista ; cela se passe à Vienne. La reine a des relations adultères et conspiratrices avec son beau-frère Claudius. Une après-midi, le roi fait sa sieste, cuve ses péchés en fleur sous la tonnelle ; la reine feint d’éplucher austèrement des fraises pour le réveil de son époux. Survient Claudius. Les deux complices échangent un baiser silencieux, puis ils font fondre du plomb dans une cuiller et le versent délicatement dans l’oreille du roi.

— Quelle horreur ! laisse échapper Kate dans un sourire mourant en bouderie.

— N’est-ce pas ? horrible ! horrible ! horrible... Nous disons donc, ils versent le plomb fondu (ce pâle liquide !) ; le pauvre roi Gonzago trépasse dans des convulsions... horribles, horribles, et en état de péché mortel, notez bien. Claudius, alors, lui enlève sa couronne, s’en coiffe et offre le bras à la veuve. La conséquence est que, en dépit des plus fâcheux pronostics, William fera Claudius, et Kate la reine, deux jolis monstres, ma foi.

— C’est que... hésite Kate.

— C’est que, déclare William, notre habitude, à ma camarade et à moi, est de n’incarner que des rôles sympathiques, de préférence.

— Sympathiques ? Tas de brutes ! Et sur quoi pouvez-vous jurer qu’un être est sympathique, ici-bas ? Et puis, et le Progrès, alors ?

— Nous sommes aux ordres de notre gracieux seigneur.

— Voici le manuscrit, William, je vous le confie, n’allez pas l’égarer ; sans blague, j’y tiens. Préparez ça gentiment pour ce soir. Maintenant, vous voyez, tout ce que j’ai marqué au crayon rouge sang-de-bœuf, devra être lancé et souligné ; et tout ce qui est compris dans une accolade au crayon bleu, vous pouvez le supprimer comme trop épisodique, bien qu’au fond... enfin, par exemple, tous ces couplets-ci :


Un cœur rêveur par des regards
Purs de tout esprit de conquête !
Je suis si exténué d’art !
Me répéter, quel mal de tête !...
     Ô lune de miel,
     Descendez du ciel !


Et ceci :


     Ô petite âme brave,
     Ô chair fière et droite,
     C’est moi que j’convoite
     D’être votre esclave.


— Tiens, mais, c’est que c’est charmant ! laissent échapper William et Kate se regardant.

— Je vous crois. Ah ! si les temps étaient plus propres !… Et ceci :


Oh ! cloître-toi ! L’amour, l’amour
S’échange, par le temps qui court,
Simple et sans foi comme un bonjour.


— C’est en effet bien curieux, assure l’acteur.

Et Hamlet, prince de Danemark et créature infortunée, exulte !

— Et cette délicieuse ronde :


       Il était un corsage,
Et ron et ron petit pa ta pon,
       Il était un corsage
Qui avait tous ses bouton…, etc.


Et cætera, et cætera ! — Enfin, mon sort aura été bien étrange !… Mais ceci, n’allez pas le supprimer, c’est le chant de triomphe de l’usurpateur Claudius ; ça se chante sur l’air Pressentiments trompeurs !… vous savez ?


Je suis en mesure
De prouver que Dieu
Fera les doux yeux
À cette aventure !


Allons, c’est entendu. Voici le manuscrit, je vous le reconfie, mon cher William. D’ailleurs le spectacle ne commence qu’à dix heures et j’irai, un peu avant, voir dans vos coulisses comment ça marche. En attendant, vous ne voudriez pas que je vous objurgasse d’accepter ceci ?

Les deux étoiles empochent et sortent à reculons.

William déclame en sourdine à sa camarade :


La démence est partout, et, sans cérémonie
Frappe l’humble marchand ou l’acteur de génie,
Et la garde qui veille aux portes du palais,
       N’en défend pas Hamlet.


— Pauvre jeune homme ! soupire angéliquement Kate, et c’est qu’il n’a pas du tout l’air dangereux...

Hamlet, homme d’action, perd cinq minutes à rêver devant son drame maintenant en bonnes mains. Et puis il s’exalte :

— Ça y est. Le sieur Fengo va comprendre. À bon entendeur, salut ! Et je n’aurai plus qu’à agir, qu’à signer ! Agir ! Le tuer ! lui faire rendre gorge de sa vie ! Tuer !… Hier je me suis fait la main en tuant Polonius. Il m’espionnait, caché derrière cette tapisserie qui représente le Massacre des Innocents. Ah ! ils sont tous contre moi ! Et demain Laërtes et après-demain le Fortimbras d’en face ! Il faut agir ! Il faut que je tue, ou que je m’évade d’ici ! Oh ! m’évader !… Ô liberté ! liberté ! Aimer, vivre, rêver, être célèbre, loin ! Oh ! chère aurea mediocritas ! Oui, ce qui manque à Hamlet, c’est la liberté. — Je ne demande rien à personne, moi. Je suis sans ami ; je n’ai pas un ami qui pourrait raconter mon histoire, un ami qui me précéderait partout pour m’éviter les explications qui me tuent. Je n’ai pas une jeune fille qui saurait me goûter. Ah ! oui, une garde-malade ! Une garde-malade pour l’amour de l’art, ne donnant ses baisers qu’à des mourants, des gens in-extremis, qui ne pourraient par conséquent s’en vanter ensuite.

— Et au fond, dire que j’existe ! Que j’ai ma vie à moi ! L’éternité en soi avant ma naissance, l’éternité en soi après ma mort. Et passer ainsi mes jours à tuer le temps ! Et la vieillesse qui vient, la vieillesse hideuse, révérée et vénérée des jeunes filles, des hypocrites et routinières jeunes filles. Je ne puis piétiner ainsi, anonyme ! Et laisser des Mémoires, ça ne me suffit pas. Ô Hamlet ! Hamlet ! Si l’on savait ! Toutes les femmes viendraient sangloter sur ton divin cœur, comme jadis elles venaient sangloter sur le corps d’Adonis (avec des siècles de civilisation en plus). — Bah, qu’est-ce que ma biographie leur ferait, avec leur pain de chaque jour et les amours et les décès autour ? Oui, sans doute, un instant, sur la scène, après dîner ; mais, dès rentrés chez eux !... — Les hommes et les femmes, par couples, admireront mes scrupules d’existence, mais ne les imiteront nullement et n’en auront pas plus honte pour cela, entre eux, d’homme aimé à femme aimée, dans leurs foyers. Plus tard, on m’accusera d’avoir fait école ? Et si je nommais, moi, mon sacré Maître, mon universel Maître ! — Pourtant, ah ! comme je suis seul ! Et, vrai, l’époque n’y fait rien. J’ai cinq sens qui me rattachent à la vie ; mais, ce sixième sens, ce sens de l’Infini ! — Ah ! je suis jeune encore ; et tant que je jouirai de cette excellente santé, ça ira, ça ira. Mais la liberté ! la liberté ! Oui, je m’en irai, je redeviendrai anonyme parmi de braves gens, et je me marierai pour toujours et pour tous les jours. Ç’aura été, de toutes mes idées, la plus hamlétique. Mais ce soir, il faut agir, il faut s’objectiver ! En avant par-dessus les tombes, comme la Nature !

