Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 6

Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 57-64).

VI

Vorontzoff était content parce que c’était précisément lui qui avait réussi à attirer et à recevoir le principal et plus puissant ennemi de la Russie, après Schamyl. Une chose, toutefois, lui était désagréable : le commandant des troupes de la forteresse Vozdvijenskaia était le général Meller Zakomelski, et, à vrai dire, toute cette affaire aurait dû être menée par lui, tandis que Vorontzoff avait tout fait sans lui en rien dire ; de sorte qu’il en pouvait résulter des désagréments. Cette pensée gâtait un peu le plaisir de Vorontzoff.

Arrivé à sa demeure, Vorontzoff confia à l’aide de camp les murides de Hadji Mourad, et invita celui-ci, personnellement, dans sa maison.

La princesse Marie Vassilievna, élégante, souriante, accompagnée de son fils, un beau garçon de six ans aux cheveux bouclés, vint recevoir Hadji Mourad dans le salon. Hadji Mourad croisa ses deux mains sur sa poitrine et, un peu solennellement, répéta plusieurs fois, par l’intermédiaire de l’interprète qui l’accompagnait, qu’il se considérait comme un véritable ami du prince puisque celui-ci l’avait reçu dans sa maison, et que la famille d’un ami est aussi sacrée pour l’autre que l’ami lui-même.

La personne et les manières de Hadji Mourad plurent à Marie Vassilievna, et le fait qu’il rougit quand elle lui tendit sa longue main blanche la disposa encore plus en sa faveur. Elle le pria de s’asseoir, et après lui avoir demandé s’il buvait du café, elle donna l’ordre de servir. Cependant Hadji Mourad refusa le café quand on le lui offrit. Il comprenait un peu le russe, mais ne pouvait le parler, et, quand il ne comprenait pas, il souriait. Et son sourire plaisait à Marie Vassilievna comme il avait plu à Poltoradski. Quant au garçon frisé, aux yeux vifs, le fils de Marie Vassilievna, qu’elle appelait Boulka, il était debout près de sa mère, et ne quittait pas des yeux Hadji Mourad dont il avait entendu parler comme d’un guerrier fameux.

Laissant Hadji Mourad avec sa femme, Vorontzoff se rendit à la chancellerie pour donner l’ordre de faire un rapport aux autorités sur le ralliement de Hadji Mourad. Après avoir écrit un rapport au chef du flanc gauche, général Kozlovski, à la forteresse Groznaia, et une lettre à son père, Vorontzoff se hâta de rentrer chez lui, ayant peur que sa femme ne fût mécontente qu’il l’ait laissée avec ce terrible étranger qu’il fallait veiller à ne pas offenser ni trop flatter. Mais sa crainte était vaine. Hadji Mourad était assis dans un fauteuil, tenant sur ses genoux Boulka, le beau-fils, et, la tête inclinée, il écoutait attentivement ce que lui disait l’interprète, traduisant les paroles de Marie Vassilievna, qui riait. Marie Vassilievna lui disait que, s’il donnait à chaque ami l’objet que celui-ci trouverait bon, alors il lui faudrait bientôt se promener comme Adam.

À l’entrée du prince, Hadji Mourad ôta de ses genoux Boulka, étonné et offensé de cela, se leva, et aussitôt l’expression frivole de son visage fit place à une expression sévère et sérieuse.

Il ne s’assit qu’après Vorontzoff. Continuant la conversation, il répondit aux paroles de Marie Vassihevna, que c’est ainsi leur loi, que tout ce qui plaît à l’ami, il faut le lui donner.

— Ton fils est mon ami ! dit-il en russe, en caressant les cheveux bouclés de Boulka, qui de nouveau grimpait sur ses genoux.

— Il est délicieux, ton brigand, dit en français Marie Vassilievna à son mari.

Boulka ayant admiré son poignard, Hadji Mourad lui en fit cadeau. Boulka alla le montrer à son beau-père.

