Hamlet/Traduction Montégut, 1872


HAMLET. modifier

PUBLIÉ SOUS SA PREMIÈRE FORME EN 1603, ET SOUS SA FORME DÉFINITIVE EN 1604. modifier

DATE DE LA REPRÉSENTATION INCERTAINE.

AVERTISSEMENT. modifier

La première édition d’Hamlet parut en 1604, sous ce titre : « L’histoire tragique de Hamlet, prince de Danemark, par William Shakespeare. Nouvellement imprimée et augmentée presque du double, selon le texte de la vraie et parfaite copie. À Londres, imprimé par J. R. et N. L., et se vend à sa boutique près l’église de Saint-Dunstan, dans Fleetstreet, 1604. » Ce titre fait réfléchir. Puisque la pièce est augmentée presque du double, il y en avait donc une première qui était moindre de la moitié ; puisqu’elle est imprimée sur le texte vrai et parfait, il y en avait donc une autre qui avait été imprimée sur un texte faux et imparfait. La question resta indécise jusqu’en 1825, époque où fut découvert dans la bibliothèque du duc de Devonshire un in-quarto datant de 1603 et imprimé par les éditeurs mêmes de l’in-quarto de 1604. Cet Hamlet était en effet sensiblement différent de l’autre, non par la fable et les aventures, mais par les développements de la poésie et les détails de la conception. Longtemps on crut que cet exemplaire auquel manquait le dernier feuillet était l’unique de cette publication qu’on n’osait trop appeler une première édition, lorsque le hasard en fit découvrir un second entièrement complet en 1856. Ces deux Hamlet si différents l’un de l’autre, qui s’étaient succédé, à si courte distance, ne laissèrent pas que d’embarrasser la critique. Fallait-il croire pour le premier à fraude d’un libraire qui aurait imprimé un faux Hamlet ? Mais les éditeurs de l’in-quarto de 1603 sont les mêmes que ceux de l’in-quarto de 1604, James Roberts et Nicholas Ling. Fallait-il admettre avec M. Collier que James Roberts, n’ayant pu d’abord se procurer une copie authentique du drame, s’était déterminé à en publier une imparfaite qu’il avait acquise par des moj’ens quelconques ? Il n’est guère admissible que Shakespeare eût consenti à livrer le manuscrit authentique de sa pièce à l’éditeur même qui quelques mois auparavant se serait rendu coupable, à son préjudice, d’un pareil acte de piraterie. Il est donc plus probable que ce premier Hamlet an 1603 est, en effet, la première ébauche du drame que nous connaissons, que la pièce à d’abord été représentée sous cette forme imparfaite, et que plus tard Shakespeare, reprenant sa conception, la remaniant et la développant, l’a menée au point de perfection où nous voyons le second Hamlet, le seul dont nous devions tenir compte.

Les lecteurs curieux trouveront ce premier Hamlet dans la traduction de M. François-Victor Hugo. Les différences portent non-seulement sur les incidents de la pièce, mais sur les noms des personnages. Laertes s’appelle Léartes, Guildenstern Gilderstone, Polonius Corambis, Voltimand Voltemard ; Reynaldo, le confident de Polonius, Montaho, etc. Le drame offre les lignes principales de la pièce définitive, mais ces lignes ne sont pas remplies. Ce premier Hamlet est au second ce qu’un dessin est à un portrait définitif. Le dialogue court à perte d’haleine, les traits les plus heureux sont indiqués. sommairement ; à chaque instant, à la rencontre de ces situations admirables qui nous sont si connues, on aurait envie d’écrire en marge de ce premier Hamlet : à développer, si l’on ne savait avec quel talent magistral le grand poëte a rempli cette tâche. Les deux éditions marchent à peu près d’accord jusqu’à l’arrivée des comédiens, bien qu’il manque à la première nombre de traits remarquables ; mais à partir de ce moment, elles s’écartent singulièrement l’une de l’autre. La conversation entre Hamlet et Guildenstern et Rosencrantz, si importante par les clefs qu’elle donne pour pénétrer les subtilités d’intelligence et les finesses de caractère du prince de Danemark, est singulièrement écourtée. Il en est de même de.la répétition des comédiens, de la représentation devant le roi, de la grande scène qui suit entre Hamlet et sa mère. La conversation sur la grande route entre Hamlet et le capitaine de l’armée de Fortinbras, manque entièrement. Les deux scènes de la folie d’Ophéia sont résumées en une seule, et la description si touchante de la mort de la jeune fille est concentrée en quelques vers où manquent plusieurs des détails poétiques si heureusement choisis par Shakespeare. Au cinquième acte, la longue conversation entre Hamiet et Osric est réduite à quelques lignes sèches où l’on ne retrouve aucune trace de ces aperçus judicieux sur les flatteurs, les mœurs des gens de cour, la mode, qui remplissent cette scène d’une invention poétique si admirablement d’accord avec le sens de la pièce et le caractère d’Hamlet. Il n’est certes aucun lecteur sensible qui n’ait été frappé du contraste singulier de cette longue conversation avec le dénoûment tragique qui approche à grands pas. C’est au moment même où la fatalité va frapper à coups redoublés, qu’Hamlet se complaît à d’interminables dissertations, sans soupçonner la présence de la, mort qui s’est glissée invisible avec le message d’Osric. Comme cela est bien conforme à la vie où les accidents les plus terribles nous surprennent toujours à l’improviste au milieu des occupations les plus paisibles ou dans les dispositions les plus confiantes ! comme cela surtout est bien.d’accord avec le caractère d’Hamlet qui va mourir comme il a vécu, rêveur toujours surpris par le fait brutal, et poursuivant l’action qu’il n’atteint jamais « avec des ailes aussi rapides que la méditation et les pensées d’amour ! »

Nous pouvons considérer ce premier Hamlet comme une esquisse rapide composée par Shakespeare pour les besoins du théâtre. Mais quelle est la date véritable de ce premier jet de la plus extraordinaire, sinon de la plus belle des créations de Shakespeare ? Ce premier Hamlet a-t-il précédé le second de quelques mois ou de quelques années seulement, ou bien remonte-t-ïl à, une époque plus ancienne dans la vie du poète ? Une foule d’indications tirées des auteurs du temps prouvent qu’il se jouait depuis longtemps sur les théâtres de Londres une pièce du nom à Hamlet. Premier fait : en 1596, Thomas Lodge décrivant un certain démon dans son pamphlet intitulé : Les misères du bel esprit et la folie du monde, dit qu’il est aussi pâle « que le masque du fantôme qui criait à votre théâtre avec des cris aussi lamentables que ceux d’une marchande d’huîtres, Hamlet, venge-moi. » Second fait : dans le registre du comédien Henslowe, ou trouve qu’un Hamiet avait été représenté en juin. 1594 à Newington-Butts. Troisième fait plus singulier que les précédents : dans une épître servant de préface au Ménaphon de Greene, et dédiée « à Messieurs les étudiants des deux Universités’ », écrite par Nash en 1589, on trouve ce passage : « C’est une pratique habituelle aujourd’hui à certains compagnons vivant d’expédients, qui traversent chaque art et ne réussissent dans aucun, d’abandonner le commerce des grosses et des minutes pour s’occuper des inventions de l’art, eux qui ne sauraient pas mettre en latin leur Verset de salut 1, s’ils en avaient besoin ; toutefois Sénèque traduit en anglais et lu à la

1. Neck verse, dit le texte, mot à mot, le verset pour sauver son cou. Voici la curieuse explication que donne Nares dans son Glossaire de cette étrange expression : « C’était le verset récité par un malfaiteur pour se donner un titre à la bienfaisance du clergé, et pour obtenir ainsi de sauver sa vie. C’était généralement le premier verset du 51e psaume. » lueur d’une chandelle fournit bon nombre d’excellentes sentences, telles que a le sang est un mendiant, » et autres du même genre, et si vous pressez vivement un tel compagnon, par une matinée glaciale, il vous débitera des Hamlets entiers, c’est-à-dire de pleines poignées de discours tragiques. » Ce passage de Nash se rapporte-t-il à Shakespeare ou à quelque autre tragique du temps ? l’Hamlet qu’il mentionne est-il celui de Shakespeare ou appartient-il, comme l’a cru Malone, à Kyd ? Il est bien difficile que ce ne soit pas Shakespeare qui est désigné dans le passage de cette épître écrite pour servir de préface à une œuvre de ce Greene que nous avons vu en querelle avec le grand poëte, à peu près à cette date de 1589, à propos des Henri VI. Le ton dont Nash parle ici de ces présomptueux compagnons qui abandonnent les paperasses des gens de loi pour s’occuper de l’art, rappelle singulièrement la nuance du mépris amusant que nous avons vu Greene déverser sur ce Johannes factotum du théâtre qui a eu nom Shakespeare, et d’autre part ces clercs d’étude attaqués d’une manière anonyme semblent assez bien désigner notre poëte qu’une tradition acceptée installe, pendant plusieurs années dans une étude de procureur. Le premier Hamlet remonterait-il donc aussi haut que 1589 ? Il peut remonter plus haut encore, au dire de quelques commentateurs. Rappelez-vous le passage de la conversation du prince avec Rosencrantz et Guildenstern sur les représentations des Enfants de Saint-Paul. Dans l’Hamlet définitif, ce passage ne porte que sur la reprise de ces représentations, reprise qui eut lieu en 1600, après plusieurs années d’interruption ; mais dans la première édition il porte sur ces représentations même qu’il signale comme une nouveauté malheureuse ; or les représentations des Enfants de Saint-Paul commencèrent en 1584. Ajoutons enfin une circonstance curieuse et qui intéresse la biographie de Shakespeare : en cette même année 1584, il lui naquit deux jumeaux, une fille et un fils ; il nomma la fille Judith et le fils Hamlet, deux noms qui portent singulièrement à réfléchir, car ce sont deux noms qui expriment la vengeance. Dès 1584, l’histoire d’Hamlet était donc familière à l’imagination de Shakespeare, et on est autorisé à croire qu’elle était une de ses favorites, puisque nous le voyons donner ison fils le nom du héros de la vieille légende Scandinave.

Nous négligeons d’autres détails encore ; mais les faits que nous venons de grouper suffisent, selon nous, pour prouver qu’Hamlet, sous une première forme, plus incomplète encore peut-être que celle de l’édition de 1603, était joué depuis nombre d’années, et qu’on peut, sans témérité, lui assigner pour date la jeunesse du grand poëte. Selon toute probabilité, Hamlet aura été sa pièce de prédilection, et je n’hésite pas à croire qu’elle a occupé toute sa vie. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Hamlet ne porte pas la marque de la spontanéité, qu’il semble avoir été formé par une succession indéfinie de méditations, qui se combinant et se fondant, ont fini par engendrer de leurs opérations chimiques cette végétation poétique unique autant que puissante. Le sujet d’Hamlet tel que nous le trouvons dans Saxo Graramaticus et Belleforest appelait, en effet, un drame émouvant, mais il n’appelait en aucune façon un caractère aussi étrange que celui du prince de Danemark, caractère d’une complication infinie, et tel qu’une analyse lente, minutieuse, s’y reprenant à plusieurs reprises, ne parvient pas encore à en distinguer tous les éléments et à en compter tous les ressorts. Le sujet d’Hamlet aura captivé son. imagination sans qu’on sache trop pourquoi, peut-être par suite de quelque circonstance particulière de sa première jeunesse buissonnière, trop fertile en aventures malencontreuses, ou de quelque ressemblance ignorée de situation avec le prince de Danemark, ou de quelque projet de vengeance différée (le nom d’Hamlet donné à son fils dès 1584 pourrait fort bien se rapporter à quelque chose de semblable) ; puis une fois qu’il a eu pénétré dans son esprit, il s’y est blotti, y a poussé ses racines, y a germé, et par le fait de cette gestation insensible et lente qui transforme en nous une semence d’idée en une conception parfaite, ce grain de sénevé aura produit l’œuvre magnifique qui nous étonne et qui étonnera toutes les générations de lecteurs jusqu’à ce que le monde périsse.

L’origine de l’histoire d’Hamlet doit être cherchée dans l’histoire des Danois de Saxo Grammaticus, érudit danois, mort en 1203, à qui nous sommes redevables de la conservation d’une foule de traditions du Nord, car adoptant naïvement le rôle que Niebuhr prête à Tite Live, il a composé les premières parties de ses annales patriotiques avec les anciennes sagas Scandinaves et les vieux chants des scaldes qu’il a fait passer de la poésie à la prose. Le récit de Saxo Grammaticus nous reporte à une époque antérieure à l’introduction du christianisme dans la Scandinavie ; c’est dire que nous sommes en pleine barbarie, et nous allons nous convaincre, en effet, que les mœurs qui nous y sont décrites ne sont point sensiblement différentes des mœurs des loups et des chacals, c’est-à-dire de ce que sont les mœurs de tout homme en dehors de la religion et de la civilisation, On voit déjà combien.le milieu de la vieille légende est différent de celui où Shakespeare a placé son drame : ce milieu est le paganisme le plus farouche, et dès lors plus de spectre paternel sortant des flammes du purgatoire, plus de visites du monde surnaturel au monde des vivants, et par suite, plus de ces scrupules de la conscience chrétienne qui émoussent la vengeance aux mains d’Hamlet.

Dans cet ancien Danemark païen régnait donc autrefois un certain roi nommé Rurik, tout comme l’aventurier Scandinave à qui l’on doit la première assise de l’empire de Russie. Ce roi débarrassa son royaume des Suèves et des Slaves, puis distribuant les gouvernements de ses provinces entre ses guerriers, il donna celui du Jutland à deux frères, Horwendille et Feggon, fils de Gerwendille. Horwendille était un des plus renommés parmi ces fameux rois de mer, chefs de pirates maritimes, qui sous le nom de Normands ont accompli tant d’héroïques rapines en tous pays européens. Sa renommée offusqua un certain roi de Norwége nommé Kohler, lequel provoqua au combat le gouverneur du Jutland. Il fut convenu entre eux que celui qui serait vainqueur resterait maître de toutes les richesses contenues dans les vaisseaux de son ennemi, qu’il serait d’ailleurs tenu de faire honorablement inhumer au lieu de le laisser aux loups et aux vautours. C’est l’origine du fameux combat dont il est question au premier acte d’Hamlet, à cette différence près que le pacte de Shakespeare est une sorte départe germanique féodal de guerrier barbare de terre ferme, tandis que le pacte que nous venons de mentionner est un pacte de barbare Scandinave écumeur de mer. Horwendille fut vainqueur, tua le roi, le fit enterrer et en hérita, mit à mort une de ses sœurs qui était fort guerrière, sorte de Brunhild ou de Gudruna, ravagea toutes les côtes de Norwége jusqu’aux îles septentrionales, et renvoya son butin en présent au roi Rurik. Ce dernier, charmé déposséder un guerrier dont les exploits lui rapportaient de tels bénéfices, lui donna en mariage sa fille Gérutha, et c’est de ce mariage que naquit le prince Hamlet.

Cette fortune excita l’envie de Feggon, frère d’Horwendille, qui partageait avec lui le gouvernement du Jutland. Craignant d’être dépossédé de sa part de gouvernement, il jugea qu’il était plus simple de le prendre tout entier en mettant son frère à mort. Ce n’était pas d’ailleurs son gouvernement seul qu’il convoitait, c’était aussi sa femme Gérutha dont il avait également la moitié, l’ayant séduite secrètement. Un soir, il se précipita sur son frère Horwendille au milieu d’un banquet avec une bande d’assassins, l’occit, et après avoir simplifié la situation de cette manière tranchante, faisant d’une seule pierre deux coups, il épousa Gérutha et prit possession de tout le gouvernement du Jutland.

Mais Honrendille, nous l’avons dit, laissait un fils nommé Hamlet. C’était alors un tout jeune homme, déjà fort discret, sage et vaillant. Hamlet, qui nourri dans le sérail en connaissait les détours, comprit fort bien après la mort de son père, que sa vie courait de grands risques et que le tyran, pour se précautionner contre une vengeance possible, n’hésiterait pas à le faire mourir à son tour. Il se décida donc à jouer le rôle que, selon les annales romaines, joua Junius Brutus avant l’expulsion des Tarquins, et contrefit le fou avec une conscience qui dut parfois lui peser. Par exemple, il faisait chaque matin l’inspection des ordures du palais, — choisissait les plus immondes et s’en frottait galamment le corps, afin, disaitil avec plus de sagesse qu’on n’en soupçonnait dans ses paroles, d’imiter les athlètes qui se frottent d’huile avant le combat. Toutes ses actions étaient donc d’un-fou, mais elles avaient un sens énigmatique qu’on ne pouvait pénétrer et qui ne se révéla que plus tard-, Ainsi on le voyait souvent remuer des charbons avec la main, et tailler des morceaux de bois en pointe qu’il faisait durcir au feu ; quand oh lui demandait ce qu’il voulait faire, il répondait qu’il faisait des flèches pour venger la mort de son père, et que plus tard il ferait l’arc et la corde. On riait, mais le prétendu fou ne disait que trop vrai, et ces morceaux de bois taillés en pointe et durcis au feu devaient être pour lui ce que fut pour Ulysse le pieu façonné dans le foyer du Cyclope.

Cependant quelques courtisans doutaient qu’Hamlet fût fou. Leurs doutes parvinrent aux oreilles du roi qui résolut, d’éprouver Hamlet d’une façon fort ingénieuse. Il fut convenu qu’on irait à la chasse, qu’à un certain moment on laisserait le prince seul, et qu’on lui ferait rencontrer une jeune fille d’une grande beauté. S’il est fou, pensa-t-on, sa folie persistera même en face de la jeune fille ; s’il ne l’est pas, le désir d’amour lui fera sans doute oublier son rôle, et alors on saura à quoi s’en tenir. On partit pour la chasse projetée, et dans ce voyage Hamlet se livra avec plus de verve baroque que jamais à ses folies habituelles. Ainsi, quand il fallut partir, il sauta sur son cheval en tournant la tête du côté du dos, saisit sa queue en guise de bride et le lança au galop. En route, on rencontra un loup, et on lui dit que c’était un beau cheval ; oui, répondit Hamlet, il en faudrait mettre quelques-uns de cette espèce dans les troupeaux de Feggon. Sur le bord de la mer on trouva un gouvernail de vaisseau ; c’est un grand couteau, dit-on à Hamlet ; oui, répondit-il, il faut un grand couteau pour couper un gran jambon. On voit que ces plaisanteries sont fort barbares, et ne dépassent pas de beaucoup la moyenne de ces plaisanteries si compliquées dans leur vulgarité, si entortillées dans leur simplicité grossière qui ont le privilége de réjouir nos paysans et nos manouvriers. Toutefois il faut reconnaître qu’avec une analyse un peu fine, on découvre dans leur composition un certain élément sauvage qui, la culture aidant, pourrait devenir grandiose. Ainsi on essaye de lui faire croire que le sable blanc des dunes est de la farine : «Oui, répond-il, et ce sont les tempêtes qui la mouillent et la pétrissent. » Cela certes est fort ordinaire, et pourtant il y a là je ne sais quel tout petit atome rudimentaire qui en s’épanouissant peut arriver à une mélancolie pleine de grandeur.

On fait donc l’épreuve amoureuse. Hamlet se rencontre avec la jeune fille, et il est sur le point de céder à la tentation, lorsqu’il voit venir à lui une grosse mouche ayant une paille attachée aux pattes. Hamlet le subtil comprit que c’était un avertissement que lui envoyait un de ses amis, et que cette mouche avec la paille aux pattes signifiait obstacle attaché à son désir, traquenard, espionnage. On voit par parenthèse que ce n’est pas d’aujourd’hui que la mouche est le symbole de l’espionnage, que tout est vieux comme le temps, et qu’il n’y a de neuf que notre naïve prétention à faire de l’inédit. Que fit alors le prince ? Il ne dit pas à la jeune fille « vas dans un couvent, » par la bonne raison qu’il n’existait pas de couvent à cette époque, mais il écarta finement l’obstacle en se confessant avec franchise ; et quand il eut bien persuadé à la jeune fille qu’elle ne devait pas trahir son secret, il n’eut pas de peine à lui démontrer que ce qu’il leur restait de mieux à faire était de tromper les trompeurs, de faire tourner leur perfidie en plaisirs pour eux-mêmes, et ce plaidoyer engageant une fois terminé, il jouit d’elle amoureusement. Tel est le grossier rudiment de la ruse de Polonius et de la scène entre Hamlet et Ophélia au second acte du drame. On voit par ce trait qu’Hamlet était homme de ressources, et qu’il y avait en lui de l’étoffe pour aller loin. À son retour, après cette aventure, on lui demanda où il avait couché, et il répondit qu’il avait couché sur la corne d’un bœuf, sur la crête d’un coq, sur la poutre d’un toit ; quand on voulut vérifier cette énigme, on trouva qu’en effet il avait caché dans ses vêtements un morceau de corne de bœuf, une crête de coq, et un morceau de poutre.

Hamlet avait ainsi éludé sagement cette dangereuse épreuve ; mais comme le doute sur sa folie restait toujours non éclairci, on résolut d’en faire une seconde. Feggon feignit de partir pour un voyage, et on enferma Hamlet avec sa mère dans l’espérance que s’il n’était point fou, la.nature le trahirait, et qu’il ferait part à sa mère de ses pensées. Un espion se posta sous le lit pour prendre note de ses paroles. Mais Hamlet toujours soupçonneux ayant éventé la ruse, fit un saut de fou sur le lit en imitant le chant du coq et en agitant ses bras en guise d’ailes, puis donnant un grand coup de pointe, il traversa le lit, et alla embrocher l’espion qui se trouva ainsi cloué à la façon des grenouilles percées d’un pieu. Cela fait, il tira le cadavre de sa cachette, le coupa en morceaux et le donna à manger aux cochons. Sa mère voyant ce spectacle poussa les hauts cris ; mais Hamlet lui répondit brutalement : « Femme, taisez-vous, et pleurez plutôt sur votre crime, vous qui avez passé dans le lit de l’assassin de votre époux. Vous avez fait connue les génisses qui se donnent au vainqueur du troupeau. Eh bien, me croyez-vous encore fou et insensible ? Pleurez sur vous, et avant tout songez à taire ce que vous avez vu et entendu de moi. » Voilà l’origine de la scène entre Hamlet et sa mère au deuxième acte du drame ; mais c’est mieux cette fois que l’origine et le rudiment premier, c’est l’esprit, l’âme même de cette belle scène où Hamlet fait passer sous les yeux de sa mère le crime qu’elle a commis avec une si impitoyable dureté. Cette seconde épreuve n’ayant pas mieux réussi que la première, Feggon se décida à perdre Hamlet. Pour ce faire, il résolut de l’envoyer en Angleterre. Avant de partir, Hamlet fit à sa mère deux recommandations singulières : la première, de tisser une vaste tapisserie pour la salle des festins royaux ; la seconde, de prendre son deuil au bout d’un an. En route il s’avisa du stratagème que nous lui voyons employer dans Shakespeare : il ouvrit les lettres du roi pendant le sommeil des courtisans chargés des messages au roi d’Angleterre, et y vit que Feggon recommandait à son bon frère d’Albion d’expédier son beau-fils pour un voyage qui le dispensât de revenir en Danemark : alors supprimant ces lettres, il leur en substitua d’autres de sa façon par lesquelles il recommandait au roi d’Angleterre de faire mettre à mort ceux qui les lui remettraient, et de donner sa fille en mariage à son bien-aimé fils Hamlet.

Jusqu’ici la légende de Saxo Grammaticus marche à peu près d’accord avec l’histoire de l’Hamlet de Shakespeare, sauf sur un seul point qui, à la vérité, est d’une telle importance qu’on peut dire qu’il est le pivot du drame, l’intervention du fantôme : mais à partir de ce moment, les deux récits divergent entièrement et n’ont plus aucun rapport commun. Jugez-en plutôt. Arrivé en Angleterre, il reçoit du roi le meilleur accueil, et est invité à un grand festin. La chère est succulente, et cependant Hamlet s’abstient de boire et de manger. On s’en étonne et on lui demande la raison de cette abstention. « C’est, répond Hamlet, parce que le pain du roi sent le sang, parce que ses boissons sentent le fer, parce que ses viandes sentent le cadavre. Le roi a des yeux d’esclave, la reine a fait trois gestes de servante. » On rapporte ces paroles au roi, véritable roi de fécrie s’il en fut, et il se dit que celui qui les a prononcées ne peut être qu’un homme fort extraordinaire. Aussi étonné et intrigué que Pharaon, lorsqu’il eut découvert en Joseph le don d’expliquer les songes, il fait prendre des informations, et il découvre à sa grande surprise que le blé d’où provenait le pain servi’ à sa table avait germé dans un champ où s’était livrée une grande bataille, et qui avait été ainsi arrosé de sang ; que l’eau qui avait servi à la fabrication de sa bière avait été prise dans un puits qui fouillé par ses ordres, se trouva contenir deux épées rouillées, et enfin que ses viandes provenaient d’un troupeau de porcs qui avaient mangé le cadavre d’un pendu tombé du gibet. Cette singulière sagacité rappelle comme on voit celle de Zadig, mais encore davantage celle de ces deux buveurs illustres dont Sancho vante dans Don Quichotte la merveilleuse finesse de goût : « Ce vin est bon, dit l’un des buveurs, mais je lui trouve un tout petit goût de fer. — Moi, dît l’autre, je. lui trouve au contraire un tout petit goût de cuir. » On vida le tonneau pour constater lequel avait raison, et on trouva au fond une toute petite clef en fer, avec un tout petit cordon en cuir noué à son anneau.

Voici qui a plus de portée. Le roi étonné de ces découvertes voulut savoir de qui il était né, et après interrogations mêlées de menaces, il fit avouer à sa mère qu’il était né d’un esclave et qu’ elle avait trompé le roi son marif peu après il apprit que la reine était née d’une servante. Quand on demanda à Hamlet quels étaient ces gestes qu’il avait surpris, Hamlet répondit : le premier, c’est que la reine s’est couvert la tête avec son manteau comme font les servantes ; le second, c’est qu’elle a relevé sa ceinture pour marcher plus lestement ; le troisième enfin, c’est d’avoir enlevé avec un cure-dents les petits morceaux de viande arrêtés dans ses dents, et de les avoir mangés au lieu de les poser sur son assiette. Ô judicieux Hamlet, expert en véritables bonnes façons, et dont un moderne Brummell traduirait ainsi l’explication : le premier geste est d’une bonne ménagère sans façons, le second est d’une grisette qui veut sauter un ruisseau ; mais que dire du troisième, sinon qu’il sacre du titre de malpropre espèce quiconque s’en rend coupable. Cette sagacité a une portée véritable, car elle nous rappelle certaine théorie mainte fois exposée par notre subtil Marivaux : mais achevons la légende d’Hamlet selon Saxo Graminaticus.

La sagacité de Joseph lui valut un poste de ministre, celle d’Hamlet une femme. Le roi, désireux de conserver un génie de cette trempe, lui donna sa fille en mariage. Toujours rusé, Hamlet trouva moyen d’extorquer à son beau-père le prix du sang (la composition barbare) des deux messagers de Feggon qu’il avait fait mettre à mort sur la teneur des fausses lettres fabriquées comme nous l’avons dit. Puis il fit fondre cet or, et l’enferma dans des bâtons creux, seul bagage dont il voulut se charger lorsqu’au bout d’un an il retourna en Danemark comme il l’avait annoncé à sa mère. Il revint incognito, et pénétra sous le costume d’un mendiant dans le palais de Feggon, où on célébrait le festin de ses funérailles. Il fut reconnu malgré ses haillons, et comme Feggon lui demandait des nouvelles de ses compagnons, il montra ses deux bâtons, en lui disant : voici l’un, et voici l’autre. Hamlet prit part au festin et voulut s’acquitter des fonctions d’échanson comme pour payer sa bienvenue ; il fit donc boire tous les convives, jusqu’à ce qu’ils fussent ivres morts et couchés sous la table ; alors il détacha la tapisserie qu’il avait ordonné à sa mère de tisser, alla chercher ses anciens morceaux de bois taillés en pointe et durcis au feu, recouvrit tous ces ivrognes comme d’un lourd filet, cloua la tapisserie avec ses pieux pour qu’aucun de ces oiseaux de nouvelle espèce ne pût s’échapper, mit le feu au palais, se précipita dans l’appartement de Feggon, le tua, et prit la couronne qui lui appartenait par droit de naissance, droit que les Danois furent enchantés d’ailleurs de confirmer, comme ont fait, font et feront tous les peuples du monde, pour le plus hardi, le plus heureux et le dernier triomphant. En conséquence ils l’acclamèrent de leurs plus enthousiastes braillements, comme ils acclameront plus tard son vainqueur, La moralité de cette légende fabuleuse n’est pas, on le voit, en désaccord bien sensible avec la moralité de la véridique histoire.

Après avoir mis ordre aux affaires les plus pressantes de son royaume, Hamlet voulut aller rendre visite à son beau-père, et il partit avec une troupe brillante sur une flotte de plaisir, véritable flottille de canotiers du bon ton de cette époque. À son arrivée en Angleterre, le roi lui demanda des nouvelles de Feggon ; Hamlet lui apprit qu’il était mort, et que lui son gendre, avait eu l’honneur d’en purger la terre. Mais cette nouvelle, loin d’enchanter le roi, le plongea dans la plus grande perplexité. Ce monarque de fécrie avait fait un pacte avec Feggon, par lequel le survivant des deux s’engageait à venger la mort de l’autre, pacte qui prouve que ces deux personnages s’attendaient à mourir autrement que de mort naturelle. Devait-il tenir son serment ? devait-il sacrifier son gendre ? Après avoir délibéré longtemps, ce matois Jocrisse royal s’avise d’un moyen terme tout à fait ingénieux. Comme sa femme, la reine, aux trois gestes de servante, venait de mourir, il prie son gendre d’aller demander pour lui la main de la reine d’Écosse, guerrière intrépide qui avait fait vœu de rester vierge toute sa vie, et qui, pour conserver sa virginité, avait recours comme la Brunhild des Niebelungen, à des épreuves dangereuses pour les prétendants à sa main.

Pour vaincre cette Brunhild calédonienne, Hamlet n’eut besoin cependant ni de la force musculaire, ni du manteau de ténèbres de Siegfried. Cette guerrière montra à Hamlet qu’on la faisait plus méchante qu’elle ne l’était, car elle se laissa prendre d’emblée à sa bonne mine. Le rusé prince danois s’endormit à proximité du palais de la reine Hermatrude, au bord d’un ruisseau, son boucher à ses côtés. Ce bouclier était célèbre ; Hamlet y avait fait graver l’histoire de sa vie. Un des courtisans le ramassa, enleva dextrêment de la poche du dormeur les lettres du roi d’Angleterre, et porta le tout à la reine, qui imitant sans le savoir la ruse déjà employée par Hamlet, effaça la lettre homicide du roi d’Angleterre, et la remplaça par une recommandation d’épouser le porteur du message. Puis on lui rapporta son bouclier et ses lettres. Lorsqu’il apprit que le roi voulait le marier à Herrnatrude, Hamlet fut surpris non moins qu’enchanté, et il consentit joyeusement à prendre une seconde épouse. Sa première femme, pareille en cela à tant d’admirables épouses, que nous présentent les annales de la barbarie germanique, fut affligée de ce nouveau mariage, mais son amour n’en fut pas diminué. Le langage de cette héroïne perdue dans la nuit des temps, tel qu’il nous est rapporté par le vieux chroniqueur, est digne des plus nobles héroïnes de la poésie et de l’histoire. « Mon fils, lui dit-elle, pourra haïr la rivale de sa mère ; moi je dois aimer cette rivale puisque vous l’aimez. Non, il n’y a ni malheur, ni injustice qui puisse détruire ma tendresse pour vous ; je vous protégerai, je vous sauverai des dangers qui vous menacent. Prenez garde à votre beau-père ; il se vengera de vous ; en parlant ainsi, je suis plus épouse que fille. » Ces recommandations n’étaient pas inutiles, car à partir de ce moment son beau-père ne cessa de lui tendre des embûches. Enfin il lui déclara une guerre ouverte ; mais Hamlet le vainquit, et revint en Danemark avec le trésor de son beau-père et ses deux femmes.

À son retour, il trouva son trône occupé. Un certain Wiglet, faisant une application hardie du proverbe qui quitte sa place la perd, s’y était assis sans plus de façons. Il fallut l’en faire descendre, et pour cela plusieurs combats furent nécessaires. Wiglet fut vaincu, mais il n’était pas homme à renoncer à un siége qu’il avait trouvé si moelleux. Il recruta donc des soldats en Scandinavie, et offrit de nouveau la bataille à Hamlet. Le héros, prudent autant que brave, aurait bien voulu s’abstenir, car certains devins lui avaient prédit que cette fois il périrait dans le combat ; d’ailleurs, il aimait ardemment sa Calédonienne, et son cœur saignait en pensant qu’il faudrait la quitter : quant à celle qui l’aimait si tendrement, il n’en avait cure, comme il arrive toujours. Mais réfléchissant sans doute aux terribles châtiments qui attendent les guerriers trop mous dans l’enfer d’Odin, il marcha contre Wiglet. Il fut vaincu, mourut dans le combat ; et son Hermatrude d’Écosse, veuve peu inconsolable, épousa Wiglet : conduite légère sans doute, mais d’occurrence assez fréquente, et en tout cas bien féminine. Quant au peuple, il va sans dire qu’il acclama Wiglet, comme il avait acclamé Hamlet, acclamé Feggon, acclamé Horwendille, acclamé Rurik, acclamé.... enfin la vieille et éternelle histoire [1].

Telle est l’histoire d’Hamlet d’après Saxo Grammaticus, Le Français Belleforest, qui nous a rendu le service

1. Les curieux trouveront dans un ancien recueil de M. Saint-Marc Girardin, Notices sur l’Allemagne, une intéressante et spirituelle analysede la légende d’Hamlet selon Saxo Grammatieus. Cet essai, qui date des jours de sa jeunesse, retient encore le sceau des heureuses années.

de nous conserver tant d’anecdotes curieuses ramassées dans tous les pays, fit de cette histoire, qu’il traduisit du latin de Saxo Grammaticus, une des nouvelles de son recueil qui parut en 1564. Une traduction anglaise de ce recueil suivit de près, et c’est à cette source que Shakespeare a puisé. La nouvelle de Belleforest reproduit fidèlement la légende scandinave, en la modernisant toutefois et en affaiblissant sa saveur barbare ; mais pas plus que dans le récit de Saxo Grammaticus, il n’y a germe dès merveilleuses inventions de Shakespeare et du caractère extraordinaire qui est sorti des méditations du poète. Pas de fantôme révélateur, puisque le meurtre s’est passé au grand jour, et par conséquent rien de l’Hamlet irrésolu par scrupule de conscience, du sceptique mélancolique que ses doutes rejettent toujours loin de l’action, rien des moyens d’action si ingénieux que le prince emploie pour arriver à la connaissance de la vérité et contrôler les assertions du fantôme, la scène des comédiens entre autres. L’histoire d’Ophélia, sa folie si touchante, le personnage de Polonius, celui de Laertes, celui d’Horatio, ce Pylade d’un nouvel Oreste, ce véritable compagnon de prince, sont sortis du cerveau de Shakespeare comme le monde est sorti des mains de Dieu selon la théorie de la création à nihilo. Le dénoûment est également tout entier de l’invention de Shakespeare. Une seule scène existe en substance dans Belleforest, la scène avec la reine au troisième acte, encore y manque-t-il cette intervention du fantôme qui la rend si touchante, si grande, si vraiment humaine. Nous avions donc bien raison de dire qu’Hamlet était l’œuvre la plus personnelle de Shakespeare ; dans ses autres grandes pièces, Roméo et Juliette, Othello, Macbeth, il s’est borné à développer, à ordonner et à mettre en scène les matériaux que lui offraient les chroniqueurs et les romanciers ; ici il a tout inventé, personnages, incidents, caractères. Le fond même de l’histoire lui appartient, car qu’est-ce que l’histoire d’Hamlet sans le fantôme ? Tout est donc à lui, forme et matière, germe et fleur, âme et corps, idéal et réalité.

Boccace avait entrepris un commentaire de Dante ; mais bien que l’œuvre commencée soit considérable, elle n’embrasse cependant que les premiers chants du premier cantique. Certes, Hamlet est une œuvre moins considérable que la Divine Comédie ; cependant celui qui en entreprendrait le commentaire risquerait fort de rester en route, tant l’œuvre est complexe, et offre, à mesure qu’on la contemple, d’aspects imprévus et changeants. En tout cas, ce n’est pas une tâche qui puisse se dépêcher en quelques pages ; il y faudrait un volume entier, et nous nous bornerions ici à quelques mots sommaires, — car une notice, n’étant pas un livre, doit se renfermer dans les limites judicieuses d’un petit nombre de pages, si nous n’avions eu autrefois la témérité de nous mesurer avec cette pièce redoutable. Comme nous ne pourrions guère que répéter ce que nous avons dit autrefois, et qu’en essayant de résumer nos opinions nous courrions risque de les affaiblir, nous demandons une fois encore au lecteur la permission de faire ce que nous avons fait pour Roméo et Juliette et Macbeth. Voici une partie de ce que nous pensions et de ce que nous pensons encore sur te chef-d’œuvre.

« Il est généralement reconnu qu’Hamlet est la plus philosophique des tragédies de Shakespeare ; voyez cependant comme la vie éclate de toutes parts, comme l’écheveau de la destinée est hardiment embrouillé sous nos yeux par le poëte, avec un audacieux dédain de la simplicité artificielle et une apparente insouciance de la composition et de l’unité ! Le poëte sait bien que tous ces incidents confus et multipliés finiront par converger vers un but fatal, et qu’ils s’harmoniseront dans une unité souveraine comme la nécessité qui se charge de dénouer le drame. Chacune de ces scènes est un pas vers la destinée ; mais ce pas est fait par des êtres vivants qui s’arrêtent pour se reposer, respirer, causer librement ou contempler le paysage qui les entoure. C’est l’image même de la vie, l’action en a tour à tour la lenteur majestueuse et la précipitation convulsive ; les personnages marchent sans connaître le but vers lequel ils se dirigent ; le temps accumule les incidents, et goutte à goutte remplit le vase ; les épisodes succèdent aux épisodes, sans amener aucun résultat sensible à l’instant même, comme, dans notre existence, les mois succèdent aux mois, et les années aux années, si bien que l’incertitude règne dans l’âme du lecteur au moins autant que dans l’âme du prince Hamlet. Pendant trois.longs actes, la vie ordinaire suit son cours, et le drame est pour ainsi dire abandonné à l’action humaine. C’est Hamlet seul qui est chargé d’accomplir la mission du fantôme ; or, comme Hamlet n’est qu’un homme, ces trois premiers actes sont remplis de réflexions, d’irrésolutions, de projets et de rêves, de plans ébauchés et abandonnés, enfin de tous les avortements qui sont propres à la faiblesse humaine, en sorte qu’on peut dire que dans cette première partie du drame l’inaction est l’action même ; mais lorsqu’une fois il est bien démontré qu’Hamlet ne peut pas exécuter le message du fantôme, la destinée se charge de cette tâche, et alors l’action marche avec une effrayante rapidité. Cette vie humaine, si molle et si lente, la voilà qui disparait comme un tourbillon ; tous ces individus qui marchaient d’un pas si mesuré et si timide, les voilà, feuilles arrachées, tiges brisées, qui vont joncher le sol. Aucun des acteurs n’a accompli son projet ou sa vengeance, mais chacun a accompli le projet ou la vengeance d’un autre. Laertes est vengé d’Hamlet par Hamlet lui-même, Hamlet est vengé du roi par le roi lui-même. Leurs vœux sont tous également exaucés, mais aucun ne peut jouir de son succès ; la même ombre les enveloppe tous ; ils ont tous fait plus qu’ils ne voulaient et moins qu’ils ne voulaient faire, et tous ils ont fait autre chose. L’honnête fantôme lui-même s’est trompé, car il. ne voulait certainement pas la destruction de son royaume. Quand le drame est joué, et que la mort semble triompher, vous croyez peut-être que tout est fini ; non, aussitôt la vie reprend impitoyablement son cours, et le poëte nous en avertit. Les cadavres sont encore chauds, qu’apparaissent déjà les acteurs d’un nouveau drame : sonnez, fanfares ! avancez, cavaliers du jeune Fortinbras !

« Quel drame ! Jamais, je crois, on n’a mieux démontré les deux conditions qui dominent notre vie terrestre : d’une part, la lenteur de mouvement et l’impuissance de l’homme, les difficultés innombrables qui l’empêchent d’agir, cette masse d’obstacles, d’attraits, de hasards qui entravent notre marche et la poursuite de nos projets ; de l’autre, cette impatience presque cruelle des lois éternelles qui semblent s’irriter de nos délais et ont hâte de débarrasser la terre des générations qui la couvrent pour la peupler de nouveaux acteurs. Mais si c’est là une donnée abstraite, comme elle est recouverte de couleurs brillantes, comme elle est bien cachée sous le sang et la chair ! Quelle profusion de détails, et en même temps comme ces détails sont bien en harmonie avec le lieu de l’action, la nature des personnages et l’esprit du temps ! Tout porte le cachet du Nord dans cette pièce merveilleuse, depuis les passions et les superstitions des acteurs, jusqu’à la décoration de la scène. Les superstitions sont sinistres, sérieuses, viriles, et ne s’égarent pas en frayeurs fantasques et puériles comme les superstitions du Midi ; les fantômes sortent de la tombe pour raconter gravement des secrets que leurs auditeurs écoutent d’une oreille recueillie. Les passions, d’une intensité étonnante, sont tout intimes, et n’ont rien d’extérieur ; elles semblent prendre plaisir à se refouler toujours plus profondément dans l’âme, au lieu de chercher à se répandre au dehors comme ces passions exubérantes de climats plus heureux, que le poëte a peintes dans Othello et dans Roméo. Le paysage qu’il nous semble voir, tant est grande la magie du poète, est tout septentrional, et ce n’est pas une métaphore de dire que dès la première scène on frissonne sous l’âpre vent du Nord avec les soldats de garde sur l’esplanade du château d’Elseneur. Une triste et tendre lumière boréale, éclaire également toutes les parties du drame, et il semble qu’à sa clarté sans chaleur on voit apparaître les sapins et les chênes de la Scandinavie. Le ruisseau où s’est noyée Ophélia est décrit avec une précision toute particulière : vous l’avez vu quelque part en Angleterre coulant limpide et transparent au milieu d’une oasis de verdure. Le cimetière apparaît aussi très-facilement à l’imagination : un terrain argileux, stérile, une pauvre lande où les fougères ont peine à pousser ; pas très-loin de l’église et des habitations de l’homme, assez loin cependant pour que les fossoyeurs puissent se livrer à tout leur babil sans avoir à craindre les importuns. C’est au milieu de ce paysage que se meuvent ou plutôt glissent les acteurs ; car, si violemment qu’ils s’agitent, on n’entend jamais le bruit de leurs pas, amortis, dirait-on, par une fine couche de neige.