Hamlet descend de sa tour, enfile un long corridor tapissé de monotones vues du Jutland (auxquelles il lance en passant des crachats héroïques), puis tourne par un palier où les deux hallebardiers de faction ont à peine le temps de le reconnaître et de se mettre au port d’arme ; d’autres, sur les banquettes jouent aux osselets ! Hamlet leur crie en passant : Sustine et abstine ! Liberté, liberté ! et sifflotant, il descend encore un escalier, et se trouve sous le péristyle de sortie, devant la loge du châtelain.

La fenêtre du châtelain est ouverte ; à la persienne pend une cage. Avant même de voir cette cage, Hamlet se rue dessus, l’ouvre, y cueille un tiède canari qui s’endormait, lui tord le cou entre le pouce et l’index, et toujours sifflotant plus allegro, le lance au fond de la chambre, à la tête (mais ceci par hasard) d’une petite fille qui est là, faisant du crochet, profitant du dernier filet du jour, et qui s’arrête, les yeux ronds et les mains jointes, devant ce foudroyant forfait !

Hamlet s’enfuit sans se retourner. Et soudain il revient, va à cette fenêtre et entre dans cette chambre. La petite fille est toujours là, les mains jointes. Il se jette à ses pieds.

— Oh ! pardon ! pardon ! Je ne l’ai pas fait exprès ! Ordonne-moi toutes les expiations. Mais je suis si bon ! J’ai un cœur d’or comme on n’en fait plus. Tu me comprends, n’est-ce pas, Toi ?

— Ô monseigneur, monseigneur ! balbutie la petite fille. Oh ! si vous saviez ! Je vous comprends tant ! Je vous aime depuis si longtemps ! J’ai tout compris !...

Hamlet se lève. « Encore une ! » pense-t-il.

— Est-ce que ton père est malade ?

— Non, monseigneur.

— Tant pis : tu lui poserais des cataplasmes avec génie.

— Oh ! vous, vous ! Je vous soignerais si bien !

— C’est ça : je repasserai lundi prochain ; mon cancer ne suppure pas encore (je ne sais vraiment ce qu’il a). À lundi, cher ange.

Hamlet s’éloigne, dûment soulagé. « C’est encore pour me faire la main que j’ai tué cet oiseau », pense-t-il.

Jeune et infortuné prince ! Ces étranges impulsions destructives le prennent souvent à la gorge, depuis le trop, trop irrégulier décès de son père.

Un jour, Hamlet était parti de grand matin pour la chasse. La préméditation, cette fois, l’avait tenu éveillé toute la nuit (la nuit qui porte conseil). Armé d’on ne peut plus excellentes épingles, il préluda par embrocher les scarabées que la Providence mettait sur son chemin, les laissant ensuite continuer le leur ainsi. Il arracha leurs ailes aux papillons futiles, décapita les limaces, trancha les pattes de derrière aux crapauds et grenouilles, poivra de salpêtre une fourmilière et y mit le feu, recueillit maints nids gazouilleurs dans les buissons et les abandonna au fil de la rivière prochaine pour leur faire voir du pays ; tout cela en cinglant à droite à gauche mille fleurs, sans égards pour leurs vertus pharmaceutiques. Et puis, en chasse ! La forêt, de ses mille rumeurs printanières, le ravissait, telle l’eût ravi une chambre de torture de ses mille grésillements sur les réchauds ! Et finalement, le soir, après une vaine sieste plus loin sous les arbres qui n’avaient rien vu, en revenant sur ses pas, un dernier spasme le poussa à prélever sur les victimes qui n’avaient pu s’aller cacher pour mourir, et qu’il retrouvait en son chemin, une livre d’yeux crevés : il s’en y lava les mains, il s’en graissa les phalanges, il faisait craquer ses phalanges, déjà tout tiraillé de malaise. Ah ! c’était Le Démon de la Réalité ! l’allégresse de constater que la Justice n’est qu’un mot, que tout est permis — et pour cause, nom de Dieu ! contre les êtres bornés et muets. Mais en approchant du château, Hamlet, fourbu d’insomnie et de stupides exaltations, avait senti la vaste peine du crépuscule le circonvenir pour l’étrangler. Il rentra à pas de loup, courut s’enfermer dans sa tour, sans lumière, barbotant halluciné dans un grouillement clignotant d’yeux crevés, d’yeux crevés barbouillés d’inessuyables larmes, puis se blottit tout habillé sous ses couvertures, cuisant de sueurs froides, pleurant de l’élixir de larmes, songeant presque à s’assassiner, ou du moins à se balafrer, en expiation ; sentant bien son bon cœur, son cœur d’or submergé à jamais dans cette mare de pauvres yeux crevés immortellement pensifs. — Le lendemain : « Bah ! ai-je été assez ridicule ! Et les guerres ! Et les tournées d’abattoir des siècles du monde antique, et tout ! Piteux provincial ! Cabotin ! Pédicure ! »

Hamlet ne s’affecte donc pas plus que ça de l’irréparable meurtre de ce petit oiseau, — un simple coup de soupape accordé à ses animal spirits. C’est fort commode : et si Hamlet n’en est pas encore à songer qu’il n’a guère autrement apprécié la triste Ophélie (oh ! guère autrement, pauvre oiseau !) son Ange Gardien n’en pense pas moins.

Le cimetière d’Elseneur gît tassé en pente sur le grand chemin à vingt minutes de la ville. Hamlet passe sous la triple porte d’enceinte ; cinq ou six boutiques vivent là du Corps de Garde ; et puis, c’est la campagne comme presque partout triste et plate, hors remparts...

Des ouvriers rentrent ; une noce stationne, se concertant sur ce qu’elle pourrait bien faire par la ville à cette heure.

On ne reconnaît guère le prince Hamlet à Elseneur. On hésite, on ne salue pas. Et d’ailleurs, sa petite personne... Jugez plutôt.

