Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 25

Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 208-221).

XXV

Hadji Mourad avait l’autorisation de faire des promenades à cheval, dans les environs de la ville, à la condition expresse d’être accompagné de cosaques.

Il y avait en tout, à Noukha, une cinquantaine de cosaques, dont dix servaient comme ordonnances chez les officiers ; de sorte que pour faire escorte à Hadji Mourad, suivant l’ordre donné, on devait désigner dix hommes chaque jour. Le premier jour dix cosaques sortirent avec Hadji Mourad, mais ensuite on décida que cinq suffiraient, à condition, toutefois, que Hadji Mourad ne prendrait pas tous ses serviteurs. Mais le 25 avril, il partit pour la promenade avec ses cinq hommes. Au moment où Hadji Mourad montait à cheval, l’officier remarqua que ses cinq serviteurs se préparaient à l’accompagner, et il lui fit observer qu’il n’avait pas l’autorisation de les emmener tous à la fois. Mais Hadji Mourad feignit de ne pas entendre, poussa son cheval, et l’officier n’insista pas.

Parmi les cosaques se trouvait un certain Nazaroff, un garçon blond, jeune, fort, tout sang et lait, chevalier de la croix de Saint-Georges. Il était l’aîné d’une famille de vieux croyants ; il avait perdu son père étant enfant, et faisait vivre sa vieille mère, trois sœurs et deux frères.

— Fais attention, Nazaroff, ne le laisse pas aller loin ! lui cria l’officier.

— J’y veillerai, Votre Seigneurie ! répondit Nazaroff, et, se soulevant sur ses étriers, il partit au trot sur son grand hongre bai, en retenant le fusil derrière son dos.

Quatre cosaques allaient avec lui : Ferrapontoff, long, maigre, grand voleur, qui avait vendu la poudre à Gamzalo ; Ignatoff, qui terminait son service militaire, un paysan déjà plus jeune, vigoureux, et qui se vantait de sa force ; Michkine, tout jeunet, faible, et dont tout le monde se moquait ; enfin Pétrakoff, un jeune homme blond, fils unique, toujours calme et gai.

Le matin, il y avait eu du brouillard, mais, à l’heure du déjeuner, le temps s’était mis au beau et le soleil brillait sur les jeunes frondaisons de la forêt, sur l’herbe nouvelle, encore intacte, sur les champs de blé, et à la surface de la rivière rapide qu’on apercevait à gauche de la route. Hadji Mourad allait au pas, escorté de ses serviteurs et des cosaques.

Ils suivirent ainsi au pas la route qui passait derrière la forteresse. Chemin faisant, ils rencontraient des femmes avec des paniers sur la tête, des soldats dans des chariots, des charrettes grinçantes attelées de buffles. Après avoir ainsi parcouru deux verstes, Hadji Mourad stimula son cheval et se mit à aller si vite que ses serviteurs prirent le grand trot, ainsi que les cosaques.

— Quel bon cheval, dit Ferrapontoff. — Si je l’avais rencontré quand il n’était pas encore notre ami pacifié, ce que je l’aurais descendu de ce cheval !

— Oui, mon ami, à Tiflis on donnerait trois cents roubles pour ce cheval.

— Et moi, avec le mien, je le dépasserais, dit Nazaroff.

— Comment donc, tu le dépasserais ! fit Ferrapontoff.

Hadji Mourad accélérait toujours sa course.

— Hé ! Ami ! On ne peut pas aller si vite ! Plus doucement ! cria Nazaroff, en tâchant de rejoindre Hadji Mourad. Celui-ci se retourna, et, sans rien dire, garda la même allure.

— Fais attention ! Ils mijotent quelque chose, les diables, dit Ignatoff. — Vois comme ils marchent.

Ils firent ainsi une verste dans la direction de la montagne.

— Je te dis que ce n’est pas permis ! cria de nouveau Nazaroff.

Hadji Mourad ne répondit pas, et, sans retourner, accélérant l’allure, du trot passa au galop.

— Ah ! non. Tu ne t’enfuiras pas ! cria Nazaroff, piqué au jeu.