« Voilà la scène et la couleur générale du drame ; toute la poésie du Nord y est répandue. Quant aux personnages, jamais, je crois, le mélange confus qu’on appelle non pas l’homme, mais un homme, n’a été présenté avec une telle hardiesse. Ces personnages ne ressemblent à rien qu’à eux-mêmes, ne représentent rien qu’eux-mêmes. On ne les a jamais vus auparavant, et on ne les rencontrera jamais plus. Si vous croyez aux règles d’une esthétique pédantesque, n’abordez pas cette pièce ; elle met au défi toutes les règles. Il n’y a pas possibilité d’étiqueter et de classer ces personnages, de dire à quel genre ils appartiennent ; ce sont des individus qui composent à eux seuls leur famille, leur tribu et leur genre. Il a fallu pour les former des combinaisons toutes particulières de la vie. des rencontres imprévues, des chocs d’atomes moraux uniques et que toute la science du monde ne pourrait pas renouveler. C’est ici qu’éclate le merveilleux génie de Shakespeare. Son procédé pour créer des hommes ressemble à celui de la nature. Ses héros ont des aspects infinis et changeants, ils sont soumis à d’innombrables variations d’humeur et de tempérament, ils n’ont pas une particularité caractéristique, ils en ont cent. En un mot, ils ont tous les signes distinctifs de l’individualité, et ils nous restent dans le souvenir non comme des types, mais comme des personnes connues. Que représente Polonius, par exemple, sinon Polonius lui-même ? Il n’y a jamais eu qu’un Polonius dans le monde, et la nature qui le créa dans une de ses heures de fantaisie confuse ne retrouvera plus cette grotesque inspiration. Quel singulier mélange de bon sens et de sottise, que l’âme de cet honnête chambellan ! il est réellement expérimenté, et il n’en tombe pas moins en enfance, il vous donne les meilleurs conseils du monde, mais des conseils qui ne répondent jamais à la question posée ; il est fin, et il manque lourdement de tact ; il est véritablement fort respectable, et il est en même temps parfaitement ridicule : sa sagesse radote, ses radotages sont sentences dorées. Quant à sa fille, la charmante Ophélia, son caractère consiste à n’en pas avoir, ce qu’on n’a pas, assez remarqué. Ici, la nature a été copiée avec une fidélité surprenante. Ophélia est une pure jeune fille ; rien n’est accusé en elle, ni penchants, ni passions, ni caractère ; elle n’a pas encore d’individualité morale, et sa charmante naïveté même tient à la jeunesse et à la nature plutôt qu’à l’âme. Ne cherchez pas en elle l’étincelle passionnée de Juliette, la distinction d’âme de Desdémona, la splendeur virginale de Miranda. C’est un gracieux faon. Hamlet a fort raison de l’aimer, car si elle devenait sa femme, elle serait capable d’un inaltérable dévouement, précisément par ce qui lui manque d’élévation ; et de son côté Polonius a fort raison de la rudoyer et de veiller sur elle, car si Hamlet n’était pas tant occupé avec le fantôme, on ne voit pas comment Ophélia trouverait, dans son ignorance confiante et dans sa naïveté toute physique, des ressources suffisantes pour résister au prince de Danemark.

« Hamlet passe généralement pour un type assez vague, le type du rêveur métaphysique incapable d’action : il est un type en effet, mais il est aussi un homme en chair et en os, très-compliqué, très-ondoyant et très-divers, comme dirait Montaigne. C’est si bien un individu, — le prince Hamlet, — qu’on peut donner sur sa personne les renseignements les plus précis et les plus exacts : Goethe l’a fait en partie. Hamlet porte le deuil de son père. Il est à peine sorti de l’adolescence ; au moment où commence le drame il a de vingt-deux à vingt-quatre ans. Il a étudié à l’université de Wittenberg, et il n’y a pas encore achevé son cours d’études. Son amusement favori est l’escrime, mais il ne peut s’y livrer autant qu’il le voudrait, car il est un peu gros, et s’essouffle facilement. Il est blond comme un enfant du Nord ; son visage, jeune, cela va sans dire, est cependant prématurément fatigué, noble plutôt que beau. Ses manières sont froides, franches et discrètes, souvent aussi pleines de laisser-aller et de sans-façon. Pareil contraste dans son costume, qui est à la fois noblement sévère et négligé. Dans ses relations avec ses semblables, son caractère est un mélange de hauteur et de bonhomie, de candeur et de défiance. Il craint toujours d’être dupe : de là une certaine duplicité toute superficielle qu’il donne pour masque à sa franchise. Il est ordinairement muet, mais devant le monde et par contrainte, car il est plein d’effusion et il aime à s’épancher. Quand il parle, il parle beaucoup et longtemps, comme un homme à qui l’on n’a jamais coupé la parole, et que son rang place au-dessus de la contradiction. Parler est même son faible, et quoiqu’il soit exempt de vanité, il n’est pas sûr qu’il n’ait pas aimé le dilettantisme de la parole et le brillant déploiement de ses belles facultés. Dans ses relations avec lui-même, il est singulièrement irrésolu à force de scrupules, singulièrement scrupuleux à force d’honnêteté. L’habitude de l’analyse à outrance et de l’observation intime, en éclairant sa conscience, paralyse sa volonté. Une méditation trop continue dérange l’équilibre de ses facultés et le fait incliner vers un certain scepticisme élevé et découragé qui le rend incapable de choses que le plus vulgaire des hommes mènerait à bonne fin. C’est un vrai prince ; il en a la condition essentielle, qui est d’être à son aise partout, et de savoir causer avec des soldats dans leurs casernes, ou de vulgaires fossoyeurs dans un cimetière, comme avec des courtisans dans son palais.

« Hamlet a été calomnié. Son irrésolution, sa mélancolie l’ont fait accuser de manquer d’énergie ; c’est une grosse erreur. Hamlet est un des caractères les plus mâles qu’il soit possible d’imaginer ; sa bravoure est à toute épreuve, sa loyauté ne se dément pas un instant, ses promesses sont sûres ; toutes.les qualités de l’homme viril, il les possède. Il a le courage de suivre le fantôme sans hésiter un seul instant, et avec un tel sang-froid et un calme si parfait de jugement, malgré le trouble inséparable d’une pareille aventure, qu’il commande presque à l’ombre ; « Parle « maintenant, je ne te suivrai pas plus loin. » Je tiens surtout à faire remarquer qu’Hamlet n’a rien de la sentimentalité qu’on lui accorde trop généralement ; personne ne foule mieux que lui au contraire tous les masques hypocrites de la passion. Loin d’être sentimental, il est très dur et même brutal. Il a semblé du reste prévoir que cette sotte accusation serait portée contre lui, car il fait tout son possible pour la détourner, en affectionnant une certaine vulgarité d’expression très-forte, très-poétique, mais très-peu calante et aimable : une certaine grossièreté bourrue ne lui déplaît pas. Je connais peu de scènes moins sentimentales que la scène de feinte folie où il se montre si dur pour la pauvre Ophélia : Go to a nunnery. La violence de la race féodale se sent partout d’ailleurs chez ce noble personnage, et il crache son mépris à la face des gens avec une hauteur qui n’épargne pas même les personnes de son sang. Dans là scène avec sa mère, il va si loin que l’honnête fantôme sent la cendre de son cœur se remuer dans son tombeau, et qu’il vient avec une tendresse exquise recommander au jeune homme d’épargner celle qui, malgré ses fautes, est toujours reine, femme et mère. Il y a donc un type de faux Hamlet qui hante nos imaginations ; nous avons fait un Hamlet à notre image, un Hamlet sentimental parce qu’il est mélancolique, mou parce qu’il est irrésolu, presque féminin parce qu’il est méditatif et subtil de pensée ; mais le véritable Hamlet est à la fois méditatif et énergique, mâle et irrésolu, mélancolique et brutal. C’est une âme noble et philosophique, mais c’est aussi une âme féodale et dure.

« Oui, une âme féodale, et c’est même un de ses traits les plus accusés. Ce personnage en qui nous sentons palpiter l’esprit moderne, qui a parcouru les mêmes séries de pensées que nous, dans lequel nous nous reconnaissons, et qui parle jusqu’à un certain point notre langage, il sort cependant du moyen âge et l’ombre de cette époque plane au-dessus de lui. C’est en cela qu’Hamlet est réellement historique ; il sonne une heure et une date, le moment remarquable où les hommes de race noble, réveillés comme en sur saut par la Réforme et la Renaissance, se frottent les yeux, regardent ébahis la disparition des vieux symboles, et sentent un nouvel esprit s’abattre en eux. Cette heure d’étonnement, d’incertitude, d’hésitation, est admirablement marquée dans Hamlet. Ce mélange de deux esprits, contraires qui fait l’originalité du seizième siècle, qui prête à ses personnages je ne sais quoi de grandiose et d’énorme comme la société du moyen âge, et en même temps de raffiné et de subtil comme l’esprit moderne, est très-visible dans le drame de Shakespeare. La disposition d’âme d’Hamlet fut à un certain moment celle de tous.les membres les plus nobles des sociétés européennes. Shakespeare n’a pas eu besoin d’inventer Hamlet, il existait de son temps, et il est facile de retrouver en sa personne bien des traits des gentilshommes anglais de cette époque. Ne les reconnaissez-vous pas ? Ils sont soucieux, inquiets, sollicités par un esprit nouveau qu’ils adoptent avec une ardeur grave et une certaine tristesse noble, qu’ils servent avec un dévouement irrésolu et une conviction incertaine. Autour d’eux brillent encore les formes du moyen âge entamées déjà par la mort ; les fantômes hantent leurs imaginations, leur donnent de funèbres messages et arment leurs mains par la vengeance personnelle, pour la politique ou la religion. L’esprit est converti, mais la chair s’obstine ; les vieilles habitudes résistent et le sang bouillonne avec sa vieille vivacité : cependant un scrupule retient souvent leur bras prêt à frapper ; ils ont sucé le lait de la tendre humanité, comme dit Lady Macbeth J’imagine que Shakespeare n’a eu qu’à réunir les traits épars que lui fournissaient ses contemporains pour en former ce personnage d’Hamlet. Essex et Leicester, Sir Walter Raleigh et Sir Philippe Sidney ont pu chacun lui fournir tel détail ou tel autre, car bien qu’ils n’aient aucune ressemblance avec Hamlet, il est cependant reconnaissable en eux. Ils ont, les uns sa tournure d’âme, son inquiétude secrète et sa tristesse grave ; les autres, sa subtilité métaphysique aisément chimérique, et son élévation de pensée mêlée de superstition ; ceux-ci, sa fière allure, unie à ses boutades de dureté et à cette rudesse de ton qui lui sont habituelles ; ceux-là enfin, son esprit mâle et son irrésolution. Ce ne sont là toutefois que des traits isolés ; le trait essentiel est le trait historique que nous avons indiqué. La situation dans laquelle se trouvèrent les héritiers du moyen âge lorsque sonna le seizième siècle est exprimée par Hamlet avec une étonnante fidélité : il réunit deux natures d’hommes en lui ; il est le dernier des féodaux, et il est le premier des hommes modernes.

« Mais le personnage d’Hamlet, s’il doit son individualité à ce cachet historique, doit sa beauté et sa grandeur à une cause plus élevée : il dépasse l’histoire, enjambe le temps. Nous avons vu le féodal, l’homme du seizième siècle ; voyons l’autre nature qui est en lui ; celle-là est admirable.

« La grande vertu d’Hamlet, c’est un amour inaltérable, ardent pour la vérité. Il ne peut parvenir à comprendre le mensonge : cela dépasse son intelligence et le frappe littéralement de stupidité. Quand il essaye de mentir, de paraître ce qu’il n’est pas, il est d’une inconcevable maladresse ; à chaque instant il laisse soupçonner la vérité ; à chaque instant sous la peau d’âne dont il veut en vain s’affubler perce la griffe du lion. Il ne comprend pas mieux les mensonges dû cœur que les mensonges de l’esprit ; il ne comprend pas l’oubli, et il appelle hypocrisie ce qui n’est que sécheresse naturelle et égoïsme humain. Avant que le fantôme lui ait confié aucun secret, il trouve sa mère coupable parce qu’elle a trop vite oublié son père. Comment peut-on ne pas aimer toujours ce qu’on a aimé une fois ? Comment les sources du cœur peuvent-elles se tarir si vite ? Comment pouvons-nous être infidèles à notre âme, mentir à nos affections, bien plus à nos plaisirs ? Sa franchise est sans bornes, et il la pousse jusqu’au bout d’elle-même, avec le plus insultant mépris. Un courtisan, un homme à surface lui inspire une horreur profonde, et en même temps une sorte de gaieté exubérante. Un menteur pour Hamlet dont l’élément de vie est la vérité, est une caricature, un être grotesque et surprenant, exactement comme pour l’homme antique dont l’élément de vie était la liberté, pour le Dion, pour le Pélopidas, le tyran était une sorte de monstre ridicule en dehors de toutes les règles naturelles. Il s’amuse du menteur et du flatteur, il le baffoue, il l’humilie ; il le force à s’avilir et a se donner en spectacle comme dans la scène du courtisan, Les semblants en toute chose lui sont odieux. « Il me semble, « dites-vous, Madame. Je ne connais pas les semblants, » répond-il à je ne sais quel argument captieux de sa mère. Comme tous les amants de la vérité, il sait reconnaître la réalité sous l’apparence, et distinguer les cœurs qui battent fortement sous l’enveloppe charnelle qui les recouvre. Son meilleur ami est un gentilhomme de rang inférieur, Horatio, qu’il a choisi parce qu’il a reconnu en lui un esprit libre. « Donne-moi un homme qui ne.. « soit pas l’esclave de ses passions, et je le porterai comme « toi dans mon cœur, dans le sanctuaire de mes affections « intimes, » dit-il à Horatio. Pour connaître la vérité il ne reculera devant rien ; il suivra sans hésiter les fantômes, il traversera avec joie les régions ténébreuses de la mort ; il renoncera à ses habitudes chéries, fera taire les émotions de là piété filiale et de la tendresse naturelie, brisera son propre cœur, et en rejettera Ophélia et toutes ses espérances de bonheur. La vérité est pour lui une affaire de vie ou de mort ; il l’aime avec cette intrépidité philosophique qui pousse une grande âme à contempler son redoutable aspect, dût-elle mourir ensuite du secret pénétré, comme on mourait chez les Juifs, lorsque l’oreille avait reçu le son des syllabes qui formaient le nom mystérieux d’Adonaï.

« C’est en cela qu’Hamlet est profondément moderne. Quelque féodal qu’il soit, le moyen âge, ses terreurs, ses superstitions disparaissent ; il n’y a plus de fantômes ; il ne reste devant nous qu’un homme tourmenté de la soif de connaître, et qui aspire de toutes les forces de son âme à la vérité. La vertu d’Hamlet, c’est aussi, je crois, le caractère dominant, le signe élevé et glorieux de l’homme moderne dont nous parlons beaucoup, mais qui est fort difficile à définir : c’est l’amour de la vérité pure, de la vérité : en elle-même, et pour elle-même, de la vérité contemplée sans voiles, dépouillée de toute ! enveloppe et de tout symbole matériel, nue comme lorsqu’elle sortit des puits de l’antique Grèce. C’est là le principe immuable au milieu de toutes les vicissitudes historiques, immobile et résistant au milieu de toutes les oscillations et. incertitudes de la pensée, qui soutient l’âme humaine depuis trois siècles. C’est à ce principe aussi qu’on doit l’accélération du mouvement d’activité infinie imprimé à l’âme par le christianisme. Dans Hamlet, nous avons pour ainsi dire le point de départ de cette accélération, ralentie par la nuit et les obstacles pendant tant de siècles. De là l’agitation fébrile, les incertitudes, les appréhensions de ce personnage, dont l’âme est entraînée par un mouvement qu’elle ne peut modérer, ni guider. Il est le premier de cette chaîne électrique qui relie les hommes des derniers siècles ; il a ressenti la secousse imprimée par l’étincelle avec la même force que nous qui sommes nés d’hier. Tout à l’heure nous avons vu qu’il marquait une date, un moment de la vie d’un siècle ; maintenant il marque aussi une date, mais c’est celle d’une nouvelle ère de l’histoire humaine, de la plus récente et de la dernière peut-être.

« Cet amour de la vérité pure et nue, cette ardeur à briser les enveloppes et les symboles, à chercher les réalités qu’ils cachent, cette haine de l’apparence ne sont pas seulement les qualités métaphysiques et scientifiques des temps modernes. Ces sentiments constituent une manière de vivre, non pas, il est vrai, pour le vulgaire troupeau des hommes, mais pour l’élite humaine, — non pas pour les nations, mais pour les individus. Ils créent un langage subtil, inquiet, tourmenté, mais plein de ressources, et qui partout devient plus capable de saisir les nuances les plus ondoyantes de la pensée. Ils affectent la vie idéale et la vie matérielle à la fois, et rendent le bonheur plus difficile et la satisfaction de l’âme moins paisible. Ils multiplient nos chimères et nos rêves, et nous en dégoûtent en même temps ; car ils augmentent dans une proportion infinie les exigences de nos imaginations. Ils affectent même jusqu’au tempérament, et donnent à l’élément nerveux la prédominance sur l’élément sanguin et bilieux qui fut tout-puissant à une autre époque. Il y a donc pour certaines âmes une vie morale qui n’existait en rien autrefois et qui est due à cet amour particulier de la vérité. Ce qui m’étonne, c’est que les poëtes n’aient pas remarqué plus souvent un fait si digne d’attention. Ils copient les vulgarités de la vie, ils créent des personnages dont le type et le mode d’existence sont depuis longtemps épuisés, et ils négligent l’élément vraiment poétique qu’ils ont sous les yeux, ou pour mieux dire ils ne l’aperçoivent pas. Trois héros seuls : nous frappent dans la littérature des derniers siècles par ces signes modernes, et nous semblent seuls parler un langage approprié aux temps nouveaux. Oui, quoique cette union semble bizarre, Hamlet ; Alceste et Werther seuls ne doivent rien de ce qui est essentiel en eux à la vie des âges écoulés. Ils n’ont leur origine morale dans aucune autre époque que l’époque moderne ; ils sont contemporains pour ainsi dire l’un de l’autre, et ils rie doivent rien à leurs âges respectifs que leur costume et leur tournure éphémère, Hamlet son titre de prince et sa brusquerie de féodal, Alceste ses rubans verts et son dédain de gentilhomme, Werther sa sentimentalité et son air d’étudiant d’université allemande. Ces trois personnages furent pour ainsi dire les œuvres personnelles des trois poëtes qui les créèrent. Hamlet était la pièce favorite de Shakespeare. Molière, qui d’ordinaire n’aime pas à s’élever au-dessus d’un certain niveau moral, a mis dans Alceste tout ce que son âme pouvait concevoir de noble. Quant à Werther, nous savons qu’il fut l’autobiographie d’une certaine époque de la vie de Goethe, que le grand poëte eut pour lui pendant longtemps une vraie prédilection, et que si plus tard il le condamna vivement, c’est peut-être parce que sa conscience lui reprochait de n’avoir pas conservé cet amour exclusif, absolu de la vérité, qui se refuse à tout compromis de sagesse mondaine, qui préfère le désespoir et le suicide à une vie passée

dans des transactions avec les idoles et les préjugés du monde. Chacun des trois poètes a tracé son idéal d’homme, et il est remarquable qu’ils sont arrivés tous trois à rencontrer le même, à donner tous trois l’héroïsme de la franchise comme le type suprême de l’élévation. Une telle rencontre n’est pas fortuite et fait rêver. Trois poëtes qui cherchent quel est. l’idéal humain et qui le placent également dans l’amour de la vérité, cela n’indique-t-il pas que cet idéal est pour certaines âmes une réalité, un fait existant ?»

Je n’ajouterai qu’un mot. J’ai vu jouer plusieurs fois Hamlet en anglais, et une fois entre autres par l’illustre Macready et la charmante miss Héléna Faucitt, dans le rôle d’Ophélia, Cette représentation reste dans ma mémoire comme un ineffaçable souvenir ; c’est l’impression dramatique la plus profonde que j’aie jamais ressentie. Je n’oublierai jamais l’énergie d’effroi de Macready à l’entrée du fantôme, et la manière dont’ il prononçait ce vers : Angels, and ministers of grâce défend us ! j’oublierai encore moins la scène des comédiens où il s’asseyait aux genoux de la jeune Ophélia. Quel mélange admirable du gentilhomme et du fou, du prince et du misérable : ver de terre ! Avec quelle grâce insensée il jouait avec l’éventail d’Ophélia ! et quel incroyable alliage de bon ton et de négligence égarée dans la manière dont il croisait les jambes en se posant sur le plancher ! J’ai vu jouer ensuite Hamlet par des acteurs qui étaient la. médiocrité même, et l’effet a été encore immense. De toutes les pièces de Shakespeare Hamlet est la plus métaphysique, la plus rêveuse, celle où l’action marche le plus lentement, où

l’analyse domine davantage, et cependant c’est la plus fortement dramatique. Ni Othello, si pathétique, ni Macbeth, ni Roméo, ne donnent des émotions aussi intenses.

À tous les points de vue, Hamlet reste le drame le plus extraordinaire qu’il y ait dans aucun théâtre, et, si j’ose me servir de ce mot, le plus : excentrique. Remarquez, en effet, qu’Hamlet ne repose sur aucun des sentiments humains qui peuvent si facilement aboutir à des résultats dramatiques. Othello, c’est la jalousie ; Roméo, c’est l’amour ; Macbeth, c’est l’ambition ; le roi Lear, c’est l’ingratitude ; Coriolan, c’est l’orgueil ; mais il n’y a rien de cette unité et de cette simplicité de sentiments dans Hamlet. Hamlet repose tout entier sur une situation d’âme singulièrement complexe, et se compose, si j’ose m’exprimer ainsi, de deux points d’interrogation ; l’un posé par Hamlet ; comment arriver à la vengeance ? l’autre posé par les spectateurs eux-mêmes : les projets du prince réussiront-ils ? C’est là, dans cette suspension, dans cette longue, incertitude de la curiosité, qu’il faut chercher le prodigieux intérêt dramatique de cette œuvre, qui serait unique au monde, si le théâtre grec ne lui avait donné, longtemps avant sa naissance, une rivale dans le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, l’OEdipe roi de Sophocle. OEdipe roi repose, en effet, comme Hamlet, sur une situation d’âme et une suspension prolongée de la curiosité. Avec quelle émotion on suit la marche lente, mais sûre, de la révélation fatale, depuis l’entrée du vieux Tirésias s’écriant dans un accès de douleur prophétique : « Hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » jusqu’à celle du berger qui vient donner les preuves certaines de l’identité du roi et du fils de Jocaste ! Dans les deux pièces, la source dramatique est la même, la colère des Dieux dont l’action cachée se révèle aux hommes par des fléaux vengeurs et des intermédiaires révélateurs des crimes commis. Au-dessus des Dieux eux-mêmes apparaît l’impassible et toute puissante destinée, qui agite à son gré les faibles humains, les mène à la mort par la prudence, à la folie par la sagesse, à la ruine par l’heureuse fortune. Il ne saurait y avoir, et il n’y a en effet rien de plus grand au monde. OEdipe roi et Hamlet restent les deux drames incomparables entre tous. Nous ne pouvons qu’indiquer cette ressemblance entre les deux chefs-d’œuvre, dont la comparaison nous mènerait trop au delà des bornes dans lesquelles doit se renfermer une notice sommaire ; et celle-ci n’est déjà peut-être que trop prolongée. Il nous faut donc abandonner Hamlet, après l’avoir effleuré à peine ; n’avions-nous pas raison de dire tout à l’heure qu’un commentaire de cette pièce exigerait un volume entier ?

PERSONNAGES DU DRAME. modifier

CLAUDIUS, ROI DE DANEMARK.

HAMLET, fils du feu ROI et neveu du présent ROI.

POLONIUS, SEIGNEUR CHAMBELLAN.

HORATIO, ami d’HAMLET.

LAERTES, fils de POLONIUS.

VOLTIMAND,

CORNÉLIUS,

ROSENCRANTZ,

CUILDENSTERN,

OSRIC,

UN GENTILHOMME.

UN PRÊTRE.

MARCELLUS,

BERNARDO,

FRANCISCO,

COURTISANS,

OFFICIERS.

REYNALDO, serviteur de POLONIUS.

FORTINBRAS, PRINCE DE NORWÉGE.

DES COMÉDIENS.

DEUX FOSSOYEURS.

UN CAPITAINE.

AMBASSADEURS ANGLAIS.

LE FANTÔME DU PÈRE D’HAMLET.

GERTRUDE, REINE DE DANEMARK et mère d’HAMLET.

OPHÉLIA, fille de POLONIUS.

SEIGNEURS, DAMES, OFFICIERS, SOLDATS, MARINS, MESSAGERS, ET AUTRES COMPARSES.

SCÈNE. — ELSENEUR.

HAMLET, modifier

PRINCE DE DANEMARK, modifier


ACTE 1. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Une esplanade devant le château.

FRANCISCO est de garde. BERNARDO entre, et vient a lui.

BERNARDO. — Qui va là ?

FRANCISCO. — Parbleu, c’est à vous à me répondre ; halte, et faites-vous connaître.

BERNARDO. — Vive le roi !

FRANCISCO. — Bernardo ?

BERNARDO. — Lui-même.

FRANCISCO. — Vous êtes très-exact à votre heure.

BERNARDO. — Il vient de frapper minuit ; va te coucher, Francisco.

FRANCISCO. — Bien des remerciments pour m’avoir relevé de faction : il fait un froid piquant, et je suis transi jusqu’à la moelle.

BERNARDO. — Avez-vous eu une garde paisible ?

FRANCISCO. — Pas une souris n’a remué.

BERNARDO. — Eh bien ! bonne nuit. Si vous rencontrez Horatio et Marcellus qui sont mes camarades de garde, dites-leur de se dépêcher.

FRANCISCO. — Je crois que je les entends. — Halte, holà ! Qui va là ?

Entrent HORATIO et MARCELLUS.

HORATIO. — Amis de ce pays.

MARCELLUS. — Et hommes liges du roi de Danemark.

FRANCISCO. — Je vous souhaite une bonne nuit.

MARCELLUS. — Allons, adieu, honnête soldat : qui vous a relevé ?

FRANCISCO. — Bernardo a pris ma place. Je vous souhaite une bonne nuit. (Il sort.)

MARCELLUS. — Holà ! Bernardo !

BERNARDO. — Parlez. Eh bien, est-ce qu’Horatio est ici ?

HORATIO. — Quelqu’un qui lui ressemble.

BERNARDO. — Bonsoir, Horatio ; bonsoir, mon bon Marcellus.

MARCELLUS. — Eh bien ! cette vision a-t-elle apparu encore cette nuit ?

BERNARDO. — Je n’ai rien vu.

MARCELLUS. — Horatio dit que c’est seulement une imagination de notre part, et ne veut pas se laisser persuader au sujet de cette terrible apparition deux fois vue de nous : en conséquence, je l’ai prié de venir avec nous veiller attentivement toute cette nuit, afin que si l’apparition revient encore, il puisse vérifier que nos yeux n’ont point menti, et lui parler.

HORATIO. — Bah, bah ! elle n’apparaîtra pas.

BERNARDO. — Asseyons-nous un instant, et permettez-nous de donner un nouvel assaut à vos oreilles qui sont si bien fortifiées contre le récit de ce que nous avons vu pendant deux nuits.

HORATIO. — Bon, asseyons-nous, et écoutons Bernardo nous conter la chose.

BERNARDO. — La dernière nuit, lorsque cette même étoile à l’ouest du pôle avait accompli son voyage pour venir illuminer cette partie du ciel où elle brille à cette heure, Marcellus et moi, au moment où la cloche sonnait une heure....

MARCELLUS. — Paix ! arrête-toi ; regarde, le voici qui vient encore !

Entre LE FANTÔME.

BERNARDO. — Exactement avec le même aspect que le roi qui est mort.

MARCELLUS, — Toi qui es un savant, parle-lui, Horatio [1].

BERNARDO. — N’a-t-il pas tout l’air du roi ? regarde-le bien, Horatio.

HORATIO. — C’est le roi lui-même : — j’en suis anéanti d’épouvante et d’étonnement.

BERNARDO. — Il voudrait qu’on lui parlât.

MARCELLUS. — Questionne-le, Horatio.

HORATIO. — Qui es-tu, toi qui empruntes cette heure de la nuit pour usurper les belles et vaillantes formes sous lesquelles marchait naguère la majesté du défunt roi de Danemark ? par le ciel, parle, je te l’enjoins !

MARCELLUS. — Il est offensé.

BERNARDO. — Voyez ! il s’éloigne fièreinent !

HORATIO. — Arrête ! parle, parle ! je te l’enjoins, parle ! (Sort le Fantôme.)

MARCELLUS. — Il est parti et ne répondra pas.

BERNARDO. — Eh bien, Horatio ! voilà que vous tremblez et que vous êtes pâle : n’est-ce pas quelque chose de plus qu’une imagination de noire part ? Qu’en pensez-vous ?

HORATIO. — Devant mon Dieu, je n’aurais jamais pu le croire sans le témoignage sensible et certain de mes propres yeux.

MARCELLUS. — Ne ressemble-t-il pas’ au roi ?

HORATIO. — Comme tu te ressembles à toi-même : telle était l’armure même qu’il portait, lorsqu’il combattit l’ambitieux roi de Norwége : c’est ainsi qu’il fronça le sourcil, lorsqu’un, jour dans une discussion orageuse, il frappa sur la glace le Polonais en traîneau. C’est étrange.

MARCELLUS. — C’est ainsi que deux fois déjà, et juste à cette heure nocturne, il a passé près de notre garde avec cette fière allure guerrière.

HORATIO. — Je ne sais pas trop comment il faut prendre la chose ; en substance, l’opinion vers laquelle je pencherais, c’est que cela présage à notre état quelque étrange révolution.

MARCELLUS. — Mon bon ami, assieds-toi maintenant, et dis-moi qui sait pourquoi cette même garde stricte et vigilante fatigue chaque nuit les sujets de ce royaume ? pourquoi cette fonte journalière ; de canons de bronze, et ces marchés à l’étranger pour des munitions de guerre ? pourquoi un tel embauchage d’ouvriers de marine dont la rude tâche ne distingue plus le dimanche du reste de la semaine ? qu’est-ce qu’il peut y avoir en jeu pour que cette activité prodigieuse fasse des nuits les compagnes de travail des jours ? qui peut m’en informer ?

HORATIO. — Moi, je le puis ; au moins voici ce que dit la rumeur. Notre dernier roi, dont.l’image vient à l’instant de nous apparaître, fut, comme vous le savez, défié au combat par Fortinbras de Norwége, piqué par un orgueil des plus jaloux. Dans ce combat, notre vaillant Hamlet (c’est l’épithèteque lui donnait cette hémisphère de notre monde connu) tua ce Fontinbras, qui, par acte scellé et régulièrement conforme à la loi et aux coutumes héraldiques, consentait à abandonner avec la vie à son vainqueur toutes les terres qui composaient ses domaines : notre roi, de son côté, s’était engagé à céder une portion égale de territoire qui serait revenue à Fortinbras, s’il eût été vainqueur, comme en vertu de ce contrat réciproque, et de par la clause de l’article mentionné, son lot est tombé en partage à Hamlet. Maintenant, Monsieur, le jeune Fertinbras, plein d’un bouillant courage qui n’a pas encore reçu les leçons de l’expérience, a sur les lisières de la Norwége, ici et là, ramassé une bande de vagabonds résolus, prêts pour les vivres et l’entretien à toute entreprise demandant de l’audace : or, l’entreprise qu’il médite (comme cela parait clair à notre gouvernement) consiste à nous reprendre, de haute main et par contrainte, lesdites terres : ainsi perdues par son père : et voilà, je crois, la principale cause de nos préparatifs, l’origine de nos gardes, et la première raison de cette activité fiévreuse et de ce remue-ménage dans le royaume.

BERNARDO. — Je pense que c’est bien cela et rien d’autre : et cet état de choses pourrait bien être l’explication de cette apparition merveilleuse qui passe armée à travers notre garde, apparition si semblable au roi qui fut et qui est le sujet de ces guerres.

HORATIO. — C’est un grain de poussière bien fait pour troubler l’œil de l’âme. À l’époque où Rome était la plus haute et la plus triomphante, un peu avant que tombât le tout-puissant Jules, les tombeaux lâchèrent leurs habitants, et les morts en linceuls poussèrent des cris et dès gémissements à travers les rues de Rome : on vit des étoiles avec des queues de flammes, des rosées de sang, des désastres dans le soleil, et l’astre humide dont l’influence régit l’empire de Neptune subit une éclipse presque semblable à celle du jour du jugement : or ces mêmes signes précurseurs d’événements terribles, le ciel et la terre les ont aussi montrés à nos climats et à nos compatriotes, comme les avant-coureurs qui précèdent toujours les destinées, comme le prologue aux catastrophes prochaines. Mais doucement, voyez, le voici qui vient encore !

Rentre LE FANTÔME.

HORATIO. — Je vais lui barrer la route, quand bien même il devrait me jeter un sort (a). — Arrête, illusion ! Si tu as voix ou langage quelconque, parle-moi : — s’il y a quelque bonne œuvre à accomplir qui puisse nous donner, à toi du soulagement, à moi la faveur

(a) I will cross it, though it blast me. C’était une croyance que quiconque traversait l’endroit où apparaissait un fantôme était soumis à son influence. de la grâce, parle-moi : — si tu as connaissance de quelque fatalité menaçante pour ton pays, qui, révélée d’avance, pourrait être détournée, oh ! parle ! — ou bien si pendant ta vie tu as caché dans le sein de la terre dès trésors extorqués, motif pour lequel, dit-on, vous esprits vous rôdez souvent au sein de la mort [2], parle-m’en : — arrête et parle ! (Le coq chante.) Arrête-le, Marcellus.

MARCELLUS. — Le frapperai-je de ma pertuisane ?

HORATIO. — Oui, s’il ne veut pas s’arrêter.

BERNARDO. — Il est ici !

HORATIO. — Il est là !

MARCELLUS. — Il est parti ! (Sort le Fantôme.) Nous agissons mal en faisant montre de violence envers cet être si majestueux ; car il est comme l’air invulnérable, et nos coups sont une plaisanterie aussi vaine que méchante.

BERNARDO. — Il allait parler lorsque le coq a chanté.

HORATIO. — Et alors il a décampé comme une créature coupable qui obéit à une sommation terrible. J’ai entendu dire que le coq qui est le trompette du matin, réveille le Dieu du jour de sa voix haute et perçante, et qu’à son signal, tout esprit errant et vagabond soit sur la mer ou dans le feu, soit sur la terre ou dans l’air, retourne à son domicile : de cette vérité, la présente apparition est la preuve [3].

MARCELLUS. — Elle s’est fondue au cri du coq. Il y en a qui disent que toujours à l’époque où est célébrée la naissance de notre Sauveur, cet oiseau de l’aube chante tout le long de la nuit : alors, dit-on, aucun esprit n’ose errer au dehors : pendant ces semaines-là les nuits sont salubres ; nulle planète n’a de mauvaise influence, nulle fée ne jette de charme, nulle sorcière n’a de pouvoir d’enchanter, si béni et si plein de grâce est ce moment de l’année.

HORATIO. — C’est ce que j’ai entendu dire aussi, et je le crois en partie. Mais, voyez, le matin, en manteau rouge brun, marche à travers la rosée sur cette haute colline qui est là-bas à l’Orient. Laissons là notre garde, et, si vous m’en croyez, allons rapporter au jeune Hamlet ce que nous avons vu cette nuit ; car sur ma vie, cet esprit qui est muet pour nous lui parlera. Consentez-vous à ce que nous l’en informions, et ne croyez-vous pas que cet avis est exigé par notre affection et conforme à notre devoir ?

MARCELLUS. — Faisons cela, je vous en prie : je sais où nous le trouverons ce matin pour lui parler commodément. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Une salle d’état dans le château.

Entrent LE ROI, LA REINE, HAMLET, POLONIUS LAERTES, VOLTIMAND, CORNÉLIUS, seigneurs et gens de la suite.


LE ROI. — Quoique la mort de notre cher frère Hamlet soit encore de fraîche date, et qu’il pût paraître convenable que nos cœurs fussent accablés sous le chagrin, et que tout notre royaume présentât l’aspect d’une douleur unanime, cependant la discrétion a si bien combattu la nature qu’une tristesse très-sage nous permet de penser à lui en même temps qu’à nous-mêmes. C’est pourquoi avec une joie en quelque sorte déroutée, le bonheur dans un œil et la douleur dans l’autre, mêlant les réjouissances aux funérailles et les cantiques funèbres à l’hymne nuptial, faisant une part égale à l’allégresse et au deuil, nous avons pris pour femme celle qui fut autrefois notre sœur, qui est maintenant notre reine, et partage avec nous la domination de cet état guerrier : en agissant ainsi, nous n’avons pas exclu les avis de vos sagesses ; mais ils nous ont pleinement approuvé en cette affaire : nos remerciments à tous. Maintenant, ainsi que vous le savez, le jeune Fortinbras, se forgeant une faible opinion de notre valeur, ou bien associant au rêve de sa supériorité la pensée que par suite de la mort de feu notre cher frère notre état doit être disjoint et hors de défense, n’a pas manqué de nous accabler de messages tendant à la restitution de ces territoires perdus par son père et acquis par notre vaillant frère selon toutes les formes légales. Voilà pour ce qui le concerne. Maintenant, quant à ce qui nous concerne et à l’objet de la présente réunion, le voici :-nous avons écrit ici au roi de Norwége, oncle du jeune Fortinbras, qui, impotent et gardant le lit, connaît à peine les projets de son neveu, d’avoir à couper court à ses menées ultérieures ; car c’est parmi ses sujets que se font levées, enrôlements et recrues : en conséquence, nous vous dépêchons vous, mon bon Cornélius, et vous, Voltimand, pour porter cette lettre amicale au vieux roi de Norwége ; quant à votre pouvoir personnel pour traiter de cette affaire avec le roi, nous défendons qu’il dépasse les limites que nous lui imposons dans ces articles détaillés. Adieu, et que votre promptitude témoigne de votre dévouement.

CORNÉLIUS et VOLTIMAND. — En cette affaire, comme en toutes choses, nous vous montrerons notre dévouement.

LE ROI. — Nous n’en doutons nullement : cordial adieu. (Sortent Voltimand et Cornélius.) Et maintenant, Laertes, qu’avez-vous à nous dire de nouveau ? Vous nous aviez parlé d’une requête ; quelle est-elle, Laertes ? Vous n’avez pas à craindre de dépenser en vain vos paroles quand vous adresserez une demande raisonnable au roi de Danemark. Quelle chose pourrais-tu bien me demander, Laertes, que je ne sois plutôt prêt à t’offrir que toi à la solliciter ? La tête n’est pas plus sœur du cœur, la main n’est pas plus servante de la bouche, que ce trône de Danemark n’est dévoué à ton père. Que désirerais-tu, Laertes ?

LAERTES. — Mon redouté Seigneur, votre agrément et votre permission pour retourner en France. J’en suis parti de grand cœur pour venir en Danemark vous présenter mes respects à votre couronnement ; cependant, je dois l’avouer, maintenant que ce devoir est rempli, mes pensées, et mes vœux me tirent de nouveau du côté de la France, et se courbent devant vous pour demander votre gracieux congé et votre indulgence.

LE ROI. — Avez-vous la permission de votre père ? Que dit Polonius ?

POLONIUS. — Il m’a arraché une permission récalcitrante à force de me harceler de prières, et à la fin j’ai fort à contre-cœur scellé son désir de mon consentement : je vous en prie, donnez-lui permission de partir, Monseigneur.

LE ROI. — Choisis ton heure, Laertes : que ton temps t’appartienne, et fais-en l’emploi qui te sourira le mieux ! — Et maintenant, mon neveu et mon fils, Hamlet....

HAMLET, à part. — Un peu plus que parent, mais un peu moins que père [4].

LE ROI. — Pourquoi ces nuages qui continuent à vous envelopper ?

HAMLET. — Je n’ai pas de nuages, Monseigneur ; je ne suis que trop au soleil [5].

LA REINE. — Mon bon Hamlet, laisse là cette physionomie lugubre, et que ton œil se tourne vers le roi de Danemark comme vers un ami. Que tes regards baissés ne cherchent pas éternellement ton noble père dans la poussière : tu sais que c’est la loi commune : — tous ceux qui vivent doivent mourir, et passer de la nature à l’éternité.

HAMLET. — Oui, Madame, c’est la loi commune.

LA REINE. — Si c’est la loi commune, pourquoi en sembles-tu affligé comme si cela t’était particulier ?

HAMLET. — Semble, Madame ! non, c’est bien une réalité : je ne connais pas de semblants. Ma bonne mère, ce n’est ni mon manteau couleur d’encre, ni l’appareil ordinaire du deuil solennel, ni le souffle gémissant d’une respiration oppressée, ni l’œil changé en fleuve de larmes, ni l’aspect accablé du visage, ni le cortége entier des formes, expressions, apparences du chagrin, qui peuvent traduire avec vérité mon cœur. Ces choses-là sont en effet des semblants, car ce sont des actions qu’un homme peut contrefaire : mais j’ai en moi quelque chose qui dépasse toutes les manifestations extérieures, lesquelles ne sont que la livrée et le décor de la douleur.

LE ROI. — Il est délicat et honorable pour votre nature, Hamlet, de rendre à votre père ces hommages de douleur : mais, vous le savez bien, votre père avait perdu un père ; ce père qu’il perdit, avait perdu le sien ; et le survivant est tenu par piété filiale de montrer pendant un temps la douleur qui convient au deuil : mais persévérer dans une affliction obstinée est la conduite d’une opiniâtreté impie ; c’est un chagrin sans virilité : cela montre une volonté très-indocile envers le ciel, un cœur sans force sur lui-même, une âme impatiente, une intelligence simple et sans lumières : car, pourquoi prendrions-nous à cœur avec une opposition chagrine ce que nous savons devoir être nécessairement, et qui est chose ordinaire s’il en est au monde ? Fi ! c’est une offense envers le ciel, une offense envers le mort, une offense envers la nature, une offense de la plus grande absurdité envers la raison dont le thème ordinaire est la mort des pères, et qui, depuis le premier cadavre, jusqu’à celui qui mourut hier, n’a cessé de crier : « Il en doit être ainsi. » Nous vous en prions, donnez congé à cette douleur impuissante, et regardez-nous comme un père ; car nous voulons que le monde en prenne note, vous êtes le plus rapproché de notre trône, et la tendresse là plus exaltée qu’un père puisse porter à son fils, je la ressens pour vous. Quant à votre intention de retourner à l’université de Wittenberg, elle est très-opposée à nos désirs : nous vous en conjurons, consentez à rester ici pour la joie et la fête de nos yeux, comme le premier de notre cour, notre neveu, et notre fils.

LA REINE. — Que ta mère ne perde pas ses prières, Hamlet ; je t’en prie, reste avec nous, ne vas pas à Wittenberg [6].

HAMLET. — Je ferai de mon mieux pour vous obéir en toutes choses, Madame.

LE ROI. — Allons, c’est une bonne et affectueuse réponse : soyez comme nous-mêmes en Danemark — Venez, Madame ; cet aimable et volontaire consentement d’Hamlet fait sourire mon cœur : pour le fêter, le roi de Danemark ne portera pas aujourd’hui une santé joyeuse, sans que le canon retentissant aille en avertir les nuages, et que les cieux, en répétant le terrestre tonnerre, proclament une seconde fois le toast du roi. — Allons. (Tous sortent, sauf Hamlet.)