De taille moyenne et assez spontanément épanoui, Hamlet porte, pas trop haut, une longue tête enfantine ; cheveux châtains s’avançant en pointe sur un front presque sacré, et retombant, plats et faibles, partagés par une pure raie droite, celer deux mignonnes oreilles de jeune fille ; masque imberbe sans air glabre, d’une pâleur un peu artificielle mais jeune ; deux yeux bleu-gris partout étonnés et candides, tantôt frigides, tantôt réchauffés par les insomnies (fort heureusement, ces yeux romanesquement timides rayonnent en penseurs limpides et sans vase, car Hamlet, avec son air de regarder toujours en dessous comme cherchant à tâter d’invisibles antennes le Réel, ferait plutôt l’effet d’un camaldule que d’un prince héritier du Danemark) ; un nez sensuel ; une bouche ingénue, ordinairement aspirante, mais passant vite du mi-clos amoureux à l’équivoque rictus de gallinacés, et de cette moue dont les coins sont tirés par les boulets de la galère contemporaine au rire irrésistiblement fendu d’un joufflu gamin de quatorze ans ; le menton n’est, hélas ! guère proéminent ! guère volontaire, non plus, l’angle du maxillaire inférieur, sauf aux jours d’ennuis immortels où la mâchoire alors, portant en avant et les yeux par cela même reculant dans l’ombre du front vaincu, tout le masque rentre, vieilli de vingt ans. Il en a trente. Hamlet a les pieds féminins ; ses mains sont solides et un peu tortues et crispées ; il porte une bague à scarabée égyptien d’émail vert à l’index de la main gauche. Il ne s’habille que de noir, et s’en va, s’en va d’une allure traînarde et correcte, correcte et traînarde...

D’une allure traînarde et correcte, Hamlet chemine donc devers le cimetière au crépuscule.

Il croise des troupeaux de prolétaires, vieux, femmes et enfants, revenant des bagnes capitalistes quotidiens, voûtés sous leur sordide destinée.

— Parbleu ! songe Hamlet, je le sais aussi bien que vous, sinon mieux ; l’ordre social existant est un scandale à suffoquer la Nature ! Et moi, je ne suis qu’un parasite féodal. Mais quoi ! Ils sont nés là-dedans, c’est une vieille histoire, ça n’empêche par leurs lunes de miel, ni leur peur de la mort ; et tout est bien qui n’a pas de fin. — Eh oui ! Levez-vous un beau jour ! mais pour qu’alors ça finisse ! Mettez tout à feu et à sang ! Écrasez comme punaises d’insomnies les castes, les religions, les idées, les langues ! Refaites-nous une enfance fraternelle sur la Terre, notre mère à tous, qu’on irait pâturer dans les pays chauds.


Dans les jardins
De nos instincts,
Allons cueillir
De quoi guérir.


Oui, va-t’en voir s’ils viennent ! Ils sont trop tyrans domestiques pour cela, et pas encore assez esthétiques et pour longtemps encore trop lâches devant l’Infini. Qu’ils gobent bouche bée un Polonius, philanthrope quelconque, qui leur chante : « Enrichissez-vous ! » — Et dire que j’ai eu un instant ma folie d’apôtre, comme Çakya-Mouni fils de roi ! Oh ! là, là, moi avec ma chère petite vie unique (que j’aurai à partager avec une chère petite femme unique) attacher ce grelot ! Et prendre pour cela ma folle tête sonore ! Ne soyons pas plus prolétaire que le prolétaire. Et toi, Justice humaine, ne soyons pas plus forte que Nature. Oui, mes amis, mes frères ! L’au-petit-bonheur historique, ou la purgation apocalyptique, le bon vieux Progrès ou le retour à l’état de nature. En attendant, bon appétit et amusez-vous bien demain dimanche.

La montée du sentier qui mène à la grille du cimetière est pénible. Hamlet se renfrogne et froisse des coquelicots dans ses doigts. Il arrive trop tard ; la cérémonie concernant Polonius est enterrée ; les dernières silhouettes officielles sortent. Hamlet s’accroupit derrière une haie pour les laisser passer sans être vu. Quelqu’un donne le bras à Laërtes, fils du défunt, qui fait peine à voir. Une voix dit, comme d’un poussé à bout : « Hé ! quand on a un fou à la maison, on l’enferme ! »

En se relevant, Hamlet remarque qu’il vient d’endommager gravement une fourmilière. — « Autant que faire ! pense-t-il. Et pour que le Hasard m’ait des obligations »... Et il achève ladite fourmilière à coups de talon.

Tout le monde est sorti. Hamlet ne trouve dans le cimetière que deux fossoyeurs. Il s’approche du premier, lequel arrange les couronnes déposées sur la tombe de Polonius.

— Nous n’aurons son buste que le mois prochain, lui déclare cet homme, sans y être autrement invité.

— De quoi est-il mort ? Sait-on ?

— D’une attaque d’apoplexie. C’était un bon vivant.

Alors, là, Hamlet, qui, en conscience, et malgré son âme si lettrée, ne s’en était pas encore avisé, sent qu’il a décidément tué un homme, supprimé une vie, une vie dont on peut témoigner. Le nommé Polonius… il guignait devant lui au moins quarante bonnes années encore (Polonius vous faisait à tout propos tâter sa santé de fer) et Hamlet les a, d’une estocade irréfléchie mais fatale, ma foi, rayées, comme on biffe dans un exorbitant devis d’architecte. Est-ce que ces menus conflits de phénomènes riment à quelque chose au delà d’ici-bas ?

Hamlet se campe devant ce fossoyeur qui l’observe, attendant des compliments sur son arrangement des couronnes ; il le toise supérieurement et puis lui aboie par la figure : « Words ! words ! words ! entendez-vous ! des mots, des mots, des mots ! »

Et il se dirige vers l’autre fossoyeur, sans entendre celui-ci lui crier un : « Eh, va donc, fainéant ! »

— Et vous, mon brave homme, que faites-vous là ?

— Sa Seigneurie le voit, je retape les vieilles tombes. Ah ! il y a beaux jours que les vieux ont séché les plâtres par ici. Notre cimetière est toujours resté aussi petit, cependant que les bontés du feu roi doublaient presque la population de sa bonne ville.

Le fossoyeur un peu pris de vin tâche à se caler sur sa bêche.

— Ah ! ah ! vraiment ? doublé la population…

— On voit que sa Seigneurie n’est pas d’ici. Le feu roi (mort aussi d’une attaque d’apoplexie) était coureur mais bel homme et un cœur d’or, et partout où il progénitait, il laissait de vraies caresses et de bons écus à son effigie.

— Mais dites-moi, le prince Hamlet est bien le fils de sa femme Gerutha ?

— Hé point ! Sa Seigneurie a peut-être ouï parler de feu l’incomparable fou Yorick...

— Sans doute.

— Eh bien, le prince Hamlet est tout bonnement son frère par la mère.

Hamlet frère d’un fou de cour ; il n’est donc pas « si fils de ses œuvres » qu’il le croyait !…

— Et cette mère, elle ?

— Parfaitement, la mère était bien la plus diaboliquement belle gypsie que, sauf votre respect, on ait jamais vue. Elle vint ici, disant la bonne aventure avec son fils Yorick. Elle fut retenue au Château, et, un an après, mourut en mettant au monde le noble Hamlet ; quand je dis en mettant au monde... Elle mourut de l’opération césarienne qu’on lui fit.