— C’est un objet de prix, remarqua Marie Vassilievna.

— Il faudra trouver l’occasion de lui faire un cadeau, dit Vorontzoff.

Hadji Mourad était assis, caressant la tête bouclée de l’enfant, et disait : Cavalier, cavalier.

— Un beau, très beau poignard, dit Vorontzoff, tirant à moitié la lame affilée creusée d’une petite rainure. Merci.

— Demande-lui ce que je puis faire pour lui, dit Vorontzoff à l’interprète.

L’interprète traduisit, et aussitôt Hadji Mourad répondit qu’il ne lui fallait rien et demandait seulement qu’on veuille le conduire dans un endroit où il pourrait prier.

Vorontzoff appela son valet de chambre et lui ordonna de se mettre à la disposition de Hadji Mourad. Dès que celui-ci se trouva seul dans la chambre qui lui était destinée, son visage soudain se transforma : l’expression de plaisir, tantôt tendre, tantôt solennelle, disparut et fit place à une expression soucieuse. L’accueil de Vorontzoff était beaucoup meilleur qu’il ne l’avait espéré, et il avait confiance en lui et en ses officiers ; cependant il craignait tout : qu’on ne l’emprisonnât, lui mît les fers, le déportât en Sibérie, ou tout simplement qu’on le tuât. Aussi se tenait-il sur ses gardes.

Il demanda à Eldar, qui vint le trouver, où l’on avait placé les murides, où étaient les chevaux et si on ne leur avait pas pris leurs armes.

Eldar lui fit savoir que les chevaux étaient dans l’écurie du prince, que les murides logeaient dans la grange, qu’on leur avait laissé leurs armes, et que l’interprète les régalait de thé et de victuailles.

Hadji Mourad, étonné, hochait la tête. Il se dévêtit et se mit à prier. Ses prières terminées, il ordonna de lui apporter son poignard d’argent, s’habilla, mit sa ceinture et s’assit sur le divan attendant les événements.

À quatre heures on vint le chercher pour dîner avec le prince. Pendant le repas Hadji Mourad ne mangea rien, sauf du pilau dont il se servit en prenant juste à cet endroit du plat où s’était servie Marie Vassilievna.

— Il a peur que nous l’empoisonnions, dit Marie Vassilievna à son mari. Il a pris juste où je venais de prendre. Et, aussitôt, s’adressant à Hadji Mourad par l’interprète, elle lui demanda à quelle heure il prierait de nouveau.

Hadji Mourad leva cinq doigts et montra le soleil.

— Alors c’est bientôt, dit Vorontzoff. Il tira son chronomètre, et appuya sur le ressort. La montre sonna quatre heures et le quart.

Hadji Mourad, visiblement étonné de ce son, demanda de faire sonner encore et regarda la montre.

— Voilà l’occasion, donnez-lui la montre, dit Marie Vassilievna à son mari.

Vorontzoff offrit aussitôt la montre à Hadji Mourad. Celui-ci porta la main à sa poitrine et prit la montre. Plusieurs fois il pressa le ressort, écouta et hocha approbativement la tête.

Après le dîner on annonça au prince l’arrivée de l’aide de camp de Meller Zakomelski.

L’aide de camp venait dire au prince que le général, ayant appris le ralliement de Hadji Mourad, était très mécontent de n’en point avoir été informé, et qu’il exigeait que Hadji Mourad lui fut immédiatement amené.

Vorontzoff répondit que l’ordre du général allait être exécuté, et, par l’interprète, il prévint Hadji Mourad de la volonté du général et lui demanda de l’accompagner chez Meller.

Marie Vassilievna ayant appris le motif de la venue de l’aide de camp, comprit aussitôt qu’entre son mari et le général une scène désagréable était à craindre, et, malgré toutes les objections de son mari, elle se prépara à aller avec eux chez le général.

— Vous feriez mieux de rester. C’est mon affaire et non la vôtre.