Il cravacha son grand hongre, et, debout sur les étriers, penché en avant, il se lança au grand galop derrière Hadji Mourad.

Le ciel était si clair, l’air si pur, la force de la vie jouait si joyeusement dans l’âme de Nazaroff quand, ne faisant plus qu’un être avec son bon et fort cheval, il volait sur la route derrière Hadji Mourad, que la possibilité de quelque chose de tragique, de terrible, ne lui venait pas en tête. Il se réjouissait de ce que chaque bond le rapprochait de Hadji Mourad. Au bruit des sabots du grand cheval du cosaque qui se rapprochait de lui, Hadji Mourad calcula que bientôt on allait le rejoindre ; alors saisissant de la main droite son pistolet, de la main gauche il commença à retenir un peu son cheval de Kabardine qui s’excitait en entendant derrière lui le piétinement d’un autre cheval.

— Je te dis que ce n’est pas permis ! s’écria Nazaroff, rejoignant presque Hadji Mourad et tendant la main pour saisir son cheval par la bride. Mais avant qu’il ait eu le temps d’attraper la bride, un coup éclatait.

— Que fais-tu ? s’écria Nazaroff, en portant la main à sa poitrine. — Amis ! frappez-les ! cria-t-il, et, après quelques oscillations, il tomba sur l’arçon de sa selle.

Mais les montagnards avaient saisi leurs armes avant les cosaques, et tiraient sur eux des coups de pistolet et les frappaient de leurs sabres. Nazaroff était cramponné à l’encolure de son cheval, qui le portait auprès de ses camarades. Le cheval d’Ignatoff s’était abattu en lui brisant la jambe. Deux montagnards sortirent leurs sabres, et, sans descendre de cheval, le frappèrent à la tête et au bras.

Pétrakoff s’élança au secours de ses camarades, mais deux coups, l’un dans le dos, l’autre dans le côté, l’abattirent et, comme un sac, il tomba de cheval.

Michkine tourna bride et s’élança dans la direction de la forteresse. Khanefi et Bata se jetèrent à sa poursuite, mais il était déjà loin, si loin que les montagnards ne pouvaient le rejoindre. Désespérant d’atteindre le cosaque, Khanefi et Bata retournèrent vers les leurs.

Gamzalo, après avoir achevé d’un coup de poignard Ignatoff, fit de même pour Nazaroff. Bata le descendit de son cheval et lui prit son sac de cartouches. Khanefi voulait prendre le cheval de Nazaroff, mais Hadji Mourad lui cria qu’il ne le fallait pas, et il galopa en avant sur la route. Les murides le suivaient en chassant le cheval de Nazaroff qui courait derrière eux. Ils étaient déjà à trois verstes de Noukha, au milieu des champs de riz, quand, de la tour, retentit un coup de canon. C’était le signal d’alarme.

Pétrakoff était couché sur le dos, le ventre ouvert, son jeune visage tourné vers le ciel, et, en bâillant comme un poisson, rendait l’âme.


— Mes aïeux ! Mon Dieu ! qu’ont-ils fait ! s’écriait le commandant de la forteresse en se saisissant la tête à deux mains, quand on vint lui annoncer la fuite de Hadji Mourad. Ils m’ont tué ! Ils ont laissé échapper le brigand ! s’écriait-il en écoutant le récit de Michkine.

L’alarme était donnée partout, et non seulement tous les cosaques qui étaient présents étaient envoyés à la poursuite des fugitifs, mais on envoya aussi tous les miliciens des aouls pacifiés qu’on put réunir. Mille roubles de récompense furent promis à celui qui ramènerait Hadji Mourad mort ou vif. Et deux heures après que Hadji Mourad et ses compagnons, tuant les cosaques, s’étaient enfuis, plus de deux cents cavaliers galopaient derrière l’officier de police pour retrouver et saisir les fuyards.

Après avoir fait quelques pas sur la grande route, Hadji Mourad arrêta son cheval blanc, devenu gris de sueur, qui respirait péniblement.