— Ah ! ah ! cet Hamlet ne fut pas facile à attirer dans ce monde d’ici-bas !…

— Parfaitement. Elle était enterrée où sa Seigneurie voit qu’on a déblayé. Un ordre de la reine nous vint l’autre mois d’exhumer ses restes et de les brûler, bien que la gypsie fût chrétienne aussi bien que vous et moi, à preuve que nous pintâmes à tire-larigot ce jour-là. Et puis est venu le tour de la tombe de son pauvre Yorick, dont sa Seigneurie peut fouler ici les restes.

— Je n’en ferai rien.

— Et que j’arrange pour recevoir dans une heure le corps de la noble fille de Polonius, Ophélie, qu’on a retrouvé. Hé oui, nous sommes tous mortels.

— Ah ! Ophélie... on a retrouvé cette demoiselle ?...

— Près de l’écluse, monsieur. C’est son frère Laërtes qui ce matin est venu nous avertir. Il faisait bien peine à voir, ce jeune homme. Il est très aimé. Vous savez qu’il s’occupe de la question des logements d’ouvriers ? Il faut dire aussi qu’il se passe de drôles de choses.

— Et l’on assure avec cela, n’est-ce pas, que le prince Hamlet est devenu fou ? (Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! près de l’écluse...)

— Oui, c’est la débâcle. Oh ! je l’ai toujours dit, nous sommes mûrs pour l’annexion. Le prince Fortimbras de Norwège va nous faire notre affaire un de ces quatre matins. Moi j’ai déjà converti mon petit pécule en actions de Norwège. Et tout ça ne m’empêchera pas de boire un bon coup demain dimanche.

— C’est bien, continuez.

Hamlet met un écu dans la main de l’homme et ramasse le crâne de Yorick, et il va se perdre, d’une allure traînarde et correcte, entre les cyprès et les mausolées, accablé de destinées, de bien louches destinées, ne sachant plus trop par quel bout reprendre un peu décemment son rôle.

Hamlet s’arrête ; il tient le crâne de Yorick embouché à son oreille, et écoute, perdu...

Alas, poor Yorick ! Comme on croit entendre dans un seul coquillage toute la grande rumeur de l’Océan, il me semble entendre ici toute l’intarissable symphonie de l’âme universelle dont cette boîte fut un carrefour d’échos. Voilà une solide idée. Et, voyez-vous une espèce humaine qui ne s’enquerrait pas davantage, qui s’en tiendrait à cette rumeur vaguement immortelle qu’on entend dans les crânes, en fait d’explication de la mort, c’est-à-dire en fait de religion ! Alas, poor Yorick ! Les petits helminthes ont dégusté l’intellect à Yorick... C’était un garçon d’un humour assez infini : mon frère (même mère pendant neuf mois) si toutefois ce titre commande une attitude spéciale. Il fut quelqu’un. Il avait le moi minutieux, entortillé et retors ; il se gobait. Où ça est-il passé ? Ni vu, ni connu. Plus même rien de son somnambulisme. Le bon sens lui-même, dit-on, ne laisse pas de traces. Il y avait une langue là-dedans ; ça grasseyait : « Good night, ladies ; good night, sweet ladies ! good night, good night ! » Ça chantait, et souvent des gravelures. — Il prévoyait ! (Hamlet fait le geste de lancer le crâne en avant.) Il se souvenait. (Même geste en arrière.) Il a parlé, il a rougi, il a BAILLÉ ! — Horrible, horrible, horrible ! — J’ai peut-être encore vingt ans, trente ans à vivre, et j’y passerai comme les autres. Comme les autres ? — Oh Tout ! quelle misère, ne plus y être ! — Ah ! Je veux dès demain partir, m’enquérir par le monde des procédés d’embaumement les plus adamantins. — Elles furent aussi, les petites gens de l’Histoire, apprenant à lire, se faisant les ongles, allumant chaque soir la sale lampe, amoureux, gourmands, vaniteux, fous de compliments, de poignées de mains et de baisers, vivant de cancans de clochers, disant : « Quel temps fera-t-il demain ? Voici l’hiver qui vient... Nous n’avons pas eu de prunes cette année. » — Ah ! tout est bien qui n’a pas de fin. Et toi, Silence, pardonne à la Terre ; la petite folle ne sait trop ce qu’elle fait ; au jour de la grande addition de la Conscience devant l’Idéal, elle sera étiquetée d’un piteux idem dans la colonne des évolutions miniatures de l’Évolution Unique, dans la colonne des quantités négligeables. — Et puis, des mots, des mots, des mots ! Ce sera là ma devise tant qu’on ne m’aura pas démontré que nos langues riment bien à une réalité transcendante. — Quant à moi, avec mon génie, je pourrais être ce qu’on appelle communément un Messie ; mais voilà, trop, trop gâté comme un Benjamin par la Nature. Je comprends tout, j’adore tout, et veux tout féconder. C’est pourquoi, comme je l’ai gravé au mur de mon lit en un distique également rossard :


Ma rare faculté d’assimilation
Contrariera le cours de ma vocation.


Ah ! que je m’ennuie donc supérieurement ! — Eh bien, qu’est-ce que j’attends ici ? — La mort ! La mort ! Ah ! est-ce qu’on a le temps d’y penser, si bien doué que l’on soit ? Moi, mourir ! Allons donc ! Nous en recauserons plus tard, nous avons le temps. — Mourir ! c’est entendu, on meurt sans s’en apercevoir comme chaque soir on entre en sommeil. On n’a pas conscience du passage de la dernière pensée lucide au sommeil, à la syncope, à la Mort. C’est entendu. Mais ne plus être, ne plus y être, ne plus en être ! Ne plus pouvoir seulement presser contre son cœur humain, par une après-midi quelconque, la séculaire tristesse qui tient dans un tout petit accord au piano ! — Mon père est mort, cette chair dont je suis un prolongement n’est plus. Il gît par là, étendu sur le dos, les mains jointes ! Qu’y puis-je, que passer un jour à mon tour par là ? Et on me verra aussi, dignement étendu, les mains jointes, sans rire ! Et l’on se dira : « Quoi ! c’est donc là, là, ce jeune Hamlet si gâté, si plein d’une verve amère ? C’est lui, là, devenu si sérieux, comme les autres ; il a accepté sans révolte et de ce grand air si digne cette criante injustice d’être là ? »

Hamlet se prend son futur crâne de squelette à deux mains et essaie de frissonner de tous ses ossements.