HAMLET. — Oh ! si cette trop, trop solide chair pouvait se fondre, se liquéfier et se résoudre en rosée ! Oh ! si l’Éternel n’avait pas formulé ses décrets contre le suicide ! Ô Dieu ! Ô Dieu ! combien fastidieux, usés, vulgaires, stériles me semblent tous les biens de ce monde ! Fi de ce monde ! Oh ! fi ! c’est un jardin non sarclé où les herbes folles poussent d’elles-mêmes ; les plantes mal faisantes et de grossière nature le possèdent seules. Que les choses en soient venues là ! Mort seulement depuis deux mois ! pas même autant, pas deux mois ; un roi si excellent, qui, comparé à cet autre, était ce qu’Hypérion [7] est à un satyre, — si aimant pour ma mère qu’il ne pouvait pas souffrir que les vents du ciel visitassent trop rudement son visage. Ciel et terre ! faut-il que je me le rappelle ! vraiment elle s’accrochait à lui comme si son appétit n’avait fait que croître davantage à mesure qu’il était satisfait : et cependant au bout d’un mois.... Oh ! ne pensons pas à cela Fragilité, ton nom est femme ! — Un tout petit mois ; avant même qu’elle eût achevé d’user les souliers avec lesquels elle suivait : le convoi de mon pauvre père toute en larmes, comme Niobé ! — elle, elle-même, — ô Dieu ! une bête privée de la faculté de raisonner aurait pleuré plus longtemps, — elle s’est mariée à mon oncle, le frère de mon père, mais qui ne ressemble pas plus à mon père que je ne ressemble à Hercule : au bout, d’un mois ; avant que le sel de ses très-indignes larmes eût cessé d’irriter ses yeux rougis, elle s’est mariée ! — Oh ! l’exécrable promptitude ! courir en poste avec cette vivacité vers des draps incestueux ! Cela n’est pas bien, cela ne peut pas mener à bien : mais brise-toi, mon cœur, car je dois retenir ma langue !

Entrent HORATIO, MARCELLUS et BERNARDO.

HORATIO. — Salut à Votre Seigneurie !

HAMLET. — Je suis heureux de vous voir en bonne santé : — Horatio, si j’ai mémoire de moi-même ?

HORATIO. — Lui-même, Monseigneur, et toujours votre pauvre serviteur.

HAMLET. — Mon bon ami, Monsieur ; je veux que cette qualité remplace celle que vous vous donnez. Et pourquoi êtes-vous revenu de Wiltenberg, Horatio ? — Marcellus ?

MARCELLUS. — Mon bon Seigneur ?...

HORATIO. — Je suis très-heureux de vous voir. — Bonsoir, Monsieur. — Mais en bonne franchise, qu’est-ce qui vous a fait venir de Wittenberg ?

HORATIO. — Une envie de dissipation, mon bon Seigneur.

HAMLET. — Je ne voudrais pas entendre votre ennemi parler ainsi ; et vous n’imposerez pas à mon oreille cette violence de lui faire croire à votre témoignage contre vous-même : je sais que vous n’êtes pas dissipé. Mais quelle affaire avez-vous dans Elsèneur ? Nous vous apprendrons à boire sec avant votre départ.

HORATIO. — Monseigneur, j’étais venu pour voir les funérailles de votre père.

HAMLET. — Ne te moque pas de moi, je t’en prie, camarade d’université ; je pense que c’était pour voir le mariage de ma mère.

HORATIO. — En vérité, ’ Monseigneur, cela a suivi de bien près.

HAMLET. — L’économie, l’économie, Horatio ! Les restes refroidis du repas des funérailles ont fourni les tables du repas de noces 8. Oh ! que n’ai-je pu me rencontrer dans le ciel avec mon plus intime ennemi avant de voir un pareil jour, Horatio ! — Mon père, — il me semble que je le vois, mon père.

HORATIO. — Oh ! où donc, Monseigneur ?

HAMLET. — Je le vois par l’œil de mon âme, Horatio.

HORATIO. — Je l’ai vu jadis ; c’était un beau roi.

HAMLET. — C’était un homme tellement accompli que je ne reverrai jamais son pareil,

HORATIO. — Monseigneur, je crois que je l’ai vu la nuit dernière.

HAMLET. — Vu qui ?

HORATIO. — Le roi votre père, Monseigneur.

HAMLET. — Le roi mon père !

HORATIO. — Modérez assez votre étonnement pour me prêter un instant une oreille attentive, afin que je puisse vous raconter ce miracle sous le témoignage de ces gentilshommes.

HAMLET. — Pour l’amour de Dieu, racontez-moi cela.

HORATIO. — Deux nuits de suite, pendant leur garde, au plein milieu et dans le vaste silence de la nuit, ces deux gentilshommes, Marcellus et Bernardo, avaient eu la visite que voici : Une figure pareille à votre père, armée de pied en cap de tous points comme lui, apparaît devant eux, et d’un pas solennel va et vient à leurs côtés, lentement et majestueusement. Trois fois leurs yeux terrifiés et saisis de surprise l’ont vu s’approcher à une distance égale à la longueur de son bâton de commandement ; mais eux, presque dissous en gelée par la crainte, sont restés muets et ne lui ont pas parlé. Ils me communiquèrent le fait en secret avec terreur, et je partageai leur garde la troisième nuit : l’apparition vint telle exactement qu’ils l’avaient décrite, juste à la même heure, juste sous la même forme. Je connaissais votre père ; ces deux mains ne se ressemblent pas davantage qu’il ne ressemblait à ce fantôme.

HAMLET. — Mais où était-ce ?

MARCELLUS. — Monseigneur, sur l’esplanade où nous montions la garde.

HAMLET. — Ne lui avez-vous pas parlé ?

HORATIO. — Je lui ai parlé, Monseigneur ; mais il n’a fait aucune réponse : cependant une fois il m’a semblé qu’il relevait la tête, et qu’il prenait l’attitude de quelqu’un qui allait parler : mais, à ce moment même, le coq matinal chanta de sa voix la plus haute ; et à ce son il s’éloigna en toute hâte et disparut à nos yeux.

HAMLET. — C’est très-étrange.

HORATIO. — C’est la vérité, comme j’existe, mon honoré Seigneur, et il nous a para que notre devoir nous faisait une loi de vous découvrir ce fait.

HAMLET. — Vraiment, vraiment, Messieurs, cela me trouble. — Étes-vous de garde cette nuit ?

MARCELLUS et BERNARDO. — Oui, Monseigneur.

HAMLET. — Et il était armé, dites-vous ?

MARCELLUS et BERNARDO. — Armé, Monseigneur.

HAMLET. — Du sommet du crâne à l’orteil ?

MARCELLUS et BERNARDO. — De la tête aux pieds, Monseigneur.

HAMLET. — Et vous n’avez pu voir son visage alors ?

HORATIO. — Oh si, Monseigneur ; sa visière était relevée.

HAMLET. — Quel était son aspect ? menaçant ?

HORATIO. — Il y avait dans sa physionomie plus de douleur que de colère.

HAMLET. — Pâle ou coloré ?

HORATIO. — Extrêmement pâle, vraiment.

HAMLET. — Et il a fixé ses yeux sur vous ?

HORATIO. — Très-fermement.

HAMLET. — J’aurais voulu être là.

HORATIO. — Cela vous aurait beaucoup étonné.

HAMLET. — C’est vraisemblable, très-vraisemblable [9]. — Est-ce qu’il est resté longtemps ?

HORATIO. — Le temps qu’il faudrait pour compter jusqu’à cent en se hâtant modérément.

MARCELLUS et BERNARDO. — Plus longtemps, plus longtemps.

HORATIO. — Non pas lorsque je l’ai vu.

HAMLET. — Sa barbe était-elle grisonnante ? non ?

HORATIO. — Elle était comme je l’ai vue pendant sa vie, noire argentée.

HAMLET. — Je veillerai cette nuit ; peut-être reparaîtra-t-il ?

HORATIO. — Je vous garantis qu’il reparaîtra.

HAMLET. — S’il se présente sous la forme de mon noble père, je lui parlerai quand bien même l’enfer ouvrirait sa gueule pour me hurler de me tenir en paix. Je vous en prie tous, si vous avez jusqu’ici gardé le secret sur cette vision, continuez à rester silencieux ; et quelque chose qui arrive cette nuit, bornez-vous à la comprendre ; mais pas de paroles : je récompenserai votre amitié. Là-dessus, adieu : j’irai vous rejoindre sur l’esplanade entre onze heures et minuit.

Tous. — Notre obéissance est au service de Votre Honneur.

HAMLET. — Dites votre amitié, comme la mienne est à votre service : adieu. (Sortent Horatio, Marcellus et Bernardo.) Le fantôme de mon père en armes ! tout n’est pas droit ; je soupçonne quelque vilain jeu : que je voudrais que la nuit fût venue ! Jusque-là, reste paisible, mon âme : les actions indignes apparaîtront toujours, quand bien même toute la terre les couvrirait pour les cacher aux yeux des hommes ! (Il sort.)

SCÈNE III. modifier

Un appartement dans la demeure de POLONIUS.
Entrent LAERTES et OPHÉLIA.

LAERTES. — Mes effets sont embarqués ; adieu : et, ma sœur, toutes les fois que les vents seront bons et qu’il y aura un navire en partance, ne soyez pas paresseuse, mais faites-moi savoir de vos nouvelles..

OPHÉLIA. — Doutez-vous que je ne le fasse ?

LAERTES. — Quant à Hamlet, et au badinage de ses attentions, regardez cela comme une fantaisie, un caprice du sang, une violette aux premiers jours de la nature printamère, précoce mais non permanente, suave mais non durable, le parfum et la volupté d’une minute, rien de plus.

OPHÉLIA. — Rien de plus que cela ?

LAERTES. — Ne le tenez pour rien d’autre : car la nature en croissant ne se développe pas seulement en muscles et en volume ; mais à mesure que ce temple grandit, le service intérieur de l’esprit et de l’âme grandit également Peut-être vous aime-t-il maintenant ; et peut-être maintenant aucune ombre, aucune hypocrisie ne ternissentelles la vertu de sa volonté : mais vous devez craindre que sa grandeur ne l’emporte sur sa volonté, quand elles seront pesées ensemble. Il est en effet l’esclave de sa naissance, et il ne peut comme les personnes sans condition choisir selon ses goûts personnels ; car de son choix dépendent la sécurité et la santé de l’état tout entier, et par conséquent son choix doit être subordonné à la voix et à l’assentiment du corps dont il est’ la tête. Ainsi, s’il vous dit qu’il vous aime, il convient à votre sagesse de ne le croire que dans la mesure où sa condition et ses devoirs particuliers lui permettent de mettre d’accord ses actes et ses paroles, et cette mesure c’est l’opinion générale du Danemark qui la détermine. Ainsi réfléchissez bien à la tache que pourrait souffrir votre honneur, si vous prêtiez à ses chansons une oreille trop crédule, ou si vous perdiez votre cœur, ou si vous lui ouvriez le trésor de votre chasteté sous la pression de son importunité. Craignez cela, Ophélia, craignez cela, ma chère sœur ; et tenez-vous à l’arrière-garde de votre affection, hors de l’atteinte des coups de feu et des dangers du désir. La fille là plus avare d’elle-même en est assez prodigue si elle démasque sa beauté devant la lune : la vertu elle-même n’échappe pas aux coups de la calomnie : le ver outrage les enfants du printemps trop souvent avant même que leurs boutons se soient ouverts : et c’est au matin et pendant la liquide rosée de la jeunesse que les brouillards contagieux sont le plus à redouter. Ainsi, soyez circonspecte ; la crainte est la meilleure garantie de sécurité : la jeunesse est rebelle-contre elle-même, même quand personne n’est là pour l’exciter.

OPHÉLIA. — Je retiendrai le sens de cette belle leçon, et je la donnerai comme gardienne à mon cœur. Mais, mon bon frère, ne faites pas comme font certains profanes prédicateurs, qui vous montrent le chemin escarpé et épineux du ciel, tandis qu’eux-mêmes, libertins sans frein et sans loi-, foulent le sentier fleuri du plaisir et n’observent pas leur propre sermon.

LAERTES. — Oh ! ne craignez pas pour moi. Je reste trop longtemps ; — mais voici mon père qui vient.

Entre POLONIUS.

LAERTES. — Une double bénédiction, est une double grâce ; je suis heureux de la bonne occasion qui m’est donnée de prendre un second congé.

POLONIUS. — Encore ici, Laertes ! À bord, à bord, c’est une honte ! le vent soufflé au dos de vos voiles, et on vous attend. Allons, ma bénédiction soit avec vous ! (Il pose sa main sur la tête de Laertes) et grave dans ta mémoire ces quelques préceptes. Ne donne pas de langue à tes pensées, et ne fais jamais passer dans l’action une pensée peu réfléchie. Sois familier, mais évite par tous les moyens possibles d’être banal. Quand tu auras éprouvé l’affection de tes amis, enchâsse-les dans ton âme avec des cercles d’acier ; mais, ne prostitue pas ta poignée de main à tout nouveau, à tout passager camarade. Crains de te fourrer dans une querelle ; mais une fois que tu y seras entré, soutiens la de façon que ton adversaire te craigne. Prête à tous ton oreille, mais à peu ta voix ; accepte l’opinion d’un chacun, mais réserve ton jugement. Que ta mise soit aussi somptueuse que te le permettra ta Bourse, mais qu’elle n’obéisse pas au caprice ; qu’elle soit riche, mais non voyante : car le costume révèle souvent l’homme ; et les gens de haut rang et de condition en France, sont principalement sur cet article de la toilette, d’une élégance aussi pleine de goût que de magnificence. Ne sois ni prêteur, ni emprunteur ; car on perd souvent en prêtant et le prêt et l’ami, et emprunter émousse le fil de l’esprit d’ordre. Par-dessus tout, sois vrai envers toi-même, et il s’ensuivra, comme la nuit suit le jour, que tu ne pourras être faux envers personne. Adieu : que ma bénédiction fasse fructifier en toi ces conseils !

LAERTES. — Je prends très-humblement mon congé, Monseigneur.

POLONIUS. — Le temps vous presse ; allez, vos serviteurs vous attendent.

LAERTES. — Adieu, Ophélia, et rappelez-vous bien ce que je vous ai dit,

OPHÉLIA. — Vos paroles sont fermées dans ma mémoire, dont vous garderez vous-même la clef avec vous.

LAERTES. — Adieu. (Il sort.)

POLONIUS. — Qu’est-ce qu’il vous disait, Ophélia ?

OPHÉLIA. — Avec votre permission, quelque chose touchant le Seigneur Hamlet.

POLONIUS. — Pardi, c’était bien pensé. On me dit que très-souvent dans ces derniers temps Hamlet vous a consacré beaucoup de ses heures, et que vous-même vous avez été libérale et prodigue de votre société : s’il en est ainsi, — c’est ce qu’on m’a rapporté, et cela par mesure de prudence, —je dois vous dire que vous ne comprenez pas ce que vous êtes aussi clairement qu’il conviendrait à ma fille et à votre honneur. Qu’y a-t-il entre vous ? dites-moi la vérité.

OPHÉLLA. — Plusieurs fois dans ces derniers temps, Monseigneur, il m’a fait l’offre de son affection.

POLONIUS. — Son affection ! ta, ta ! Vous parlez comme une fillette encore toute verte, et qui n’a pas l’expérience de telles dangereuses circonstances. Croyez-vous à ses offres, comme vous les appelez ?

OPHÉLIA. — Je ne sais pas, Monseigneur, ce que j’en dois penser.

POLONIUS. — Pardi, je vais vous l’apprendre : pensez que vous êtes un enfant à la mamelle qui avez pris pour du bon argent ces offres qui sont monnaie fausse. Offrez-vous à vous-même plus d’affection bien entendue ; ou si non, — soit dit sans vouloir forcer le sens de ce pauvre mot — vous arriveriez à m’offrir l’imbécillité.

OPHÉLIA. — Monseigneur, il m’a pressée de son amour d’une manière honorable.

POLONIUS. — Oh oui, vous pouvez bien appeler ça manière : allez, allez.

OPHÉLIA, — Et il a appuyé ses discours, Monseigneur, de presque tous les serments les plus sacrés du ciel.

POLONIUS. — Oui, des lacets à prendre les bécasses. Je sais avec quelle prodigalité, lorsque le sang brûle, l’âme conduit les serments à la langue. Vous ne devez pas prendre pour du feu véritable, ma fille, ces lueurs qui donnent plus de clarté que de chaleur, et qui, perdant à la fois clarté et chaleur au moment même où elles les annoncent, s’éteignent aussi vite qu’elles sont nées. À partir de ce moment, ma fille, soyez un peu plus avare de votre virginale présence ; placez vos entretiens à un plus haut prix qu’une invitation à la causerie. Quant au Seigneur Hamlet, ce qu’il vous faut croire à son sujet, c’est qu’il est jeune, et qu’il peut marcher avec des lisières moins courtes que celles qui vous sont permises : bref, Ophélia, ne croyez pas à ses serments, car ce sont des entremetteurs ; non de la nuance de ceux qui montrent ouvertement ce qu’ils sont, mais des solliciteurs de profanes requêtes, qu’ils présentent comme des requêtes saintes et pieuses, afin de mieux tromper. Que cela soit dit une fois pour toutes ; en termes nets, à partir de ce moment, je désirerais vous voir éviter de faire de votre plus petit moment de loisir un aussi mauvais usage que celui de parler ou d’échanger des promesses avec le Seigneur Hamlet. Faites-y attention, je vous y engage : allez à vos occupations.

OPHÉLIA. — J’obéirai, Monseigneur. (Ils sortent.)

SCÈNE IV. modifier

L’esplanade.
Entrent HAMLET, HORATIO et MARCELLUS.

HAMLET. — L’air pique rudement ; il fait très-froid.

HORATIO. — Oui, l’air est âpre et mordant.

HAMLET. — Quelle heure est-il ?

HORATIO. — Bien près de minuit, je crois.

MARCELLUS. — Non, il a sonné.

HORATIO. — Vraiment ? Je ne l’ai pas entendu : en ce cas nous approchons de l’heure où le spectre a l’habitude de faire son apparition. (Bruit de trompettes et dé charges d’artillerie à l’intérieur du château.) Qu’est-ce que cela signifie, Monseigneur ?

HAMLET. — Le roi donne ce soir un réveillon ; il s’amuse à boire, il se grise, et chancelle en dansant des sauteuses effrénées ; toutes les fois qu’il a vidé son hanap de vin du Rhin, la timbale et le tambour braient de cette façon le triomphe du toast qu’il porte.

HORATIO. — Est-ce une coutume ?

HAMLET. — Oui, parbleu ; mais à mon sens, — quoique je sois né ici, et que j’aie été élevé dans ces mœurs, — c’est une coutume qu’il est plus honorable d’enfreindre que d’observer. Ces abrutissantes orgies nous livrent, de l’Orient à l’Occident, à la critique et au mépris des autres nations : elles nous appellent ivrognes, et souillent nos titres de l’épithète de cochons ; et véritablement, quelle que soit la hauteur qu’ils atteignent, ce vice retire à nos exploits le suc et la moelle, même de la gloire qu’ils méritent [10]. C’est ainsi qu’il arrive souvent chez les individus, que par le fait de quelque tache vicieuse de nature, comme celle de la naissance (dont ils ne sont pas coupables cependant, puisque nous ne choisissons pas nôtre origine), ou par la croissance excessive de quelque propension naturelle qui brise trop souvent les remparts et les palissades de là raison, ou par le fait, de quelque habitude qui a mis trop de levain dans la pâte des bonnes manières, c’est ainsi, dis-je, que ces hommes, parce qu’ils portent la marque d’un unique défaut, — livrée de la nature, ou sort de leur étoile, — verront leurs vertus, fussent-elles pures comme la grâce divine, et aussi infinies que le permet l’humaine condition, regardées par l’opinion générale comme ; infectées de corruption à cause de ce défaut particulier : la goutte de mal infecte toute la noble substance du soupçon de son venin.

HORATIO. — Regardez, Monseigneur, il vient !

Entre LE FANTÔME.

HAMLET. — Anges et ministres de la grâce, défendez-nous ! — Que tu sois un esprit béni ou une âme damnée, que tu apportes avec toi les parfums du ciel ou les exhalaisons de l’enfer, que tes intentions soient méchantes ou charitables, tu m’apparais sous une forme si intéressante, que je veux te parler. Je t’appelle, ô Hamlet, roi, père, prince danois : ô réponds-moi ! Ne me laisse pas succomber sous l’angoisse de mon ignorance ! mais dis-moi pourquoi tes os bénits, ensevelis dans la mort, ont brisé leurs bandelettes ! pourquoi le sépulcre, où nous l’avons vu déposer inerte, a ouvert ses pesantes mâchoires de marbre pour te rejeter de nouveau à l’air libre ! Qu’est ce que cela peut signifier, que toi, corps mort, armé de nouveau de pied en cap [11], tu viennes revoir la clarté de la lune, en remplissant la nuit d’épouvante, et ébranler si horriblement notre être par des pensées qui dépassent la portée de nos âmes, à nous jouets ignorants de la nature ? Dis-moi pourquoi cela ? dans quel but ? que devons-nous faire ? (Le Fantôme fait signe à Hamlet.)

HORATIO. — Il vous fait signe d’aller avec lui, comme s’il désirait vous faire quelque communication à vous seul.

MARCELLUS. — Voyez avec quel geste courtois il vous fait signe de le suivre dans un lieu plus écarté : mais n’allez pas avec lui.

HORATIO. — Non, en aucune façon.

HAMLET. — Il ne parlera pas ; il faut donc que je le suive.

HORATIO. — Ne faites pas cela, Monseigneur.

HAMLET. — Pourquoi ? où est le motif de craindre ? pour ce qui est de ma vie, je ne m’en soucie pas plus que d’une épingle : et quant à mon âme, qu’est-ce qu’il peut lui faire, puisqu’elle est comme lui chose immortelle ? Il me fait signe de nouveau ; je vais le suivre.

HORATIO. — Mais s’il vous entraînait vers les flots, Monseigneur ; ou sur le sommet effrayant de la falaise qui avance sur la mer à si grande distance de sa base, et si une fois là, il allait prendre quelque autre horrible formé qui vous privât de la souveraineté de votre raison et vous poussât vers la folie ? Pensez-y : ce lieu seul, sans autre motif, suffit pour donner des envies de se précipiter à quiconque regarde la mer à tant de toises d’élévation, et l’entend mugir en bas.

HAMLET. — Il me fait signe encore. — Marche, je te suis.

MARCELLUS. — Vous n’irez pas, Monseigneur.

HAMLET. — Retirez vos mains !

HORATIO. — Laissez-vous contraindre ; vous n’irez pas.

HAMLET. — Ma destinée m’appelle à haute voix, et donne au plus petit artère de ce corps la force des muscles du lion de Némée. (LeFantôme fait signe à Hamlet.) Il m’appelle encore ; — laissez-moi, gentilshommes ; (il s’arrache de leurs bras) par le ciel, je vais faire un fantôme de celui qui voudra me retenir ! — arrière, disje ! — Marche, je te suis. (Sortent le Fantôme et Hamlet.)

HORATIO. — Le délire s’empare de son imagination.

MARCELLUS. — Suivons-le ; il n’est pas bien à nous de lui obéir ainsi.

HORATIO. — Volontiers. Qu’est-ce qui va résulter de cela ?

MARCELLUS. — Il y a quelque chose de pourri dans l’état de Danemark. HORATIO. — Le ciel arrangera cela.

MARCELLUS. — Allons, suivons-le. (Ils sortent.)

SCÈNE V. modifier

Une partie plus solitaire de l’esplanade.
Entrent LE FANTÔME et HAMLET.

HAMLET. — Où veux-tu me conduire ? parle, je n’irai pas plus loin.

LE FANTÔME. — Écoûte-moi.

HAMLET. — Je t’écoute.

LE FANTÔME. — L’heure est presque arrivée où il me faut retourner aux flammes sulfureuses et torturantes.

HAMLET. — Hélas ! pauvre fantôme !

LE FANTÔME. — Ne t’apitoie pas sur moi, mais prête ta sérieuse attention à ce que je vais te révéler.

HAMLET. — Parle, mon devoir est de t’écouter.

LE FANTÔME. — Et aussi de me venger-, lorsque tu m’auras entendu.

HAMLET. — Quoi !

LE FANTÔME. — Je suis l’âme de ton père, condamnée pour un certain temps à errer la nuit, et à jeûner pendant le jour dans une prison de feu [12], jusqu’à ce que les crimes dont je me suis souillé pendant ma vie selon la nature soient effacés par les flammes de purification. N’était qu’il m’est interdit de révéler les secrets de ma prison, je te ferais un récit dont le moindre mot déchirerait ton âme, glacerait ton jeune sang, ferait jaillir tes yeux de leurs orbites comme deux étoiles hors de leurs sphères, détruirait l’harmonie de ta chevelure symétriquement bouclée, et ferait se dresser tout droit chacun de tes cheveux comme les dards du porc-épic irrité ; mais ces révélations de l’éternité ne sont point faites pour les oreilles de chair et de sang. Écoute, écoute, oh, écoute ! si jamais tu aimas ton cher père....

HAMLET. — Ô Dieu !

LE FANTÔME. — Venge-le d’un meurtre infâme et très-dénaturé.

HAMLET. — D’un meurtre !

LE.FANTÔME. — D’un meurtre infâme ; le moins coupable est toujours tel, mais celui-là fut au suprême degré infâme, étrange et’ dénaturé.

HAMLET. — Hâte-toi de me le faire connaître afin que je vole à ma vengeance avec des ailes aussi rapides que celles de la méditation ou des pensées de l’amour.

LE FANTÔME. — Te voilà disposé comme je te désire ; mais si mon récit ne pouvait l’émouvoir, il faudrait que tu fusses plus inerte que l’herbe grasse qui pourrit à loisir sur le rivage du Léthé. Maintenant, écoute, Hamlet : il est admis qu’un serpent me piqua pendant que je dormais dans mon jardin ; c’est ainsi que l’opinion générale du Danemark est grossièrement abusée par un récit fabriqué de ma mort : mais sache, noble jeune homme, que le serpent dont la piqûre priva ton père de la vie porte aujourd’hui sa couronne.

HAMLET. — Ô pressentiments de mon âme ! mon oncle !

LE FANTÔME. — Oui, cette brute incestueuse, adultère, par la sorcellerie de son esprit et la perversité de ses dons, — ô esprit, ô dons maudits, ceux qui ont le pouvoir de séduire de la sorte ! — conquit à sa honteuse convoitise le consentement de ma reine à la si vertueuse apparence. Ô Hamlet, quelle chute cela fut ! Tomber de moi, dont l’amour avait une telle dignité qu’il était resté inaltérablement fidèle au serment que je lui avais fait au mariage, à un misérable dont les dons naturels étaient chétifs comparés aux miens ! Mais de même que la vertu ne pourrait jamais être ébranlée quand bien même le libertinage la tenterait sous une forme divine, de même la luxure, fût-elle accouplée avec un ange radieux, se dégoûtera d’une couche céleste et ira se gorger de tripailles. Mais doucement ! il me semble que je sens l’air du matin ; il me faut être bref. — Comme je sommeillais dans mon jardin, pendant l’après-midi, selon ma coutume invariable, ton oncle se glissa près de moi à cette heure où j’étais sans défense, avec une fiole pleine du suc maudit de la jusquiame, et versa dans les porches de mes oreilles la lépreuse, liqueur, qui est tellement ennemie du sang de l’homme, que vive comme le vif-argent, elle court à travers les portes naturelles et les allées du corps, et qu’avec une vigueur soudaine, pareille à des gouttes d’acide dans du lait, elle coagule et caille le sang fluide et sain : ainsi fit-elle du mien, et à l’instant une éruption dartreuse couvrit d’une vile et dégoûtante croûte mon corps lisse et le rendit comme celui d’un lépreux. C’est ainsi que je fus dans mon sommeil privé à la fois de ma vie, de ma couronne, de ma reine, par la main d’un frère, retranché du monde, l’âme toute pénétrée de péché, sans préparation à la mort, sans administration des sacrements, sans extrême-onction, et renvoyé rendre mes comptes avec toutes mes fautes sur ma tête, avant que j’eusse pu faire mon examen de conscience. Oh ! c’est horrible ! horrible, horrible à l’excès ! Si tu as un cœur en toi, ne supporte pas une chose pareille ; ne permets pas que le lit royal de Danemark devienne la couche de la luxure et de l’inceste damné. Mais de quelque façon que tu poursuives cette vengeance, que ton esprit ne se souille pas, et que ton âme n’entreprenne quoi que ce soit contre ta mère ; abandonne-la au ciel, et laisse à ces épines qu’elle loge dans son sein l’office de la piquer et de la déchirer. Adieu sans retard ! le ver luisant me montre que le matin s’approche par son feu sans chaleur qui commence à pâtir [13]. Adieu, adieu ! Hamlet, souviens-toi de moi ! (Il sort.)

HAMLET. — Ô vous toutes, cohortes du ciel ! Ô terre ! et quoi encore ? y joindrai-je l’enfer ? Oh ! fi ! Contiens-toi, mon cœur ; et vous, mes nerfs, ne devenez pas subitement caducs, mais soutenez-moi vigoureusement debout. Me souvenir de toi ! oui, pauvre fantôme, tant que la mémoire conservera son siége sous ce crâne bouleversé. Me souvenir de toi ! oui, des tablettes de ma mémoire je veux effacer toutes les réminiscences vulgaires et frivoles, toutes les phrases des livres, toutes les formes, toutes les impressions du passé que là jeunesse et l’observation y avaient copiées, et ton commandement tout seul vivra dans le livre et le volume de mon cerveau, séparé de toute basse matière : oui, par le ciel ! O femme très-perverse ! Ô scélérat ! scélérat ! scélérat damné à l’hypocrite sourire ! — Mes tablettes, — il est bon que j’y écrive qu’on peut sourire, et sourire encore, et n’être qu’un scélérat ; au moins je suis sûr qu’il en peut être ainsi en Danemark : (il écrit) bien, mon oncle, vous y voilà couché. Maintenant, à mon mot d’ordre ; c’est « Adieu, adieu ! souviens-toi de moi ! » Je l’ai juré.

HORATIO, dans le lointain. — Monseigneur ! Monseigneur !

MARCELLUS, dans le lointain. — Seigneur Hamlet !

HORATIO, dans le lointain. — Le ciel le tienne sous sa garde !

MARCELLUS, dans le lointain. — Ainsi soit-il

HORATIO, dans le lointain. — Hé ! hé ! hé ! Monseigneur !

HAMLET. — Ohé ! hé ! hé ! mon garçon ! viens, mon oiseau, viens [14].

Entrent HORATTO et MARCELLUS.

MARCELLUS. — Que s’est-il passé, mon noble Seigneur ?

HORATIO. — Quelles nouvelles, Monseigneur ?

HAMLET. — Oh ! c’est merveilleux !

HORATIO. — Racontez-nous cela, mon bon Seigneur.

HAMLET. — Non, vous le révéleriez.

HORATIO. — Non pas moi, par le ciel, Monseigneur.

MARCELLUS. — Ni moi, Monseigneur.

HAMLET. — Qu’en dites-vous alors ? le cœur de l’homme aurait-il jamais pu le penser ? — Mais serez-vous discrets ?

HORATIO et MARCELLUS. — Oui, par le ciel, Monseigneur.

HAMLET. — Il n’y eut jamais dans tout le Danemark un scélérat qui ne fût un fieffé coquin.

HORATIO. — Point n’est besoin qu’un fantôme sorte de la tombe pour nous révéler cela, Monseigneur.

HAMLET. — Parbleu, c’est juste ; vous êtes dans le vrai ; et là-dessus, sans plus d’explications, je juge bon que nous nous serrions la main, et que nous nous séparions, vous, pour aller où vous appellent vos affaires et vos désirs, — car chacun a des affaires et des désirs d’une nature quelconque, — et pour ma part, à moi, pauvre être, je vais aller prier, voyez-vous.

HORATIO. — Ce ne sont là que des paroles fiévreuses et désordonnées, Monseigneur.

HAMLET. — Je suis fâché de tout mon cœur qu’elles vous offensent ; oui, ma foi, de tout mon cœur.

HORATIO. — Il n’y a pas d’offense, Monseigneur.

HAMLET. — Oui, par saint Patrick 15, il y a une offense, Horatio, et une grande offense encore. Relativement à cette apparition de tout à l’heure, —c’est un honnête fantôme, laissez-moi vous le dire : quant à votre désir de savoir ce qui s’est passé entre nous, mâîtrisez-le de votre mieux. Et maintenant, mes bons amis, en vos qualités d’amis, de gens de noble éducation et de soldats, accordez-moi une pauvre requête.

HORATIO. — Laquelle, Monseigneur ? nous y consentons.

HAMLET. — De ne jamais révéler ce que vous avez vu cette nuit.

HORATIO et MARCELLUS. — Nous ne le révélerons pas, Monseigneur.

HAMLET. — Oui, mais jurez-le.

HORATIO. — Sur ma foi, Monseigneur, je n’en dirai rien !

MARCELLUS. — Ni moi, sur ma foi, Monseigneur !

HAMLET. — Sur mon épée !

MARCELLUS. — Nous avons déjà juré, Monseigneur.

HAMLET. — Sur mon épée, un serment en règle, sur mon épée !

LE FANTÔME, sous terre. — Jurez !

HAMLET. — Ah ! ah ! l’ami ! est-ce, ainsi que tu par les ? tu es donc là, ma bonne pièce sonnante [16] ? Avancez-vous entendez ce camarade qui est dans la cave, consentez à jurer.

HORATIO. — Proposez le serment, Monseigneur.

HAMLET. — Jurez par mon épée de ne jamais parler de ce que vous avez vu.

LE FANTÔME, sous terre. — Jurez !

HAMLET. — Hic et ubique [17] ? alors nous allons changer de place — Venez ici, gentilshommes, et posez de nouveau vos mains sur mon épée : jurez par mon épée de ne jamais parler de ce que vous avez entendu.

LE FANTÔME, sous terre. — Jurez par son épée !

HAMLET. — Bien dit, vieille taupe ! Comment, tu peux travailler si vite sous terre ? Excellent pionnier ! Changeons de place encore une fois, mes bons amis.

HORATIO. — Par le jour et la nuit, cela est merveilleusement étrange !

HAMLET. — Donnez-lui donc en conséquence la bienvenus comme à un étranger. Horatio, il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, que n’en rêve votre philosophie. Mais, venez ; — à cette place-ci, comme vous avez fait déjà, (et que la grâce vous assiste !) jurez que jamais, quelque étrange où bizarre que soit ma conduite, — car il est possible que parla suite je juge convenable de prendre des allures désordonnées, — lorsque vous me verrez à de tels moments, jurez que jamais, soit en vous croisant ainsi les bras, soit en secouant ainsi la tête, soit en prononçant quelque phrase dubitative, telle que « Bien, bien, nous savons, » ou « Nous pourrions si nous voulions, » ou « S’il nous convenait de parler », ou « Il y en a qui s’ils le pouvaient, » ou toute autre insinuation ambiguë de cette espèce, vous ne donnerez indice que vous savez quoi que ce soit sur mon compte ; — jurez de ne pas faire cela, et que la grâce et la clémence divine vous soient en aide à l’heure où vous en aurez un besoin pressant !

LE FANTÔME, sous terre. — Jurez !

HAMLET. — Repose, repose, âme en peine ! — Maintenant, gentilshommes, je me recommande à vous de toute la force de mon affection, et aussi pauvre homme que soit Hamlet, Dieu aidant, rien de ce qu’il pourra faire pour vous exprimer son affection et son amitié ne vous manquera. Rentrons ensemble ; — et éternellement vos doigts sur vos lèvres, je vous prie Ce temps-ci est hors de son équilibre : ô fatalité maudite ! pourquoi faut-il que je sois né pour l’y faire rentrer ! — Allons, venez, rentrons ensemble. (Ils sortent.)

ACTE II. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Un appartement dans la demeure de POLONIUS.
Entrent POLONIUS et REYNALDO.

POLONIUS. — Donnez-lui cet argent et ces notes, Reynaldo.

REYNALDO. — Oui, Monseigneur.

POLONIUS. — Il sera singulièrement sage à vous, mon bon Reynaldo, avant de le visiter, de vous informer : de sa conduite.

REYNALDO. — Monseigneur, c’était mon intention.

POLONIUS. — Bien dit, parbleu ; très-bien dît. En premier lieu, Monsieur, veuillez vous informer des Danois qui sont à Paris ; cherchez à savoir quels ils sont, pourquoi ils y sont, comment ils y vivent, quelle est leur demeure, quelle société ils fréquentent, quelles dépenses ils font ; et’ quand vous découvrirez par ce réseau et ce manège de questions calculées qu’ils connaissent mon fils, approchez de sa personne plus que vous n’en aurez l’air par vos interrogations : faites semblant de le connaître comme qui dirait, de loin ; parlez ainsi : « Je connais son père et ses amis, je. le connais aussi un peu ; » entendez-vous bien, Reynaldo ?

REYNALDO. — Oui, très-bien, Monseigneur.

POLONIUS. — « Je le connais un peu, mais pas beaucoup, » devez-vous dire ; « mais si c’est celui dont je veux parler, il est très-dissipé, adonné à ceci et à cela ; » là-dessus inventez à son sujet tous les contes qu’il vous fera plaisir ; aucun qui soit assez grave, pour le déshonorer au moins ; prenez garde à cela, Monsieur ; tenez-vous-en à ces folles fredaines, et à ces glissades qui sont compagnes habituelles et bien connues de la jeunesse et de la liberté.

REYNALDO. — Comme le jeu, Monseigneur.

POLONIUS. — Oui, ou les griseries, les duels, les jurons, l’humeur querelleuse, les visites chez les filles : vous pouvez aller jusque-là.

REYNALDO. — Monseigneur, cela le déshonorerait.

POLONIUS. — Non vraiment, puisque vous pouvez atténuer l’accusation en la portant. Vous ne devez pas le calomnier en le présentant comme adonné à l’incontinence, ce n’est pas ma pensée : mais énoncez ses fautes si adroitement qu’elles paraissent simplement les incartades de la liberté, les éclats et les entraînements d’une âme bouillante, l’impétuosité d’un sang qui n’est point exempt des assauts que tout homme connaît.

REYNALDO. — Mais, mon bon Seigneur....

POLONIUS. — Vous voulez savoir pourquoi vous devez faire cela ?

REYNALDO. — Oui, Monseigneur, c’est ce que je voudrais savoir.

POLONIUS. — Pardi, Monsieur, voilà mon plan, et je crois que c’est un stratagème qui doit réussir. Quand vous aurez jeté ces légères taches sur mon fils, taches semblables à celles d’un objet quelque peu souillé par l’ouvrier dans l’ardeur du travail, l’homme avec lequel vous causerez, remarquez bien, celui que vous voudrez sonder, s’il a toujours vu le jeune homme se rendre coupable des fautes dont vous l’accusez, ne manquera pas, soyez-en sûr, de mettre fin à votre conversation par cette réponse : « Mon bon Monsieur, » dira-t-il, ou quelque chose de semblable, ou « mon ami, » ou « mon gentilhomme, » selon la manière de parler du pays ou les titres de l’interlocuteur.

REYNALDO. — Excellent, Monseigneur.

POLONIUS. — Et alors, Monsieur, il en vient à, — il en vient.... — qu’est-ce que je voulais dire ? — Par la messe, je voulais dire quelque chose : — où en étais-je resté ? REYNALDO. — A « mettre fin à votre conversation par cette réponse», et à « mon ami ou quelque chose de semblable » et «mon gentilhomme. »

POLONIUS. — A « mettre fin à votre conversation par cette réponse ; a oui, pardi, c’est cela : en bien, il y met fin ainsi : « je connais le gentilhomme ; je l’ai vu hier, ou l’autre jour, ou ce jour-ci, ou ce jour-là ; avec tels ou tels ; et comme vous dites il jouait ; je l’ai surpris se grisant ; il se querellait au jeu de paume ; » ou peut-être, « je l’ai vu entrer dans un mauvais lieu, » videlicet, un bordel, ou autre chose semblable ; — comprenez-vous maintenant ? l’amorce de votre mensonge aura pris cette carpe de vérité : c’est ainsi que nous gens sages et expérimentés, par des machines en dessous, et en attaquant les choses de biais, nous trouvons indirectement la droite vérité ; et c’est comme cela qu’en suivant la leçon et les avis que je viens de vous donner, vous découvrirez la conduite de mon fils. Vous m’avez compris ; m’avez-vous compris ?

REYNALDO. — Oui, Monseigneur, je vous ai compris.

POLONIUS. — Dieu soit avec vous ; bonne santé.

REYNALDO. — Mon bon Seigneur !

POLONIUS. — Observez ses inclinations par vos propres yeux..

REYNALDO. — Je n’y manquerai pas, Monseigneur.

POLONIUS. — Et laissez-le chanter sur le ton qui lui plaît.

REYNALDO. — Bien, Monseigneur.

POLONIUS. — Adieu ! (Sort Reynaldo.)

Entre OPHÉLIA

POLONIUS. — Eh bien ! qu’est-ce, Ophélia ? qu’y a-t-il ?

OPHÉLIA. — Hélas ! Monseigneur, j’ai été si effrayée !

POLONIUS. — De quoi, au nom du ciel ?

ORPÉLIA. — Monseigneur, comme j’étais à coudre dans ma chambre, le Seigneur Hamlet, — son pourpoint tout ouverts ; sans chapeau sur la tête ; ses bas salis, sans jarretières et tombant sur ses chevilles ; pâle comme sa chemise ; ses genoux claquant l’un contre l’autre, et avec un regard annonçant quelque chose de lamentable, comme s’il avait été lâché hors de l’enfer pour parler d’horreurs, — le voilà qui s’avance devant moi.

POLONIUS. — Il est fou d’amour pour toi !

OPHÉLIA. — Monseigneur, je n’en sais rien ; mais en vérité, je le crains.

POLONIUS. — Qu’a-t-il dit ?

OPHÉLIA. — Il m’a prise par le poignet et m’a serrée fortement ; puis il s’est éloigné de toute la longueur de son bras, et avec son autre main ainsi sur son front, il s’est mis à étudie mon visage avec tant d’attention, qu’on aurait dit qu’il voulait le dessiner. Il est resté longtemps dans cette attitude : enfin me secouant un peu le bras, et baissant et relevant trois fois sa tête, — comme cela, — il a poussé un soupir si lamentable et si profond qu’il semblait ébranler toute sa charpente et emporter sa vie : cela fait, il m’a lâchée : puis la tête retournée par-dessus son épaule, on aurait dit qu’il trouvait son chemin sans le secours de ses yeux, car il est sorti sans se servir d’eux, et, jusqu’à la fin, il n’a cessé de diriger sur moi leur lumière.

POLONIUS. — Allons, viens avec moi ; je vais aller trouver le roi. C’est le délire même de l’amour, dont le caractère violent est d’attenter à lui-même et de conduire la volonté à des entreprises désespérées, aussi souvent que toute autre passion dont nos natures soient affligées sous le ciel. Je suis désolé ; — dites-moi, lui avez-vous adressé récemment quelque parole dure ?

OPHÉLIA. — Non, mon bon Seigneur ; mais ainsi que vous me l’aviez commandé, j’ai renvoyé ses lettres, et je lui ai refusé accès auprès de moi.

POLONIUS. — C’est ce qui l’a rendu fou. Je suis désolé de ne pas l’avoir observé avec plus de précaution et de jugement : je croyais qu’il ne faisait que plaisanter et qu’il avait envie de te faire faire naufrage ; mais maudites soient mes appréhensions ! Il semble qu’il soit aussi particulier à ceux de mon-âge, de pécher par trop de sévérité dans nos opinions, qu’il est ordinaire aux jeunes gens de manquer de discernement. Viens, allons trouver le roi : cela doit être connu, car tenir cela caché, pourrait nous apporter plus de chagrin que révéler cet amour ne nous vaudra de haine. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Un appartement dans le château.
Entrent LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ, GUIL-DENSTERN, et des gens de la suite.