— Vous ne pouvez cependant pas m’empêcher d’aller voir Mme la générale ?

— On pourrait choisir un autre moment.

— Et moi, je désire y aller aujourd’hui.

Il n’y avait rien à faire. Vorontzoff consentit et ils partirent tous trois.

Quand ils entrèrent, Meller avec une courtoisie forcée conduisit Marie Vassilievna chez sa femme, et donna l’ordre à l’aide de camp d’accompagner Hadji Mourad dans la salle d’attente et de ne le laisser sortir nulle part sans son ordre.

— Je vous prie, dit-il à Vorontzoff en ouvrant la porte de son cabinet de travail et y laissant passer le prince.

Une fois dans son cabinet, il s’arrêta devant le prince, et, sans le prier de s’asseoir, se mit à dire :

— Je suis ici le chef militaire, c’est pourquoi tous les pourparlers avec l’ennemi doivent être menés par moi. Pourquoi ne m’avez-vous pas informé du ralliement de Hadji Mourad ?

— Un émissaire est venu chez moi et m’a informé du désir de Hadji Mourad de se rendre à moi, répondit Vorontzoff pâle d’émotion, attendant quelque grossièreté de la part du général furieux et gagné lui aussi par sa colère.

— Je vous demande pourquoi vous ne m’avez pas informé ?

— J’avais l’intention de le faire, baron, mais…

— Pour vous, je ne suis pas baron, mais Excellence, — et, tout d’un coup, l’irritation du baron, si longtemps contenue, s’épancha. Il déversa tout ce qu’il avait sur le cœur.

— Je ne sers pas depuis vingt-sept ans mon empereur pour que des hommes qui ne sont que d’hier au service, profitant de leurs relations et de leur parenté, disposent sous mon nez de ce qui ne les regarde pas.

— Excellence, je vous prie de ne pas dire ce qui n’est pas juste, l’interrompit Vorontzoff.

— Je dis la vérité et ne permettrai pas… reprit le général de plus en plus irrité.

À ce moment avec un froufrou de jupes entra Marie Vassilievna suivie d’une dame de taille moyenne, à la mise modeste, la femme de Meller Zakomelski.

— Je vous en prie, baron, Simon n’a point voulu vous être désagréable, dit Marie Vassilievna,

— Mais, princesse, je ne dis pas cela.

— Eh bien, tenez, laissez donc tout cela. Une mauvaise paix vaut mieux qu’une bonne querelle. Qu’est-ce que je dis ! Elle se mit à rire.

Et le général fâché se soumit au rire charmant de la belle. Un sourire parut sous sa moustache.

— Je reconnais que j’ai eu tort, dit Vorontzoff, mais…

— Eh bien, moi aussi, je me suis emporté, dit Meller, et il tendit la main au prince.

La paix était faite, et l’on décida de laisser momentanément Hadji Mourad chez Meller et ensuite de l’envoyer au chef du flanc gauche.

Hadji Mourad était assis dans la pièce voisine, et bien que ne comprenant pas ce qu’on disait, il se rendit compte cependant de ce qu’il lui importait de comprendre, à savoir qu’ils avaient discuté à son sujet, que son éloignement de Schamyl était une chose très importante pour les Russes, et que par conséquent, non seulement on ne le déporterait ni ne le tuerait, mais qu’il pourrait exiger d’eux beaucoup. Il comprit en outre que, nominalement le chef, Meller Zakomelski n’avait cependant pas l’importance de Vorontzoff, son subordonné ; que Vorontzoff était important, et non Meller Zakomelski. C’est pourquoi, quand celui-ci le fit appeler et l’interrogea, Hadji Mourad se tint devant lui avec beaucoup de fierté et de solennité, et déclara qu’il était sorti de la montagne pour servir le tzar blanc, mais qu’il ne rendrait de comptes qu’à son sardar, c’est-à-dire au commandant en chef à Tiflis, le prince Vorontzoff.