— Oh ! voyons ! voyons ! Soyons sérieux ici ! Oh ! je devrais trouver des mots, des mots, des mots ! Mais qu’est-ce donc qu’il me faut, si ceci me laisse froid ? — Voyons : quand j’ai faim, j’ai la vision intense des comestibles ; quand j’ai soif, j’ai la sensation nette des liquides ; quand je me sens le cœur tout célibataire, j’ai à sangloter le sentiment des yeux chéris et des épidémies de grâce ; donc si l’idée de la mort me reste si lointaine, c’est que je déborde de vie, c’est que la vie me tient, c’est que la vie me veut quelque chose ! — Ah ! ma vie, donc à nous deux !

— Hé là-bas, vous ! lui crie le second fossoyeur, voilà justement le convoi d’Ophélie qui monte !

Le premier mouvement du penseur Hamlet est de singer à ravir le clown réveillé par un coup de mailloche à grosse caisse dans le dos ; et c’est tout juste qu’il le réprime. Puis il se glisse derrière une balustrade trilobée à jour et s’apprête à voir un peu.

Le mélancolique. convoi débouche (une fois pour toutes !) Dans le cahotement de la montée, des roses blanches tombent du velours noir recouvrant le cercueil (tombent, hélas ! une fois pour toutes !)

— Elle n’est cependant pas si lourde, pense Hamlet avec intérêt. J’oubliais ; elle doit être gonflée d’eau comme une outre ; petite sale ; repêchée à l’écluse ! Elle devait finir par là, ayant puisé sans méthode dans ma bibliothèque. — Oh ! mon Dieu ! Maintenant, j’apprécie ses grands regards bleus ! Pauvre, pauvre jeune fille ! Si maigre et si héroïque ! Si inviolée et si modeste ! — Et tant pis ! C’est la débâcle ! la débâcle ! Le conquérant Fortimbras en eût fait demain sa maîtresse ; il est turc là-dessus ! Et Elle en serait incontestablement morte de honte, je la connais, l’ayant bien dressée ! Elle en serait décédée, ne laissant qu’une bien vilaine réputation de Belle-Hélène, tandis que, grâce à moi…

Hamlet s’oublie un instant à suivre les gestes des moines officiant autour du trou ; ils vont vite en besogne, les moines, car ils auront fort à faire, demain dimanche. Une jeune fille ; c’est aussi promptement enterré que marié. Où trouver le temps pour se révolter contre tout cela ? L’art est si long et la vie si courte ! Et Hamlet ne peut que se sentir crispé d’un remords à fleur de nerfs, pour son humble part.

— Tout de même ! tout de même ! Moi qui ai si bon cœur, moi dont le cœur d’or est si connu, avoir fait ça ! Oh ! fi, Hamlet, fi !... — Pauvre Ophélie, pauvre Lili ; c’était ma petite amie d’enfance. Je l’aimais ! C’est évident ! Ça tombait sous les sens. Et même, je ne demandais pas mieux que de me régénérer selon le regard de son sourire. Mais, l’Art est si grand et la vie est si courte ! Et rien n’est pratique. Et par ma mère et mon frère, et tout, j’étais damné d’avance. (Oui, il y a de ça). Et donc, alors, la peine que, en conséquence, je ne pouvais manquer de lui faire, la rendit si maigre, si maigre, que l’anneau d’alliance que je lui avais, en des temps meilleurs, passé au doigt, en tombait à chaque instant, preuve céleste que... Et puis elle avait l’air par trop périssable ! Et puis avec ces galas de la cour, où l’on se décolleté dès seize ans, ses épaules ne me furent pas une virginité à saccager ; le diable me confisque si je me rappelle quand j’ai vu ses épaules pour la première fois ! Or, on le sait, la virginité des épaules, c’est tout pour moi, je ne transige jamais là-dessus. Et puis, elle en était venue là comme les autres, malgré tout le céleste de ses regards levés. J’étais donc volé. Il ne me restait plus qu’à observer ses menus gestes de femelle ; je songeais : « À quels yeux croire désormais ! fi ! J’aurais dû lui crever les yeux, ces yeux, et m’y laver les mains. » Et enfin, d’ailleurs, cette infernale voix qui toujours arrivait bonne première à nos rendez-vous et m’étourdissait à ne m’y plus reconnaître de « l’embrassera ! Pas ! C’est absolu ! Non, des mots, des mots, des mots ! » J’en serais devenu fou. Je dois me ménager. — Allez, allez, psalmodiez Holy, holy, holy, Lord Good Almighty ! La personnalité divine, quelle idée ! Voilà ce qui s’appelle faire des personnalités. Son paradis, c’est encore mon souvenir. Car, en effet, elle avait ce que je demanderai toujours à la fiancée de mon génie, une bouche ingénument accueillante, mais gardée par deux grands yeux qui savent, ou bien (comme cette actrice Kate, avouons-le) deux fins yeux bleus vagabonds et crédules, gardés par une bouche ravagée avec le pli amer du coin immortellement sur la défensive. Et son profil, et c’est là d’ailleurs le seul étalon pour mesurer la beauté de la femme, ne rappelait celui d’aucun animal, du bull-dog à la gazelle. Et dans l’intimité, je ne lui ai jamais surpris la nuance chienne. Bref, c’était une sainte en jupe simple. Il eût été dommage qu’elle vieillît. Et maîtresse de Fortimbras ! Ah, Ophélie, que n’étais-tu née ma compagne ! que n’étais-tu assez inconnue pour cela ! Je l’ai aidée à se faner, la Fatalité a fait le reste.


Ophélie, Ophélie
Ton beau corps sur l’étang
C’est des bâtons flottants
À ma vieille folie…


La cérémonie tire à sa fin (une fois pour toutes !) On entend les boules de terreau sonner sur le cercueil, sonner sur ce cercueil, hélas ! une fois pour toutes !...

— Elle avait un torse angélique, encore une fois. Que puis-je à tout cela, maintenant ? Allons, je donne dix ans de ma vie pour la ressusciter ! Dieu ne dit mot ! Adjugé ! C’est donc qu’il n’y a pas de Dieu, ou bien que c’est moi qui n’ai même plus dix ans à vivre. La première hypothèse me semble la plus viable, et pour cause.

Hamlet, homme d’action, ne quitte sa cachette qu’assuré, bien entendu, que cette brute de Laè’rtes a filé avec toute l’honorable compagnie.

— Mon frère Yorick, j’emporte votre crâne à la maison ; je lui ferai une belle place sur l’étagère de mes ex-voto, entre un gant d’Ophélie et ma première dent. Ah ! comme je vais travailler cet hiver avec tous ces faits ! J’ai de l’infini sur la planche.

La nuit tombe ! Ah ! il faut agir ! Hamlet reprend le chemin du Château sans trop se laisser envahir par la quotidienneté de la nuit sur les grandes routes. Il monte d’abord dans sa tour, déposer ce crâne, ce puissant bibelot. Il s’accoude un instant à la fenêtre, à regarder la belle pleine lune d’or qui se mire dans la mer calme et y fait serpenter une colonne brisée de velours noir et de liquide d’or, magique et sans but.