LE ROI. — Soyez les bienvenus, mes chers Rosencrantz et Guildenstern ! Outre que depuis longtemps nous désirions vous voir, le besoin que nous avons de vous employer nous a provoqués à vous envoyer chercher en toute hâte. Vous avez eu quelque nouvelle de la transformation d’Hamlet ; je l’appelle ainsi, puisque ni à l’extérieur ni à l’intérieur, l’homme ne ressemble plus à ce qu’il était. Ce qui a pu à ce point l’égarer hors de lui-même, si c’est autre chose que la mort de son père, je ne puis l’imaginer. Je vous en supplie tous les deux, vous qui depuis vos premières années avez été élevés avec lui, et qui en conséquence avez connu de si près sa jeunesse et son humeur, accordez-nous la faveur de séjourner quelque temps ici, dans notre cour : vous l’inciterez au plaisir par votre compagnie ; et recueillez autant d’indices que l’occasion vous en présentera, afin que nous arrivions à découvrir si son affliction a quelque cause à nous inconnue dont le remède soit en notre pouvoir.

LA REINE. — Mes bons gentilshommes, il a beaucoup parlé de vous, et je suis sûre qu’il n’est pas deux hommes actuellement vivants auxquels il soit plus attaché. S’il vous plaisait de nous montrer assez de bonne grâce et de bonne volonté pour dépenser vos heures avec nous pendant un certain temps au bénéfice et au succès de nos espérances, votre visite recevrait es remercîments qui conviennent à la reconnaissance d’un roi.

ROSENCRANTZ. — Vos deux Majestés peuvent, par le pouvoir souverain qu’elles ont sur nous, nous imposer’ l’exécution de leurs redoutées volontés au lieu de la solliciter de nous.

GUILDENSTERN. — Nous sommes prêts tous deux à l’obéissance, et ici, nous faisons abandon complet de nos personnes, et nous déposons librement nos services à vos pieds, attendant que vous nous commandiez.

LE ROI. — Merci, Rosencrantz ; merci, gentil Guildenstern.

LA REINE. — Merci, Guildenstern ; merci, gentil Rosencrantz : je vous en conjure, visitez immédiatement mon fils trop changé. — Allez, quelques-uns d’entre vous, et conduisez ces gentilshommes à l’endroit où est Hamlet.

GUILDENSTERN. — Veuillent les cieux que notre présence et nos efforts lui soient agréables et salutaires !

LÀ REINE. — Oui, Amen ! (Sortent Rosencrantz, Guildenstern, et quelques personnes de la suite.)

Entre POLONIUS.

POLONIUS. — Les ambassadeurs de Norwége, mon bon Seigneur, sont de retour pleins de joie.

LE ROI. — Tu as toujours été le père des bonnes nouvelles.

POLONIUS. — Bien vrai, Monseigneur ? Soyez sûr, mon bon Suzerain, que je garde mon dévouement au service de mon gracieux roi, comme je garde mon âme au service de mon Dieu : or je crois (ou bien cette même cervelle ne sait plus suivre les pistes de la politique aussi sûrement qu’elle avait coutume de le faire) que j’ai trouvé la véritable cause de l’égarement d’Hamlet.

LE ROI. — Oh ! découvre-la-moi, je brûle de l’entendre.

POLONIUS. — Donnez d’abord audience aux ambassadeurs ; mes nouvelles seront le dessert de ce grand festin.

LE ROI. — Fais-leur toi-même honneur ; introduis-les (Sort Polonius.) Il me dit, ma charmante reine, qu’il a trouvé la cause et la source de l’égarement de votre fils.

LA REINE. — Je doute qu’il y en ait d’autre que ce grand motif, la mort de son père et notre mariage précipité.

LE ROI. — Bon, nous l’éplucherons.

Rentre POLONIUS avec VOLTIMAND et CORNÉLIUS.

LE ROI. — Soyez les bienvenus, mes bons amis ! Parlez, Voltimand ; que dit notre frère de Norwége ?

VOLTIMAND. — Il vous retourne en toute courtoisie vos compliments et vos bons vœux. Dès notre arrivée, il envoya des ordres pour qu’on arrêtât les levées de son neveu, lesquelles lui paraissaient des préparatifs contre les Polonais ; mais en mieux examinant, il découvrit que ces préparatifs étaient bien en réalité dirigés contre Votre Altesse : alors, affligé de ce qu’on profitait pour le tromper de sa maladie, de sa vieillesse et de son impuissance, il fit envoyer à Fortinbras sommation de s’arrêter, sommation à laquelle celui-ci obéit incontinent ; et après avoir reçu du roi de Norwége une sévère réprimande, il a fait serment devant son oncle de ne jamais plus chercher à attaquer par les armes Votre Majesté. Là-dessus le vieux Norwége, transporté de joie, lui a fait don de trois mille écus de revenu annuel, et lui a octroyé sa commission pour employer contre les Polonais ces soldats qu’on avait cru levés en effet contre eux ; et il a exprimé le désir, ici plus amplement formulé (il remet un papier au roi), qu’il plût à Votre Majesté de permettre libre passage à travers vos états pour cette entreprise, et cela en vous donnant les gages de sécurité et les allocations qui sont consignées dans cet écrit.

LE ROI. — Cela nous plaît beaucoup ; à un moment de meilleur loisir, nous lirons cette requête, nous y réfléchirons, et nous lui donnerons réponse-. En attendant, nous vous remercions pour les peines que vous avez prises et qui ont été si bien couronnées de succès : allez vous reposer ; ce soir nous festoierons ensemble : soyez les très-bienvenus dans la patrie ! (Sortent Voltimand et Cornélius.)

POLONIUS. — Cette affaire est heureusement terminée, — Mon Suzerain — et vous, Madame, — disserter sur ce que devrait être la majesté, sur ce que doit être la loyauté d’un sujet, checher pourquoi le jour est le jour, la nuit la nuit, et le temps le temps, ne serait rien que perdre la nuit, le jour, et le temps. En conséquence, puisque la concision est l’âme de l’esprit, et que les longs discours n’en sont que les membres et les ornements extérieurs, je serai bref : votre noble fils est fou : j’appelle cela être fou ; car, chercher à définir la vraie folie, qu’est-ce sinon être tout simplement fou ? mais passons.

LA REINE. — Plus de matière et moins d’art.

POLONIUS. — Madame, je jure que je n’emploie pas d’art du tout. Il est vrai qu’il est fou ; il est vrai que cela est pitié ; et c’est pitié que ce soit vrai : voilà une sotte phrase, mais ma foi, bonsoir, je n’emploierai aucun art. Donc, accordons qu’il est fou : reste maintenant à chercher la cause de cet effet, ou plutôt la cause de cet état défectif, car cet effet défectif vient d’une cause. Voilà donc ce qui reste à trouver, et ce reste voilà ce que. c’est. Pesez bien la chose. J’ai une fille, — je l’ai tant qu’elle m’est encore soumise, — laquelle par obéissance et déférence, entendez bien, m’a remis ceci : maintenant, conjecturez et concluez. (Il lit.) « À la céleste, à la suprêmement belle Ophélia, idole de mon âme. » C’est une mauvaise phrase, une méchante phrase — « suprêmement belle » est une mauvaise expression ; mais vous allez entendre. Voici : (il lit) « lignes destinées à son beau sein blanc. etc. [4]. »

LA REINE. — Est-ce Hamlet qui lui a envoyé cela ?

POLONIUS. — Madame, attendez un instant ; je serai un lecteur fidèle. (Il lit.)

« Doutez que les étoiles soient de feu ;
Doutez que le soleil se meuve ;
Doutez de la vérité et prenez la pour le mensonge ;
Mais ne doutez.jamais que j’aime. 

Ô chère Ophélia, je suis mal à l’aise dans le mètre, je n’ai pas l’art de mesurer mes soupirs ; mais que je t’aime bien, oh oui, bien fort ! crois-le. Adieu. A toi pour toujours, ma très-chère Dame, tant que cette machine du corps lui appartiendra, HAMLET. » Voici ce que, par obéissance, ma fille m’a montré ; et elle m’avait auparavant averti de toutes ses sollicitations toutes les fois qu’il lui en adressait, avec mention du lieu où il les adressait et des moyens qu’il employait.

LE ROI. — Mais comment a-t-elle reçu son amour ?

POLONIUS. — Que me supposez-vous donc ?

LE ROI. — Un homme fidèle et honorable.

POLONIUS. — Je voudrais vous le.bien prouver. Mais qu’auriez-vous pensé, si voyant cet amour si chaud prendre essor, — et je l’avais aperçu, je dois vous le déclarer, avant que ma fille m’en eût averti, — qu’auriez vous bien pensé, ainsi que Sa chère Majesté la reine, ici présente, si j’avais joué le rôle de pupitre ou de tablettes ; ou si j’avais cligné de l’œil à mon cœur pour l’avertir d’être muet comme un poisson ; ou si j’avais observé cet amour sans faire semblant de le voir ? qu’auriez-vous pensé ? Mais non, je suis entré rondement en matière, et j’ai parlé ainsi à ma jeune Demoiselle : « Le Seigneur Hamlet est un prince hors de ta sphère ; cela ne doit pas être, » et puis je lui ai fait la leçon pour lui dire qu’elle devait se dérober à ses entretiens, ne pas admettre de messagers, ne pas recevoir de cadeaux. La leçon faite, mes conseils ont porté fruit, et se voyant repoussé (c’est une histoire courte à raconter), il est tombé dans la tristesse, de là dans la perte de l’appétit, de là dans la perte du sommeil, de là dans l’affaiblissement, de là dans l’égarement, et en descendant cette échelle, dans la folie qui le fait délirer aujourd’hui et sur laquelle nous gémissons tous.

LE ROI. — Croyez-vous que ce soit cela ?

LA REINE. — Il n’y a rien que de très-possible.

POLONIUS. — S’est-il jamais présenté une occasion (je voudrais bien savoir cela) où quand j’ai eu dit positivement, « c’est ainsi », on ait trouvé que les choses étaient autrement ?

LE ROI. — Non pas que je sache.

POLONIUS, montrant sa tête et ses épaules. — Enlevez ceci de là-dessus, s’il en est autrement : quand je suis guidé par les circonstances, je trouverais la vérité, quand bien même elle serait cachée au centre de la terre.

LE ROI. — Comment pourrions-nous pénétrer plus avant dans l’affaire ?

POLONIUS. — Vous savez que quelquefois il se promène quatre heures de suite, là, dans la galerie.

LA REINE. — C’est ce qu’il fait effectivement.

POLONIUS. — À un de ces moments, je lui lâcherai ma fille : tenons-nous alors derrière une tapisserie, vous et moi ; observons l’entrevue. S’il ne l’aime pas, et s’il n’a pas perdu la raison par suite de cet amour, que je ne sois plus un conseiller de l’état, mais qu’on m’envoie tenir une ferme et diriger des charretiers.

LE ROI. — Nous ferons cette expérience.

LA REINE. — Mais voyez, voici le pauvre malheureux qui vient en lisant, avec une attention sérieuse.

POLONIUS. — Retirez-vous, je vous en conjure ; retirez-vous tous les deux ; je vais l’aborder immédiatement : — Oh, accordez-moi cette liberté. (Sortent le roi, la reine et les assistants.)

Entre HAMLET, lisant.

POLONIUS. — Comment va mon bon Seigneur Hamlet ?

HAMLET. — Bien, Dieu merci.

POLONIUS. — Me connaissez-vous, Monseigneur ?

HAMLET. — Parfaitement, parfaitement bien ; vous êtes un vendeur de poissons.

POLONIUS. — Moi, Monseigneur ? non.

HAMLET. — Alors je voudrais que vous fussiez un aussi honnête homme.

POLONIUS. — Honnête, Monseigneur !

HAMLET. — Oui, Monsieur ; être honnête, au train de ce monde, équivaut à être un homme trié sur dix, mille.

POLONIUS. — C’est très-vrai, Monseigneur.

HAMLET, lisant. — « Car si. le soleil peut engendrer des larves dans un chien mort, lui, un dieu baisant une charogne.... » Avez-vous une fille ?

POLONIUS. — Oui, Monseigneur.

HAMLET. — Ne la laissez pas promener au soleil : la conception est une bénédiction ; mais non pas de la manière dont votre fille pourrait concevoir : — mon ami, veillez-y.

POLONIUS, à part. — Que dites-vous de cela ? le voilà encore préoccupé de ma fille ; cependant il ne m’a pas reconnu d’abord, il a dit que j’étais un vendeur de poisson. Il est égaré, tout à fait égaré : mais, pour dire la vérité, dans ma jeunesse, j’ai connu par amour de telles. extrémités ; je suis allé bien près de son état. Je vais lui parler encore. — Que lisez-vous, Monseigneur ?

HAMLET. — Des mots, des mots, des mots.

POLONIUS. — De quoi retourne-t-il, Monseigneur ?

HAMLET. — De quoi il retourne ! pour qui ?

POLONIUS. — Je vous demande de quoi il retourne dans le livre que vous lisez, Monseigneur.

HAMLET. — De médisances, Monsieur ; car le coquin de satirique dit ici que les vieillards ont des barbes grises, que leurs faces sont ridées, que de leurs yeux découlent l’ambre épais et la gomme du prunier, et qu’ils ont, une riche pénurie d’esprit en même temps que de très-faibles jarrets, toutes choses, Monsieur, que je ne trouve, pas honnête d’écrire, bien que j’y croie de toute ma conviction et de toute mon intelligence ; car vous, vous-même, Monsieur, si vous pouviez marcher à reculons comme le crabe, vous atteindriez juste mon âge.

POLONIUS, à part. — Quoique ce soit de la folie, il y a cependant là de la méthode. — Voulez-vous vous retirer de l’air, Monseigneur ?

HAMLET. — Pour entrer dans ma tombe.

POLONIUS. — Ce serait en effet se retirer tout à fait de l’air. (À part.) Comme ses réponses sont quelquefois profondes ! La folie touche juste souvent avec un bonheur que la santé et la raison ne pourraient attraper. Je vais le quitter, et arranger immédiatement les moyens de le faire se rencontrer avec ma fille. — Mon honorable Seigneur, je vais très-humblement prendre congé de vous.

HAMLET. — Vous ne pouvez, Monsieur, me prendre rien dont je puisse me passer plus volontiers, — excepté ma vie, excepté ma vie, excepté ma vie.

POLONIUS. — Portez-vous bien, Monseigneur.

HAMLET. — Oh ces vieux fous ennuyeux !

Entrent ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN.

POLONIUS. — Vous allez chercher le Seigneur Hamlet ; le voici.

ROSENCRANTZ, à Polonius. — Dieu vous garde, Monsieur ! (Sort Polonius.)

GUILDENSTERN. — Mon honoré Seigneur !

ROSENCRANTZ. — Mon très-cher Seigneur !

HAMLET. — Mes bons et excellents amis ! Comment vas-tu, Guildenstern ? et toi, Rosencrantz ? Comment allezvous tous les deux, mes bons enfants ?

ROSENCRANTZ, — Comme le commun des enfants de ce monde.

GUILDENSTERN. — Heureux en cela que le bonheur ne nous accable pas ; nous ne sommes point le pompon du chapeau de la Fortune.

HAMLET. — Ni les semelles de ses souliers ?

ROSENCRANTZ. — Pas davantage, Monseigneur.

HAMLET. — En ce cas, vous vivez à la hauteur de sa ceinture, comme qui dirait dans le plein milieu de ses faveurs ?

GUILDENSTERN. — Ma foi, nous sommes de ses intimes.

HAMLET. — Vous connaissez les parties secrètes de la Fortune ? C’est vrai au fait, c’est une catin. Quelles nouvelles ?

ROSENCRANTZ. — Aucune, Monseigneur, si ce n’est que le monde est devenu honnête.

HAMLET. — Alors c’est que le jour du jugement est proche ; mais vos nouvelles ne sont pas vraies. Permettezmoi de vous interroger plus particulièrement ; qu’avezvous fait à la Fortune, mes bons amis, pour mériter qu’elle vous envoie ici en prison ?

GUILDENSTERN. — En prison, Monseigneur ?

HAMLET. — Le Danemark est une prison.

ROSENCRANTZ. — Alors le monde en est une.

HAMLET. — Et une remarquable encore ; elle a de nombreux cachots, guichets et donjons, dont le Danemark est un des pires.

ROSENCRANTZ. — Nous ne pensons pas ainsi, Monseigneur.

HAMLET. — Eh bien, en ce cas, ce n’est pas, une prison pour vous ; car les choses ne sont bonnes ou mauvaises que selon notre jugement : pour moi, c’est une prison,

ROSENCRANTZ. — En ce cas, c’est votre ambition qui en fait une prison : le Danemark est trop étroit pour votre âme.

HAMLET. — Ô Dieu ! n’était que j’ai de mauvais rêves, je pourrais me renfermer dans une coquille de noix et me considérer comme le roi d’un territoire immense.

GUILDENSTERN. — Mais ces rêves sont l’ambition, car la véritable substance de l’ambitieux est d’être simplement l’ombre d’un rêve.

HAMLET. — Un rêve n’est lui-même qu’une ombre.

ROSENCRANTZ. — C’est vrai, et je tiens l’ambition pour être d’une essence si aérienne et si légère" qu’elle n’est que l’ombre d’une ombre.

HAMLET. — En ce cas, nos mendiants sont des corps, et nos monarques et nos héros avec leur prolongement de gloire ne sont que les ombrés des mendiants. Allons-nous à la cour ? car, sur ma foi, je suis incapable de raisonner.

ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN. — Nous vous accompagnerons.

HAMLET. — Pas du tout : je ne veux pas vous associer au reste de mes serviteurs ; car pour vous parler comme un honnête homme, je suis terriblement accompagné. Mais, pour aller rondement et comme un ami, |que faites-vous ici dans Elseneur ?

ROSENCRANTZ. — Nous sommes venus vous voir, Monseigneur ; pas d’autre motif.

HAMLET. — Mendiant que je suis, je suis pauvre même de remercîments ; cependant je vous remercie : mais à coup sûr, mes chers amis, mes remercîments seraient trop cher payés un sou. Ne vous a-t-on pas envoyé chercher ? Est-ce de votre propre mouvement que vous êtes ici ? Est-ce une libre visite ? Voyons, agissez loyalement avec moi : voyons, voyons ; parlez, allons.

GUILDENSTERN. — Que devons-nous dire, Monseigneur ?

HAMLET. — Parbleu, ce que vous voudrez, pourvu, que cela réponde à ma question. On vous a envoyé chercher, et il y a dans vos yeux une sorte de confession que votre honnêteté n’a pas l’habileté de dissimuler : je sais que le bon roi et la reine vous ont envoyé chercher.

ROSENCRANTZ. — Dans quel but, Monseigneur ?

HAMLET. — C’est à vous à me l’apprendre. Mais je vous en conjure, par les droits de notre camaraderie, par les sympathies naturelles de notre jeunesse, par l’obligation de notre amitié qui ne fut jamais troublée, et par toute autre chose plus sacrée encore par laquelle un meilleur que moi pourrait vous supplier, soyez francs et droits avec moi, et dites-moi si on vous a envoyé chercher ou non.

ROSENCRANTZ, à part, à GUILDENSTERN. — Que répondez-vous ?

HAMLET, à part. — Oh parbleu, je vous observe du coin de l’œil. (Haut.) Si vous m’aimez, ne me mentez pas.

GUILDENSTERN. — Monseigneur, on nous a envoyé chercher.

HAMLET. — Je vais vous dire pourquoi ; en sorte que j’anticiperai sur votre aveu, et que la discrétion que vous devez au roi et à la reine n’aura pas une plume à dire. Dans ces derniers temps, — mais pourquoi cela, je n’en sais rien, — j’ai perdu toute..ma gaieté, je me suis déshabitué de tous mes exercices accoutumés : et vraiment, mes dispositions sont si mauvaises, que cette belle sphère la terre me semble un stérile promontoire ; que ce dais ravissant, l’air, voyez-vous, — ce splendide firmament suspendu sur nos têtes, ce toit majestueux émaillé de feu doré, — ne m’apparaît pas autre chose, parbleu, qu’un odieux et pestilentiel assemblage de vapeurs. Quel chef d’œuvre que l’homme ! comme sa raison est noble ! comme ses facultés sont infimes ! comme sa forme et son mouvement sont expressifs et admirables ! comme il ressemble à un ange par l’action ! comme il ressemble à un dieu par l’intelligence ! c’est la beauté du monde ! le type suprême des êtres créés ! Et cependant qu’est-ce pour moi que cette quintessence de poussière ? l’homme ne me plaît pas ; non, ni là femme non plus, quoique votre sourire semble dire qu’elle me plaît.

ROSENCRANTZ. — Monseigneur, il n’y avait rien de pareil dans ma pensée.

HAMLET. — Pourquoi avez-vous ri, alors, lorsque j’ai dit « l’homme ne me plaît pas ? »

ROSENCRANTZ. — En pensant, Monseigneur, que si l’homme ne vous plaît pas, nos comédiens recevront de vous un bien malgré accueil : nous les avons ramassés sur le chemin, et ils viennent ici pour vous offrir leurs services.

HAMLET. — Celui qui joue le roi sera le bienvenu, sa majesté recevra tribut de moi ; le chevalier aventureux emploiera son épée et son bouclier ; l’amant ne soupirera pas gratis ; le querelleur ridicule terminera son rôle en paix ; le bouffon fera rire ceux dont la rate est sensible, et la jeune première exprimera librement son âme, dût-elle pour cela estropier le vers blanc. Quels sont ces comédiens ?

ROSENCRANTZ. — Ceux-là même qui avaient coutume de vous plaire si fort, les tragédiens de la ville.

HAMLET. — Comment se fait-il qu’ils voyagent ? le séjour fixe valait deux fois mieux pour eux, et comme réputation, et comme profit.

ROSENCRANTZ. — Je pense que leur empêchement vient de la dernière inovation.

HAMLET. — Sont-ils toujours tenus en aussi grande estime que lorsque j’étais dans la ville ? sont-ils toujours aussi suivis ?

ROSENCRANTZ. — Non, en vérité, ils ne le sont plus autant.

HAMLET. — D’où cela vient-il ? Est-ce qu’ils se rouillent ?

ROSENCRANTZ. — Non, leurs efforts vont toujours du même pas : mais, Monseigneur, il a surgi une nichée d’enfants, de jeunes aiglons, qui vous criaillent au-dessus du ton, et sont applaudis à outrance pour ce fait : ce sont eux qui sont aujourd’hui à la mode, et ils ont si bien réussi à déprécier les planches ordinaires, — c’est ainsi qu’on appelle les théâtres, — que bien des gens portant rapière ont peur des dards de plumes d’oie, et osent à peine s’y rendre.

HAMLET. — Comment ! ce sont des enfants ? Qui les entretient ? comment sont-ils payés ? Ne continueront-ils leur métier que jusqu’au temps de mue de leurs voix ? Et plus tard, s’ils deviennent comédiens ordinaires (ce qui est probable, s’ils n’ont pas moyen de faire autre chose), ne diront-ils pas que leurs auteurs leur ont fait tort, en les obligeant à clabauder contre le métier qui devait succéder à celui qu’ils font [2] ?

ROSENGRANTZ. — Ma foi, il y a eu beaucoup à faire des deux côtés ; et la nation ne regarde pas comme un péché de souffler la dispute entre eux : il y eut un temps où il ne fallait pas espérer de recettes, si le poëte et le comédien n’en venaient aux giffles.

HAMLET. — Est-ce possible ?

GUILDENSTERN. — Oh, il y a eu pas mal de caboches brisées.

HAMLET. — Ainsi les enfants l’emportent ?

ROSENCRANTZ. — Oui Monseigneur ; ils emportent Hercule et le globe qu’il soutient par-dessus le marché [3].

HAMLET. — Il n’y a là rien d’extraordinaire ; car mon oncle est roi de Danemark, et ceux qui lui auraient fait des grimaces pendant que mon père vivait, vent donner vingt, quarante, cent ducats pour avoir sa miniature. Sang de Dieu ! il y a là quelque chose qui est au-dessus de la nature, si la philosophie pouvait découvrir ce que c’est. (Fanfares de trompettes à l’extérieur.)

GUILDENSTERN. — Voici les comédiens.

HAMLET. — Messieurs, vous êtes les bienvenus dans Elseneur. Vos mains. Allons, la politesse et les cérémonies sont les marques ordinaires d’un bon accueil : permettez-moi de vous traiter selon toutes les règles ; sans cela je craindrais que l’accueil que je vais faire aux comédiens, — car je veux les recevoir avec la plus grande politesse extérieure, je vous en préviens, — ne parût supérieur à celui que je vous fais. Vous êtes les bienvenus : mais mon oncle qui est mon père et ma mère qui est ma tante se sont trompés.

GUILDENSTERN. — En quoi, mon cher Seigneur ?

HAMLET. — Je ne suis fou que lorsque le vent souffle du nord-nord-ouest : lorsque le vent est au sud, je reconnais un faucon d’un héron.

Entre POLONIUS.

POLONIUS. — Salut, mes gentilshommes !

HAMLET. — Écoutez, Guildenstern, — et vous aussi ; — un écouteur à chaque oreille : — ce grand enfant que vous voyez là n’est pas encore hors de ses langes.

ROSENCRANTZ. — Peut-être y est-il rentré ; car on dit qu’un vieillard est enfant une seconde fois.

HAMLET. — Je prophétise qu’il vient me parler des comédiens : faites attention. — Vous dites vrai, Seigneur : c’était lundi matin, c’était ce jour-là même, vraiment.

POLONIUS. — Monseigneur, j’ai des nouvelles à vous apprendre.

HAMLET. — Monseigneur, j’ai des nouvelles à vous apprendre. Lorsque Roscius était acteur à Rome....

POLONIUS. — Les acteurs sont venus, Monseigneur.

HAMLET. — Ta ! ta ! ta !

POLONIUS. — Sur mon honneur.....

HAMLET :

Alors chaque acteur vint sur son âne.

POLONIUS. — Les meilleurs acteurs du monde, pour la tragédie, la comédie, le drame-chronique, la pastorale, la pastorale comique, la pastorale historique, la pastorale tragico-historique, la pastorale tragico-comico-historique, pour toute pièce sans divisions ou tout poëme sans limites : ni Sénèque n’est trop triste, ni Plaute trop gai pour eux : pour les pièces selon les règles, comme pour les pièces libres, ils n’ont pas leurs pareils.

HAMLET. — Ô Jephté, juge d’Israël, quel trésor tu possédais !

POLONIUS. — Quel trésor possédait-il, Monseigneur ?

HAMLET. — Parbleu.

Une belle fille, et rien autre chose,
Qu’il, aimait étonnamment [4]

POLONIUS, à part. — Encore occupé de ma fille.

HAMLET. — N’ai-je pas raison, vieux Jephté ?

POLONIUS. — Si vous m’appelez Jephté, Monseigneur, j’ai une fille que j’aime en effet étonnamment.

HAMLET. — Vraiment, ce n’est pas une conséquence logique.

POLONIUS. — Quelle est la conséquence logique, en ce cas, Monseigneur ?

HAMLET. — Eh bien,

Comme par le fait du sort, Dieu le sait, et puis vous savez,
Il arriva, comme cela était très-probable....

la première colonne de la pieuse chanson vous en dira davantage ; car voyez, voici ma raison d’abréger qui s’avance.

Entrent quatre ou cinq COMÉDIENS.

HAMLET. — Vous êtes les bienvenus, mes maîtres ; tous les bienvenus : — je suis heureux de te voir en bonne santé : — soyez les bienvenus, mes bons amis. Ah, mon vieil ami ! Quel air rébarbatif tu as pris depuis que je ne t’ai vu ; viens-tu donc pour me défier en Danemark ? — Ah ! ma : jeune Dame et maîtresse ! par Notre-Dame, votre grâce s’est rapprochée du ciel, depuis que je ne vous ai vue, de toute la hauteur d’un patin [5]. Prions Dieu que votre voix n’ait pas reçu quelque fêlure, comme une pièce d’or n’ayant plus cours [6]. Mes maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Nous allons sans retard imiter les faucons français qui volent vers toute chose qu’ils aperçoivent ; nous allons entendre une tira de sur-le-champ : allons, donnez-nous un échantillon de votre talent ; voyons, une tirade passionnée.

PREMIER COMÉDIEN. — Quelle tirade, Monseigneur ?

HAMLET. — Je t’ai entendu me dire une fois une tirade, — mais elle ne fut jamais déclamée sur la scène, ou si elle y fut dite, ce ne fut pas plus d’une fois ; car la pièce, il m’en souvient, ne plut pas à la multitude ; c’était du caviar pour le public [7] : mais, dans mon opinion, et dans l’opinion d’autres dont les jugements en telle matière avaient bien plus de poids que les miens, c’était un excellent drame, logiquement composé, écrit avec autant de simplicité que d’art. Je me rappelle qu’une certaine personne dit qu’il n’y avait pas dans les vers assez d’épices pour rendre la matière savoureuse ; ni dans les phrases assez de pensée pour que l’auteur pût être accusé d’affectation ; mais que la méthode d’après laquelle cette pièce avait été faite était une honnête méthode, aussi salubre que douce, et infiniment plus belle que jolie. Il y avait une tirade que j’aimais particulièrement : c’était le récit d’Enée à Didon, et surtout le passage où il parle du meurtre de Priam : si votre mémoire a retenu ce passage, commencez à cette ligne ; — voyons, voyons ;-

Le farouche Pyrrhus, comme la bête d’Hyrcanie,

ce n’est pas cela ; — cela commence avec Pyrrhus ; —

Le farouche Pyrrhus, l’homme aux armes d’ébène, Noires comme son projet, qui le faisaient ressembler à la nuit,

Lorsqu’il était couché entre les flancs du cheval fatal, —

Présente maintenant cet aspect redoutable et sombre souillé D’un blason plus sinistre encore ; de la tête aux pieds Il n’est que gueules (a), horriblement armorié qu’il est

Du sang de pères, de mères, de filles, de fils,

Collé et séché par la chaleur des rues incendiées

Qui prêtent une lumière implacable et maudite

A leurs vils meurtres : rôti par la colère et le feu,

Et tout enduit ainsi de sang coagulé,

Avec des yeux pareils à des escarboucles, l’infernal Pyrrhus

Cherche le vieux monarque Priam.

Maintenant continuez.

POLONIUS. — Par Dieu, Monseigneur, c’est bien récité, avec un bon accent et une parfaite mesure.

PREMIER COMÉDIEN :

Bientôt il le trouve

Combattant à armes trop courtes avec les Grecs ; sa vieille épée

Rebelle à son bras, reste là où elle tombe,

Et désobéit à son maître : inégal adversaire,

Pyrrhus court à Priam ; il frappe à faux dans sa rage,

Mais au seul vent et au seul sifflement de sa cruelle épée

Le vieillard, affaibli tombe. Alors la citadelle insensible d’Ilion,

Semblant ressentir ce coup, affaisse sur sa base

Son sommet enflammé, et par un hideux craquement

Fait prisonnière l’oreille de Pyrrhus : car, voyez, son épée

Qui s’abaissait sur la tête blanche comme lait

Du respectable Priant, sembla s’arrêter dans l’air :

En sorte que Pyrrhus se tint immobile, comme un tyran en peinture,

Et, comme s’il eût été indifférent à sa volonté et à son action projetée, ne fit rien.

Mais ainsi que nous voyons souvent, au moment de quelque tempête,

(a) Couleur rouge en blason.

Le ciel faire silence, les nuages rester immobiles,

Les vents impétueux sans voix, et le globe au-dessous d’eux

Rouler muet comme la mort, et tout à coup le redoutable tonnerre

Déchirant l’air ; ainsi, après la pause de Pyrrhus,

La vengeance réveillée l’excite de nouveau à l’œuvre,

Et jamais les marteaux des Cyclopes ne tombèrent

Sur l’armure de Mars, forgée pour un usage éternel,

Avec moins de remords que ne tomba alors sur Priam

L’épée sanglante de Pyrrhus.

A bas, à bas, Fortune, à bas catin ! Ah, vous Dieux,

Enlevez-lui son pouvoir dans votre grande assemblée ;

Brisez de sa roue tous les rayons et toutes les jantes,

Et faites-en rouler le moyeu du sommet de la colline du ciel

Jusque chez les démons !

POLONIUS. — C’est trop long.

HAMLET. — On l’enverra chez le barbier avec votre barbe. — Je t’en prie, continue : — il lui faut du plaisant [8] ou du grivois, sans quoi il s’endort : — continue ; — venons à Hécube.

PREMIER COMÉDIEN :

Mais qui, oh ! qui eût vu la reine encapuchonnée....

HAMLET. — La reine encapuchonnée ?

POLONIUS. — Cela est bon : reine encapuchonnée est bon.

PREMIER COMÉDIEN :

Courir pieds nus du haut en bas de la ville, menaçant les flammes

Du double fleuve de ses yeux ; un chiffon sur cette tête.

Que tout à l’heure ceignait le diadème ; au lieu de robe,

Autour de ses reins maigres, dévastés par sa fécondité,

Portant une couverture, saisie en hâte au milieu des alarmes ;

Qui eût vu cela, eût d’une langue trempée de venin,

Proclamé traîtresse la Fortune ;

Mais si les dieux eux-mêmes l’avaient vue,

Alors qu’elle aperçut Pyrrhus s’amusant malicieusement

A couper en morceaux avec son épée les membres de son mari,

S’ils avaient entendu le rugissement qu’elle poussa (A moins que les choses mortelles ne les touchent pas du tout),

Oui, elle leur aurait arraché leur compassion,

Et tiré des larmes d’eau des yeux de flamme du ciel.

POLONIUS. — Voyez-moi un peu s’il n’a pas changé de couleur, et s’il n’a pas de larmes dans les yeux ! Assez, je t’en prie.

HAMLET. — C’est bon ; je te prierai de me dire le reste bientôt. — Mon bon Seigneur, voulez-vous veiller à ce que les comédiens soient bien pourvus de tout ce qu’il leur faut. Entendez-vous ? qu’ils soient bien traités ; car ils sont la petite chronique et les mémoires courants de leur époque, et mieux vaudrait pour vous avoir, après votre mort une méchante épitaphe que d’encourir leur mauvaise opinion pendant votre vie.

POLONIUS. — Monseigneur, je les traiterai selon leurs mérites.

HAMLET. — Corps de Dieu, beaucoup mieux, l’ami, beaucoup mieux : traitez les gens selon leurs mérites, et dites-moi en ce cas qui échappera au fouet ! Traitez-les d’après votre propre honneur et votre propre dignité : moins ils méritent, plus grande est votre générosité. Conduisez-les dans l’intérieur.

POLONIUS. — Venez, Messieurs.

HAMLET. — Suivez-le, mes amis : nous écouterons un drame demain. (Sort Polonius avec tous les comédiens, sauf le premier auquel Hamlet parle à part.) M’entends-tu, mon vieil ami ? Pouvez-vous jouer le Meurtre de Gonzague ?

PREMIER COMÉDIEN. — Oui, Monseigneur.

HAMLET. — En ce cas, nous l’aurons demain soir. Pourriez-vous, en cas de nécessité, apprendre un discours de quelques douze ou seize vers que j’écrirais et intercalerais là dedans, le pourriez-vous ?

PREMIER COMÉDIEN. — Oui, Monseigneur.

HAMLET. — Très-bien. — Suivez ce Seigneur, et ayez bien soin de ne pas vous moquer de lui. (Sort le premier comédien.) (À Rosencrantz et à Guildenstern.) Mes bons amis, je vais vous laisser jusqu’à ce soir : vous êtes les bienvenus dans Elseneur.

ROSENCRANTZ. — Mon bon Seigneur ! (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.)

HAMLET. — Oui, Dieu soit avec vous ! — Maintenant je suis seul. Oh quel coquin et quel grossier mariant je suis ! N’est-il pas monstrueux que ce comédien qui était là, dans une pure fiction, dans un par rêve d passion, ait pu forcer son âme à s’accorder avec son imagination, à ce point que sous la pression de son illusion, son visage tout entier a pâli, que des larmes ont coulé de ses veux, que l’égarement s’est peint sur sa physionomie, que les sanglots ont entre-coupé sa voix, que toutes les expressions de son être ont pris des formes en harmonie avec son personnage fictif ? et tout cela pour rien ? pour Hécube ? Que lui fait Hécube, et qu’est-il à Hécube pour pleurer ainsi sûr elle ? Et que ferait-il donc s’il avait les mêmes motifs et les mêmes mobiles de douleur que moi ? Il inonderait le théâtre de larmes, il déchirerait les oreilles des spectateurs d’horribles accents ; il rendrait fous les coupables, il ferait pâlir les innocents, il remplirait les ignorants de trouble, et bouleverserait jusqu’au vertige les facultés même de la vue et de l’ouïe. Et cependant, moi, drôle stupide et au cœur de boue, je suis là inerte comme un Jeannot rêveur, insensible à ma cause, et je ne puis rien dire, rien, et cela pour un roi dont le royaume et la vie précieuse ont été volés par un crime damné. Suis-je un lâche ? Qui veut m’appeler scélérat ? qui veut me frapper au travers du visage ?. qui veut m’arracher la barbe et me la jeter à la face ? qui veut mé tirer par le nez ? qui veut me donner le démenti par la gorge, et me l’enfoncer jusqu’aux poumons ? qui veut me faire cela, en ! Sang de Dieu, je l’accepterais, car il est trop évident que j’ai un foie de pigeon, et que je manque de fiel pour donner à la tyrannie l’amertume qui lui convient ; sans cela, j’aurais déjà engraissé tous les vautours du pays avec la charogne de ce manant. Scélérat sanguinaire et corrompu ! scélérat dénaturé, traître, paillard, sans remords ! Oh, vengeance ! — Oh quel âne que je suis ! Voilà qui est fort courageux à moi, le fils d’un cher père assassiné, à moi qui suis excité à la vengeance par le ciel et l’enfer, de soulager mon cœur par des mots comme une putain, et d’être là à maudire, comme une vraie souillon, comme une marmitonne ! Fi donc, fi ! A votre tâche, ma pensée ! J’ai entendu dire que des personnes coupables, assistant à une représentation dramatique, ont été tellement atteintes à l’âme par l’illusion de la scène, qu’elles ont sur-le-champ proclamé leurs méfaits ; car le meurtre, bien qu’il n’ait pas de langue, se dénoncera par un organe très-miraculeux 9. Je ferai jouer devant mon oncle par ces comédiens quelque pièce rappelant le meurtre de mon père : j’observerai ses regards ; je le sonderai jusqu’au vif ; s’il vient seulement à tressaillir, je sais ce que je dois faire. L’esprit que j’ai vu peut être le diable : or le diable a pouvoir de revêtir une forme aimable aux yeux ; oui, et peut-être veut-il tirer parti pour me damner de ma faiblesse et de ma mélancolie, car il est très-puissant avec des âmes de la nature de la mienne. Il me faut marcher sur un terrain plus solide que celui-là : — cette représentation dramatique

est le moyen dont je me servirai pour surprendre la conscience du roi. (Il sort.)

ACTE III. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Un appartement dans le château.
Entrent LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHÉLIA, ROSERCR4NTZ et GUILDENSTERN.

LE ROI. — Et ne pouvez-vous donc, en dirigeant adroitement la conversation, arriver à lui faire dire pourquoi il est tombé dans ce désordre qui si cruellement est venu torturer ses ours de paix par une dangereuse et turbulente folie ?

ROSENCRANTZ. — Il avoue qu’il se sent lui-même atteint d’égarement ; mais quelle en est la cause, voilà ce qu’il ne vent absolument pas dire.

GUILDENSTERN. — De plus nous l’avons trouvé très-difficile à sonder ; car avec la ruse de la folie, il se dérobe, lorsque nous essayons de l’amener à quelque aveu de son véritable état.

LA REINE. — Vous a-t-il bien reçu ?

ROSENCRANTZ. — Tout à fait comme un gentilhomme.

GUILDENSTERN. — Mais avec des dispositions trahissant beaucoup de contrainte.

ROSENCRANTZ. — Il s’est montré très-avare de questions ; mais quant à nos demandes, il y a répondu très-librement.

LA REINE. — Avez-vous essayé de lui donner envie de quelque amusement ?

ROSENCRANTZ. — Madame, il s’est trouvé que nous avons ramassé sur notre route certains comédiens : nous l’avons informé du fait, et il a semblé ressentir en l’apprenant une sorte de joie : ces gens sont aux environs de la cour, et je crois qu’ils ont déjà l’ordre de jouer ce soir devant lui.

POLONIUS. — C’est très-vrai, et il m’a prié d’inviter vos majestés à voir et à écouter ce spectacle.

LE ROI. — De tout mon cœur, et je suis fort content d’apprendre qu’il a eu cette fantaisie. Mes bons gentils hommes, stimulez-le encore davantage, et dirigez ses pensées vers ces divertissements-là.

ROSENCRANTZ. — Nous le ferons, Monseigneur. (Sortent Rosencrantz et Guildenstem.)

LE ROI. — Aimable Gertrude, laissez-nous aussi ; car nous avons envoyé secrètement chercher Hamlet, afin qu’il se rencontre en face d’Ophélia, comme si c’était par accident. Son père et moi, légitimes espions, nous nous placerons de façon à voir, sans être vus nous memes ; nous pourrons ainsi franchement juger de leur entrevue, et découvrir d’après sa conduite, si le mal dont il souffre est ou non une peine d’amour.

LA REINE. — Je vais vous obéir : — quant à vous, ma chère Ophélia, je souhaite fort que votre charmante beauté soit l’heureuse cause de l’égarement d’Hamlet : de la sorte j’aurai lieu d’espérer que vos vertus pourront le ramener à son état ordinaire, pour votre plus grand honneur à vous deux.

OPHÉLIA. — Madame, je souhaite que cela se puisse. (Sort la reine.)

POLONIUS. — Ophélia, promenez-vous par là. (Au roi.) Mon gracieux monarque, si vous le voulez bien, nous allons nous cacher, (A Ophélia.) Lisez dans ce livre ; cette occupation apparente donnera une explication plausible à votre solitude. — Nous sommes souvent à blâmer en ceci, — ce n’est que trop prouvé, — qu’en empruntant le visage de la dévotion, et avec de pieuses actions extérieures, nous faisons paraître doux comme sucre le diable lui-même.

LE ROI, à part. — Ô ce n’est que trop vrai ! Quel coup de fouet cinglant ces paroles donnent à ma conscience ! La joue de la catin embellie par l’artifice du fard, n’est pas plus hideuse sous la matière dont elle s’aide, que ne l’est mon crime sous mes paroles si bien peintes. Ô pesant fardeau !

POLONIUS. — Je l’entends qui vient : retirons-nous, Monseigneur. (Sortent le roi et Polonius.).

Entre HAMLET.