Ces reflets sur l’eau mélancolique… La sainte et damnée Ophélie a flotté ainsi toute la nuit…

— Oh ! je ne puis pourtant pas me tuer, me priver de vivre ! Ophélie ! Ophélie ! Pardonne-moi ! Ne pleure pas comme ça !

Hamlet rentre dans sa chambre et tâtonne fébrilement.

— Je ne peux pas voir les larmes de jeunes filles. Oui, faire pleurer une jeune fille, il me semble que c’est plus irréparable que l’épouser. Parce que les larmes sont de la toute enfance ; parce que verser des larmes, cela signifie tout simplement un chagrin si profond que toutes les années d’endurcissement social et de raison crèvent et se noient dans cette source rejaillie de l’enfance, de la créature primitive incapable de mal. — Adieu beaux yeux, quand même inviolés car inapprivoisables, d’Ophélie ! Il se fait tard, il faut agir ; à demain les baisers et les théories.

Hamlet descend pour voir comment sa pièce est mise en train.

Un corridor, où d’ordinaire campe la réserve de buffet des grands bals de gala, a été divisé en cabinets et doit servir de coulisses à ces comédiens.

Hamlet, sans y trop songer, pousse doucement la porte d’un de ces cabinets et entre. Il s’arrête dès le seuil. Là, vraiment, parmi les coffres déballés, éplorée comme une Madeleine, toute hoquetante des derniers sanglots d’une crise, cette actrice Kate gît sur le parquet, en robe de brocart rouge lamé d’or à traîne, mais sans corsage encore, les bras et les épaules offerts, la poitrine nature en une chemisette à plissés merveilleux, là, en pauvre créature, peut-être consolable.

Hamlet clôt dextrement et doucement la porte derrière lui, et s’approche de cette nouvelle histoire.

— Eh bien ? qu’est-ce que c’est, Kate ? Qu’est-ce que vous avez ?

La belle Kate ne s’émeut pas plus que cela de la présence de son Altesse. Elle reste encore des minutes ainsi prostrée dans la supériorité de ses larmes, dans la supériorité de son enfance retrouvée. Puis (comme il faut toujours bien agir) elle se lève ; et sans plus s’occuper de son Altesse que pour lui tourner le dos, elle se reprend à organiser, de-ci de-là dans le désordre, sa toilette de reine d’un soir, rageant avec des restes de larmes contre des nœuds de lacets. — Qu’elle est généreusement belle, malgré tout ! Oh, certes, si elle lui parle, si elle parle et côtoie l’hamlétisme sans y tremper, Hamlet est perdu ! Perdu et gagné !

— Voyons, c’est pas tout ça ;qu’aviez-vous, Kate, ma mie ? Et il la prend gentiment par la taille.

— Dites-moi cela, à moi.

Et voilà la belle Kate qui le regarde en face immortellement, et puis se laisse aller cachant son visage dans la poitrine du chaste prince, et se remet à fondre en larmes, à pleurer toutes ses larmes sur ce pourpoint de velours noir où Ophélie en a déjà pas mal versé le mois passé.

Hamlet croit devoir lui semer la nuque de baisers calmants et autres, en lissant les bandeaux de ses cheveux.

Il faudrait la plume de Hamlet pour vous servir le sentiment de la beauté de Kate. Kate est une de ces apparitions qui, dans la rue, vous clouent là, sans qu’on songe à la suivre (à quoi bon ? se dit-on, ce que sa vie doit être prise, à celle-là) et que dans un salon on regarde, non d’un air beau, fou ou tendre, mais indifférent et lointain (ce qu’elle doit être habituée aux têtes qui se retournent ahuries ! pas la peine d’en grossir la cohue, pense-t-on). Puis on apprend qu’elle vit comme une autre, ou mariée, ou seule, ou par-ci par-là. Et l’on s’étonne qu’elle ne soit pas la fameuse une telle, une accablée de drames internationaux malgré ses vingt-cinq ans et son air de monstre qui a toujours bien dormi la veille.

Et Kate, qui a passablement roulé, a roulé rien moins qu’épiquement. Elle a roulé, ô misère ! Ô petites villes, abat-jour des lampes, intermédiaires crasseux, claquements de portes ! Ô misère, ô occasions ! Elle a roulé, et cependant elle est là, elle vous regarde ; et la moue de sa bouche est une campanule éclose de ce matin, et ses grands yeux inconnus balbutient : « Quoi ?… Ah ?… » et quelle modestie dans ce doux chignon sur cette nuque délicate ! — Ah ! laissez donc, elle est de l’autre sexe, elle est esclave, elle ne sait pas...

Elle ne sait guère, et Hamlet ne sait que promener de pitié et de chatterie la moue de ses lèvres adolescentes sur la peau tendrement rincée de ses chastes épaules abattues de chagrin, et se montrer créature, créature sans phrases.

Mais non ! les prairies naturelles sont loin, à cette heure ! Il faut d’abord faire table rase, et dès ce soir !

— Maintenant, Kate, vous allez me dire pourquoi ces larmes où je vous ai trouvée, ô vous qui ne me connaissiez pas hier et trouvez ce soir mes baisers naturels. Il faut me dire.

— Oh ! non, jamais.

— C’est donc bien vilain, alors ? Voyons, à moi…

Et comme il achève ce mot dans ses épaules où il passe et repasse ses joues, elle le regarde en face, baisse les yeux, s’étire les bras, et dit, très ennuyée, d’une voix maussade :

— Eh bien, voilà ! Je ne suis qu’une malheureuse, mais j’ai l’âme haut placée, qu’on le sache. Dieu sait si j’en ai consommé, sur les planches, des héroïnes sublimes ! Mais, quand j’ai lu les scènes de l’enfance et des premières fiançailles de mon rôle, dans votre espèce de pièce, oh, tenez !... Comme c’est ça, notre pauvre destinée pitoyable et impitoyable ! Oh ! vous devez être unique et incompris ! et non pas fou, comme ces gens à cure-dent et à éperons le disent. Mais aussi que vous avez dû en faire souffrir ! — Alors, voilà, c’est bien simple... Non ! non !

— Continue, continue, Ophélia.

— Oh ! tenez, voilà, en m’habillant je me répétais le monologue à l’église, et soudain mon cœur a crevé de nouveau dans ses larmes, et je me suis laissée aller sur le plancher. Si vous saviez comme j’ai un grand cœur ! Ah ! j’en ai assez de cette existence cynique et vide ! Demain je quitte tout, je reviens à Calais et j’entre en religion pour me consacrer aux pauvres blessés de la guerre de Cent Ans.

Hamlet, quoique bien élevé, ne peut guère contenir son allégresse d’artiste. C’est son baptême de poète ! et cette comédienne le lui apporte, ainsi enveloppé, de la première scène de Londres. Et voilà Hamlet qui surmène la pauvre Kate d’explications, se fait indiquer les moindres mots, et, de tout son cœur cosmique, se mire dans ces yeux connaisseurs que son génie vient d’élargir de gloires.

— Alors, tu crois que, devant un public de capitale et aux lumières, l’effet serait renversant ? Et qu’on me regarderait passer dans les rues en s’étonnant de mon allure triste ? Et que d’aucuns se tueraient devant l’énigme de ma vie ! Ô Kate, si tu savais ! Ce drame-ci, ce n’est rien, je l’ai conçu et travaillé au milieu de répugnantes préoccupations domestiques. Mais j’en ai encore, là-haut, des drames et des poèmes, des féeries et des métaphysiques, inouïs, foudroyants ou donneurs de mort lente ! Ah ! tiens, nous allons nous aimer, je quitte aussi tout, nous partirons cette nuit sous ce clair de lune si lucide ! Je te lirai tout ! nous irons vivre à Paris. Kate se reprend à pleurer en silence.

— Non, non, Hamlet, ce n’est pas pour moi, je veux me retirer, entrer en religion, soigner les blessés de la très lamentable guerre de Cent Ans et prier pour vous.

On toque à la porte.

— Allons, Kate, essuyez vos yeux intéressants, bâclez votre toilette ; je reviendrai à la fin du spectacle. Je vous aime ! vous aime ! Et vous me direz des nouvelles de cette immensité. — Entrez !

C’est le régisseur ! Hamlet lui intime en passant :

— On me garde le secret, n’est-ce pas ! Ce drame ne vient pas de moi. Il est le premier venu de votre répertoire. Allez-y carrément.


— Hé ! continue Hamlet, tout haut, en remontant chez lui, je me moque de cette représentation et de sa moralité comme du premier amant de Kate ! — Le sort est jeté ! Je tiens ma solution. Ces choses-là viennent toujours d’où on les attendait le moins. À moi la vie et les alentours, et les très glorieux pessimismes quand même !

Hamlet s’habille solidement ; range des eaux-fortes qu’il entasse avec des manuscrits, de l’or et pierreries dans deux coffrets. Il choisit de menues armes. Puis, il allume un réchaud, pose dessus une planche de cuivre à graver sur laquelle il couche ensuite les deux statuettes de cire au cœur puérilement percé d’une aiguille, et les deux statuettes bientôt coulent, s’unissent tendrement en une mare répugnante.

— Et je me fiche aussi de mon trône. C’est trop abrutissant, Fortimbras de Norwège me dirait que c’est là le meilleur parti à prendre. Soit ; tout est bien. Les morts sont morts. Je vais voir du pays. Et Paris ! Je suis sûr qu’elle joue comme un ange, comme un monstre. Nous ferons sensation. Nous aurons des noms de guerre bizarres.

Hamlet cherche un instant un nom de guerre bizarre ; mais non ! tout l’espace qu’ils vont dévorer à cheval cette nuit le prend déjà à la gorge. Comme demain, dimanche, quand les jeunes filles d’Elseneur seront ainsi que toujours à la messe et à vêpres, comme demain, à cette heure, eux seront loin, mélancoliquement loin des remparts d’Elseneur !

Hamlet sonne son écuyer pour les derniers préparatifs. En l’attendant, il s’amuse à souffleter de jets de salive ces toiles pendues aux murs de sa chambre, ces vues du Jutland qui ont pesé sur sa jeunesse stérile et mal nourrie.

Le roi Fengo et la reine Gerutha promènent un sourire fatigué d’affabilité et s’installent en leurs stalles ; la salle se rassied, dans le froufrou indécis d’un champ de blés mûrs écoutant d’où va venir le vent. Des pages se retirent vers les portes. Le rideau de la scène se sépare en deux.

Dans un coin obscur d’une tribune, Hamlet, dont nul jamais ne s’inquiète, assis sur un coussin, observe la salle et la scène par les baies de la balustrade.

Le cliché « public houleux » lui vient aux lèvres.

— Allons, Hamlet, que tout ceci vous laisse imperméablement froid. La salle est nulle, l’étiquette défend d’applaudir, et l’on va modeler son visage sur ceux du couple royal, lequel ne sera guère à son aise, et par conséquent guère impartial, dès le second acte.

La pièce commence, Hamlet la sait par cœur. s’absorbe dans des expériences d’effets scéniques, note d’avance la portée de ses mots devant un vrai public, rumine des retouches. Kate enfin paraît et électrise l’œuvre.

— Parbleu ! Je n’étais qu’un écolier ! Voilà ce qui me manquait, l’épreuve de la rampe ! Oh ! je n’ai pas encore donné le quart de ce que j’ai dans le ventre. Et elle ! comme elle est carrément et chimériquement belle, ainsi coiffée à la Titus ! Et elle n’a pas l’air de savoir où on la mène ! et ses yeux qui tantôt savent tout, tout ! tantôt rien, rien, au nom du Ciel ! Vrai, son être est trempé pour l’accomplissement de choses dont on parlera dans mille ans. Nous nous comprenons. Nous ferons sensation. Elle a, comme Ophélie, cet air collet-monté ; mais à elle, ça lui donne du montant (un mot à noter !) Je veux l’aimer comme la vie. — Oh ! comme elle a dit ça :


            Oh ! reviens là,
Reviens vagir parmi mes cheveux, mes cheveux
De moi, je t’y ferai des bracelets d’aveux,
            En veux-tu, en voilà…


Oh ! je viens, je viens, va ! Et moi qui croyais connaître la Femme ! la Femme et la Liberté ! et les salissais de banalités a priori ! Cuistre ! Pédicure ! — Et les deux criminels, là-bas ; ils ont l’air au spectacle, ma parole. Ils ne comprenaient pas encore d’où vient cet horrible, horrible, horrible drame. Je me suis peut-être un peu trop livré aux hors d’œuvre de fantaisie, et il en reste malgré ces coupures. Mais attendons la scène du jardin. — Tiens, Laërtes n’est pas là.

On se lève pour l’entr’acte. Le roi et la reine font cercle, les pages ayant repris les traînes de leurs manteaux, et promènent leur sourire affable et fatigué. On fait circuler des tranches de hareng et de petites cornes d’auroch où mousse la cervoise.

Dès la scène II de l’acte suivant et devant ce décor de tonnelle où le roi Gonzago commence à s’assoupir éventé par sa femme, Fengo au cœur lâche comprend ! et sans attendre l’entrée de Claudius, il s’affaisse évanoui. La reine se lève, droite, très Paul Delaroche ; on s’empresse avec tout un répertoire de mines et de chuchotements. Un coup de hallebarde du chambellan successeur de Polonius (heureux d’inaugurer ainsi ses fonctions) fait tirer le rideau sur l’horrible, horrible, horrible pièce.