HAMLET. — Être ou n’être pas, voilà la question. Quel est le plus noble parti ? supporter les coups de fronde et les flèches de l’injurieuse fortune, ou prendre les armes contre un monde de douleurs, et y mettre fin en leur résistant ? — Mourir, — dormir, — rien de plus ; dire que par un sommeil nous mettons fin au mal du cœur et aux mille accidents naturels auxquels notre chair est sujette, — certes c’est un dénoûment que l’on peut dévotement désirer. Mourir, — dormir ; — dormir, peut-être rêver : — oui, voilà le point d’interrogation ; car quels sont les rêves qui peuvent nous venir dans ce sommeil de la mort, lorsque nous avons échappé à cette tourmente humaine ? cela nous oblige à réfléchir. Voilà la considération qui prolonge si longtemps la vie du misérable : qui voudrait en effet supporter les coups de fouet et les mépris du monde, les injustices de l’oppresseur, les affronts de l’homme orgueilleux, les tortures de l’amour dédaigné, les lenteurs de la justice, l’insolence des gens en place, et les coups de pied que le mérite patient reçoit des indignes, quand on pourrait soi-même s’octroyer le repos avec un simple petit poignard ? qui voudrait gémir et suer sous les fardeaux d’une vie fatigante, sans la crainte de quelque chose après la mort, cette contrée inconnue, dont aucun voyageur ne repasse la frontière ? Voilà ce qui embarrasse la volonté, et nous décide à supporter les maux que nous avons, plutôt que de courir à d’autres que nous ne connaissons pas. C’est ainsi que la conscience fait des lâches de nous tous ; c’est ainsi que les couleurs naturelles de notre résolution bien portante sont pâlies par le teint blafard de la pensée maladive, et que des entreprises de grande portée et de grande importance, grâces à cette considération, changent de cours, et s’égarant, perdent le nom d’action. — Mais doucement ! la belle Ophélia ! — Nymphe, veuille dans les prières te rappeler de tous mes péchés !

OPHÉLIA. — Mon bon Seigneur, comment va Votre Honneur depuis ces longs derniers jours ?

HAMLET. — Je vous remercie humblement ; bien, bien, bien.

OPHÉLIA. — Monseigneur, j’ai reçu de vous des présents que depuis longtemps je désire vous rendre ; je vous en prie, recevez-les à cette heure.

HAMLET. — Non, non ; je ne vous ai jamais donné quoi que ce soit.

OPHÉLIA. — Mon honoré Seigneur, vous savez fort bien que vous m’en avez envoyé, et avec eux des paroles d’une si. suave tendresse, que les cadeaux en augmentaient de richesse : reprenez-les, puisque le parfum de ces paroles est perdu ; car pour les âmes nobles, les riches présents deviennent pauvres lorsque ceux qui les donnent montrent qu’ils n’aiment pas. Les voici, Monseigneur.

HAMLET. — Ah ! ah ! vous êtes honnête ?

OPHÉLIA. — Monseigneur ?

HAMLET. — Êtes-vous belle ?

OPHÉLIA. — Que veut dire Votre Seigneurie ?

HAMLET. — Que si vous êtes honnête et belle, votre honnêteté ne devrait avoir aucun commerce avec votre beauté»

OPHÉLIA. — Mais, Monseigneur, la beauté pourrait-elle avoir de plus vertueux rapports que ceux qu’elle entretient avec l’honnêteté ?

HAMLET. — Oui vraiment ; car le pouvoir de la beauté transformera plus vite l’honnêteté en entremetteuse, que la force de l’honnêteté ne métamorphosera la beauté en son semblable : ce fut un paradoxe pendant un certain temps, mais aujourd’hui cela est prouvé par l’expérience. Je vous ai aimée autrefois.

OPHÉLIA. — En vérité, Monseigneur, c’est ce que vous m’avez fait croire.

HAMLET. — Vous n’auriez pas dû me croire ; car îa vertu ne peut à ce point greffer notre vieille souche, qu’il ne nous reste toujours quelque chose de ses vices : je ne vous aimais pas.

OPHÉLIA. — Je n’en ai été que plus trompée.

HAMLET. — Va-t’en dans un couvent : pourquoi voudrais-tu devenir une mère de pécheurs ? Je suis-moi-même à peu près honnête, et cependant je pourrais m’accuser de telles choses, qu’il vaudrait mieux que ma mère ne m’eût pas mis au monde : je suis orgueilleux à l’excès, vindicatif, ambitieux, assailli, par plus de tentations de péchés que je n’ai de pensées pour les écouter, d’imagination pour leur donner forme, et de temps pour les mettre en action. Où est l’utilité que des êtres qui me ressemblent rampent entre ciel et terre ? Nous sommes tous de fieffés coquins ; ne croyez à aucun de nous. Va-t’en bien vite dans un couvent. Où est votre père ?

OPHÉLIA. — Au logis, Monseigneur.

HAMLET. — Faites fermer les portes sur lui, afin qu’ilne puisse jouer le fou nulle part ailleurs que dans sa propre maison. Adieu.

OPHÉLIA. — Ô Cieux cléments, secourez-le !

HAMLET. — Si tu te maries, je te donne pour dot cette vérité maudite : sois chaste comme la glacé, pure comme la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie. Va-t’en dans un couvent, va : adieu. Cependant si tu veux absolument te marier, épouse un imbécile ; car les gens sages savent trop bien quels monstres vous faites d’eux. Au couvent, va, et vivement encore. Adieu.

OPHÉLIA. — Ô puissances célestes, rappelez-le à la raison !

HAMLET. — J’ai aussi entendu plus d’une fois parler de votre habitude de vous farder ; Dieu vous a donné un visage, et vous vous en faites un autre ; vous sautillez, vous glissez, vous biaisez, vous donnez dès petits noms enfantins aux créatures de Dieu, et vous voulez faire passer pour de la naïveté ce qui en vous est coquetterie. Allez, j’ai assez de tout cela, c’est ce qui m’a rendu fou. Je vous le dis, nous n’aurons plus de mariages ; ceux qui sont déjà mariés, hormis un seul, vivront ; les autres resteront comme ils sont. Au couvent, va. (Il sort.)

OPHÉLIA. — Oh ! quel noble esprit est ici renversé ! L’œil de l’homme de cour, l’épée du soldat, l’éloquence du lettré, la fleur et l’espérance de ce beau royaume, le miroir de la mode et le moule des manières, le modèle sur lequel tous avaient les yeux, tout cela détruit tout à fait, tout à fait ! Et moi, je suis la plus malheureuse et la plus affligée des Dames., puisque après avoir sucé le miel de ses paroles mélodieuses, il me faut voir cette noble et très-souveraine raison, hors de ton et d’harmonie, comme des cloches au doux son qui font charivari, et la beauté incomparable de cette jeunesse en fleurs flétrie par le délire : ô malheur à moi d’avoir vu ce que j’ai vu, et de voir maintenant ce que je vois !

Rentrent LE ROI et POLONIUS.

LE ROI. — L’amour ! ce n’est pas de ce côté que se portent ses sentiments ; et ce qu’il a dit, quoique la logique y fît un peu défaut, ne ressemblait pas à de la folie. Il y a dans son âme quelque chose sur laquelle sa mélancolie s’est mise à couver ; et quand ce quelque chose éclora, je crains bien que le résultat n’en soit quelque danger : pour prévenir cela, j’ai décidé spontanément la ligne de conduite que voici : — il ira promptement en Angleterre, pour demander notre tribut en retard : peut-être les mers, des contrées différentes, la variété des spectacles, chasseront de son cœur ce quelque chose qui s’y est fixé, et sur lequel sa pensée bat sans relâche, ce qui met sa raison hors d’elle-même. Qu’en pensez-vous ?

POLONIUS. — Cela sera bien : mais cependant je crois que l’origine et le commencement de son chagrin sont sortis de l’amour dédaigné. — Eh bien, Ophélia, point n’est besoin que vous nous répétiez ce que le Seigneur Hamlet vous a dit ; nous avons tout entendu. — Monseigneur, faites ce qui vous plaira ; mais si vous le trouviez bon, vous devriez après la représentation laisser la reine sa mère seule avec lui pour’qu’elle le supplie de lui dévoiler son chagrin : qu’elle y aille rondement avec lui ; et moi, si cela vous plaît y je me placerai à portée d’entendre toute leur conversation. Si elle ne parvient pas à le faire expliquer, envoyez-le en Angleterre, ou reléguez-le là où votre sagesse le jugera le plus convenable.

LE ROI. — C’est ce que nous ferons : la folie chez les grands ne doit pas être laissée sans surveillance. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Une salle dans le château.
Entrent HAMLET et quelques COMÉDIENS.

HAMLET. — Prononcez le discours, je vous en prie, comme je vous l’ai déclamé, d’une langue agile : mais si vous le mâchonnez, comme beaucoup de vos comédiens ont coutume de faire, j’aimerais autant que le crieur public de la ville récitât mes vers. Ayez soin aussi de ne pas trop scier l’air avec votre main, comme cela ; mais comportez-vous en tout avec modération : car même au milieu du torrent, de la tempête, et, si je puis le dire, du tourbillon de votre passion, vous devez garder et observer une mesure qui tempère l’orage. Ô cela me blesse jusqu’à l’âme d’entendre un robuste gaillard, la tête emperruquée, mettre une passion en pièces, en véritables loques, et déchirer les oreilles des gens du parterre, qui pour la plupart ne sont capables de rien comprendre si ce n’est les pantomimes inintelligibles, ou bien le bruit : je voudrais qu’un tel gaillard fût fouetté pour exagérer même le Termagant [1] ; un tel gaillard exhérode-Hérode lui-même [2] : je vous en prie, évitez ces excès.

PREMIER COMÉDIEN. — Je le promets à Votre Honneur.

HAMLET. — Ne soyez pas non plus trop froid, mais que votre propre tact vous dirige : faites accorder l’action avec la parole, la parole avec l’action, en ayant soin seulement de faire attention à ne pas dépasser les limites de la nature ; car toute exagération s’éloigne du but de l’art dramatique, lequel, depuis l’origine jusqu’à nos jours, a toujours consisté à présenter pour ainsi dire le miroir à la nature, à montrer à la vertu ses propres traits, au vice sa propre image, et aux époques successives leur forme et leur physionomie particulières. Si ces conditions sont exagérées ou imparfaitement exécutées, on peut faire rire les ignorants, mais on ne peut qu’affliger les gens judicieux, et la censure de ces derniers doit peser d’un plus grand poids dans votre estime qu’un plein théâtre d’autres personnes. Oh, j’ai vu jouer des comédiens, et j’en ai entendu vanter d’autres et bien haut, lesquels, — sans vouloir rien dire de mal, — n’ayant ni accent de chrétiens, ni dégaine de chrétiens, de païens ou d’hommes quelconques, gambadaient et mugissaient tellement que j’ai supposé que quelques-uns des gros ouvriers de la Nature les avaient faits, et mal faits, tant ils imitaient abominablement l’humanité.

PREMIER COMÉDIEN. — J’espère, Monseigneur, que. pour ce qui est de nous, nous nous sommes passablement bien corrigés de ces défauts.

HAMLET. — Oh ! corrigez-vous-en tout à fait. Quant à ceux qui jouent vos bouffons, qu’ils n’en disent pas plus que leurs rôles : car il y en a qui vont se mettre à rire pour faire rire avec eux une masse de spectateurs imbéciles, quoique dans ce moment-là même il y ait peut-être dans la pièce quelque chose valant la peine d’être remarqué : c’est bête, et cela montre une pitoyable ambition chez le sot capable de telle chose. Allez, préparez-vous. (Sortent les comédiens.)

Entrent POLONIUS, ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN.

HAMLET. — Eh bien, Monseigneur ! le roi entendra-t-il. cette pièce ?.

POLONIUS. — Et la reine aussi, et cela immédiatement.

HAMLET. — Allez avertir les comédiens de se dépêcher. (Sort Polonius.) Voulez-vous, vous deux, aller aussi les faire se hâter ?

ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN, — Nous voulons bien, Monseigneur. (Ils sortent.)

HAMLET. — Hé ! Horatio !

Entre HORATIO.

HORATIO. — Présent, à votre service, mon aimable Seigneur.

HAMLET. — Horatio, tu es l’homme le plus juste avec qui j’aie jamais entretenu commerce.

HORATIO. — Ô mon cher Seigneur !

HAMLET. — Parbleu, ne crois pas que je flatte. ; car quel, avancement puis-je espérer de toi qui n’as d’autre revenu que ton bon esprit pour te nourrir et te vêtir ? Pourquoi le pauvre serait-il flatté ? Non, que les langues de sucre lèchent la pompe stupide, et que les souples genoux se courbent là où la récompense peut suivre immédiatement la flatterie. Entends-tu ? Depuis que mon âme qui m’est chère fut maîtresse de son choix et pût distinguer entre les hommes, sa préférence t’a scellé pour son partage ; car tu t’es montre un homme qui, en sachant tout souffrir, t’es exempté de toute souffrance, un homme qui a su recevoir les rebuffades et les récompenses de la fortune avec d’égaux remercîments : et bienheureux ceux dont le sang et le jugement, sont en si bel équilibre, qu’ils ne sont pas de ces flûtes sur lesquelles la Fortune peut jouer tout air qu’elle veut. Donne-moi l’homme qui n’est pas l’esclave de la passion, et je le porterai tout près de mon cœur, oui, je le porterai dans le cœur de mon cœur, comme je fais de toi. En voilà déjà trop làdessus. On joue ce soir une pièce devant le roi : une des scènes se rapproche de ces circonstances de la mort de mon père dont je t’ai parlé : lorsque cet acte arrivera, je, t’en prie, observe mon oncle avec tout ce que ton âme a de perspicacité : si sa culpabilité cachée ne se révèle pas à certaine tirade, c’est un fantôme damné que nous avons vu, et mes suppositions sont aussi noires que la forge de Vulcain. Donne-lui soigneuse attention : car moi, de mon côté, j’attacherai mes yeux sur son visage, et ensuite nous réunirons nos deux jugements pour prononcer sur ce qu’il aura laissé paraître.

HORATIO. — Bien, Monseigneur : s’il me dérobe quelque chose, pendant la représentation, et qu’il échappe à ma vigilance, je consens à payer son vol.

HAMLET. — Les voici qui viennent pour la représentation : il faut que j’aie l’air d’être absent de moi-même : choisissez-vous une place.

Marche danoise. Fanfare. Entrent LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHELIA, ROSENCRANTZ, GUIL-DENSTERN, et autres Seigneurs, et des gardes portant des torches.

LE ROI. — Comment se traite notre neveu Hamlet ?

HAMLET. — Extrêmement bien, ma foi ; avec les mets. du caméléon ; je mange de l’air, je me bourre de promesses : vous ne pouvez engraisser des chapons avec cette méthode.

LE ROI. — Cette réponse ne me dit rien, Hamlet ; ces mots ne sont pas à mon usage.

HAMLET. — Non, et ils ne sont plus au mien à cette heure. (À Polonius.) Monseigneur, vous avez joué la comédie à l’université autrefois, dites-vous ?

POLONIUS. — Oui, Monseigneur, et je passais pour bon acteur.

HAMLET. — Et quel est le rôle dont vous étiez chargé ?

POLONIUS. — J’ai représenté. Jules César : j’étais tué au Capitole ; Brutus me tuait.

HAMLET. — C’était de sa part un rôle de brute que d’y tuer un veau si remarquable. — Les comédiens sont-ils prêts ?

ROSENCRANTZ. — Oui, Monseigneur, ils attendent votre bon plaisir.

LA REINE. — Venez ici, mon cher Hamlet, asseyez-vous auprès de moi.

HAMLET. — Non, ma bonne mère, voici un métal plus attractif.

POLONIUS, au roi. — Oh, oh ! remarquez-vous cela ?

HAMLET, se couchant aux pieds d’Ophélia [3]. — Belle Dame, m’étendrai-je sur votre sein ?

OPHÉLIA. — Non, Monseigneur.

HAMLET. — J’entends dire, poserai-je ma tête sur votre sein ?

OPHÉLIA. — Oui, Monseigneur.

HAMLET. — Supposez-vous que j’avais une pensée de rustre ?

OPHÉLIA. — Je ne suppose rien, Monseigneur.

HAMLET. — C’est une jolie idée que de se coucher entre les cuisses d’une fille. :

OPHÉLIA. — Que voulez-vous dire., Monseigneur ?

HAMLET. — Rien.

OPHÉLIA. — Vous êtes gai, Monseigneur.

HAMLET. — Qui, moi ?

OPHÉLIA. — Oui, Monseigneur,

HAMLET. — Oh ! mon Dieu, je suis votre simple faiseur de chansonnettes. Qu’est-ce qu’un homme a de mieux à faire que d’être gai ? Tenez, regardez comme ma mère a l’air joyeux, et mon père est mort il y a deux heures.

OPHÉLIA. — Non, il y a deux fois deux mois, Monseigneur.

HAMLET. — Si longtemps ? Eh bien, en ce cas, que le diable porte le deuil, je veux avoir un beau vêtement de fourrures [4]. Ô cieux ! mort depuis deux mois, et pas encore oublié ? Alors il y a espoir que le souvenir d’un grand homme puisse survivre six mois à sa mort : mais par Notre-Dame, alors, il faut qu’il bâtisse des églises ; ou bien on ne pensera pas plus à lui qu’on ne pense au cheval de la mascarade de mai dont la chanson donne l’épitaphe :

Car hé ! car hé !
Le cheval de bois est oublié [5] !

Musique de hautbois. Entrent les personnages d’une pantomime. Un roi et une reine entrent en faisant des démonstrations d’amour ; ils s’embrassent réciproquement. Elle s’agenouille et semble lui faire des protestations. Il la. relève, incline, sa tête sur son sein, puis se couche sur un lit de fleurs : elle, le voyant endormi, le quitte. Alors entre un autre personnage, qui lui enlève sa couronne qu’il embrasse, verse du poison dans l’oreille du roi, et sort. La reine revient, trouve le roi mort, et se livre à une pantomime de désespoir. L’empoisonneur avec deux ou trois personnages muets rentre, et semble se lamenter avec elle. Le corps mort est emporté. L’ empoisonneur courtise la reine et lui offre des présents ; elle semble un moment vouloir résister, mais à la fin elle accepte son amour. (Ils sortent.)

OPHÉLIA. — Que signifie cela, Monseigneur ?

HAMLET. — Parbleu, cela signifie faire son coup en cachette [6], cela signifie méfait.

OPHÉLIA. — Peut-être que cette pantomime représente l’argument de la pièce.

Entre LE PROLOGUE.

HAMLET. — Nous le saurons par ce compère : les comédiens ne peuvent garder un secret ; ils nous diront tout.

OPHÉLIA. — Va-t-il nous dire ce que signifiait ce que nous venons de voir ?

HAMLET. — Oui, et tout ce que vous voudrez lui faire voir. N’ayez pas honte ; de lui montrer, il n’aura pas honte de vous dire comment cela s’appelle.

OPHÉLIA. — Vous êtes mauvais, vous êtes mauvais : je veux écouter la pièce.

LE PROLOGUE :

Nous prosternant ici devant votre clémence,

Nous implorons votre patiente attention,

Pour nous et pour notre tragédie.

HAMLET. — Est-ce un prologue ou la devise d’un anneau ?

OPHÉLIA. — Il est court, Monseigneur.

HAMLET. — Comme l’amour d’une femme.

Entrent GONZAGO et BAPTISTA.

GONZAGO :

Trente fois Phébus a fait sur son char le tout

De la mer salée de Neptune et de la sphère ronde de Tellus,

Et trente douzaines de limes de leurs lumières empruntées

Ont éclairé le globe pendant trente fois douze mois,

Depuis que l’amour a joint nos cœurs, et l’hymen nos mains,

Dans les liens mutuels les plus sacrés

BAPTISTA :

Puissent le soleil et la lune nous faire encore compter

Autant de voyages avant que notre amour expire !

Mais, malheureuse que je suis, vous êtes depuis ces derniers temps si souffrant,

Si loin de votre enjouement et de votre précédent état,

Que j’ai peur pour vous. Cependant, malgré mes craintes,

Vous ne devez, Monseigneur, concevoir aucune inquiétude,

Car les craintes d’une femme vont de pair avec son amour ;

Ou bien l’un et les autres sont nuls, ou bien extrêmes.

Ce qu’est mon amour, vous en avez eu la preuve ;

Et ma crainte est maintenant de même taille que mon amour. Lorsque l’amour est grand, les plus petits soupçons deviennent craintes ;

Là où les petites craintes deviennent grandes, là fleurit un grand amour.

GONZAGO :

En vérité, chérie, il faudra que je te quitte, et bientôt ; Mes forces vitales se relâchent de leurs fonctions, Et tu vivras après moi dans cet admirable monde, Honorée et bien-aimée, et peut-être auras-tu pour époux Quelqu’un d’aussi tendre.

BAPTISTA :

Oh ! n’en dis pas davantage ! Un tel amour serait une trahison de mon cœur Que je sois maudite si je prends un second époux ! Nulle n’en épousa jamais un second si elle n’avait tué le premier.

HAMLET, à part. — Voilà de l’absinthe, de l’absinthe !

BAPTISTA :

Les seconds mariages ne sont jamais déterminés

Que par de vils motifs d’intérêt, mais l’amour n’y est pour rien ;

Je tue une seconde fois mon Seigneur qui est mort,

Lorsqu’un second époux m’embrasse dans mon lit.

GONZAGO :

Je crois que vous pensez ce que vous exprimez en cet instant,

Mais souvent nous manquons à ce que nous avons résolu.

Nos projets sont esclaves de notre mémoire ;

Violents à leur naissance, ils sont de santé peu forte ;

Tant qu’ils sont ; encore pareils au fruit vert, ils tiennent solidement à l’arbre,

Mais dès qu’ils sont arrivés à maturité, ils tombent sans être ébranlés.

Il nous est fort nécessaire d’oublier

De nous payer la dette contractée par nous-mêmes envers nous-mêmes :

Ce que nous nous proposons de faire quand nous sommes saisis par la passion,

Perd toute raison d’être, la passion cessant.

La joie et le chagrin par leur propre violence

Mettent à néant leurs propres entreprises :

Là où la joie est là plus vive, là où la douleur est la plus éplorée,

Un léger accident survenant, voilà la douleur qui rit et la joie qui pleure.

Ce monde n’est pas éternel ; aussi n’est-il pas étrange

Que nos amours même changent avec nos fortunes ;

Car c’est une question qui nous reste encore à résoudre

De savoir si c’est l’amour qui guide la fortune, ou la fortune l’amour.

L’homme puissant une fois à bas, voyez comme s’évanouit son favori ;

Le pauvre qui s’élève au contraire voit ses ennemis se changer en amis.

Jusques à ce jour-ci l’amour a toujours suivi la fortune :

Car quiconque est à l’abri du besoin, ne manquera jamais d’amis ;

Mais quiconque étant dans le besoin mettra à l’épreuve un de ces creux amis,

Le changera immédiatement en ennemi.

Mais pour finir logiquement comme j’ai commencé, —

Nos volontés et nos destins suivent des routes si contraires,

Que nos projets sont toujours renversés ;

Nos pensées sont à nous, leur réalisation ne nous appartient pas ;

C’est ainsi que tu crois ne pas épouser un second époux,

Mais tes pensées mourront lorsque ton premier Seigneur sera mort.

BAPTISTA :

Que la terre refuse de me nourrir, et le ciel de m’éclairer !

Que le jour me refuse récréation, que la nuit me refuse repos !

Que ma confiance et mon espérance se changent en désespoir !

Que le régime d’un anachorète dans sa cellule soit mon seul avenir !

Que toutes les influences qui altèrent le visage de la joie,

Heurtent mes plus chers désirs et les détruisent !

Qu’ici-bas et par delà ce monde, un éternel châtiment me poursuive,

Si, une fois veuve, je redeviens jamais épouse.

HAMLET, à Ophélia. — Et si elle violait ses sermenis à cette heure !

GONZAGO :

Voilà qui est solennellement jurer. Chérie, quitte-moi un instant,

Mes esprits s’alourdissent, et volontiers je tromperais Le jour fatigant par le sommeil. (Il s’endort.)

BAPTISTA :

Que le sommeil berce ton âme,

Et que jamais le malheur ne se glisse entre nous deux !

(Elle sort.)

HAMLET. — Madame, comment trouvez-vous cette pièce ?

LA REINE. — La Dame fait, me semble-t-il, beaucoup trop de protestations.

HAMLET. — Oh, mais elle tiendra sa parole.

LE ROI. — Avez-vous suivi l’argument de la pièce ? Est-ce qu’il n’y a pas de crime là dedans ?

HAMLET. — Non, non, ils ne font que plaisanter ; on empoisonne pour plaisanter. Il n’y a pas là le moindre crime.

LE ROI. — Comment appelez-vous cette pièce ?

HAMLET. — La trappe à souris. Comment ça, me direz-vous ? Parbleu, c’est une figure. Cette pièce est la représentation d’un meurtre commis à Vienne : Gonzago est le nom du duc ; celui de sa femme, Baptista : vous verrez tout à l’heure ; c’est une trame diabolique : mais qu’est-ce que cela fait ? cela ne nous touche pas, Votre Majesté et moi ; nous, nous avons des consciences pures : que le roussin écorché tressaille, nos garots sont sans blessures à nous.

Entre LUCIANUS.

HAMLET. — Celui-ci est un certain Lucianus, neveu du roi.

OPHÉLIA. — Vous valez un chœur, Monseigneur.

HAMLET. — Je pourrais servir d’interprète entre vous et votre amoureux, si je voyais les marionnettes s’ébattre ensemble.

OPHÉLIA. — Vous êtes piquant, Monseigneur, vous êtes piquant.

HAMLET. — Cela vous coûterait un gémissement si vous émoussiez ma pointe.

OPHÉLIA. — Encore mieux, et encore pis.

HAMLET. — C’est ainsi que vous promettez de prendre vos maris (a). — Commence, meurtrier ; laisse tes damnées grimaces, et commence. Allons ; le corbeau qui croasse appelle vengeance avec une rauque furie.

LUCIANUS :

Noires pensées, mains toutes prêtes, poison convenable au meurtre, heure propice,

Tout s’accorde : l’occasion me favorise, et nul œil ne me voit.

Ô toi mélange malfaisant, extrait d’herbes à minuit,

Trois fois ensorcelé par la malédiction d’Hécate, trois fois infecté,

(a) Allusion à la promesse de suivre son mari dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans le mieux et dans le pire.

Que ta nature magique et tes propriétés sinistres

Usurpent immédiatement la vie salubre.

(Il verse le poison dans l’oreille du dormeur.)

HAMLET. — Il l’empoisonne dans le jardin pour s’emparer de son état. Son nom est Gonzago : l’histoire existe, et elle est écrite en italien très-élégant. Vous verrez tout à l’heure comment le meurtrier gagne l’amour de la femme de Gonzago.

OPHÉLIA. — Le roi se lève !

HAMLET. — Comment, il est effrayé par un feu pour rire !

LA REINE. — Comment se trouve mon Seigneur ?

POLONIUS. — Cessez la représentation.

LE ROI. — Éclairez-moi ; — partons !

Tous. — Des flambeaux, des flambeaux, des flambeaux ! (Tous sortent, hormis Hamlet et Horatio.)

HAMLET :

Parbleu, laissez le daim blessé pleurer,

Et laissez jouer le daim sans blessures ;

Car les uns doivent veiller, tandis que les autres dorment ;

Et ainsi va le monde.

Ne croyez-vous pas, Monsieur, que cette chanson-là, en y ajoutant une forêt de panaches, et deux rosettes en forme de roses de Provins [7] sur mes souliers à large ouverture, ne pourrait pas me valoir le titre de sociétaire dans une troupe de comédiens, si ce qui me reste de fortune vient à se conduire en Turc avec moi ?

HORATIO. — Certes, une demi-part de profits.

HAMLET. — Une part entière, j’en suis sûr [8].

Car tu sais, ô mon cher Damon,

Que ce royaume devint veuf

De Jupiter lui-même ; et celui dont le règne est ici tout neuf,

Est un vrai, un vrai — paon.

HORATIO. — Vous auriez pu trouver un mot qui rime mieux.

HAMLET. — Ô mon bon Horatio, je parie mille livres que le fantôme a dit vrai. As-tu remarqué ?

HORATIO. — Parfaitement bien, Monseigneur.

HAMLET. — Dès qu’on a parlé d’empoisonnement

HORATIO. — Je l’ai parfaitement remarqué.

HAMLET. — Ah, ah ! — Allons, un peu de musique ! Eh, en avant les flageolets !

Car si le roi n’aime pas la comédie, Eh bien alors, c’est que sans doute il ne l’aime pas, et voilà tout, pardi.

Allons, un peu de musique !

Entrent ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN.

GIILDENSTERN. — Mon bon Seigneur, permettez-moi de vous dire un mot.

HAMLET. — Toute une histoire, si vous voulez, Monsieur. GUILDENSTERN. — Le roi, Seigneur....

HAMLET. — Eh bien, Monsieur, qu’y a-t-il à son sujet ?

GUILDENSTERN. — S’est retiré dans son appartement, étonnamment indisposé.

HAMLET. — D’ivresse, Monsieur ?

GUILDENSTERN. — Non, Monseigneur, de colère.

HAMLET. — Vous auriez montré une sagesse plus avisée en avertissant son médecin de ce fait ; car pour moi, si j’entreprenais sa purgation, peut-être ne ferais-je que le plonger plus avant dans la colère.

GUILDENSTERN. — Mon bon Seigneur, mettez quelque ordre dans vos discours, et ne faites pas de tels bonds hors de l’affaire dont je dois vous parler.

HAMLET. — Me voilà dompté, Monsieur : parlez.

GUILDENSTERN. — La reine votre mère, qui est dans une grande affliction d’esprit, m’a envoyé vous chercher.

HAMLET. — Vous êtes le bienvenu.

GUILDENSTERN. — Parbleu, mon bon Seigneur, cette politesse n’est guère à sa place. S’il vous, plaît de me faire une réponse de bon sens, j’exécuterai l’ordre de votre mère : sinon, je terminerai mon affaire en vous pilant de m’excuser et en m’en retournant.

HAMLET. — Je ne puis pas, Monsieur.

GUILDENSTERN. — Quoi, Monseigneur ?

HAMLET. — Vous faire une réponse de bon sens ; mon esprit est malade. Mais, Monsieur, vous pouvez exiger la réponse que je puis faire, quelle qu’elle soit ; ou plutôt comme vous dites, ma mère peut l’exiger : par conséquent, assez, et au fait : ma mère, dites-vous....

ROSENCRANTZ. — Voici ce qu’elle dit : votre conduite l’a plongée dans la stupéfaction et l’étonnement....

HAMLET. — Oh ! le fils merveilleux qui peut à ce point étonner sa mère ! — Mais est-ce qu’il n’y a rien qui fasse cortége à l’étonnement de ma mère ?

ROSENCRANTZ. — Elle désire vous parler dans son cabinet avant que vous alliez au lit.

HAMLET. — Nous obéirons, fût-elle dix fois notre mère. Avez-vous autre chose à me dire ?

ROSENCRANTZ. — Monseigneur, vous m’aimiez autrefois.

HAMLET. — Et je vous aime toujours, par ces organes de vol et de larcin que voilà (a) !

ROSENCRANTZ. — Mon bon Seigneur, quelle est la cause de votre égarement ? À coup sûr, en refusant de communiquer vos chagrins à vos amis, vous retenez prisonnière votre propre liberté.

HAMLET. — Monsieur, j’aurais besoin d’avancement.

ROSENCRANTZ. — Comment cela se peut-il, puisque vous avez la parole du roi lui-même que vous lui succéderez en Danemark ?

HAMLET. — Oui, mais pendant que l’herbe pousse, — le proverbe est un peu moisi’.

Rentrent des COMÉDIENS avec des JOUEURS de flageolets 10.

HAMLET. — Ah ! des flageolets ! voyons-en donc un.

(a) C’est-à-dire, par ses mains. Vous voulez que je me retire avec vous. — Pourquoi êtes-vous à me barrer passage comme si vous vouliez me. pousser dans un filet ?

GUILDENSTERN. — Ô Monseigneur, si je mets trop de hardiesse à remplir mon devoir, la faute de cette impolitesse en est à mon affection.

HAMIET. — Je ne comprends pas bien cela. Voulez-vous jouer de ce flageolet ?

GUILDENSTERN. — Monseigneur, je ne puis pas.

HAMLET. — Je vous en prie.

GUILDENSTERN. — Croyez-moi, je ne puis.

HAMLET. — Je vous en conjure.

GUILDENSTERN. — Je n’ai pas la moindre habitude de cet instrument, Monseigneur.

HAMLET. — C’est aussi aisé que de mentir : gouvernez ces trous-là avec les doigts et le pouce, donnez voix à cet instrument avec votre propre souffle, et il exécutera une très-éloquente musique. Voyez, voici les clefs.

GUILDENSTERN. — Mais je ne puis les manœuvrer de manière à leur faire rendre une harmonie ; je n’ai pas ce talent.

HAMLET. — Eh bien, en ce cas, voyez un peu comme vous me traitez mal ! Vous voudriez jouer de moi ; vous semblez vouloir connaître mes clefs ; vous voudriez faire jaillir le cœur de mon mystère ; vous voudriez me faire résonner depuis mes plus basses jusqu’à mes plus hautes notes : et voilà ce petit instrument qui contient une voix excellente et abondance de musique, et cependant vous ne pouvez le faire parler ! Sang de Dieu ! croyez-vous qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une flûte ? Appelez-moi du nom de l’instrument que vous voudrez ; vous pourrez bien taquiner de ma personne, mais vous ne pourrez pas en jouer.

Rentre POLONIUS.

HAMLET. — Dieu vous bénisse, Seigneur !

POLONIUS. — Monseigneur, la reine voudrait vous parler, et cela immédiatement.

HAMLET. — Voyez-vous là-bas ce nuage qui a presque, là forme d’un chameau ?

POLONIUS. — Par la messe, c’est, en effet, tout à fait un chameau.

HAMLET. — Il me semble que c’est une belette.

POLONIUS. — Il a le dos comme une belette.

HAMLET. — Ou comme une baleine.

POLONIUS. — Tout à fait comme une baleine.

HAMLET. — Eh bien, je vais aller tout de suite trouver ma mère. (À part.) Ils finiront par me rendre fou réellement à force de me contraindre à jouer ce rôle — (Haut.) J’y vais à l’instant.

POLONIUS. — Je vais le lui dire.

HAMLET. — À l’instant est facile à dire. (Sort Polonius.) Laissez-moi, mes amis. (Sortent Rosencrantz, Guildenstern et les comédiens.) Maintenant il est l’heure des sortilèges nocturnes, l’heure où les cimetières baillent leurs morts, et où l’enfer en personne souffle la contagion sur ce monde ; en ce moment-ci je pourrais boire du sang chaud, je pourrais exécuter une besogne cruelle à faire pâlir la lumière si elle était exécutée de jour. Doucement ! allons trouver ma mère. — Ô mon cœur, ne perds pas ta nature ; que jamais l’âme de Néron n’entre dans cette ferme poitrine : soyons cruel, non dénaturé ; ma bouche lancera des poignards, mais mes mains n’en emploieront aucun. Ma langue et mon âme, soyez hypocrites dans cette entrevue ; — quelque cruellement que mes paroles la menacent, ô mon âme, ne consens à leur donner jamais le sceau de l’exécution ! (Il sort.)

SCÈNE III. modifier

Un appartement dans le château.
Entrent LE ROI, ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN.

LE ROI. — Il me déplaît, et d’ailleurs il n’est pas prudent à nous de laisser le champ libre à sa folie. Par conséquent préparez-vous ; je vais sur-le-champ vous rédiger votre commission, et il ira en Angleterre avec vous : les exigences de notre gouvernement ne peuvent s’arranger de hasards aussi dangereux que ceux que ses lubies enfantent à toute heure.

GUILDENSTERN. — Nous allons faire nos dispositions : elle est-très-sainte et très-religieuse la sollicitude qui cherche à protéger la sécurité de tant et tant de milliers d’hommes qui vivent et travaillent sous la garde de Votre Majesté.

ROSENCRANTZ. — Chaque simple particulier a le droit d’employer toute sa force et toute sa trempe d’âme à se défendre contre le danger ; combien plus a-t-il ce droit celui de qui dépendent et sur qui reposent les existences de tant d’individus ? À son trépas, la majesté royale ne meurt pas seule ; mais comme un gouffre, elle entraîne avec elle tout ce qui est près d’elle : c’est une roue colossale placée au sommet de la plus haute montagne ; dans ses vastes rayons sont enchâssées et attachées dix mille choses plus petites, et lorsqu’elle tombe, toutes ces petites annexes, toutes ces chétives dépendances accompagnent la ruine bruyante. Jamais le roi ne soupira que le peuple en masse ne gémît.

LE ROI. — Préparez-vous, je vous en prie, pour ce voyage précipité ; car nous mettrons des fers à ce danger qui marche maintenant d’un pied trop libre.

ROSENCRANTZ et GUILDENSTEKN. — Nous allons faire toute diligence. (Ils sortent.)

Entre POLONIUS.

POLONIUS. — Monseigneur, il se rend à l’appartement de sa mère : je vais m’embusquer derrière la tapisserie pour entendre la conversation. Elle va le tancer vertement, j’en répondrais : mais comme vous l’avez dit, et sagement dit, il est bon qu’une autre personne qu’une mère, partiale par nature, puisse entendre en tapinois ce que le hasard de la conversation révélera. Adieu, mon Suzerain : je viendrai vous retrouver avant d’aller au lit, et je vous rapporterai ce que j’aurai appris.

LE ROI. — Merci, mon cher Seigneur. (Sort Polonius.) Oh ! mon crime est empesté ! son odeur monte au ciel ; la malédiction du premier crime, le meurtre, d’un frère, pèse sur lui ! Je ne puis, prier, quoique j’en aie besoin aussi vivement que vouloir : le sentiment de ma culpabilité, plus fort que ma ferme résolution, la met en déroute, et pareil à un homme attaché à.une double besogne, je m’arrête incertain de savoir par laquelle je dois commencer, et je les néglige l’une et l’autre. Mais quoi ! quand bien même cette main serait épaisse du sang de mon frère à en être doublée, n’y a-t-il pas assez d’eau dans les cieux cléments pour la rendre blanche comme neige ? À quoi sert la miséricorde, sinon à regarder en face le visage du péché ? Et qu’est-ce que la prière, sinon cette double force qui retient avant la chute, ou qui pardonne après ? Eh bien, je lèverai les yeux au ciel ; ma faute appartient au passé. Mais quelle forme de prière s’applique à ma situation ? Dirai-je, pardonnez-moi mon meurtre : odieux ? Cela ne se peut, puisque je-suis toujours en possession de ces choses, qui furent les. mobiles du meurtre commis par moi, ma couronne, mon ambition, ma reine. Peut-on obtenir pardon, en gardant les fruits du péché ? Dans les sentiers de corruption de ce monde, le crime à la main dorée peut esquiver la justice, et on voit souvent acheter la loi avec le butin même du crime : mais il n’en est pas ainsi là-haut ; là, il n’y a pas moyen d’échapper ; là, nos actions se montrent dans leur vraie nature, et nous sommes forcés de venir faire notre déclaration aux dents et à la face même de nos péchés. Eh bien, en ce cas, qu’est-ce qui reste ? Essayer ce que peut le repentir : que ne peut-il pas ? et que peut-il cependant pour celui qui ne peut se repentir ? O misérable situation ! Ô cœur noir comme la mort ! Ô âme engluée qui en luttant pour s’affranchir, ne fait que s’empêtrer davantage ! Au secours, anges ! faites un effort ! Courbez-vous, genoux orgueilleux, et toi, cœur aux fibres d’acier, deviens souple comme les muscles de l’enfant nouveau-né ! Tout peut bien tourner ! (Il s’agenouille.)

Entre HAMLET

HAMLET. — Le voilà en prières, je puis l’expédier en ce moment, et c’est ce que je vais faire ; — mais alors il va au ciel. Est-ce là me venger ? voilà qui mérite réflexion. Un scélérat tue mon père ; et pour cela, moi son unique fils, j’envoie au ciel ce scélérat. Parbleu, ce n’est passe venger, c’est payer à son forfait gages et salaire. Il tua sauvagement mon père, alors que ce dernier, était appesanti par la digestion, et que tous ses péchés étaient épanouis et abondants comme les fleurs en mai ; comment il a rendu ses comptes, le ciel seul le sait ! mais dans ma pensée et d’après ce que je connais, ils pèsent lourdement sur lui. Et moi, je me croirais vengé en tuant celui-là, au moment où son âme se purge, alors qu’il est en bonne préparation, bien équipé pour son voyage ? Non. Dans ta gaine, mon épée ; réserve-toi pour un coup plus horrible : lorsqu’il sera ivre, endormi, en proie à la rage, plongé dans les plaisirs incestueux de son lit, jouant, blasphémant, ou occupé à toute autre action n’ayant Aucun atome des vertus qui sauvent, alors abats-le-moi, de façon qu’il donne du talon contre le ciel, et que son âme soit aussi damnée et aussi noire que l’enfer où elle ira. Ma mère attend : — ce remède-ci ne fait que prolonger tes jours condamnés. (Il sort.)

LE ROI se lève.

LE ROI. — Mes paroles montent en haut, mais mes pensées restent en bas : des paroles séparées de leurs pensées ne montèrent jamais au ciel. (Il sort.)

SCÈNE IV. modifier

Un autre appartement dans le château.
Entrent LA REINE et POLONIUS.

POLONIUS. — Il va venir tout de suite. Ayez soin de le tancer vertement ; dites-lui que ses incartades sont allées trop loin pour être supportées, et que votre grâce, en s’interposant, l’a protégé contre une grande colère. Je vais me tenir coi ici-même. Je vous en prie, allez-y rondement avec lui.

HAMLET, de l’ extérieur. — Mère, mère, mère !

LA REINE. — Je vous le garantis ; ne craignez rien" : — retirez-vous, je l’entends qui vient. (Polonais se cache derrière la tapisserie [14])

HAMLET. — Eh bien, mère, qu’y a-t-il ?

LA REINE. — Hamlet, tu as grandement offensé ton père.

HAMLET. — Mère, vous avez grandement offensé mon père.

LA REINE. — Allons, allons, vous me. répondez avec une langue extravagante.

HAMLET. — Allons, allons, vous m’interrogez avec une langue scélérate.

LA REINE. — Eh bien, qu’est-ce à dire, Hamlet !

HAMLET. — Qu’y a-t-il donc maintenant ?

LA REINE. — Avez-vous oublié qui je suis ?

HAMLET. — Non, par le crucifix, non certes : vous êtes la reine, la femme du frère de votre époux, et plût au ciel que cela ne fût pas ! — vous êtes ma mère.

LA REINE. — Allons, puisqu’il en est ainsi, je vais appeler quelqu’un qui pourra vous parler.

HAMLET. — Allons, allons, restez assise ; vous ne bougerez pas ; vous ne partirez pas avant que je vous aie présenté un miroir où vous pourrez voir l’intérieur de vous-même.

LA REINE. — Que veux-tu faire ? tu ne veux pas m’assassiner sans doute ? Au secours, au secours, holà !

POLONIUS, derrière la tapisserie. — Holà ! au secours, au secours, au secours !

HAMLET. — Qu’y a-t-il là ? un rat ? (Il tire son épée et traverse la tapisserie.) Mort ! je parie un ducat qu’il est mort !

POLONIUS. — Oh je suis tué ! (Il tombe et meurt.)

LA REINE. — ô ciel, qu’as-tu fait ?

HAMLET. — Vraiment, je ne sais pas : est-ce le roi ? (Il soulève la tapisserie et voit Polonius.)

LA REINE. — Oh ! quelle action précipitée et sanguinaire !

HAMLET. — Une action sanguinaire ! presque aussi mauvaise, ma bonne mère, que de tuer un roi et d’épouser son frère.

LA REINE. — Que de tuer un roi !

HAMLET. — Oui, Madame, c’est bien ce que j’ai dit. (À Polonius.) Misérable sot, téméraire et indiscret, adieu ! je t’ai -pris pour un plus grand que toi : attrape ce qui t’arrive ; tu as vu qu’il y a quelque danger à faire trop l’empressé. — Cessez de vous tordre les mains : paix ! asseyez-vous, et laissez-moi vous tordre le cœur : car tordu il sera, s’il est fait d’une matière accessible à la souffrance, si l’habitude damnée ne l’a pas bronzé au point de le mettre à l’épreuve et à l’abri de toute sensation.

LA REINE. — Qu’ai-je fait, pour que tu oses permettre à ta langue de m’ insulter avec tant de bruit ?

HAMLET. — Un acte tel qu’il.flétrit-là grâce et le frais incarnat de la pudeur ; qu’il fait confondre la vertu avec l’hypocrisie ; qu’il enlève la rose du beau front d’un amour innocent, et y plante un ulcère ; qu’il rend les vœux du mariage aussi trompeurs que les serments du joueur : oh ! un tel acte arrache du corps des contrats leur âme même, et change la douce religion en une rhapsodie de mots ! la face du ciel en rougit ; oui, même cette masse compacte et solide du mondé devient malade à la pensée de cet acte, au point de prendre un aspect sombre, comme si le jour du jugement était proche.

LA REINE. — Hélas ! mais quelle est donc cette tragédie qui rugit si haut, et tonne dès le prologue ?

HAMLET. — Regardez ce portrait, et puis celui-là, représentations peintes de deux frères [12]. Voyez quelle grâce était répandue sur ce front ; c’étaient les boucles d’Hypérion, c’était la tête de Jupiter lui-même ; l’œil menaçait. et commandait comme celui de Mars ; le port était celui du héraut Mercure quand il vient de s’abattre sur une colline qui baise le ciel ; c’était une combinaison de forines où chaque dieu semblait vraiment avoir mis son cachet, pour donner au monde l’assurance qu’il était un homme : celui-là était votre époux. — Regardez maintenant cet autre ; voici votre époux, qui pareil à une gerbe mouillée moisit son frère à la riche santé. Avez-vous des yeux ? Est-il possible que vous ayez cessé de vivre sur cette belle montagne pour venir patauger dans ce marais ? Ah ! avez-vous des yeux ? Vous ne pouvez appeler cela amour ; car à votre âge la chaleur du sang a baissé, il est devenu humble et suit les conseils du jugement ; et quel jugement voudrait passer de celui-ci à celui-là ? Vous êtes douée de sentiment, à coup sûr, car sans cela, vous ne seriez pas animée ; mais à coup sûr aussi ce sentiment est frappé d’apoplexie : car la folie même ne pourrait errer à ce degré, et le bon sens ne fut jamais enchaîné par le délire au point de ne pouvoir garder assez de discernement pour faire une différence semblable. Quel est donc le diable qui vous a dupé ainsi au jeu de colin-maillard ? Des yeux dépourvus de sentiment, une sensibilité privée de la faculté de voir, des oreilles privées des secours des mains et des yeux, un odorat sans rien d’autre, ou n’importe quelle portion mutilée d’un vrai sens n’auraient jamais pu s’égarer à ce point. Ô honte ! où est ta rougeur ? Enfer rebelle, si tu es capable de te révolter dans les os d’une matrone, la vertu peut bien être de cire chez l’ardente jeunesse et se fondre à son feu : ne crions plus à la honte lorsque l’excès de l’ardeur nous entraîne, puisque la glace elle-même brûle tout aussi activement, et que la raison sert d’entremetteuse au désir.

LA REINE. — Ô Hamlet, n’en dis pas davantage : lu tournes mes yeux sur mon âme même ; et là je vois des taches si noires, si invétérées, que jamais elles ne perdront leur couleur.

HAMLET. — Certes, mais vivre dans la sueur fétide d’un lit graisseux ; cuire dans la corruption ; faire l’amour et s’ébattre sur la sale litière....

LA REINE. — Oh, ne me parle pas davantage ! tes paroles entrent dans mes oreilles comme des poignards ; assez, mon aimable Hamlet !

HAMLET. — Un meurtrier et un scélérat ! un esclave qui ne vaut pas la vingtième partie du dixième de votre précédent époux ! un roi de comédie où il peut jouer le personnage du vice ! un filou d’empire et de pouvoir qui a volé sur une étagère le précieux diadème et l’a mis dans sa poche !

LA REINE. — Assez !

HAMLET. — Un roi d’oripeaux et d’habits d’arlequin !

Entre LE FANTÔME.

HAMLET. — Protégez-moi, et couvrez-moi de vos ailes, : célestes gardiens ! — Que veut votre gracieux fantôme ?

LA REINE. — Hélas ! il est fou !

HAMLET. — Ne venez-vous pas pour gronder votre fils trop lent, qui laissant passer le temps et refroidir la colère, néglige l’importante exécution de votre ordre redoutable ? Oh, dites !

LE FANTÔME. — N’oublie pas : cette visite n’a pour but. que d’aiguiser ta résolution presque émoussée à cette heure. Mais vois ! la stupeur s’est emparée de ta mère : elle et son âme luttent ensemble, — oh ! interpose-toi entre elles ; ce sont les plus faibles corps que l’imagination travaille le plus fortement ; parle-lui, Hamlet.

HAMLET. — Comment vous trouvez-vous, Madame ?

LA REINE. — Hélas ! comment vous trouvez-vous vous-même, vous qui tenez vos yeux fixés sur le vide, et entretenez conversation avec l’air sans corps ? Vos esprits se précipitent comme effarés hors de vos yeux, et pareille aux soldats tirés en sur saut de leur sommeil par l’alarme, votre chevelure couchée, comme si elle avait vie, se redresse et se tient roide. Ô mon aimable fils, arrose de la froide patience la chaleur et la flamme de ta fièvre. Qu’est-ce que vous regardez ?

HAMLET. — Lui, lui ! Voyez comme ses regards brillent d’une pâle lumière ! Avec une telle forme et une telle cause unies, s’il prêchait à des pierres, il les rendrait sensibles. — Ne me regardez pas ; votre physionomie lamentable serait capable d’attendrir la dure fermeté de mes résolutions : l’acte que je dois faire perdrait sa vraie couleur ; les larmes couleraient peut-être en place de sang.

LA REINE. — À qui adressez-vous-ces paroles ?

HAMLET. — Ne Voyez-vous rien ici ?

LA REINE. — Rien du tout ; pourtant je vois bien tout ce qui est ici.

HAMLET. — Et vous n’ayez rien entendu non plus ?

LA REINE. — Non, rien, si ce n’est nous-mêmes.

HAMLET. — Mais regardez donc là ! regardez de quel pas il s’éloigne ! c’est mon père tel qu’il était vivant ! regardez, le voici qui à ce moment même passe la jiorte ! (Sort le Fantôme.)

LA REINE. — C’est votre cerveau qui forgé cela : cette apparition sans corps est une de ces œuvres que le délire est puissant à produire.

HAMLET. — Le délire ! mon pouls bat avec la même régularité que le vôtre, et chante la même musique de santé : ce que j’ai dit n’est pas folie : mettez-moi. À l’épreuve, et je vous décrirai de nouveau la chose exactement comme je vous l’ai- déjà décrite, tandis que la folie s’égarerait en gambades hors de sa première description. Mère, pour l’amour de la grâce, n’étendez pas sur votre âme le baume flatteur de cette raison, que c’est ma folie qui parle et non votre faute : ce baume-là ne servirait qu’à.fermer et à recouvrir l’ulcère extérieurement, tandis que la corruption impure, minant tout en dessous, vous infecterait d’une manière invisible. Confessez-vous au ciel ; repentez-vous de ce qui est.passé, évitez ce qui est à venir, et ne répandez pas l’engrais sur les mauvaises herbes pour les rendre plus abondantes. Pardonnez-moi, ma vertu ; car, par ces temps poussifs de grasse corruption, la vertu elle-même doit demander pardon au vice ; oui, il lui faut se courber et le supplier de se laisser faire du bien.

LA REINE. — Ô Hamlet, tu as fendu mon cœur en deux !

HAMLET. — Oh, rejetez-en la pire moitié, et vivez d’autant plus pure avec l’autre. Bonne nuit : mais n’allez pas" au lit de mon oncle ; imposez-vous une vertu, si vous ne l’avez pas. La coutume, ce monstre qui dévore toute chose sensée, ce diable trop fréquent de nos habitudes est cependant un ange en ceci qu’elle donne aux actions belles et bonnes passées en usage, un froc ou une livrée qui s’adapte exactement à leur taille. Abstenez-vous cette nuit : cela vous prêtera une sorte d’assistance pour supporter plus aisément la prochaine abstinence : la suivante sera plus aisée encore ; car l’habitude peut presque changer la marque de la nature, et se rendre maîtresse du diable ou le chasser avec une puissance merveilleuse. Une fois encore, bonne nuit : et quand vous ressentirez le désir d’être bénie du ciel, je viendrai solliciter votre bénédiction. Quant à ce Seigneur (il désigne Polonius), je me repens de ce que j’ai fait ; mais il a plu aux cieux de me punir par lui et de le punir par moi, afin que je fusse leur fouet et leur ministre. Je vais le déposer en lieu convenable, et je porterai la responsabilité de la mort que je lui ai donnée-. Bonne nuit, encore une fois. Je dois être cruel, mais c’est pour être tendre : la première scène est tragique, et de plus terribles restent à venir. Un mot encore, bonne Madame ?

LA REINE. — Que devrai-je faire ?

HAMLET. — Avant tout, rien de ce que je vous ai recommande : laissez ce roi bouffi vous conduire encore à sa couche, vous tapoter amoureusement sur la joue, vous appeler sa souris, et qu’en échange d’un ou de deux baisers fumeux, ou de quelques caresses de ses doigts damnés sur votre cou, il vous arrache le secret dé toute cette affaire, vous fasse dire comment je ne suis pas réellement fou, mais seulement fou par ruse. Il serait bon de le lui laisser connaître ; car comment une reine, qui n’est que belle, sage et sobre, consentirait-elle à cacher de si précieuses informations à un crapaud, à une chauve-souris, à un matou ? Quelle est celle qui ferait cela ? Non, en dépit du bon sens et de la discrétion, ouvrez la cage sur le toit de la maison, donnez la volée aux oiseaux, et comme le singe fameux, glissez-vous dans la cage pour faire une expérience, et cassez-vous le cou en tombant avec elle.

LA REINE. — Sois assuré que si les paroles sont faites de souffle, et que si le souffle est fait de vie, je n’ai aucune vie pour souffler mot de ce que tu m’as dit.

HAMLET. — Je dois aller en Angleterre ; vous savez cela ?

LA REINE. — Hélas ! j’avais oublié que c’est une chose ainsi arrêtée.

HAMLET. — Voici mes lettres scellées : mes deux camarades d’études, auxquels je me fierai comme à des vipères pourvues de crocs, portent l’ordre ; ils doivent déblayer ma route, et me conduire vers un traquenard. Laissons faire ! c’est plaisir de voir l’ingénieur sauter en l’air par le fait de son propre pétard : il faudra que les choses soient bien difficiles, si je ne creuse pas à une toise au-dessous de leur mine, et si je ne les lance pas jusqu’à la lune. Oh, c’est la chose la plus amusante, quand deux ruses marchant sur une même ligne se rencontrent de front. — Cet homme que voici mort va hâter mes paquets : je vais traîner sa charogne dans la chambre voisine. Mère, bonne nuit. — En vérité, ce conseiller qui vivant était un sot drôle babillard, est maintenant fort silencieux, fort discret, et fort grave. Venez, Monsieur, nous allons en’ finir avec vous. — Bonne nuit, mère. (Ils sortent de divers côtés, et Hamlet en traînant le corps de Polonius.)


ACTE IV. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Un appartement dans le château.
Entrent LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ, et GUILDENSTERN.

LE ROI. — Ces soupirs, ces profonds gémissements ont une raison d’être ; vous devez nous les expliquer : il est convenable que nous sachions ce qu’ils veulent dire. Où est votre fils ?

LA REINE, à Rosencrantz et à Guildenstern. — Cédez-nous cette place-ci un tout petit instant. (Ils sortent.) Ah ! mon bon Seigneur, qu’ai-je vu ce soir !

LE ROI. — Quoi, Gertrude ? comment se porte Hamlet ?

LA REINE. — II est fou comme la mer et le vent lorsque tous deux luttent à qui sera le plus puissant : dans l’accès de son délire, comme il entendait quelque chose remuer derrière la tapisserie, voilà qu’il tire sa rapière, crie un rat, un rat ! et poussé par cette terreur de son cerveau en délire, il tue le bon vieillard qui était caché.

LE ROI. — Oh ! la grave action ! il nous en serait arrivé autant si nous avions été là : sa liberté est pleine de menaces pour tous ; pour vous-même, pour nous, pour chacun. Hélas ! comment réparerons-nous cet acte sanguinaire ? On nous l’imputera à nous dont la prévoyance aurait dû brider, surveiller, et tenir hors de toute compagnie ce fou jeune homme : mais si grand était notre amour, que nous n’avons pas voulu comprendre ce qu’il était convenable de faire : nous avons agi comme l’homme atteint d’une odieuse maladie, qui pour ne pas la divulguer, la laissé le ronger jusqu’à la moelle de la vie. Où est-il allé ?

LA REINE. — Mettre en lieu sûr le cadavre qu’il a fait, et à ce propos, il faut dire que, relativement à cet acte, sa folie, pareille, à un filon d’or au milieu d’une veine de vils métaux, se montre pure ; il pleure de ce qu’il a fait.

LE ROI. — Ô Gertrude, sortons ! Dès que le soleil aura touché les montagnes de son premier rayon, nous le ferons embarquer : quant à cette vile action, il nous faudra employer toutes les ressources de notre majesté et de notre habileté pour l’expliquer et l’excuser. Holà, Guildenstern !

Rentrent ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN.

LE ROI. — Mes amis, allez tous deux vous procurer quelques aides : Hamlet dans sa folie a tué Polonius, et il l’a traîné hors du cabinet de sa mère : allez le chercher ; parlez-lui doucement, et transportez le corps dans la chapelle. Je vous en prie, dépêchez vite cette affaire. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Venez, Gertrude, nous allons convoquer nos plus sages amis pour leur annoncer, et ce que nous avons l’intention de faire, et ce qui a été fait accidentellement : peut-être, en agissant ainsi, la calomnie, dont le chuchotement, sur le diamètre entier du monde, lancé sa décharge empoisonnée aussi droit que le boulet de canon touche son but, n’aura t-elle pas la chance d’atteindre nos noms et frappera-t-elle l’air invulnérable. Oh, sortons ! mon âme est pleine de désordre et de pensées noires. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Un autre appartement dans le château.

Entre HAMLET.

HAMLET. — Le voilà en lieu sûr.

ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN ; de l’ extérieur. — Hamlet ! Seigneur Hamlet !

HAMLET. — Mais doucement ! quel est ce bruit ? qui appelle Hamlet ? Oh ! les voici qui viennent.

Entrent ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN.

ROSENCRANTZ. — Qu’ayez-vous fait du cadavre, Monseigneur ?

HAMLET. — Je l’ai mêlé à la poussière dont il est parent.

ROSENCRANTZ. — Dites-nous où il est, afin que nous puissions l’enlever et le porter à la chapelle.

HAMLET. — Ne croyez pas cela.

ROSENCRANTZ. — Ne pas croire quoi ?

HAMLET. — Que je puis garder votre secret et non pas le mien. Et puis être questionné par une éponge ! quelle réponse voulez-vous que fasse un fils de roi ?

ROSENCRANTZ. — Me prenez-vous pour une éponge, Monseigneur ?

HAMLET. — Oui, Monsieur, pour une éponge qui s’imbibe de la protection du roi, de ses récompenses, de son autorité. Mais ce n’est qu’à la fin que des officiers tels que vous rendent au roi leurs meilleurs services : il les garde comme un singe garde des noix dans le coin de sa mâchoire ; il commence par les mettre dans sa bouche, et les y lient en réserve pour les avaler plus tard : lorsqu’il a besoin de ce que vous avez glané, il n’a qu’à vous presser, et, éponge que vous êtes, vous voilà de nouveau à sec.

ROSENCRANTZ. — Je ne vous comprends pas, Monseigneur.

HAMLET. — J’en suis joyeux : à discours malicieux oreille sotte est sourde.

ROSENCRANTZ. — Monseigneur, il faut nous dire où. est le corps, et puis venir avec nous trouver le roi.

HAMLET. — Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. Le roi est une chose....

ROSENCRANTZ. — Une chose, Monseigneur ?

HAMLET. — De rien du tout : conduisez-moi auprès de lui. Cache-toi, renard, et tous en chasse [1] ! (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

Un autre appartement dans le château.
Entre LE ROI avec sa suite.

LE ROI. — Je l’ai envoyé chercher, et en même temps j’ai donné ordre qu’on trouvât le cadavre. Combien il est dangereux de laisser cet homme en liberté ! Cependant nous ne devons pas lui imposer toute la rigueur de la loi : il est aimé de la folle multitude, laquelle aime, non d’après sa raison, mais d’après ses yeux ; quand il en est ainsi, ce que l’on pèse c’est le châtiment de l’offenseur, mais jamais l’offense. Pour que tout se passe bien et soit bien pris, il est bon que ce soudain départ paraisse le résultat d’une mûre délibération : les maladies qui sont devenues désespérées, sont guéries par des remèdes désespérés aussi, ou ne sont pas guéries du tout.

Entre ROSENCRANTZ.

LE ROI. — Eh bien ! qu’est-ce qui s’est passé ?

ROSENCRANTZ. — Nous ne pouvons lui faire dire où le cadavre est déposé, Monseigneur.

LE ROI. — Mais où est-il, lui ?

ROSENCRANTZ. — Là dehors, Monseigneur, surveillé, et attendant votre plaisir.

LE ROI. — Amenez-le devant nous.

ROSENCHANTZ. — Holà ! Guildenstern ! introduisez Monseigneur.

Entrent HAMLET et GUILDENSTERN.

LE ROI. — Eh bien, Hamlet, où est Polonius ?

HAMLET. — A souper.

LE ROI. — A souper ! où cela ?

HAMLET. — Non pas à un souper où il mange, mais à un souper où il est mangé : il y a une certaine convocation de vers politiques qui sont tout à l’heure à s’occuper de lui [2]. Votre ver est l’unique empereur de la diète : nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser, et nous nous engraissons nous-mêmes pour les vers : votre empereur gras et votre mendiant maigre ne sont que des services variés, — deux plats, mais une seule table ; c’est la fin de tout.

LE ROI. — Hélas ! hélas !

HAMLET. — Un homme peut pêcher avec le ver qui a mangé d’un roi, et manger du poisson qui a mangé ce, ver.

LE ROI. — Que veux-tu dire par là ?

HAMLET. — Rien, si ce n’est vous montrer par quels voyages un roi peut tomber dans les tripes d’un mendiant.

LE ROI. — Où est Polonius ?

HAMLET. — Au ciel ; envoyez-y voir : si votre messager ne l’y trouve pas, cherchez-le dans l’ autre endroit vous-même. Mais en vérité, si vous ne le trouvez pas d’ici à un mois, votre nez le sentira quand vous monterez des escaliers dans le couloir :

LE ROI, à quelques assistants. — Allez le chercher à cet endroit.

HAMLET. — Il attendra jusqu’à votre arrivée. (Sortent les assistants.)

LE ROI. — Hamlet, cette action exige pour ta sûreté personnelle, — objet de notre chère sollicitude, autant que ton action est l’objet de notre douloureux regret, — ton départ précipité d’ici : par conséquent, prends tes dispositions, la barque est prête, le vent est favorable, tes compagnons t’attendent, et tout est arrangé pour un voyage en Angleterre.

HAMLET. — Pour l’Angleterre !

LE ROI. — Oui, Hamlet.

HAMLET. — Bon.

LE ROI. — Cela te paraîtrait bon en effet, si tu connaissais nos projets.

HAMLET. — Je vois un chérubin qui les voit. Mais allons ; pour l’Angleterre ! — Adieu, ma chère mère.

LE ROI. — Ton tendre père, Hamlet !

HAMLET. — Ma mère : le père et la mère sont l’homme et la femme ; l’homme et la femme ne font qu’une chair ; par conséquent ma mère. — Allons, pour l’Angleterre ! (Il sort.)

LE ROI. — Suivez-le de près ; excitez-le à s’embarquer promptement ; ne retardez pas ; je veux qu’il parte d’ici cette nuit : en route ! car toutes les choses qui se rapportent à cette affaire sont écrites et scellées : je vous en prie, dépêchez-vous. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Angleterre, si tu tiens tant soit peu à ma bienveillance,comme ma grande puissance doit t’y engager, puisque la cicatrice que l’épée danoise t’a faite est encore fraîche et saignante, et que ton respect volontaire nous paye hommage, — tu feras bien de ne pas dédaigner avec indifférence notre souveraine instance, et cette instance implique nettement par nos lettres, toutes tendant à ce but, la mort immédiate d’Hamlet, Fais cela, Angleterre ; car pareil à la fièvre il met la rage dans mon sang, et tu dois me guérir : jusqu’à ce que je sache cela fait, quelque bien qui me soit arrivé, je n’aurai pas connu la joie. (Il sort.)

SCÈNE IV. modifier

Une plaine en DANEMARK.
Entre FORTINBRAS avec ses troupes en marche.

FORTINBRAS. — Allez, capitaine ; complimentez de ma part le roi de Danemark ; dites-lui, que s’appuyant sur sa permission, Fortinbras réclame le passage promis à travers son royaume. Vous connaissez le rendez-vous. Si Sa Majesté avait quelque chose à nous dire, nous irions en sa présence lui rendre nos devoirs ; informez-le de cela.

LE CAPITAINE. — Je le lui dirai, Monseigneur.

FORTINBRAS, — Marchons à tout petits pas. (Sortent Fortinbras et ses troupes.)

Entrent HAMLET, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN, etc.

HAMLET. — Mon bon Monsieur, d’où viennent ces troupes ?

LE CAPITAINE. — Ce sont des troupes de Norwége, Monsieur.

HAMLET. — Et sur quel point les dirige-t-on, je vous prie, Monsieur ?

LE CAPITAINE. — Contre une certaine partie de la Pologne.

HAMLET. — Qui les commande, Monsieur ?

LE CAPITAINE. — Le neveu du vieux roi de Norwége, Fortinbras.

HAMLET. — Est-ce contre la Pologne même que vous marchez, Monsieur, ou contre quelque province de frontière ?

LE CAPITAINE. — Pour vous dire la vérité, et sans y rien ajouter, nous allons conquérir un lopin de terre qui n’a d’autre valeur que le nom. Je ne voudrais pas l’affermer pour cinq ducats, oui pour cinq ducats ; et la Pologne ni la Norwége n’en retireraient pas un plus, gros revenu, même quand elles le vendraient en toute propriété.

HAMLET. — Mais, en ce cas, les Polonais ne le défendront jamais.

LE CAPITAINE. — Pardon, il s’y ont déjà mis garnison.

HAMLET. — Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas pour résoudre le litige de ce brin de paille : c’est là l’abcès né de trop de richesse et d’une trop longue paix, " qui crève à l’intérieur du corps sans montrer par quelle cause l’homme meurt. — Je vous remercie humblement, Monsieur.

LE CAPITAINE. — Dieu soit avec vous, Monsieur. (Il sort.)

ROSENCHANTZ. — Vous plairait-il de venir, Monseigneur ?

HAMLET. — Je suis à vous tout à l’heure. Marchez un peu devant. (Tous sortent.) Comme toutes les circonstances s’unissent pour m’accuser et éperonner ma lente vengeance ! Qu’est-ce qu’un homme, si son principal bien et le principal emploi de son temps consistent à dormir et à se nourrir ! une bête, pas autre chose. À coup sûr celui qui nous forma avec cette vaste raison capable d’embrasser à la fois le présent et l’avenir, ne nous donna pas cette capacité, cette divine faculté pour qu’elle moisît inactive en nous. Est-ce bestial oubli ? est-ce scrupule peureux d’une pensée qui réfléchit trop minutieusement sur l’acte à accomplir, — pensée dans laquelle il entre un quart de sagesse sur trois quarts de lâcheté ? — je ne sais vraiment pourquoi j’en suis encore à dire « cette chose doit être faite, » puisque j’ai cause, volonté, force, et moyens pour la faire. Des exemples, gros comme le monde, m’encouragent : témoin cette armée d’un tel nombre et d’un tel train, conduite par un prince tendre et délicat, dont l’âme gonflée par une divine ambition fait la grimace à l’invisible issue de cette entreprise, et expose tout ce qui en lui est mortel et incertain, à tous les périls que la fortune, la mort et le danger peuvent lui faire courir ; le tout pour une simple coquille de noix. Être vraiment grand, ne consiste pas à ne se remuer que pour une grande cause, mais à trouver avec grandeur l’objet d’une querellé dans un brin de paille, lorsque l’honneur est engagé. Comment, donc se fait-il que-moi, dont le père est assassiné, et la mère souillée, stimulants bien suffisants pour ma raison et ma colère, je laisse tout dormir, tandis que je vois vingt mille hommes sur lesquels la mort est suspendue, aller à leurs tombeaux comme à leurs lits, pour une chimère et un brimborion de renommée, pour la conquête d’un morceau de terre trop petit pour qu’ils s’y déploient tous, et qui n’est pas une tombe assez vaste pour cacher les morts ? Oh ! qu’à partir de ce moment mes pensées soient de sang, ou n’aient aucun but ! (Il sort.)

SCÈNE V. modifier

ELSENEUR. — Un appartement dans le château.
Entrent LA REINE et HORATIO.

LA REINE. — Je ne veux pas causer avec elle.

HORATIO. — Elle le demande avec importunité ; en vérité, elle délire ; son état est fait pour inspirer la plus profonde pitié !

LA REINE. — Que veut-elle ?

HORATIO. — Elle parle beaucoup de son père, dit qu’elle sait qu’il y a de vilaines manœuvres dans le monde, gémit, frappe à la place de son cœur, entre en colère contre des fétus, prononce des paroles ambiguës qui n’ont qu’un demi-sens : ses paroles ne veulent rien dire, et cependant leur forme vague excite les auditeurs à réfléchir ; ils en cherchent la signification, et ajustent les mots à leurs propres pensées ; et comme elle accompagne ses paroles de clignements d’yeux, de signes de tête, de gestes, on peut être induit à penser que si rien n’est certain, il pourrait bien cependant y avoir quelque chose de mauvais. Il serait bon qu’on lui parlât ; car elle peut semer de dangereuses conjectures dans les esprits enclins à penser à mal.

LA REINE. — Introduisez-la. (Sort Horatio.) Pour mon âme malade, ainsi que cela est Ta vraie nature du péché, toute bagatelle semble un prologue de quelque grand malheur : si pleine de malhabile inquiétude est l’âme coupable, qu’elle se châtie elle-même dans la crainte d’être châtiée.

Rentre HORATIO avec OPHÉLIA.

OPHÉLIA. — Où est la belle Altesse de Danemark ?

LA REINE. — Eh bien, qu’y a-t-il, Ophélia ?

OPHÉLIA, chantant :

Comment reconnaîtrai-je des autres

Votre fidèle amant ?

À son chapeau à coquilles, à son bâton.

Et à ses sandales [3].

LA REINE, — Hélas, douce Dame ! que signifie cette chanson ?

OPHÉLIA. — Voilà ce que vous dites ? Eh bien, écoutez, je vous prie ! (Elle chante.)

Il est mort et parti, Madame,

Il est mort et parti ;

A sa tête une touffe de gazon,

A ses pieds une pierre.

LA REINE. — Oui, mais Ophélia....

OPHÉLIA. — Je vous en prie, faites bien attention ! (Elle chante.)

Son linceul blanc comme la neige de la montagne...

Entre LE ROI.

LA REINE. — Hélas ! voyez, Monseigneur.

OPHÉLIA, chantant :

Était tout piqué de douces fleurs Qui descendirent au tombeau

Mouillées des larmes du sincère amour.

LE ROI. — Comment allez-vous, gentille Dame ?

OPHÉLIA. — Bien, Dieu vous le rende ! On dit que la chouette était la fille d’un boulanger [4]. Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons devenir. Dieu soit à votre table !

LE ROI. — C’est la pensée de son père qui l’égare.

OPHÉLIA. — Je vous en prie, n’en parlons plus ; mais si on vous demande ce que cela signifie, répondez ceci (elle chante) :

Aujourd’hui est le jour de la Saint-Valentin ;
Tous sont levés de bon matin,
Et moi, jeune fille, me voici à votre fenêtre,
Pour être votre Valentine [5].
Alors il se leva, et s’habilla,
Et ouvrit la porte de la chambre ;
Fille elle y entra, mais fille encore
Elle n’en sortit plus.

LE ROI. — Gentille Ophélia !

OPHÉLIA. — Bien vrai, là, je vais finir ça, sans faire de serment (elle chante) :

Inri et sainte charité,
Quelle honte cela est, hélas !
Les jeunes gens feront cela s’ils en trouvent l’occasion ;
Par le coq ils sont à blâmer.
Ah, dit-elle, avant de me mettre dessous,
Vous m’aviez promis de m’épouser.
Et c’est ce que j’aurais fait, par ce soleil là-haut,
Si tu n’étais pas entrée dans mon lit.

LE ROI. — Depuis combien de temps est-elle ainsi ?

OPHÉLIA. — J’espère que tout ira bien. Nous devons être patients ; mais je ne puis m’empêcher de pleurer en pensant qu’ils ont dû le mettre dans la froide terre. Mon frère en sera informé, et là-dessus je vous remercie pour votre bon conseil. — Avancez, mon carrosse ! — Bonne nuit, Mesdames ; bonne nuit, charmantes Dames ; bonne nuit, bonne nuit. (Elle sort.)

LE ROI. — Suivez-la de près ; surveillez-la avec soin, je vous en prie. (Sort Horatio.) Oh, c’est là le poison d’une profonde douleur ; il découle tout entier de la mort de son père. Ô Gertrude, Gertrude, lorsque viennent les chagrins, ils ne viennent pas comme des éclaireurs isolés, mais par bataillons complets ! Premier malheur, son père tué ; second chagrin, le départ de votre fils, et il faut encore que ce soit lui-même qui soit le très-violent auteur de son juste éloignement ; ensuite le peuple barbotant dans ses suppositions et ses commérages absurdes et dangereux au sujet de la mort du bon Polonius, — et à ce propos, nous-même nous avons agi fort étourdiment en le faisant enterrer à la sourdine ; — puis la pauvre Ophélia absente d’elle-même, privée de sa raison sans laquelle nous ne sommes que des peintures et de pures bêtes : enfin, dernier accident, presque aussi gros que tous les autres ensemble, son frère est secrètement venu de France ; absorbé dans sa douloureuse stupeur, il ne sort pas de ses nuages, et il ne se manque point de mouches bourdonnantes pour empoisonner son oreille de pernicieux propos sur la mort de son père ; sur ce sujet, la rumeur à court de faits ne se gênera point pour colporter notre propre nom d’oreille en oreille. Ô ma chère Gertrude, cette affaire, pareille à une machine meurtrière, me porte d’une foule de côtés plus de coups qu’il n’en faudrait pour me tuer. (Bruit à l’extérieur.)

LA REINE. — Hélas ! quel est ce bruit ?

LE ROI. — Où sont mes Suisses ? qu’ils gardent la porte.

Entre UN GENTILHOMME.

LE ROI. — Qu’y a-t-il ?

LE GENTILHOMME. — Protégez votre vie, Monseigneur ! l’océan, quand il envahit ses rivages, ne dévore pas les terres avec une plus impétueuse rapidité, que le jeune Laertes, à la tête d’une foulé ameutée, ne repousse vos officiers. La canaille l’appelle Seigneur, et tout comme si le monde en était à commencer d’aujourd’hui, et que fussent oubliées et inconnues l’antiquité et la’ coutume, ces étais et ces sanctions de toute parole, elle crie : « Choisissons-le ! Laertes sera roi ! » Chapeaux, mains, voix, portent jusqu’aux nuages cette acclamation : « Laertes sera roi, Laertes roi ! »

LA REINE. — Comme ils aboient joyeusement sur la fausse piste ! Eh, c’est la route à reculons, mauvais chiens danois. !

LE ROI. — Les portes sont brisées ! (Bruit à l’extérieur.)

Entre LAERTES armé ; des DANOIS le suivent.

LAERTES. — Où est ce roi ? — Messieurs, restez tous en dehors.

LES DANOIS. — Non, laissez-nous entrer.

LAERTES. — Je vous en prie, accordez-moi cela.

LES DANOIS. — Oui, oui. (Ils se retirent)

LAERTES. — Je vous remercie : — gardez la porte. — Ô toi, vil roi, rends-moi mon père !

LA REINE. — Du calme, mon bon Laertes.

LAERTES. — La goutte de sang qui en moi serait calme, me proclamerait bâtard, crierait cocu à mon père, et écrirait au fer rouge le mot catin sur le front chaste et sans tache de ma vertueuse mère !

LE ROI. — Pour quelle cause, Laertes, ta révolte prendelle cette allure de géant ? Laissez-le faire, Gertrude ; ne craignez point pour notre personne ; un roi est environné d’une telle divinité, que tout ce que peut la trahison, c’est d’apercevoir ce qu’elle voudrait, mais elle réalise peu de ses désirs. — Dis-moi, Laertes, pourquoi tu es ainsi irrité : — laissez-le faire, Gertrude : — parle, mon ami.

LAERTES. — Où est mon père ?

LE ROI. — Mort.

LA REINE. — Mais non par son fait.

LE ROI. — Laissez-le questionner à son aise.

LAERTES. — Comment est-il mort ? Je ne me laisserai pas tromper. En enfer, ma fidélité de sujet ! au diable le plus noir, mes serments ! au plus profond de l’abîme, conscience et religion ! Je défie la damnation : j’en suis à ce point, que je me moque de ce monde et de l’autre, advienne que pourra ; seulement je veux être vengé pleinement de la mort de mon père.

LE ROI. — Qui vous y aidera ?

LAERTES. — Ma volonté et rien d’autre au monde ; et quant âmes moyens d’y parvenir, je les ménagerai si bien qu’ils iront loin avec peu.

LE ROI. — Mon bon Laertes, si vous désirez savoir la vérité sur la mort de votre cher père, est-il écrit dans votre vengeance, que comme un joueur qui fait rafle, vous devez emporter à la fois ami et ennemi, perdant et gagnant ?

LAERTES. — Rien que ses ennemis.

LE ROI. — Voulez-vous les connaître alors ?

LAERTES. — À ses bons amis j’ouvre ainsi mes bras tout larges, et comme le pélican généreux de sa propre vie, je m’offre à les nourrir de mon sang.

LE ROI. — Ah ! vous parlez maintenant comme un bon fils et un vrai gentilhomme. Aussi clairement que votre œil voit le jour, votre jugement découvrira que je suis innocent de la mort de votre père, et que j’en ressens un chagrin très-profond.

LES DANOIS, de l’extérieur. — Laissez-la entrer.

LAERTES. — Qu’est-ce donc ? quel est ce bruit ?

Rentre OPHÉLIA.

LAERTES. — Ô fièvre brûlante, dessèche mon cerveau ! larmes sept fois salées, détruisez dans mes yeux le sens et le don de voir ! Par le ciel, ta folie sera payée à son poids, jusqu’à ce que la balance penche de notre côté ! Ô rose de mai ! chère vierge ! tendre sœur ! douce Ophélia ! Ô ciel ! est-il possible que la raison d’une jeune fille soit aussi accessible à la mort que la vie d’un vieillard ? La nature est généreuse quand elle aime, et dans sa générosité, elle envoie à ce qu’elle aime quelque précieux souvenir d’elle-même, tiré de sa propre substance.

OPHÉLIA, chantant :

Ils le portèrent à découvert sur sa bière ;
Hey nonny, nonny, nonny, hey nonny ;
Et sur sa tombe coulèrent bien des larmes....

Portez-vous bien, ma colombe !

LAERTES. — Si tu avais ta raison, et si tu me poussais à la vengeance, tu ne pourrais m’émouvoir autant que tu le fais.

OPHÉLIA, chantant :

Vous pouvez lui chanter, en bas, en bas,
Si vous l’appelez un homme d’en bas.

Comme le refrain est bien à sa place là ! C’est l’histoire de l’intendant perfide qui enleva là fille de son maître.

LAERTES. — Ces riens en disent plus que des choses sensées.

OPHÉLIA. — Voici du romarin, c’est pour le souvenir. (Elle chante.)

Je vous en prie, mon amour, souvenez-vous :

et voilà des pensées, c’est pour la réflexion.

LAERTES. — De la logique dans la folie ! les pensées et le souvenir ont été associés à leurs vrais emblèmes.

OPHÉLIA. — Voici du fenouil pour vous et des colombines : voici de la rue pour vous, et en voilà un peu pour moi : nous pourrons l’appeler les dimanches l’herbe de grâce : oh ! vous devrez porter votre rue avec un sentiment un peu différent du mien. Voici une marguerite : — j’aurais voulu vous donner quelques violettes, mais elles se sont toutes flétries lorsque mon père est mort : — on dit qu’il a fait une bonne fin. (Elle chante.)

Car le bon gentil Robin fait toute ma joie.

LAERTES. — Pensée et affliction, passion, enfer lui-même, elle revêt tout cela de grâce et de gentillesse.

OPHÉLIA, chantant :

Et ne reviendra-t-il pas ?
Et ne reviendra-t-il pas ?
Non, non, il est mort.
Vas toi-même à ton lit de mort,
Il ne reviendra jamais.
Sa barbe était blanche comme neige,
Et ses cheveux blonds comme chanvre ;
Il est parti, il est parti,
Et nous perdons en vain nos gémissements :
Dieu ait en pitié son âme !

Ainsi que toutes les’ âmes chrétiennes, j’en prie Dieu. Dieu soit avec vous. (Elle sort.)

LAERTES. — Voyez-vous cela, ô mon Dieu ?

LE ROI. — Laertes, je dois des explications à votre douleur, ou vous me faites injustice. Retirons-nous à part seulement, et faites choix de ceux de vos sages amis que vous voudrez ; ils entendront et jugeront entre vous et moi : s’ils nous découvrent impliqué dans ce malheur directement, ou indirectement, nous consentons à vous donner en compensation notre royaume, notre couronne, notre vie, et tout ce que nous appelons nôtre : mais si cela n’est pas, contentez-vous de nous prêter votre patience, et nous travaillerons de concert avec votre âme pour lui donner due satisfaction.

LAERTES. — Soit : son genre de mort, ses funérailles obscures, cette absence de trophée, de glaive, d’écusson sur ses restes, cette omission de tout noble rite et de toute démonstration officielle, tout cela me crie, à se faire entendre de la terre au ciel, que je dois demander compte de ce qui s’est passé.

LE ROI. — Et compte vous sera rendu ; puis que la hache de la justice tombe là où se trouvera l’offense. Je vous en prie, venez avec moi. (Ils sortent.)

SCÈNE VI. modifier

Un autre appartement dans le château.
Entrent HORATIO et UN SERVITEUR.

HORATIO. — Quels sont les hommes qui veulent me parler ?

LE SERVITEUR. — Des marins, Monsieur : ils disent qu’ils ont des lettres pour vous.

HORATIO. — Faites-les entrera (Sort le serviteur.) Je ne sais de quelle partie du monde peuvent me venir des compliments, si ce n’est de la part du Seigneur Hamlet.

Entrent DES MARINS.

PREMIER MARIN. — Dieu vous bénisse, Monsieur.

HORATIO. — Qu’il te bénisse aussi.

PREMIER MARIN. — C’est ce qu’il fera, Monsieur, si tel est son bon plaisir. Voici une lettre pour vous, Monsieur ; elle vient de l’ambassadeur qui se rendait en Angleterre, si votre nom est Horatio, comme je me le suis laissé dire.

HORATIO, lisant. — « Horatio, lorsque tu auras parcouru cette lettre, donne à ces gens les moyens d’approcher le roi ; ils ont des lettres pour lui. Nous n’étions pas en mer depuis deux jours, qu’un navire pirate fortement armé en guerre nous a donné la chasse. Comme nous nous sommes trouvés trop courts de voiles, force nous a été de faire appel à notre valeur ; le grappin jeté, je me suis élancé à l’abordage ; mais en un instant ils ont eu balayé notre vaisseau, si bien que je suis resté seul leur prisonnier. Ils ont agi avec moi comme des voleurs cléments ; mais ils savaient ce qu’ils faisaient ; je leur dois pour cela un bon service en retour. Qu’on remette au roi les lettres que j’ai envoyées, et rends-toi auprès de moi avec autant de promptitude que tu en mettrais à fuir la mort. J’ai à communiquer à ton oreille des paroles qui te frapperont de mutisme, et cependant elles seront trop faibles encore pour l’importance des choses qu’elles doivent exprimer. Ces bonnes gens te conduiront où je suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur route pour l’Angleterre : j’ai beaucoup de choses à te dire sur eux, Adieu. Celui que tu sais tout à toi, HAMLET. » Venez, je vais vous donner moyen de remettre ces lettres ; et faites aussi vite que possible, afin que vous me conduisiez vers celui qui vous les a remises. (Ils sortent.)

SCÈNE VII. modifier

Un autre appartement dans le château.
Entrent LE ROI et LAERTES.

LE ROI. — Maintenant votre conscience doit signer mon acquittement, et votre cœur doit m’accepter comme ami, puisque vous avez entendu, et cela d’une oreille bien ouverte, que celui qui a tué votre noble père poursuivait aussi ma vie.

LAERTES. — Cela est très-apparent : — mais dites-moi pourquoi vous n’avez pas procédé contre ces actes criminels au premier chef s’il en fût, alors que vous y étiez essentiellement invité par votre sécurité, votre sagesse, tout enfin.

LE ROI. — Oh ! pour deux raisons particulières, qui vous sembleront peut-être très-pusillanimes, mais qui pour moi sont très-fortes. La reine, sa mère, vit presque de le contempler, et pour ce qui est de moi, — c’est peut-être ma vertu, peut-être ma malédiction, — elle est tellement associée à ma vie et à mon âme, que de même que l’étoile ne se meut que dans sa sphère, je ne puis rien que ce qu’elle veut. L’autre motif pour lequel je n’ai pu rendre de compte public, c’est le grand amour que lui porte la foule ; pareille à la source qui change le bois en pierre, en baignant toutes ses fautes dans son affection, elle aurait changé ses fers en ornements ; en sorte que mes flèches, d’un bois trop léger pour un vent si fort, seraient revenues vers mon arc et n’auraient pas atteint le but que j’aurais visé.

LAERTES. — Et de la sorte il me faut avoir perdu un noble père ! et une sœur dont je puis dire, s’il est utile de décerner mes louanges à ce qui n’est plus, que son mérite et ses perfections pouvaient défier la comparaison avec les dons de toute personne de ce temps-ci, aura été poussée à la folie par le désespoir ! — mais ma vengeance viendra.

LE ROI. — N’allez pas perdre le sommeil pour cela : vous pouvez bien croire que nous ne sommes pas faits d’une substance si molle et si plate que nous laissions le danger, nous tirer la barbe., en considérant la chose comme une plaisanterie. Vous en entendrez sous peu davantage : j’aimais votre père et je m’aime moi-même ; et cela vous aidera, j’espère, à imaginer....

Entre UN MESSAGER.

LE ROI. — Eh bien ! quelles nouvelles ?

LE MESSAGER. — Des lettres d’Hamlet, Monseigneur celle-ci pour Votre Majesté ; celle-là pour la reine.

LE ROI. — De la part d’Hamlet ! Qui les a portées ?

LE MESSAGER. — Des matelots, dit-on, Monseigneur : je ne les ai pas vus. Ces lettres m’ont été remises par Claudio ; il les a reçues de la personne qui les avait accompagnés.