Hamlet s’est dressé dans son coin, balbutiant :

— Musique ! Musique ! C’était donc vrai ! Et moi qui n’y croyais pas encore !... Enfin, ils sont assez punis comme ça, c’est mon avis. Moi je file ! Un jour de plus, et l’on m’empoisonnerait comme un rat, un sale rat !

Il se lance à travers des escaliers de services pleins de tintements de sonnettes et d’appels. Les coulisses sont désertées. Hamlet reprend d’abord son manuscrit abandonné, là, ouvert à l’endroit interrompu.

Kate l’attendait.

— Un simple évanouissement. Je te raconterai après. Mais que je t’embrasse ! Tu as joué comme un ange. Maintenant, nous n’avons pas une minute à perdre… comme deux rats !

Il l’aide à sortir de ses brocarts i Elle a eu la bonne idée de garder sa toilette ordinaire par-dessous. Hamlet l’enveloppe d’un manteau et la coiffe d’une toque.

— Suis-moi. Ils traversent le parc, faisant s’envoler des oiseaux assoupis.

Hamlet sifflote allègrement. Ils sortent par une petite porte. Un écuyer est là, tenant deux chevaux par la bride.

Le temps de s’enchâsser en selle entre ces précieux coffrets, et les voilà partis, au trot, tout naturellement. (Non, non ! Ce n’est pas possible ! Cela s’est fait trop vite !)

Ils vont à travers champs, pour regagner la grand’route sans passer par la porte d’Elseneur, la grand’route sans la lune, la lune qui doit faire si bien ensuite là-bas par les plaines et les plaines...

C’est la route où, quelques heures auparavant, Hamlet cheminait, croisant des prolétaires quotidiens :

Il fait un suave temps de calorifère du paradis. Et la lune joue, non sans succès, l’enchantement des nuits polaires.

— Kate, avez-vous soupe avant le spectacle ?

— Non. Ah ! je n’avais guère le cœur à manger, vous pensez bien.

— Moi, je n’ai rien pris depuis midi. Dans une heure nous serons à un rendez-vous de chasse où nous prendrons quelque chose. Le garde est mon père nourricier. Tu verras chez lui une miniature de moi en bébé.

Hamlet s’aperçoit qu’ils vont justement passer près du cimetière.

(Le cimetière...)

Et le voilà qui, piqué d’on ne sait quelle tarentule, descend de son cheval qu’il attache à un arbre, un arbre indifférent et mélancolique.

— Kate, attends-moi une minute. C’est pour la tombe de mon père, qui a été assassiné, le pauvre homme ! Je te raconterai. Je reviens à l’instant ; le temps de cueillir une fleur, une simple rieur en papier, qui nous servira de signet quand nous relirons mon drame et que nous serons forcés de l’interrompre dans des baisers.

Il s’avance dans le clair de lune parmi les ombres crues des cyprès sur les pierres, il va droit à la tombe d’Ophélie, de la déjà si mystérieuse et légendaire Ophélie. Et, là, les bras croisés, il attend.

— Décidément,


     Les morts
C’est discret ;
     Ça dort
Bien au frais.


— Qui va là ? C’est toi, Hamlet de malheur ? Que viens-tu faire ici ?

— C’est vous, mon cher Laërtes, quel bon vent ?…

— Oui, c’est moi ; et si vous n’étiez un pauvre dément, irresponsable selon les derniers progrès de la science, vous paieriez à l’instant la mort de mon honorable père et celle de ma sœur, cette jeune fille accomplie, là, sur leurs tombes !

— Ô Laërtes, tout m’est égal. Mais soyez sûr que je prendrai votre point de vue en considération...

— Juste ciel, quelle absence de sens moral !

— Alors, vous croyez que c’est arrivé ?

— Allons ! Hors d’ici, fou, ou je m’oublie ! Quand on finit par la folie, c’est qu’on a commencé par le cabotinage.

— Et ta sœur !

— Oh !

À ce moment, on entend dans la nuit toute spectralement claire l’aboi si surhumainement seul d’un chien de ferme à la lune, que le cœur de cet excellent Laërtes (qui aurait plutôt mérité, j’y songe, hélas ! trop tard, d’être le héros de cette narration) déborde, déborde de l’inexplicable anonymat de sa destinée de trente ans ! C’en est trop ! Et saisissant d’une main Hamlet à la gorge, de l’autre il lui plante au cœur un poignard vrai.

Notre héros s’affaisse sur ses genoux orgueilleux dans le gazon, et vomit des gorgées de sang, et fait l’animal talonné par une mort certaine, et veut parler... il parvient à articuler :

— Ah ! Ah ! qualis... artifex... pereo !

Et rend son âme hamlétique à la nature inamovible.

Laërtes, idiot d’humanité, se penche, embrasse le pauvre mort au front et lui serre la main, puis, tâtonnant dans le vide, s’enfuit à travers les clôtures, pour toujours, se faire moine, peut-être...

Silence et lune... Cimetière et nature… Hamlet ! Hamlet ! appelle bientôt la grelottante voix de Kate ; Hamlet !...

La lune inonde tout d’un silence polaire.

Kate se décide à venir voir.

Elle voit. Elle palpe ce cadavre livide de lune et de décès.

— Il s’est poignardé, ô Ciel !

Elle se penche sur cette tombe et lit :


OPHÉLIE
FILLE DE LORD POLONIUS ET DE LADY ANNE
MORTE À DIX-HUIT ANS


Et la date d’aujourd’hui.

— C’était celle qu’il aimait ! Alors, pourquoi m’emmenait-il avec amour ? Pauvre héros... Que faire ?

Elle se penche, l’embrasse, l’appelle.

— Hamlet, my little Hamlet !

Mais la mort est la mort, c’est connu depuis la vie.

— Je vais retournerau Château avec les chevaux, retrouver l’écuyer témoin de notre départ, et je dirai tout.

Elle repart au même trot, tournant le dos à la pleine lune qui devait faire si bien, là-bas, sur les plaines, les plaines, vers Paris et les brillants Valois, tenant cour plénière.

On sut tout, le répréhensible coup du drame à personnalités, l’enlèvement, etc. On envoya chercher le cadavre avec des flambeaux de première qualité. — Ô soir historique, après tout !

Or, Kate était la maîtresse de William.

— Ah ! ah ! fit cet homme, c’est comme ça qu’on voulait lâcher Bibi !

(Bibi est une abréviation de Billy, diminutif de William.)

Et Kate reçut une belle volée qui n’était pas la première et ne devait pas être la dernière, hélas ! — Et cependant elle était si belle, Kate, que, en d’autres temps, la Grèce lui eût élevé des autels.

Et tout rentra dans l’ordre.

Un Hamlet de moins ; la race n’en est pas perdue, qu’on se le dise !