LE ROI. — Laertes, vous en entendrez la lecture. — Laissez-nous. (Sort le messager.) (Il lit.) « Très-haut et très-puissant, vous saurez que me voici jeté nu dans votre royaume. Demain je vous demanderai la permission de contempler votre royal visage : alors, après vous avoir d’abord demandé pardon je vous raconterai les circonstances de mon soudain et très-étrange retour. HAMLET. » Qu’est-ce que cela peut signifier ? Tous les autres sont-ils revenus ? ou bien est-ce quelque mensonge et n’y a-t-il rien de pareil ?

LAERTES. — Connaissez-vous l’écriture ?

LE ROI. — C’est celle d’Hamlet : — « Nu » — et dans un post-scriptum, il dit « seul ! » Pouvez-vous m’aider à comprendre ?

LAERTES. — Je me perds dans cette énigme, Monseigneur. Mais qu’il vienne ; cela réchauffe mon cœur malade de songer que je vivrai pour lui dire à. ses dents : « Voilà ce que tu as fait ! »

LE ROI. — S’il en est ainsi, Laertes, — mais comment en serait-il ainsi ? et comment, d’autre part, en serait-il autrement ? — voulez-vous vous laisser guider par moi ?

LAERTES. — Oui, Monseigneur, pourvu que vous ne me guidiez pas de manière à m’imposer la paix.

LE ROI. — C’est ta propre paix, à toi, que je veux te donner. S’il est à cette heure revenu, ayant échappé à son voyage et sans intention de le recommencer, je saurai l’amener à un exploit, maintenant arrêté dans ma pensée, sous lequel il ne peut que succomber ; en sorte que sa mort ne soulèvera pas le plus petit murmure de blâme, et que sa mère elle-même absoudra le complot et l’appellera accident.

LAERTES. — Monseigneur, je me laisserai diriger par vous, surtout si vous pouvez arranger votre projet de telle sorte que j’en sois l’instrument.

LE ROI. — C’est justement ma pensée. Depuis votre voyage on vous a beaucoup vanté, et cela en présence d’Hamlet, pour un talent dans lequel vous brillez, diton : toute la somme de vos mérites réunis n’a pas excité chez lui autant d’envie que ce seul talent, et cependant il est à mon avis de l’ordre le moins élevé.

LAERTES. — Quel est ce talent, Monseigneur ?

LE ROI. — Oh, un simple ruban au chapeau de la jeunesse, mais qui lui est nécessaire cependant ; car la parure riante et négligée qu’elle porte convient aussi bien à la jeunesse, que conviennent à l’âge mûr ses robes et ses fourrures, insignes de santé et de gravité. Il y a deux mois, un gentilhomme de Normandie était ici ; — j’ai vu de mes yeux les Français et j’ai servi contre eux ; ils sont bons cavaliers : mais ce galant homme avait de la sorcellerie dans son équitation ; il prenait racine sur sa selle" ; il faisait exécuter à son cheval de si merveilleux manèges, qu’on aurait dit qu’il était incorporé à sa brave bête, et qu’ils faisaient les deux moitiés d’une seule créature : il battait à ce point mon imagination, que tout ce que j’avais pu concevoir de manèges et de tours d’adresse, était dépassé par ce qu’il exécutait.

LAERTES. — C’était un Normand ?

LE ROI. — Un Normand.

LAERTES. — Lamond, sur ma vie.

LE ROI. — Lui-même.

LAERTES. — Je le connais bien ; il est vraiment le joyau et la perle de toute la nation.

LE ROI. — Il parla de vous, et nous fit un rapport si élogieux de votre art et de votre habitude de l’escrime, et spécialement de votre talent à la rapière, qu’il finit par s’écrier que si on pouvait vous trouver un adversaire digne de vous, un tel assaut serait vraiment chose à voir : les escrimeurs de leur nation, jura-t-il, n’avaient ni vivacité d’attaque, ni garde, ni œil, quand ils luttaient avec vous. Ce rapport, Monsieur, gonfla tellement Hamlet d’envie qu’il ne put s’empêcher de souhaiter et de demander que vous revinssiez aussitôt pour faire assaut avec lui. Maintenant cela nous permet....

LAERTES. — Quoi, Monseigneur ?

LE ROI. — Laertes, votre père vous était-il cher ? ou n’êtes-vous que la peinture d’un chagrin, une face et pas de cœur ?

LAERTES. — Pourquoi demandez-vous cela ?

LE ROI. — Ce n’est pas parce que je pense que vous n’aimiez pas votre père ; mais parce que je sais que l’amour a eu son commencement dans le temps, et que je vois le temps aux heures d’épreuves décisives en modifier le feu et l’étincelle. Au sein même de la flamme de l’amour brûle une sorte de mèche ou de lumignon qui l’obscurcira ; il n’y a rien d’ailleurs qui soit toujours au même degré d’excellence, car le bien croissant outre mesure meurt de sa trop grande plénitude : ce que nous voudrions faire, nous devrions le faire au moment où nous le voudrions ; car ce voudrions change, et contient Autant de modifications et de délais qu’il se rencontre de langues, de mains, et d’accidents ; et à son tour ce devrions est comme le soupir d’un prodigne qui épuise en soulageant. Mais pour en revenir au vif de notre ulcère : — Hamlet revient : qu’entreprendriez-vous, volontiers pour vous montrer le fils de votre père en acte plus qu’en paroles ?

LAERTES. — J’irais jusqu’à lui couper la gorge dans l’église.

LE ROI. — Nul lieu, en vérité, ne devrait protéger le meurtre ; la vengeance ne devrait pas trouver de barrières. Mais, mon bon Laertes, si vous voulez faire cela, restez étroitement enfermé dans votre chambre. Une fois de retour, Hamlet saura que vous êtes revenu ; nous donnerons le mot à des gens qui loueront votre supériorité à l’escrime, et qui passeront un double vernis sur les éloges que le Français vous a donnés ; bref, nous ferons si bien que nous vous mettrons en présence et que nous engagerons des paris sur vos têtes : lui qui ira de franc jeu, sans arrière-pensée, et libre de tout soupçon, n’examinera pas les fleurets ; de sorte que vous pourrez aisément, ou avec un peu d’adresse, choisir un fleuret non moucheté, et par une botte habile lui faire payer la mort de votre père.

LAERTES. — Je le ferai, et dans ce but, j’empoisonnerai mon épée. J’ai acheté d’un empirique une essence si mortelle, que si vous y trempez un couteau, et que ce couteau tire un peu de sang, il n’est pas de remède si rare, fût-il extrait de tous les simples qui sous la lune ont vertu médicinale, capable de sauver de la mort l’individu qui est seulement égratigné : j’oindrai ma pointe de ce poison, en sorte que si je le touche légèrement, ce sera la mort.

LE ROI. — Pensons plus amplement à cette affaire ; méditons soigneusement l’occasion et les moyens qui peuvent le mieux faire réussir notre projet : s’il échouait, et que notre plan vînt à se révéler par une mauvaise exécution, il vaudrait mieux ne pas l’avoir essayé : en conséquence, par derrière ce projet, nous devons en tenir en réserve un second qui puisse toucher droit, si celui-là fait long feu. Doucement ! — voyons un peu : — nous établirons un pari solennel sur vos forces respectives à l’escrime.... — Ah ! je tiens mon projet ! — Lorsque par suite de la vivacité de l’action vous serez échauffés et altérés, — et ayez soin de pousser vivement vos bottes à cette fin, — s’il demande à boire, je lui ferai présenter une coupe préparée pour l’occasion, et s’il y trempe seulement les lèvres, nous aurons atteint notre but, dans le cas où il aurait eu la chance d’échapper à votre estocade empoisonnée.

Entre LA REINE.

LE ROI. — Qu’y a-t-il, aimable reine ?

LA REINE. — On peut dire qu’un malheur marche sur les talons de celui qui le précède, tant ils se suivent de près : — votre sœur s’est noyée, Laertes.

LAERTES. — Noyée ! — Oh, où cela ?

LA REINE. — Près d’un cours d’eau, il y à un saute qui mire ses feuilles blanchâtres dans la glace de l’onde ; elle est venue là avec des guirlandes fantasques composées de renoncules, d’orties, de marguerites, et de ces longues fleurs pourprées que nos bergers au langage indécent nomment d’un nom plus grossier, mais que nos chastes vierges appellent doigts de morts : pendant qu’elle grimpait à ce saule pour accrocher à ses rameaux pendants sa couronne d’herbes fleuries, une branche envieuse s’est cassée, et alors, elle et ses trophées de verdure sont tombés dans l’eau gémissante. Ses vêtements se sont déployés sur la surface de l’eau, et ils l’ont soutenue un instant pareille à une sirène : pendant ce temps-là elle chantait des fragments de vieux chants, comme une personne sans conscience de sa détresse, ou comme une créature native ou habitante de cet élément : mais il n’a pas fallu longtemps pour que ses vêtements pesants de l’eau qu’ils avaient bue arrachassent la pauvre malheureuse à ses lais mélodieux pour la conduire à un tombeau de vase.

LAERTES. — Hélas ! elle est donc noyée, alors ?

LA REINE. — Noyée, noyée.

LAERTES. — Tu n’as déjà que trop d’eau, pauvre Ophélia, par conséquent je saurai retenir mes larmes : et cependant, c’est notre instinct ; la nature veut suivre sa loihabituelle, que la fausse honte en dise ce qu’elle voudra : lorsque ces larmes auront cessé, tout ce qu’il y a de la femme en moi sera épuisé. Adieu, Monseigneur ; j’ai des paroles de feu qui jailliraient volontiers en flammes, n’était que cette sotte douleur les éteint. (Il sort.)

LE ROI. — Suivons-le, Gertrude. Combien j’avais eu à faire pour calmer sa rage ! maintenant, je le crains, cet événement va la réveiller ; par conséquent, suivons-le. (Ils sortent.)


ACTE V. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Un cimetière
Entrent DEUX ROSSOYEURS avec des bêches, etc.

PREMIER FOSSOYEUR. — Est-ce qu’elle doit être ensevelie en terre chrétienne, celle qui volontairement est allée au-devant de son propre salut ?

SECOND FOSSOYEUR. — Je te dis que oui, et par conséquent creuse sa fosse immédiatement ; le coroner a fait son enquête et a reconnu qu’elle devait recevoir une sépulture chrétienne.

PREMIER FOSSOYEUR. — Comment cela se peut-il, à moins qu’elle ne se soit noyée à son corps défendant ?

SECOND FOSSOYEUR. — Eh bien, c’est comme cela que la chose s’est passée, on l’a reconnu.

PREMIER FOSSOYEUR. — Cela doit être se offendendo ; il ne se peut pas qu’il en soit autrement. En effet voici le point : si je me noie à bon escient, cela suppose un acte : or un acte a trois branches ; c’est-à-dire, agir, faire et accomplir : adonc, elle s’est noyée à bon escient.

SECOND FOSSOYEUR. — Oui, mais écoutez, fossoyeur, mon bonhomme....

PREMIER FOSSOYEUR. — Laissez-moi parler. Voici l’eau ; bon : voilà l’homme ; bon : si l’homme va vers cette eau et se noie, c’est lui qui se noie, qu’il l’ait ou non voulu, puisqu’il est allé la trouver, remarquez bien cela ; mais si l’eau vient à lui et le noie, il ne se noie pas lui-même : adonc celui qui n’est pas coupable de sa propre mort n’abrège pas sa propre vie [1].

SECOND FOSSOYEUR. — Mais est-ce la loi ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Oui, pardi, c’est la loi, la loi de l’enquête par le coroner.

SECOND FOSSOYEUR. — Voulez-vous que je vous dise là-dessus la vérité ? Si ça n’avait pas été une Demoiselle noble, elle n’aurait pas eu de sépulture chrétienne.

PREMIER FOSSOYEUR. — Parbleu, tu dis le fin mot, et c’est d’autant plus pitié que les grands aient dans ce monde permission de se pendre et de se noyer plus que leurs simples frères chrétiens. — Avance ici, ma bêche. Il n’y a pas de plus anciens gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs ; ils suivent la profession d’Adam.

SECOND FOSSOYEUR. — Était-il gentilhomme ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Il est le premier qui ait jamais porté des armes.

SECOND FOSSOYEUR. — Comment ! il n’en avait aucune !

PREMIER FOSSOYEUR. — Quoi ! est-ce que tu es un païen ? comment comprends-tu l’Écriture ? L’Écriture dit qu’Adam piocha : pouvait-il piocher sans nos armes (a) ? Je vais te poser une autre question situ ne me réponds pas juste, confesse que tu es....

SECOND FOSSOYEUR. — Marche. PREMIER FOSSOYEUR. — Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le constructeur de navires, ou le charpentier ?

SECOND FOSSOYEUR. — Le constructeur de potences, car cette charpente survit à mille locataires.

PREMIER FOSSOYEUR. — J’aime bien ta réponse, sur ma bonne foi ; la potence est bien : mais comment est-elle bien ? Elle, est bien pour ceux qui font mal : maintenant tu fais mal de dire que la potence est bâtie plus solidement que l’église ; adonc la potence pourrait fort bien t’aller. Allons, cherche encore.

SECOND FOSSOYEUR. — Qui bâtit plus solidement qu’un maçon, un constructeur de navires, ou un charpentier ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Oui, dis-moi cela, et puis dételle.

SECOND FOSSOYEUR, — Pardi, maintenant je le sais.

PREMIER FOSSOYEUR. — Dis-le.

SECOND FOSSOYEUR. — Par l’a messe, je n’en sais rien.

Entrent HAMLET et HORATIO à distance.

PREMIER FOSSOYEUR. — Ne tracasse plus ta cervelle de cela, car votre âne stupide ne changera point son pas parce que vous le battrez ; et la première fois qu’on vous posera cette question, répondez, c’est un fossoyeur,les maisons qu’il bâtit durent jusqu’au jour du jugement. Allons, va-t’en chez Yaughan [2], et porte-moi un verre de liqueur. (Sort le second fossoyeur.)

PREMIER FOSSOYEUR, chantant pendant qu’il pioche :

Dans la jeunesse, quand j’aimais, j’aimais,
Il me semblait que c’était très-doux
Pour passer, oh, le temps ; car, oh, à ma convenance,
Oh, il me semblait que rien n’était bon.

(a) Il y a ici un calembour impossible à rendre qui porte sur le double signification du mot arms, bras ou armes.

HAMLET. — Est-ce que ce gaillard n’a aucun sentiment de ce qu’il fait qu’il chante en creusant une fosse ?

HORATIA. — L’habitude a fait pour lui de cette occupation une chose indifférente.

HAMLET. — C’est précisément cela : la main qui travaille peu est celle qui a le tact le plus délicat.

PREMIER FOSSOYEUR, chantant :

Mais l’âge avec ses pas furtifs
M’a saisi par sa griffe,
Et m’a voiture dedans la terre,
Comme si jeune je n’avais pas été.
(Il fait sauter un crâne.)

HAMLET. — Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter autrefois : comme ce drôle vous le fait rouler à terre, ni plus ni moins que si c’était la mâchoire de Caïn qui commit le premier meurtre ! C’était peut-être la caboche d’un politique, ce crâne que cet âne traite avec ce sans gêne, d’un homme qui croyait pouvoir jouer Dieu ; n’est-ce pas possible ?

HORATIO. — Très-possible, Monseigneur.

HAMLET. — Ou bien le crâne d’un courtisan qui pouvait dire « bonjour, mon doux. Seigneur ! comment vastu, mon bon Seigneur ? » C’était peut-être le crâne de Monseigneur un tel qui faisait l’éloge du cheval de Monseigneur un tel autre, lorsqu’il avait l’intention de le lui mendier ; n’est-ce pas possible ?

HORATIO. — Oui, Monseigneur.

HAMLET. — Parbleu ! c’est cela même : et maintenant le voilà la propriété de Madame de la Vermine, sans mâchoire, et frappé sur le museau par la bêche d’un fossoyeur : voici un beau changement, si nous avions l’esprit de le voir. Ces os ont donc coûté bien peu de peine à former, qu’ils ne sont bons que pour jouer aux quilles ? les miens me font mal d’y penser.

PREMIER FOSSOYEUR, chantant :

Une pioche, et une bêche, une bêche,
Et un linceul pour vêtement ;
 Oh ! et une fosse d’argile :
 Voilà tout ce qu’il faut à un tel hôte [3]
          (Il fait sauter un autre crâne.)

HAMLET. — En voici un autre : pourquoi ne serait-ce pas le crâne d’un légiste ? Où sont ses subtilités maintenant, ses distinctions, ses espèces, ses conclusions, et ses finesses ? Pourquoi permet-il que ce grossier drôle lui frappe sur la caboche avec une sale pelle, et ne lui intente-t-il pas une action pour voies de fait ? Hum ! ce compère fut peut-être en son temps un grand acheteur de terres, avec statuts, reconnaissances, transferts, doubles garanties, recouvrances. Est-ce là le transfert de ses transferts de rentes et la recouvrance de ses recouvrances d’avoir sa jolie caboche pleine de jolie terre boueuse ? Est-ce que ses doubles garanties ne lui garantissent pas autre chose de ses acquisitions que la double possession en longueur et en largeur d’un espace grand comme une couple de rôles de légistes ; ? Les titres de ses propriétés tiendraient à peine dans cette boîte ; est-ce que le propriétaire lui-même ne peut en avoir davantage, en ?

HORATIO. — Pas un pouce de plus, Monseigneur.

HAMLET. — Est-ce que le parchemin n’est pas fait de peaux de moutons ?

HORATIO. — Oui, Monseigneur, et de peaux de veau aussi

HAMLET. — Ce sont des moutons et des veaux, ceux qui cherchent assurance dans ces parchemins-là. Je vais parler à ce camarade. — À qui cette fosse, Monsieur ?

LE FOSSOYEUR. — A moi, Monsieur. (Il chante.)

    Oh ! une fosse d’argile,
    C’est tout ce qu’il faut à un tel hôte.

HAMLET. — Je crois qu’elle est vraiment à toi, car tu y es enfoncé.

PREMIER FOSSOYEUR. — Vous vous enfoncez à son sujet, Monsieur., et par conséquent elle n’est pas à vous g mais moi je ne m’enfonce pas, et cependant elle est à moi.

HAMLET. — Tu t’enfonces en disant qu’elle est à toi parce que tu es dedans : elle est pour le mort et non pour le vivant ; par conséquent tu mens (a).

PREMIER FOSSOYEUR. — Voilà un démenti bien vivant, lui, Monsieur ; il a la force de s’en retourner de moi à vous.

HAMLET. — Pour quel homme creuses-tu cette fosse ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Pour aucun homme, Monsieur. HAMLET. — Pour quelle femme alors ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Ce n’est pas davantage pour une femme.

HAMLET. — Qui doit y être enseveli ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Quelqu’un qui fut une femme, Monsieur ; mais que son âme repose en paix, elle est morte.

HAMLET. — Comme ce drôle, est précis ! Nous allons être obligés de lui parler le dictionnaire a la main, ou bien il va nous battre au combat de l’équivoque. Par le Seigneur, Horatio, c’est une o’bservation que j’ai faite dans ces trois dernières années : cette époque-ci est devenue vétilleuse au point que l’orteil du paysan s’approche assez du talon du courtisan pour écorcher ses engelures. — Depuis combien de temps es-tu fossoyeur ? PREMIER FOSSOYEUR. — Pour compter bien exactement et à partir du premier jour, je commençai ce métier le jour où nôtre feu roi Hamlet vainquit Fortinbras.

HAMLET. — Combien y a-t-il depuis cette époque ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Ne pouvez-vous dire cela ? le premier imbécile venu peut dire cela : ce fut le jour même où naquit le jeune Hamlet, — celui qui était fou et qu’on a envoyé en Angleterre.

HAMLET. — Oui, pardi, et pourquoi a-t-il été envoyé en Angleterre ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Parbleu, parce qu’il était fou ; il y. recouvrera son bon sens, et s’il ne le fait pas, cela ne fera pas grand’chose là-bas.

(a) Série de calembours sur la double signification du verbe to lie, mentir, et être couché, se coucher, s’étendre.

HAMLET. — Pourquoi ?

PREMIER FOSSOYEUR. — On ne s’en apercevra pas dans ce pays-là ; tous les hommes y sont aussi fous que lui.

HAMLET. — Comment est-il devenu fou ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Très-singulièrement, dit-on.

HAMLET. — Et de quelle façon singulière ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Ma foi, en perdant son bon sens.

HAMLET. — Sur quel terrain l’a-t-il perdu ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Pardi, ici, en Danemark : j’y ai été fossoyeur, homme fait et enfant, depuis trente ans.

HAMLET. — Combien de temps un homme déposé en terre met-il à pourrir ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Ma foi, s’il n’est pas pourri avant de mourir, — car nous avons au jour d’aujourd’hui beaucoup de ces cadavres vérolés qui peuvent à peine supporter l’enterrement, — il vous mettra quelque huit ou neuf ans à pourrir : un tanneur va vous mettre neuf ans.

HAMLET. — Pourquoi, lui plus qu’un autre ? PREMIER FOSSOYEUR. — Parbleu, Monsieur, sa peau est si bien tannée par son métier, qu’il reste beaucoup plus longtemps impénétrable à l’eau ; et l’eau, voyez-vous, est un âcre dissolvant de vos putassiers de corps morts. Tenez, voici un crâne ; ce crâne a été mis en terre il y a vingt-trois ans.

HAMLET. — À qui appartenait-il ?

PREMIER FOSSOYEUR. — C’était celui d’un camarade bien fou : à qui pensez-vous qu’il appartenait ?

HAMLET. — Vraiment, je l’ignore.

PREMIER FOSSOYEUR. — C’était un coquin bien fou, peste soit de lui ! il me versa une fois sur la tête un flacon de vin du Rhin. Ce crâne, Monsieur, ce crâne que vous voyez là., Monsieur, était le crâne d’Yorik, le bouffon du roi.

HAMLET. — Ce crâne-ci ?

PREMIER FOSSOYEUR. — Celui-là même.

HAMLET. — Laisse-moi voir. (Il prend le crâne.) Hélas, pauvre Yorik ! Je l’ai connu, Horatio ; c’était un garçon d’un esprit de plaisanterie infini, d’une fantaisie excellente : il m’a porté mille fois sur son dos ; et maintenant comme il-fait horreur à mon imagination ! ma gorge s’en soulève. Là pendaient ces lèvres que j’ai baisées je ne sais combien de fois. Où sont vos quolibets à cette heure ? vos folâtieries ? vos chansons ? vos éclairs de facéties qui soulevaient dans toute la table une tempête de rires ? Il ne vous reste pas une seule plaisanterie pour vous moquer de votre propre grimace ? vous voilà tout à fait bouche muette ? Allez maintenant dans la chambre de Madame, et dites-lui que quand bien même elle se mettrait un pouce de peinture, elle devra en venir à ce visage-là ; faites-la rire en lui disant cela. — Horatio, dis-moi une chose, je t’en prie ?

HORATIO. — Quoi, Monseigneur ?

HAMLET. — Crois-tu qu’Alexandre avait cette physionomie en terre ?

HORATIO. — Exactement la même.

HAMLET. — Et qu’il puait ainsi ? pouah ! (Il pose le crâne.) HORATIO. — Absolument ainsi, Monseigneur.

HAMLET. — A quels bas usages nous pouvons retourner, Horatio ! notre imagination ne peut-elle aisément suivre Je voyage de la noble poussière d’Alexandre, jusque ce qu’elle la trouve bouchant la bonde d’une barrique ?

HORATIO. — Ce serait observer avec trop de subtilité qu’observer ainsi.

HAMLET. — Non, ma foi ; pas le moins du monde ; mais en suivant ses pérégrinations avec une logique qui respecte suffisamment la vraisemblance, voici à quoi nous arrivons : Alexandre mourut, Alexandre fut enterré, Alexandre retourna en poussière ; la poussière est de la terre, de la terre nous faisons du mortier, et pourquoi ce mortier en lequel il fut converti ne serait-il pas employé à fermer un baril de bière ? L’impérial César, mort et retourné en terre glaise, bouche peut-être un trou pour, nous préserver du vent : oh ! dire ; que cette poignée de terre qui tenait le monde sous son obéissance, rapièce peut-être un mur pour fermer passage à la bise d’hiver !-Mais doucement ! mais doucement ! mettons-nous de côté : voici venir le roi, la reine, les courtisans. Qui donc accompagnent-ils à sa dernière demeure ? et pour qui ces funérailles ainsi mutilées ? Cela indique que le mort qu’ils suivent attenta, à sa propre vie d’une main désespérée : c’était quelqu’un de certaine condition. Effaçons-nous un instant, et observons. (Il se retire avec Homtio.)

Entent en procession DES PRÊTRES, puis le corps d’OPHÉLIA suivi par LAERTES et des pleureurs, LE ROI, LA REINE, leurs suites, etc.

LAERTES. — Quelle cérémonie reste-t-il à faire ?

HAMLET. — C’est Laertes, un très-noble jeune homme : attention.

LAERTES. — Quelle cérémonie reste-t-il à faire ?

PREMIER PRÊTRE. — Ses obsèques ont été célébrées aussi amplement que nous en avions latitude : sa mort était douteuse, et si un ordre puissant ne nous avait pas fait sauter par-dessus la coutume, elle aurait habité en terre profane jusqu’à la trompette du dernier jour ; en place de prières charitables, on aurait jeté sur elle des tessons, des cailloux et des pierres : cependant on lui a conservé ses couronnes de vierge, ses fleurs de jeune fille, et on lui a accordé d’être conduite à sa dernière demeure et enterrée au son des cloches.

LAERTES. — Est-ce qu’on ne peut faire rien d’autre ?

PREMIER PRÊTRE. — Rien d’autre ! nous profanerions le service des morts si nous chantions un Requiem ou toute autre de ces prières implorant le repos qu’on chante pour les âmes qui sont parties en paix.

LAERTES. — Déposez-la dans la terre, et puissent de sa belle chair sans souillure naître des violettes ! Je te le dis, prêtre grossier, ma sœur sera un ange dans le ciel, tandis que toi tu seras hurlant en enfer.

HAMLET. — Quoi ! la belle Ophélia !

LA REINE. — Des choses gracieuses à cette grâce ! adieu ! (Elle répand des fleurs sur le cercueil.) J’espérais que tu serais la femme de mon Hamlet ; c’était ton lit nuptial que je me croyais appelée à orner, douce vierge, et non pas ta tombe à semer de fleurs.

LAERTES. — Oh ! qu’un triple malheur tombe trois fois décuple sur la tête maudite de celui dont l’acte scélérat te priva de ta très-charmante raison ! Retenez la terre un instant jusqu’à ce que je l’aie serrée une fois encore dans mes bras. (Il saute dans la fosse.) Maintenant, entassez votre poussière sur le vivant et la morte jusqu’à ce que vous ayez fait de cette plaine une montagne capable de dominer le vieux Pélion ou la cime céleste de l’Olympe aux.couleurs bleues.

HAMLET, s’avançant. — Quel est-il celui dont le chagrin s’exprime avec une telle emphase ? celui dont la douleur se répand en phrases capables de conjurer les étoiles errantes, et de les faire s’arrêter immobiles comme des auditeurs frappés d’étonnement ? Me voici, moi, Hamlet le Danois ! (Il saute dans la fosse.)

LAERTES. — Le diable prenne ton âme ! (Il se précipite sur lui.)

HAMLET. — Ta prière est mauvaise. Je t’en prie, retire tes doigts de ma gorge ; car bien que je ne sois pas. emporté et prompt dans ma colère, j’ai pourtant en moi quelque chose de dangereux que je conseille à ta prudence de craindre : à bas ta main !

LE ROI. — Séparez-les !

LA REINE. — Hamlet, Hamlet !

HORATIO. — Mon bon Seigneur, soyez calme. (Les assistants les séparent, et ils sortent de la fosse.)

HAMLET. — Parbleu, je combattrai avec lui pour ce motif tant que mes paupières pourront se mouvoir.

LA REINE. — Ô mon fils ! quel motif ?

HAMLET. — J’aimais Ophélia ; quarante mille frères ne pourraient, avec toute la masse de leurs amours, faire la somme du mien. — Que ferais-tu pour elle ?

LE ROI. — Oh, il est fou, Laertes.

LA REINE. — Pour l’amour de Dieu, prenez garde à lui.

HAMLET. — Allons, montre-moi ce que tu peux faire. Peux-tu pleurer peux-tu combattre ? peux-tu jeûner ? peux-tu te mettre en pièces toi-même ? peux-tu boire du vinaigre ? manger un crocodile ? je le ferai. Es-tu venu ici pour pleurnicher ? pour me braver en sautant dans sa fosse ? Fais-toi enterrer vivant avec elle, et j’en ferai autant ; et si tu babilles de montagnes, qu’on entasse sur nous des millions d’acres jusqu’à ce que notre tombe, allant roussir sa tête à la zone enflammée, fasse paraître l’Ossa comme une verrue ! Parbleu, si tu fais de grandes phrases, je puis déclamer aussi bien que toi.

LA REINE. — Ceci est pure folie : son accès va durer ainsi un instant ; et puis son silence va s’absorber dans la rêverie, patient comme la tourterelle au moment où elle attend que ses jumeaux au duvet d’or brisent leur coquille.

HAMLET. — Entendez-vous, Monsieur ; pour quelle raison me traitez-vous ainsi ? Je vous ai toujours aimé : mais peu importe ; qu’Hercule lui-même fasse ce qu’il pourra, le chat miaulera et le chien aura son jour. (Il sort.)

LE ROI. — Je vous en prie, mon bon Horatio, veillez sur lui. (Sort Horatio.) (À Laertes.) Que notre conversation de la nuit dernière vous fasse prendre patience ; nous allons amener l’affaire à une crise immédiate. — Ma bonne Gertrude, faites un peu surveiller votre fils. — Cette tombe obtiendra un monument en chair et en os (a) : bientôt nous retrouverons des heures calmes ; jusqu’à ce moment procédons avec patience. (Ils sortent.)

(a) A living monument, c’est-à-dire Hamlet que le roi se dispose à faire tuer

SCÈNE II. modifier

Un appartement dans le château.
Entrent HAMLET et HORATIO.

HAMLET.— Voilà pour cette affaire, Monsieur : mainteriant voyons l’autre ; — vous vous rappelez toutes les circonstances ?

HORATIO. — Si je me les rappelle, Monseigneur ?

HAMLET. — Monsieur, il y avait dans mon cœur une. sorte de combat qui ne voulait pas me laisser dormir : il me semblait que je souffrais plus que les mutins mis aux fers 4. Précipitamment, — et louée soit notre précipitation, car il faut que nous sachions que notre indiscrétion nous sert quelquefois bien alors que nos plans les plus caressés nous faussent promesse ; et cela devrait nous apprendre qu’il y a une divinité qui donne à nos projets le résultat qu’il lui plaît, quel que soit le but que nous ayons arrêté....

HORATIO. — C’est très-certain.

HAMLET. — Je sors de ma cabine, ma chemise de marin roulée autour de moi, et je cherche à tâtons dans les ténèbres pour les découvrir : mes désirs sont exaucés ; je mets la main sur leur paquet, et enfin je me retire de nouveau dans ma chambre : là, mes craintes parlant plus haut que mon éducation, je m’enhardis à décacheter leur grande commission ; et qu’est-ce que j’y découvre, Horatio ? — ô la royale scélératesse ! — un ordre exprès de mort, lardé de toutes sortes de raisons important au salut du Danemark et de l’Angleterre aussi, le tout accompagné de l’évocation des diables et des fantômes qu’il fallait craindre, si je restais en vie : donc lecture faite de cet ordre, sans délai aucun, pas même celui qui était nécessaire pour aiguiser la hache, ma tête devait tomber.

HORATIO. — Est-ce possible ?

HAMLET. — Voici la commission ; lis-la plus à loisir. Mais veux-tu savoir comment j’ai procédé ?

HORATIO. — Oui, je vous en prie.

HAMLET. — Me voyant ainsi pris dans des rets de scélératesse, je m’assieds, et avant même que le prologue de la méditation fût" commencé, mon cerveau avait déjà trouvé son plan, d’action. : j’inventai une nouvelle commission ; je l’écrivis d’une belle écriture : — autrefois je tenais pour chose vulgaire ce talent d’une belle écriture, et partageant là-dessus l’avis de nos hommes d’état, je faisais tous mes efforts pour le désapprendre ; mais à ce moment-là, Monsieur, il me rendit un solide service ; — veux-tu savoir la substance de ce que j’écrivis ?

HORATIO. — Oui, mon bon Seigneur.

HAMLET. — Une ardente prière de la part du roi, au nom de la fidélité que l’Angleterre lui devait comme tributaire, au nom de l’affection qui devait s’épanouir entre les deux royaumes comme le palmier, au nom de la paix qui devait à jamais porter sa couronne de moissons et servir de trait d’union entre leurs alliances, et nombre d’autres au nom de semblable importance, — la prière, dis-je, au vu et au su du contenu de ces lettres, d’avoir à faire mettre soudainement à mort les porteurs d’icelles, sans délai petit ou grand, sans même leur donner le temps de la confession.

HORATIO. — Mais comment cet ordre fut-il scellé ?

HAMLET. — Ah ! c’est ici que s’est montrée la volonté du ciel. J’avais dans ma bourse le cachet de mon père qui était le modèle de ce sceau de Danemark : je pliai cet écrit sous la même forme que l’autre ; j’y mis l’adresse ; je lui imprimai le sceau ; je le plaçai exactement en son lieu, en sorte que l’enfant substitué ne fut jamais reconnu. Maintenant, le jour suivant fut celui de notre combat de mer, et tu sais déjà ce qui en fut la suite.

HORATIO. — En sorte que Rosencrantz et Guildenstern ont porté cet ordre-là ?

HAMLET. — Ma foi, l’ami, ils ont accepté cet emploi avec empressement ; ils n’inquiètent donc pas ma conscience ; leur défaite est le résultat de leur propre complaisance : il est dangereux aux basses natures de s’entremettre entre les passes et les pointes cruelles des épées dirigées par la colère de puissants, ennemis.

HORATIO. — Vraiment, quel roi est celui-là !

HAMLET. — Ne juges-tu pas, dis-moi, que je suis autorisé en parfaite conscience à m’acquitter par le secours de ce bras envers l’homme qui a tué le roi mon père, fait une catin de ma mère, qui s’est fourré entre le trône et mes espérances, quia jeté la ligne pour pêcher ma propre vie, et cela avec une fourberie pareille ? et n’est-il pas damnable de laisser ce chancre de notre espèce commettre encore plus de mal ?

HORATIO. — Il ne se peut pas qu’il ne lui arrive bientôt d’Angleterre des nouvelles de l’issue qu’a eue cette affaire.

HAMLET. — Cela sera court : l’intervalle est à moi, et la vie d’un homme ne coûte pas à prendre plus que le temps de dire un. Mais je suis très-chagrin, mon bon Horatio, de m’être oublié avec Laertes ; car dans l’image de ma cause je vois le portrait de la sienne : je veux conquérir sa bonne grâce : mais vraiment, l’emphase de sa douleur m’avait jeté dans une frénésie excessive. HORATIO. — Paix ! Qui vient ici ?

Entre OSRIC.

OSRIC. — Votre Seigneurie est la très-bienvenue à son heureux retour en Danemark.

HAMLET. — Mes humbles remercîments, Monsieur. (A part, à Horatio.) Connais-tu cette libellule ?

HORATIO, à part, à Hamlet. — Non, mon bon Seigneur.

HAMLET, à part, à Horatio. — Tu n’en es que plus moral, car c’est un vice de le connaître. Il a beaucoup de terres, et fertiles ; qu’une bête soit le roi des bêtes, et la table du roi sera sa mangeoire. C’est un choucas ; mais, comme je te l’ai dit, pourvu d’une grande étendue de fange.

OSRIC. — Aimable Seigneur, si Votre Seigneurie était de loisir, je vous communiquerais une chose de la part de Sa Majesté.

HAMLET. — Je la recevrai en toute diligence d’esprit. Employez votre bonnet à son véritable usage ; il est fait pour la tête.

OSRIC. — Je remercie Votre Seigneurie, il fait très-chaud.

HAMLET. — Non, croyez-moi, il fait très-froid ; le vent est au nord.

OSRIC. — Il fait assez froid, Monseigneur, c’est la vérité.

HAMLET. — Il me semble qu’il fait chaud et, vraiment étouffant pour ma complexion....

OSRIC. — Excessivement, Monseigneur, il fait très-étouffant, — comme qui dirait, — je ne sais dire comment. Mais, Monseigneur. Sa Majesté m’a donné l’ordre de vous signifier qu’il a fait un gros pari sur votre tête : Seigneur, voilà l’affaire....

HAMLET. — Je vous en conjure, veuillez donc.... (Il s’avance pour lui mettre son chapeau.)

OSRIC. — Non, sur ma bonne foi ; c’est pour ma propre commodité, je vous assure. Seigneur, Laertes est nouvellement revenu à la cour : c’est, croyez-moi, un gentilhomme : accompli, plein de talents aussi divers qu’excellents, d’une très-suave société, et avec, le plus grand air du monde : en vérité, pour parler de lui comme il convient, c’est la carte ou le calendrier de la noblesse, car vous trouvez en lui le continent de n’importe quelle région des belles manières qu’un gentilhomme puisse désirer connaître.

HAMLET. — Seigneur, sa définition ne souffre point d’être donnée par vous, bien que je sache que si on voulait l’inventorier en détail, le compte de ses qualités embrouillerait la mémoire, et que tout l’esprit du monde ne pourrait courir assez vite pour lutter avec la rapidité de ses voiles. Mais pour le louer avec vérité, je tiens son âme pour une marchandise de grand prix, et l’élixir de ses qualités est d’une telle rareté et d’une telle valeur, que pour le décrire fidèlement, il faut dire qu’il n’a de semblable que dans son miroir, et que quiconque voudrait suivre ses traces, serait son ombre et rien de plus.

OSRIC. — Votre Seigneurie parle de lui avec infaillibilité.

HAMLET. — Mais la concernance de votre affaire, Monsieur ? Pourquoi essayons-nous d’envelopper le gentilhomme dans le tourbillon trop faible de nos éloges ?

OSRIC. — Seigneur ?

HORATIO. — Ne serait-il pas possible de nous comprendre dans une autre langue ? Vous le pouvez assurément, Monsieur.

HAMLET. — À quoi tendait votre nomination de ce gentilhomme (a) ?

OSRIC.— De Laertes ?

HORATIO. — Sa bourse est déjà vide ; toutes ses paroles dorées sont épuisées.

HAMLET. — De lui-même, Monsieur.

OSMC. — Je sais que vous n’êtes pas ignorant......

HAMLET. — Je voudrais que vous dissiez vrai, Monsieur ; cependant, sur ma foi, quand bien même vous diriez vrai, cela ne ferait pas grand éloge de ma personne. — Bien, Monsieur.

OSRIC. — Vous n’êtes pas ignorant de quelle excellence est Laertes.....

HAMLET. — Je n’ose pas confesser cela, de crainte d’être obligé de me comparer à lui pour l’excellence ; mais bien connaître un homme, équivaudrait à être cet homme même.

OSRIC. — J’entends, Seigneur, son excellence aux armes ; car dans la réputation qu’elles lui ont acquise, dans le talent qu’il y montre, il est sans rival.

HAMLET. — Quelle est son arme ?

(a) Action de nommer. Nous conservons autant que possible le jargon du bel air dont se servent Osric et Hamlet.

OSRIC — La rapière et la dague.

HAMLET. — Cela fait deux armes : mais, bien.

OSRIC. — Le roi, Seigneur, a parié contre lui six chevaux de Barbarie : contre cet enjeu, Laertes a engagé, selon mes informations, six rapières et six dagues françaises avec tous les objets y attenant, tels que ceinturons, attaches et autres choses semblables : trois de ces trains, sur ma foi, sont vraiment séduisants à l’imagmation, vraiment complaisants à la poignée, ce sont des trains fort délicats, et d’une invention vraiment heureuse.

HAMLET. — Qu’appelez-vous les trains ?

HORATIO. — Je savais bien que vous auriez besoin de regarder à la marge avant d’avoir fiai.

OSRIC. — Les trains, Seigneur, ce sont les attaches.

HAMLET. — La phrase conviendrait mieux à la matière, si nous pouvions porter des canons à nos hanches : j’aimerais jusqu’à ce moment qu’on continuât à les appeler des attaches. Mais, continuons : six chevaux de Barbarie contre six épées françaises, leurs accessoires, et trois trains d’une invention heureuse : voilà l’enjeu français contre l’enjeu, danois. Et pourquoi ces épées sont-elles engagées, comme vous dites [5] ?

OSRIC. — Le roi, Seigneur, a parié que sur "une douzaine de passes entre vous et lui, Laertes ne vous toucherait pas plus de trois fois ; Laertes a parié pour neuf sur douze ; et on en viendrait à une épreuve immédiate, si Votre Seigneurie accordait une réponse.

HAMLET. — Et quoi si je réponds non ?

OSRIC — Je veux dire, Monseigneur, si vous consentez à présenter votre personne à l’épreuve.

HAMLET. — Monsieur, je vais me promener ici dans la salle ; — c’est mon heure de récréations : — si cela plaît à Sa Majesté, qu’on apporte les fleurets, ; si le gentilhomme est de bon vouloir, et que le roi maintienne son pari, je ferai mon possible pour le lui gagner ; sinon, je n’y gagnerai rien que ma courte honte et les quelques bottes que j’aurai reçues.

OSRIC. — Rapporterai-je ainsi votre réponse ?

HAMLET. — Dans ce sens-là, Monsieur, et avec tous les enjolivements de langage qu’il plaira à votre génie.

OSRIC. — Je recommande mes services à Votre Seigneurie.

HAMLET. — Votre serviteur, votre serviteur. (Sort Osric.) Il fait fort bien de se recommander, lui-même : il n’y a pas de langue capable de lui rendre ce service.

HORATIO. — Cet étourneau s’enfuit avec la coquille sur la tête.

HAMLET. — Certes celui-là faisait des révérences à son tetin avant de le sucer. C’est ainsi que cet individu, — et combien j’en connais d’autres du même essaim dont raffole cette piètre époque, — s’est borné à attraper seulement le ton du jour et l’extérieur du savoir vivre ; ils ont une sorte de raclure de levain qui leur permet de monter au-dessus de la fine fleur de farine des opinions les plus tamisées ; mais soufflez un peu dessus pour les mettre à l’épreuve, et les bulles vont crever.

Entre UN SEIGNEUR.

LE SEIGNEUR. — Monseigneur, Sa Majesté s’est fait recommander à vous par le jeune Osric qui lui rapporte que vous l’attendez dans la salle : il’ envoie savoir si votre plaisir est de faire assaut maintenant avec Laertes, ou si vous voulez remettre la partie à plus tard.

HAMLET. — Je suis fidèle à mes décisions ; elles suivent le bon plaisir du roi : s’il est disposé, je le suis ; maintenant, ou quand il voudra, pourvu que je sois aussi bien en train que maintenant.

LE SEIGNEUR. — Le roi, la reine, et tous vont descendre.

HAMLET. — Fort bien.

LE SEIGNEUR. — La reine désire que vous ayez quelques mots aimables pour Laertes avant d’engager la lutte.

HAMLET. — Elle me donne un excellent avis. (Sort le Seigneur.)

HORATIO. — Vous perdrez ce pari, Monseigneur.

HAMLET. — Je ne crois pas ; depuis son départ pour la France, je me suis continuellement exercé ; je gagnerai, grâce aux bottes qu’il me rend. Mais tu ne saurais croire quel malaise je me sens au cœur : mais peu importe.

HORATIO. — Voyons, mon bon Seigneur....

HAMLET. — Ce n’est que sottise ; mais j’ai une sorte de découragement qui peut-être troublerait une femme.

HORATIO. — Si votre esprit se sent mal disposé en quelque chose, obéissez-lui : je monterai afin de prévenir leur arrivée, et je leur dirai que vous n’êtes pas en train.

HAMLET. — Pas le moins du monde, nous voulons défier le présage ; un moineau ne tombe pas sans une permission spéciale de la Providence. Si c’est pour cette heure-ci, ce n’est plus à venir ; si ce n’est plus à venir, c’est pour cette heure-ci : si ce n’est pas pour cette heure-ci, ce sera pour une autre fois. Être prêt est tout : puisque nul homme n’emporte rien de ce qu’il quitte, qu’importe de le quitter prématurément.

Entrent LE ROI, LA REINE, LAERTES, OSRIC, DES SEIGNEURS, les gens de la suite avec les fleurets.

LE ROI. — Venez, Hamlet, venez, et acceptez cette main que je place dans la vôtre. (Le roi place la main de Laertes dans celle d’Hamlet.)

HAMLET. — Pardonnez-moi, Seigneur : je vous ai fait injure ; mais pardonnez, comme il convient à un gentilhomme. Cette royale assemblée sait, et il ne se peut pas que vous n’ayez appris de quel cruel égarement je suis affligé. Dans ce que j’ai fait, tout ce qui a pu brutalement réveiller votre nature, votre honneur, votre susceptibilité, était pure folie. Était-ce Hamlet qui a outragé Laertes ? Jamais ce ne fut Hamlet : si Hamlet est enlevé à lui-même, et qu’il outrage Laertes lorsqu’il n’est plus lui-même, alors ce n’est plus Hamlet qui fait cela, Hamlet nie que ce soit lui. Qui fait donc cela ? sa folie. S’il en est ainsi, Hamlet est du parti qui est outragé ; sa folie est l’ennemie du pauvre Hamlet. Seigneur, en présence de cette assemblée, permettez que mon désavœu de toute malice préméditée me justifie assez pleinement devant vos sentiments les plus généreux, pour que vous ne voyiez plus en moi qu’un homme qui en lançant sa flèche par-dessus la maison a blessé son frère.

LAERTES. — Mon cœur qui dans ce cas particulier devrait cependant me pousser à la vengeance, déclare avoir obtenu pleine satisfaction : mais l’honneur me fait une loi de continuer à me tenir à l’écart ; je ne veux pas de réconciliation, jusqu’à ce que des juges plus âgés, d’un honneur reconnu, aient établi l’arrêt et les précédents d’une paix qui puisse conserver mon nom sans tache. Mais jusqu’à ce moment, j’accepte votre offre d’amitié comme sincère, et je ne la tromperai pas.

HAMLET. — J’accepte volontiers cette assurance ; et je veux aider franchement à décider ce pari d’Un frère. — Donnez-nous les fleurets. — Marchons.

LAERTES. — Allons, donnez-m’en un.

HAMLET. — Je serai non votre fleuret, Laertes, mais le fleuron de votre renommée ; car pareil à une étoile dans la plus sombre nuit, votre talent va singulièrement resplendir devant mon ignorance.

LAERTES. — Vous vous moquez de moi, Seigneur,

HAMLET. — Non, par cette main.

LE ROI. — Donnez-leur les fleurets, jeune Osric. — Neveu Hamlet, vous connaissez le pari ?

HAMLET. — Parfaitement, Monseigneur ; Votre Grâce a placé ses chances sur la plus faible des deux parties.

LE ROI. — Je ne crains pas cela ; je vous ai vus tous ’ deux : mais comme il s’est perfectionné, nous avons réclamé des avantages pour rétablir l’égalité.

LAERTES. — Celui-là est trop pesant, voyons-en un autre.

HAMLET. — Celui-ci me va parfaitement. Ces fleurets ont tous même longueur ?

OSRIC. — Oui, mon bon Seigneur.

LE ROI. — Placez-moi les flacons de vin sur cette table. — Si Hamlet porte la première ou la seconde botte, ou s’il riposte à la troisième passe, que tous les remparts fassent une décharge de leur artillerie ; le roi boira au renouvellement d’haleine d’Hamlet, et dans la coupe il jettera une perle plus riche qu’aucune de celles que la couronne de Danemark, ait portées sous quatre rois successifs. Donnez-moi les coupes ; que le tambour dise à la trompette, la trompette au canonnier qui est au dehors, les canons aux cieux, et les cieux à la terre : « en cet instant le roi boit au succès d’Hamlet. » Allons, commençons ; — et vous, juges, observez d’un œil attentif.

HAMLET. — Allons, Monsieur.

LAERTES. — Allons, Monseigneur. (Ils font asaut.)

HAMLET. — Une.

LAERTES. — Non.

HAMLET. — J’en appelle aux.juges.

OSRIC. — C’est touché, évidemment touché.

LAERTES. — Bon, recommençons.

LE ROI. — Arrêtez, donnez-moi à boire. Hamlet, cette perle est à toi ; je L’ois à ta santé. (Les trompettes sonnent et les canons retentissent au dehors.) Donnez-lui la coupe.

HAULET. — Je veux d’abord terminer la partie ; placez la coupe, un instant de côté. — Allons. (Ils luttent.) Autre touché ; qu’en dites-vous ?

LAERTES. — Touché, touché, je le confesse.

LE ROI. — Notre fils gagnera.

LA REINE. — Il est gras, et il a l’haleine courte. — Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir, essuie ton front : la reine boit à ta fortune, Hamlet.

HAMLET. — Bien, Madame.

LE ROI. — Gertrude, ne buvez pas.

LA REINE. — J’ai besoin de boire ; pardonnes-moi, je vous en prie. Monseigneur.

LE ROI, à part. — C’est la coupe empoisonnée ! il est trop tard !

HAMLET. — Je n’ose pas boire encore, Madame ; tout à l’heure.

LA REINE. — Allons, laisse-moi t’essuyer le visage.

LAERTES. — Monseigneur, je vais le toucher maintenant.

LE ROI. — Je ne le pense pas.

LAERTES, à part. — Et cependant c’est presque contre ma conscience.

HAMLET. — Allons, à la troisième : Laertes, vous ne faites que badiner ; je vous en prie, poussez-moi avec toute votre vivacité ; j’ai peur que vous ne me traitiez comme un bambin.

LAERTES. — C’est ainsi que vous parlez ? marchons. (Ils luttent ?)

OSRIC — Rien, ni d’un côté, ni de l’autre.

LAERTES. — À vous maintenant !

(LAERTES blesse HAMLET ; dans la chaleur du combat ils échangent leurs rapières, et HAMLET blesse LAERTES.).

LE ROI. — Séparez-les ! ils ont perdu la tête.

HAMLET. — Non, recommençons. (La reine tombe.)

OSEIC. — Veillez sur la reine ! holà !

HORATIO. — Ils saignent tous les deux ! — Comment vous trouvez-vous, Monseigneur ?

OSRIC — Comment vous irouvez-vous, Laertes ?

LAERTES. — Parbleu, comme un coq de bruyère, pris dans mon propre piège, Osric ; je suis justement tué par ma propre tricherie.

HAMLET. — Comment se trouve la reine ?

LE ROI. — Elle s’évanouit en les voyant saigner.

LA REINE. — Non, non, c’est le breuvage, le breuvage ! Ô mon cher Hamlet ! Le breuvage, : le breuvage ! je suis empoisonnée. (Elle meurt.)

HAMLET. — Oh ! scélératesse ! Holà, qu’on ferme la porte ! Trahison ! qu’on découvre d’où elle vient. (Laertes tombe.)

LAERTES. — Elle est ici même, Hamlet : Hamlet, tu es assassiné ; nulle médecine au monde ne peut te guérir, il n’y a pas en toi une demi-heure de vie ; l’instrument de trahison est dans ta main, aigu et envenimé : l’odieux stratagème s’est tourné contre moi’ ; las, me voici à terre, et pour ne plus me relever ! ta mère est empoisonnée ; — je ne puis en dire davantage : — c’est au roi, au roi qu’en revient le blâme !

HAMLET. — La pointe empoisonnée aussi ! — Eh bien, poison, fais ton œuvre. (Il tue le roi.)

Tous. — Trahison ! trahison !

LE ROI. — Oh ! défendez-moi encore, mes amis ; je ne suis que blessé.

HAMLET. — Allons, Danois incestueux, meurtrier, damné, bois cette potion : — ta perle y est-elle ? Suis ma mère. (Le roi meurt.)

LAERTES. — Il est servi selon ses mérites ; c’est un poison qu’il avait préparé lui-même. Faisons échange de pardons, noble Hamlet ! que ma mort et celle de mon père ne pèsent pas sur ton âme, ni ta mort sur la mienne ! (Il meurt.)

HAMLET. — Que le ciel t’exempte à cet égard de toute responsabilité ! Je te suis. — Je suis mort, Horatio.-Malheureuse reine, adieu ! — Vous qui êtes pâles et tremblants devant cette fatalité, qui n’êtes dans cette tragédie que des muets et des spectateurs, si j’avais plus de temps, si ce cruel sergent, le trépas, n’était pas si strict à sa consigne, oh ! je pourrais vous dire, — mais laissons cela. — Horatio, je suis mort ; tu vis ; justifie ma causé et mon caractère auprès de ceux qui douteraient et seraient dans l’incertitude.

HORATIO. — Ne croyez pas que je vous survive. J’ai en moi plus d’un antique Romain que d’un Danois : il reste encore un peu du breuvage....

HAMLET. — Si tu es un homme, donne-moi la coupe : lâche-la ; par le ciel, je la veux ! Ô mon bon Horatio, si les choses restent inconnues, quel nom blessé je laisserai après moi ! Si tu m’as jamais tenu pour cher, à ton cœur, reste éloigné quelque temps encore de la suprême félicité, et consens à respirer dans la souffrance au sein de ce dur monde pour raconter mon histoire. (Une marche dans le lointain, et des décharges de mousqueterie à l’extérieur.) Quel est ce bruit de guerre ?

OSRIC. — Le jeune Fortinbras, revenu vainqueur de Pologne, salue les ambassadeurs d’Angleterre de cette volée guerrière.

HAMLET, tombant. — Oh ! je meurs, Horatio ; la puissance du poison terrasse mon âme : je ne puis vivre assez pour apprendre les nouvelles d’Angleterre ; mais je prophétise que l’élection tombera sur le jeune Fortihbras : il a ma voix d’agonisant. Dis-le-lui, et apprends-lui les événements, grands et petits, qui ont amené cette cafastomhe. — Le reste est silence. (Il meurt.)

HORATIO. — Voilà que se brise un noble cœur. Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d’anges bercent par leurs chants ton sommeil ! (Marche à l’extérieur.) Pourquoi le tambour vient-il ici ?

Entrent FORTINBRAS, LES AMBASSADEURS D’ANGLETERRE, et autres.

FORTINBRAS. — Où est ce spectacle ?

HORATIO. — Qu’est-ce que vous voudriez voir ? si c’est un spectacle de douleur ou d’étonnement, arrêtez ici vos recherches.

FORTINBRAS. — Cette curée crie : Sans quartier ! O mort orgueilleuse, quelle fête tu dois faire dans ta cave éternelle, toi qui d’un seul coup as si cruellement frappé tant de princes !

PREMIER AMBASSADEUR. — Ce spectacle est lugubre ; et nos affaires d’Angleterre viennent trop tard : il est insensible celui dont les oreilles devaient nous entendre raconter que son commandement était accompli, que Rosencrantz et Guildenstern sont morts : de qui recevrionsnous des remerciments ?

HORATIO. — Ce n’est pas de la bouche de celui dont, vous parlez, eût-il pour vous remercier la faculté de la mie : il ne donna jamais d’ordres pour leur mort. Mais, puisque vous êtes arrivé ici, vous des guerres de Polopie, et vous d’Angleterre, juste au moment de cette sanlante tragédie, ordonnez que ces corps soient exposés u sommet d’une estrade devant les regards de la foule ; t là, laissez-moi raconter au monde qui l’ignore encore comment ces choses sont arrivées : vous entendrez parler alors de crimes luxurieux, sanguinaires et dénaturés, de jugements rendus par le hasard, de meurtres arrivés par accident, de morts amenées par les manèges de la ruse et de la force, et pour couronner le tout, de complots qui s’étant égarés sont retombés sur les têtes de leurs inventeurs. Tout cela je puis vous le révéler en toute vérité.

FORTINBRAS. — Hâtons-nous d’entendre ce récit, et convoquons les plus nobles à cette audience. Pour moi, c’est avec douleur que j’embrasse ma fortune ; j’ai sur ce royaume des droits connus, et que l’occasion favorable m’invite à réclamer à cette heure,

HORATIO. — J’aurai aussi sujet de parler de cela, et au nom de celui dont la voix en entraînera beaucoup d’autres en votre faveur ; mais accomplissons immédiatement ce projet, pendant que les esprits sont en proie à l’égarement, de crainte que par erreurs ou séditions, il n’arrive d’autres malheurs.

FORTINBRAS. — Que quatre capitaines portent Hamlet sur l’estrade, comme on fait pour les soldats ; car il est vraisemblable, que si le destin l’eût mis à l’épreuve, il se fût montré très-grand roi : que la musique guerrière et les marques du respect militaire l’accompagnent sur son passage. Enlevez les corps ; un spectacle pareil orne un champ de bataille, mais offre ici un aspect lugubre. Allez, ordonnez aux soldats de faire une décharge de mousqueterie. (Marche funèbre. Ils sortent emportant les corps, après quoi on entend une décharge d’artillerie.)


COMMENTAIRE. modifier

ACTE I modifier

1. La croyance au pouvoir des savants et des lettrés sûr les fantômes venait probablement de l’habitude de réciter les exorcismes en latin.

2. On croyait que les esprits des personnes qui avaient caché des trésors revenaient sur la terre afin de révéler l’endroit où ces trésors étaient enfouis.

3. Un commentateur anglais, Farmer, fit remarquer que Prudence, poëte chrétien de la décadence latine, avait dans une de ses hymnes, ad Gallicinium (au point du jour, à l'aube). exprimé la même croyance que Shakespeare. Voici le passage de Prudence :

Ferurit, vagantes Boemonas,
Laetos tenebris noctinm,
Gallo canente exterritos
Sparsim timere, et cedere.
Hoc esse signum praescii
Norunt repromissoe spei
Qua nos soporis liberi
Speramus adventum Dei.

« On rapporte que les démons errants, qui s’ébattent joyeux dans le ténèbres des nuits, dès que le coq chante, saisis de crainte, s’enfuient çà et là effrayés et s’évanouissent. Les prévoyants savent que c’est là le signe de l’espérance renouvelée, par laquelle délivrés du sommeil, nous attendons l’arrivée de Dieu. » Il y aurait plus d’une réflexion à faire sur ces vers de Prudence, qui rattachent les nouvelles croyances de l’humanité chrétienne aux plus antiques croyances des hommes, aux hymnes des Vedas à la lumière, aux terreurs que la nuit inspirait ans Indiens primitifs, à l’opposition du jour et de la nuit qui donna naissance à la religion du Mazdeisme persan. Ainsi la croyance aux esprits nocturnes de nos paysans et de nos bonnes femmes est un dernier reflet de toutes les grandes religions du passé. Voilà, j’espère, une preuve éclatante que la tradition n’est jamais interrompue un instant dans le monde, même quand elle est détruite en apparence. — Un autre commentateur anglais, Douce, a mentionné une hymne faisant autrefois partie de la liturgie du diocèse de Salisbury où se trouve un passage qui se rapporte à la même superstition. Voici ce passage :

Praeco diei jam sonat,
Noctis profundee pervigil ;
Nocturna lux viantibus
À Docte noctem segregans.
Hoc excitatus Lucifer,
Solvit polam caligine,
Hoc omnis errorum chorus
Viam nocendi descrit.
Gallo canente spes redit....

« Héraut toujours éveillé, déjà le coq, sentinelle de la nuit profonde, chante au jour encore à venir ; lumière nocturne, il sépare pour les voyageurs la nuit de la nuit. Averti par ce chant, Lucifer délivre le pôle de sa fumée tenébreuse ; et le chœur entier des illusions trompeuses quitte les sentiers du mal. Avec le chant du coq revient l’espérance. » Cette croyance que les fantômes s’évanouissaient au chant du coq était du reste très-ancienne. Dans la Vie d’Apollonius de Thyane, Philostrate raconte que le célèbre hiérophante évoqua l’ombre d’Achille, mais qu’elle s’évanouit dès que le coq chanta. (Note de l’édition STAUNTON.) — Enfin un vieil érudit, Bourne, cité par Farmer, rapporte, dans son livre intitulé Antiquités du commun peuple, l’observation suivante : « C’est une tradition reçue parmi le vulgaire qu’à l’heure où le coq chante, les esprits nocturnes abandonnent les régions sublunaires et retournent à leurs vraies demeures. De là vient que dans les localités rustiques, où les nécessités de la vie réclament un travail plus matinal, les journaliers se rendent joyeusement a l’ouvrage dès que cette heure-là est venue, tandis que s’ils sont obligés de s’y rendre plus tôt, ils s’imaginent que tout ce qu’ils voient est un fantôme errant. »

4. A little more than d’un and less than kind, il y a dans ces paroles d’Hamlet une sorte de calembour par à peu près qui porte sur la demi-ressemblance des mots kin parent, et kind tendre.

5. Ces paroles contiennent un sens triple. Et d’abord Hamlet joue sur la ressemblance par à peu près des mots sun, soleil, et son, fils ; ensuite il fait allusion à cette vieille expression proverbiale, « sortir de l’ombre bénie de Dieu pour aller sous le soleil étouffant ; » enfin il veut faire entendre qu’il n’est que trop en vue pour le moment, et peut-être aussi qu’il ne serait pas convenable qu’il parût aux fêtes d’une cour si vite consolée.

6. L’université de Wittenberg en Allemagne était une des universités célèbres au moyen âge.

7. Hyperion, un des noms d’Apollon ou du Soleil.

8. « L’habitude de faire des festins aux funérailles, habitude qui a été générale dans ce pays et d’autres, et qui n’est pas encore tout à fait tombée en désuétude dans quelques-uns des comtés du nord de l’Angleterre, vint certainement de la cœna feralis des anciens, coutume que mentionnent Juvénal dans sa cinquième satire et la loi des douze tables. Cette coutume consistait à offrir au fantôme du défunt du lait, du vin, du-miel et des fleurs. La même coutume paraît avoir prévalu chez les Grecs pour les héros et les grands hommes. C’est aux appétits des vivants que l’on s’adresse chez nous. Bans le nord, cette coutume est appelée arval, ou arvil supper, et les pains qui sont quelquefois à cette occasion distribués aux pauvres s’appellent pains arvals. » (DOUCE.) Quel est le sens de ce mot arval ? Ne viendrait-il pas du mot latin arvales, arvales fratres, les prêtres de Cérès ? Naress dans son Glossaire en doute, mais le fait mentionné par Douce de ces pains qui s’appelaient le pain arval semblerait au contraire insinuer que cette explication est la vraie. Pain de Cérès, pain des prêtres de Cérès, pourrait bien être le sens réel. Cette expression aura, été généralisée, et après s’être appliquée au pain seul aura été transportée au repas entier. Peut-être le clergé appliqua-t-il ce mot à quelque autre coutume, le peuple le retint, et comme rien ne lui plaît autant que de faire usage de mots qu’il n’entend pas, il le répéta de siècle en siècle comme une parole qui rendait à ses oreilles un agréable son de sorcellerie, et l’appliqua à une coutume à laquelle il ne convenait point. Peut-être encore ce mot d’arval doit-il s’entendre dans le sens de repas rustique, frugal, fait de simple pain. Peut-être enfin cette expression s’appliqua-t-elîe primitivement au pain fait pendant la moisson même avec le premier blé de l’année. — Ces repas existent encore dans quelques-unes’ de nos provinces du Centre, la Marche par exemple, et celui qui écrit ces lignes a plusieurs fois dans son enfance assisté à ces dîners d’enterrement.

9. Very like, very like. On peut hésiter ici entre trois sens : ou bien Hamlet veut dire que le fantôme décrit est très-semblable à son père, ou bien il se parle à lui-même et se dit que ce qu’on lui raconte est très-probable, ou bien il répond à Horatio qui lui dit qu’il aurait été très-étonné, que selon toute vraisemblance il l’aurait été en effet.

10. À l’époque d’Elisabeth, il y avait, paraît-il, à Londres un Danois qui est ainsi mentionné dans une œuvre du temps intitulée : Faites-y bien attention, ou je vous tuerai : « Vous qui tiendriez tête à Reynaldo à le coucher ivre mort, ce Danois qui boirait dans sa boîte », et il paraît, d’après une lettre d’Hovrell datée de Hambourg, 1 632, que le roi de Danemark d’alors n’avait pas dégénéré de la jovialité de ses prédécesseurs. Dans son récit d’une fête donnée par Sa Majesté au comte de Leicester, il nous raconte que le roi, après avoir porté trente-cinq toasts, fut enlevé sur son fauteuil, et que tous les officiers de la cour étaient ivres. » (STEEVENS.)

11. Olaus Wormius rapporte que c’était une coutume d’ensevelir les rois de Danemark dans leurs armures. (Note de l’édition PETER et GALPIN.)

12. Le peuple croyait que la faim et la soif étaient, au nombre des tourments du purgatoire.

13. C’était une croyance populaire que les fantômes ne pouvaient pas endurer la lumière, et disparaissaient en conséquence au point du jour. Cette superstition venait de la croyance de nos ancêtres du Nord, qui admettaient que le soleil, et toute chose contenant lumière ou feu'. avaient la propriété de chasser les démons et les esprits de tout genre. L’origine de cette superstition se trouve dans les légendes de l’Edda, spécialement dans celle où il est raconté comment Thordans ses batailles contre les géants et les mauvais démons fit usage de son terrible marteau de fer ; et le leur lança comme Jupiter lança ses foudres contre les Titans. Plusieurs des pierres précieuses transparentes étaient supposées posséder le pouvoir de chasser les mauvais esprits, et les cailloux et autres pierres qu’on trouve dans les tombeaux des nations du Nord y avaient été placés parce qu’on supposait qu’ils avaient la puissance de retenir les morts dans leurs cercueils. On appelait ces pierres, les marteaux de Thor. (DOUCE.)

14. Cri des fauconniers rappelant l’oiseau.

15. Saint Patrick était le saint patron de l’Irlande ; mais nous ne saurions trop dire pourquoi le nom de ce saint se trouve dans la bouche d’Hamlet. Ce juron était-il un juron des étudiants de l’époque ? Peut-être ; Hamlet est jeune, et nous savons qu’il n’a pas encore achevé ses études à l’université de Wittenberg. Nous nous contentons d’émettre cette supposition sans la garantir en aucune façon. Peut-être aussi ce juron est-il la par allusion au fameux trou de saint Patrick et a la légende qui s’y rapporte, laquelle est rappelée à l’esprit d’Hamlet par la visite de son père habitant du purgatoire.

16. Expression populaire pour désigner un honnête homme.

17. Ici et partout.

ACTE II modifier

1. Les Dames avaient la coutume d’avoir une poche taillée dans leur robe à la place du sein pour y serrer les lettres et autres, petits objets précieux qu’elles désiraient garder toujours sur elles.

2. Ce passage se rapporte aux enfants de chœur de la chapelle royale de Saint-Paul, dont il est fait dans un pamphlet antérieur à Hamlet (1569) l’aimable mention que voici : « Jamais les comédies ne seront supprimées tant que les mignons encore sans plumes de Sa Majesté se pavaneront dans’la soie et le satin. Ils feraient tout aussi bien d’aller à leur service papiste avec les habits du diable.... Même dans la chapelle de Sa Majestés ces gentils drôles de rien du tout profanent le jour du Seigneur en tortillant lascivement leurs jeunes membres, en faisant étalage de leur magnifique costume, et en représentant des fables impudiques tirées des profanes auteurs païens. » Le titre du pamphlet est à l’unisson de ces aménités : Les enfants de la chapelle déculottés et fouettés.

3. Allusion à l’enseigne du théâtre du Globe, qui représentait Hercule, soutenant le globe.

4. Cette ballade qui ne se retrouve pas dans les vieilles collections de chants populaires fut, selon Percy qui l’a imprimée dans ses Relies of ancient englih poetry ; sauvée de l’oubli par la mémoire d’une dame qui la transcrivit de mémoire telle qu’elle l’avait entendu chanter à son père. Percy la tenait de l’amitié de Steevens ; voici cette ballade assez semblable à ces complaintes que chantent ces mendiants vagabonds que dans nos provinces on appelle encore les Saint-Huberts.

N’avez-vous pas entendu dire qu’il y a bien des années,
Jephté était juge d’Israël ?
II n’avait qu’une fille et pas davantage,
Laquelle il aimait par-dessus tout ;
Et comme par un fait du sort,
Dieu le sait,
Il vint à arriver,
Comme, c’était la volonté de Dieu,
Que de grandes guerres éclatèrent.
Et que le chef choisi fut lui seul.
Et lorsqu’il fut nommé juge
Et général de la compagnie,
Il fit à Dieu le vœu solennel,
S’il revenait avec la victoire,
Qu’à son retour
Il brûlerait
Le premier être vivant
Qu’il rencontrerait.
Sur le chemin de sa maison quand il y retournerait,
Il advint que les guerres prirent fin
Et il revint victorieux ;
Sa chère et unique fille, la première de tous,
Vint en tête des autres pour accueillir son père :
Et tout le long du chemin,
Elle jouait
Sur le tambourin et le flageolet
Plus d’un air bruyant,
Sur un ton bien haut,
Par joie de savoir son père si proche.
Mais lorsqu’il vit sa fille chérie
Venant à lui tout à-fait en tête,

Il se tordit les mains et arracha sa chevelure
Et pleura très-piteusement :
«Oh ! c’est toi, dit-il,
Qui m’as terrassé
Si bas
Et qui m’as tant troublé,

Que je ne sais que faire.
Car j’ai fait un voeu, dit-il,
Lequel doit être exécuté....
.   .   .   .   .   .   .   .
— Ce que tu as prononcé
Ne le révoque pas ;
De ce que tu as dit,
Ne sois pas en crainte.
Quoique ce soit moi,
Garde ta promesse à Dieu le très-haut
Mais, mon citer père, accorde-moi une requête
Permets que j’aille dans la solitude,
Pour y rester trois mois avec mes compagnes,
Et y pleurer ma virginité ;
Et qu’il soit permis,
Dit-elle,
À deux ou trois jeunes filles
D’y faire séjour avec moi. »
Là-dessus elle s’en retourna
Pour gémir, pour gémir, jusqu’au jour de sa mort.

5. C’étaient des espèces de socques en bois que portaient les Dames italiennes et anglaises de l’époque. Coryat, dans ses Singularités (1609), décrit ainsi ceux des dames de Venise : « Ce sont des objets en bois couverts de cuirs de diverses couleurs, 1 tantôt blanc, tantôt rouge, tantôt jaune. Quelques-uns sont peints avec grand soin et j’en ai vu de parfaitement dorés. Il y a beaucoup de ces chapineys d’une grande hauteur, même d’un demi-pied de haut, ce qui fait paraître beaucoup de leurs femmes, qui sont très-petites, bien plus grandes que les plus. grandes femmes que nous ayons en Angleterre. En outre, j’ai entendu. remarquer que plus une femme est noble, plus ses chapineys sont hautes. Toutes leurs femmes de qualités, et beaucoup de femmes mariées et de veuves riches, sont assistées et soutenues par des hommes et des femmes lorsqu’elles sortent, afin de ne pas tomber. Elles sont habituellement soutenues par le bras gauche, sans quoi elles pourraient facilement tomber. »

6. Les anciennes pièces d’or étaient très-minces, et par conséquent susceptibles de se fendre. Sur la pièce il y avait un cercle ou anneau qui encadrait la tête du souverain ou un emblème, quelconque, et si la félure dépassait le cercle la pièce sortait de la circulation. Il ne faut pas oublier que les rôles étaient remplis par de jeunes garçons, et par cette expression une voix hors de circulation, Hamlet entend une voix qui aurait mué, qui aurait, passé de la voix flûteé de l’enfance à la voix enrouée de l’adolescence.

7. On voit, que ce n’est pas d’aujourd’hui que le caviar, cette friandise de Samoiède, dont l’aspect est celui de confitures de cirage, passe pour une délicatesse auprès des gourmets à l’appétit dépravé.

8. Jig, dit le texte. Ce mot désignait d’abord une danse, puis il désigna un air joyeux quelconque, puis un dialogue et un intermède comique.

9. Je trouve sur ce passage l’intéressante note suivante dans l’édition de M. Staunton. « Il y a une curieuse illustration de ce passage dans Heywood, Apologie pour les acteurs, 1612, et la même histoire est rapportée dans une vieille tragédie intitulée « Un avertissement pour, les belles femmes, 1599. » — « À Lynn, dans le Norfolk, les acteurs du comte de Sussex de l’époque de cette histoire jouaient la vieille histoire de Feyer Francis, et représentaient une femme qui, prise pour un jeune homme d’une passion insatiable, afin de s’approprier plus étroitement l’objet de sa passion, assassina secrètement et méchamment son mari. Mais le fantôme du mort la hantait, et lui apparaissait à des heures diverses, dans ses méditations les plus, solitaires et les plus privées, sous des formes horribles et terribles, et se tenait droit devant elle. Comme ce fait était représenté, une femme de la ville jusqu’alors de bonne renommée, sa conscience étant troublée à l’excès par ce spectacle, poussa soudainement une clameur, et s’écria : « Oh ! mon mari, mon mari ! je vois le fantôme de mon mari qui me menace terriblement. ». À cette sortie et à ce cri inattendus, les gens qui l’entouraient, saisis d’étonnement, lui demandèrent la raison de ses clameurs ; Alors immédiatement, sans y être contrainte, elle confessa qu’il y avait sept ans, pour posséder un certain monsieur, elle avait empoisonné son mari dont la terrible image se présentait à elle, sous la forme de ce fantôme. Là-dessus la meurtrière fut appréhendée, examinée plus amplement devant les juges, et puis ensuite condamnée sur ses aveux volontaires, »

ACTE III modifier

1. Termagant dans les vieux poèmes de chevalerie est le nom du Dieu des Samsins.

2. Hérode dans les anciens mystères est le type du tyran violent, colérique, tonnant à pleine gueule et roulant des yeux en boule de loto, ponir pazler comme le peuple.

3. Se coucher aux pieds de sa maîtresse pendant une représentation dramaticue était, paraît-il, un acte habituel aux jeunes galants. C’était aussi, paraît-il, une marque d’amitié, et il n’était pas rare de voir un jeune gentilhomme s’asseoir aux pieds d’un ami pour regarder un spectacle.

Quelque obscurité règne dans ce passage for l will wear a suit of sables, dit Hamlet. Sables désignait les-objets de couleur noire. Hamlet veut-il dire qu’il craint de prendre le deuil ? Mais il le porte déjà. Veut-il dire qu’il aura encore bien longtemps à le porter, trop ; longtemps à son gré ? C’est possible, mais la supposition la plus probable pour nous, c’est que par ce mot sables il entend tout beau et riche vêtement quelconque, et qu’il veut dire : Ma foi non, que le diable porte le deuil, moi je veux avoir un beau costumé.

5. Fragment d’une complainte populaire déplorant l’abolition du Hobby Horse, cheval de bois des fêtes de mai, par les puritains.

6. Miching mallecho, dit le texte. Expression légèrement argotique pour signifier tramer un complot perfide. Ne serait-ce pas dans cette expression, par parenthèse, qu’il faut chercher l’origine de notre mot mic-mac ? Miching, disent les commentateurs, vient du vieux anglais to mich, qui signifie agir sournoisement, en dessous. Le verbe italien micheggiare, qui signifie la même chose avec une nuance encore mieux marquée, manœuvrer, se faire donner par menées sournoises arriver à ses fins par trames subtiles, doit avoir ses racines dans ce même mot, qui aura, été apporté par la conquête germanique. Ce verbe jouait un grand rôle en Italie aux derniers siècles, et Gozzi dans ses Mémoires nous apprend de quel usage il était dans les confisses des théâtres de Venise. Micheggiare signifiait manœuvrer pour se faire donner des présents, par câlineries, patelinages, etc. Les demoiselles de la troupe du vieux Sacqui micheggiavan avec succès et vivacité. De là le mot michée qui est reste dans l’argot des filles pour désigner l’amant à cadeaux. Or ici le roi du théâtre fait juste une des actions qu’exprime le verbe micheggiare. Il donne des présents, mais pour s’en faire donner un plus grand, il pateline pour obtenir un trône. Mallecho est un mot espagnol qui signifie mauvaise action, méfait.

7. Provincial roses, roses de Provins et non de Provence, comme on l’a cru quelquefois. On avait donné ce nom à d’énormes rosettes que l’on portait aux soulier.

8. Les comédiens étaient payés non par salaires fixes, mais par dividendes déterminés selon les rôles et les services rendus.

9. « Pendant que le gazon pousse, le cheval crève de faim, » vieux proverbe anglais.

10. Cet instrument mentionné plusieurs fois par Shakespeare et ses contemporains est appelé le recorder. Qu’était-ce en réalité ? Shakespeare en fait mention comme d’une petite flûte, du flageolet ou du fifre. Mais d’autre part il paraît que les vieilles gravures où cet instrument est représenté le montrent allant de la bouche aux genoux du joueur, et que certains vieux auteurs de traités de musique le décrivent comme se rapprochant de la suavité de la voix humaine. Ce fut, je croîs, une manière de clarinette, comme le virginal fut une manière de piano.

11. Les tapisseries laissaient un. intervalle entre elles et le mur en sorte qu’une personne pouvait aisément se cacher derrière elles. Voir Les joyeuses Commères de Windsor.

12. Malone et Steevens nous ont conservé quelques détails sur la tradition scénique de ce passage. Autrefois ces deux portraits, désignés par Hamlet étaient figurés sous forme de cadres pendant aux murs ; les acteurs du dernier siècle y substituèrent deux miniatures qu’Hamlet tirait de sa poche et montrait à sa mère. Cette peu heureuse innovation, n’arriva, paraît-il, qu’après la mort de Berterton. Au moment où Hamlet voit le fantôme, la tradition veut aussi qu’il renverse une chaise ; ce détail scénique, s’est transmis de comédien en comédien.

ACTE IV modifier

1. Hide fox, and all after ; c’est le jeu de cache-cache sous un vieux nom.

2. On prétend voir ici une allusion à la diète de Worms convoquée par Charles-Quint en 1521, celle même où Luther fut sommé de comparaître ; nous ne pouvons nous empêcher de trouver que l’allusion serait bien lointaine. Il y a là tout simplement une série de jeux de mots dus à cette association des idées qui est chère à tout poète. Le mot dîet, régime, rappelle à Shakespeare la diète germanique, la diète germanique le fait penser aux-personnages qui en faisaient partie, etc. : et comme les personnages qui mangent. Polonius sont, des vers, il s’ensuit que le mot worms arrive tout naturellement.

3. C’était la coutume ordinaire des pèlerins. Les coquilles attachées au chapeau ou passées au cou en forme de collier étaient l’insigne de cette vocation, parce que les lieux de pèlerinage se trouvaient soit par delà la mer, soit sur les rivages mêmes de la mer. Il paraît que très-souvent les amoureux persécutés, obligés de fuir ou de se cacher, ou bien aventureux par caractère, avaient recours à ce déguisement qui leur permettait d’échapper sans être reconnus, où de s’introduire auprès de la personne aimée sans être soupçonnés. ;

4. Allusion à une vieille légende du Gloucestershire. Notre Seigneur, dît cette légende, entra dans la boutique d’un boulanger où l’on pétrissait une fournée, et demanda un peu de pain. La maîtresse de la boutique prit un morceau de pâte et le mit dans le four pour le faire cuire à l’intention du Seigneur, mais la fille de la maîtresse la réprimanda, et retirant le morceau de pâte, le réduisit à de plus petites proportions. La pâte cependant ainsi réduite n’en commença pas moins à se gonfler, et devint immédiatement d’une, dimension énorme. Là-dessus la fille du boulanger cria : Hou, hou, hou, et ce cri ; de chouette donna à Notre ; Seigneur l’idée d’en faire un oiseau de ce plumage puisqu’elle en avait, déjà le ramage.

5. La coutume de se choisir un Valentin ou une. Valentine le jour du saint de ce nom est de date fort, ancienne., mais d’origine inconnue.

Douce la fait remonter à un usage du même genre, qui faisait partie des fêtés romaines des Lupercales. Ces fêtes se célébraient au mois fie février, et comme l’anniversaire de saint Valentin se rapportait juste à cette date, les premiers chrétiens, pour effacer de cette coutume toute trace païenne, l’auraient mise sous l’invocation de ce saint. Cela est bien possible ; cependant comment ce vieil usage s’est-il conservé dans la Grande-Bretagne seule, tandis que les autres provinces où les coutumes romaines étaient bien plus fortes ne l’ont pas retenu ? Mais l’histoire est pleine de singularités de ce genre, et nous ne voudrions pas répondre que ce n’est pas là l’origine de cette poétique coutume.

6. Les fleurs présentées par Ophélia ont chacune une signification ymbolique en parfait rapport avec l’âge, le caractère et l’histoire des personnes auxquelles elles sont remises. À Laertes elle donne du romarin, fleur qui, dit-on, fortifiait la mémoire, emblème de souvenir fidèle, éternel, et qu’en cette qualité on portait comme signe de regret et signe d’amour, aux funérailles et’aux mariages. C’est comme si elle disait à son frère, rappelle-toi notre père. Elle lui donne aussi des pensées, emblême de réflexions inquiètes et qui ne doivent pas être dissipées. Au roi elle donne du fenouil : symbole de flatterie et de paillardise, le fenouil étant un aphrodisiaque, et des colombines, symbole d’ingratitude. Pour la reine et elle-même, elle conserve la rue, emblème de chagrin, mais en indiquant qu’elles doivent les porter d’une manière différente : elle-même Opliélia comme symbole de douleur imméritée, la reine comme symbole de douleurs nées du remords.

ACTE V modifier

1. Sir John Kawkins a suggéré judicieusement que ce passage était une satire de la logique saugrenue des légistes qui furent appelés à juger un certain procès né d’un cas de suicide, le procès de la dame Haie rapporté dans les commentaires de Plowden. Le mari de cette dame. Sir John Haie, se noya, et la question était de savoir si un certain fermage qui lui appartenait au moment de sa mort revenait à la couronne. Voici la manière de raisonner des juges de ce temps-là. Premier Bridoison portant pour nom Walsh ratiocine comme suit : « L’acte consiste en trois parties. La première est d’imagination, ce qui est une réflexion ou méditation de l’esprit pour savoir s’il est ou non convenable de se détruire et de quelle manière la chose peut être faite. La seconde est la résolution qui est la détermination prise de se détruire, et d’accomplir l’acte par un moyen arrêté irrévocablement. La troisième est l’exécution de ladite résolution. Cette exécution elle-même se divise en deux parties, le commencement et la fin. Le commencement est l’accomplissement de l’acte qui cause la mort, et la fin est la mort qui est une conséquence de cet acte. » Puissamment raisonné, maître Walsh, Admirons maintenant la logique des maîtres Weston, Anthony Brown, et Lord Dyer : « Sir John Haie est mort ; et comment a-t-il trouvé la mort ? Il faut répondre, par la noyade. Et quii l’a noyé ? Sir John Hale lui-même ? Et quand s’est-il noyé ? Peudant ssa vie. Si bien que John Hale étant en vie força John Hale à mourir, et que l’acte de l’homme vivant fut la cause de la mort de l’homme qui est mort. Et par conséquent pour cette offense, il est raisonnable de punir l’homme vivant qui a commis l’offense et non l’homme mort, etc., etc.» Hélas ! pauvre humanité ! par quels puissants logiciens tu as été éclairée. Ce qui est fait pour étonner, c’est que tu ne sois pas devenue complétement dénuée de tout bon sens.

2. Gel thee to Yaughan : il est, difficile de déterminer si ce Taughan est un nom de personne bu un nom de localité. 3. Les trois strophes que chante le fossoyeur en les estropiant appartiennent à une romance de Lord Vaux, imprimée en 1557 et reproduite dans le recueil de Percy. Voici cette ballade :

L’AMOUREUX VIEILLI RENONCÉ A L’AMOUR.

Je me détourne de ce que j’aimais,
De ce qui me paraissait doux dans ma jeunesse,
Comme le temps l’exige pour ma dignité ;
Cela n’est plus convenable, me semble-t-il.


Mes gaillardises m’abandonnent,
Mes fantaisies se sont toutes envolées,
Et la marche du temps commence à teindre
Ma tête de cheveux gris.


L’âgé marchant à pas furtifs
M’a égratigné avec sa griffe,
Et saute par-dessus la vie joyeuse
Comme si elle n’avait jamais, exister


Ma muse ne m’amuse plus
Comme elle m’amusait autrefois ;
Ma main et ma plume ne vont plus en accord
Comme elles allaient jadis.


Car la raison me refuse
Ces jeunes et insouciantes sornettes,
Et jour après jour elle me crie,
Laisse à temps ces bagatelles.


Les rides sur mon front,
Les sillons-sur ma face,
Disent que l’âge boiteux veut habiter
La où là jeunesse doit lui céder la place.


Je vois chevaucher devant moi
Le messager de la mort.
La toux, le rhume, l’haleine courte,
Me disent qu’il faut me préparer,


Une bêche, une pioche
Et un linceul pour m’envelopper ;
Et qu’il faut faire construire une demeure d’argile.
Bonne pour un hôte comme moi.


Il me semble que j’entends le bedeau
Qui sonne le glas funèbre,
Et qui m’invite à laisser là mes tristes œuvres,
Avant que la nature ne m’y force.


Mes serviteurs préparent le linceul
Que la jeunesse méprise en riant,
Pour moi, qui serai bientôt oublié,
Comme si je n’ avais Jamais été.


Je dois donc renoncer à la jeunesse
Dont j’ai si longtemps porté les couleurs ;
Je dois céder la coupe folâtre
À ceux qui peuvent la porter mieux que moi


Las : voici le crâne chauve
Dont la nudité m’apprend
Que l’âge en se courbant arrachera
Ce qu’avait semé la jeunesse.


Car la beauté avec sa troupe
A opéré ces moroses soucis,
Et m’a embarqué pour ce pays
D’où je suis venu à l’origine.


Et vous qui restez après moi,
N’ayez pas d’autre croyance ;
Comme vous êtes par naissance faits d’argile.
Ainsi vous retournerez en poussière.


4. Ces chaînes s’appelaient bilboes, de la ville espagnole Bilboa, célèbre par sa fabrication d’objets en fer. Les bilboes étaient de longues barres de fer avec des chaînes annexées qui unissaient ensemble les matelots punis, comme une brochette humaine, si bien que l’un ne pouvait remuer sans obliger son compagnon, ou ses compagnons, à faire Je même mouvement que lui. Parmi les objets saisis sur les vaisseaux espagnols après le désastre de l’Armada se trouvaient force bilboes ; on les montre encore à la Tour de Londres.

5. Nous avons traduit de notre mieux cette incroyable conversation écrite tout entière en style d’euphuisme, le style du bel air mis à la mode par Lilly, style qui fut pour l’Angleterre quelque chose de comparable à ce que fut pour l’Espagne le style culto, mais dont l’influence fus heureusement plus passagère.