À droite de la route se voyaient des cabanes et le minaret de l’aoul Benerdjik. À gauche s’étendaient des champs à l’extrémité desquels s’apercevait la rivière. Le chemin de la montagne était à sa droite, mais Hadji Mourad tourna du côté opposé, à gauche, comptant que ceux qui le poursuivraient prendraient précisément à droite. Il projetait, après avoir traversé l’Alazane, de sortir sur la grande route, où personne ne l’attendrait, de suivre cette route jusqu’à la forêt, et alors, après avoir de nouveau traversé la rivière, d’aller dans la montagne. En ayant décidé ainsi, il tourna à gauche. Mais il se trouva qu’il était impossible d’arriver par là jusqu’à la rivière. Les champs de riz qu’il fallait traverser, comme cela arrivait toujours au printemps, venaient d’être mondés et étaient transformés en de véritables mares dans lesquelles les chevaux s’embourbaient jusqu’au-dessus du paturon. Hadji Mourad et ses serviteurs prenaient tantôt à droite, tantôt à gauche, espérant trouver un endroit plus sec, mais les champs sur lesquels ils étaient tombés étaient tous uniformément recouverts d’eau. Les chevaux, avec un bruit de bouteille qu’on débouche, retiraient leurs jambes de la boue où elles s’enfonçaient, et après avoir fait quelques pas, en respirant lourdement s’arrêtèrent. Ils étaient restés si longtemps là-bas que la nuit commençait à venir et ils n’étaient pas encore près de la rivière. À gauche il y avait une petite futaie toute feuillée. Hadji Mourad résolut de se rendre là et d’y rester jusqu’à la nuit, pendant que les chevaux se reposeraient. Arrivés à la futaie, Hadji Mourad et ses hommes mirent pied à terre, entravèrent les jambes de leurs chevaux et les laissèrent paître, tandis qu’eux-mêmes mangeraient du pain et du fromage qu’ils avaient emportés avec eux. La lune, qui d’abord éclairait, se cacha derrière la montagne, et la nuit devint sombre. À Noukha, il y avait beaucoup de rossignols ; deux se trouvaient dans ce bois. Tout le temps que Hadji Mourad et ses hommes firent du bruit en s’installant, les rossignols se turent, mais quand les hommes cessèrent leur bruit, ils se remirent à chanter, en se répondant. Hadji Mourad écoutait les bruits de la nuit, et entendait aussi les rossignols.

Et leur chant lui rappelait la chanson de Gamzat qu’il avait entendue la nuit précédente, en allant chercher de l’eau. Maintenant, d’un moment à l’autre, il pouvait se trouver dans la situation de Gamzat. Il pensait qu’il en serait ainsi, et, tout d’un coup, il devint soucieux. Il déplia son manteau et fit son ablution. À peine l’avait-il terminée qu’on entendit un bruit qui se rapprochait du bois. C’était le bruit d’une grande quantité de sabots de chevaux qui clapotaient dans la mare.

Bata, qui avait une vue très perçante, courut à la lisière et distingua, dans l’obscurité, une foule de cavaliers et de piétons. Khanefi aperçut une foule pareille de l’autre côté. C’était Karganoff, un chef militaire, avec ses miliciens.

« Eh bien, nous nous battrons comme Gamzat ! » pensa Hadji Mourad.

Quand l’alarme avait été donnée, Karganoff, avec une centaine de miliciens et de cosaques, s’était jeté à la poursuite de Hadji Mourad. Mais nulle part il n’avait trouvé même ses traces. Il retournait déjà sans aucun espoir, quand, vers le soir, il avait rencontré un vieillard auquel il avait demandé s’il n’avait pas vu des cavaliers. Le vieillard répondit affirmativement : il avait vu six cavaliers tourner sur le champ de riz et se retirer dans la futaie où lui-même ramassait du bois. Karganoff, prenant avec lui ce vieillard, était retourné, et, à la vue des chevaux entravés, sûr que Hadji Mourad se trouvait là, la nuit venue il avait contourné le bois et se préparait à attendre le matin pour s’emparer de Hadji Mourad, vivant ou mort.

Comprenant qu’ils étaient cernés, Hadji Mourad, qui avait remarqué au milieu de la futaie un petit fossé, résolut de s’y retrancher et de se défendre tant qu’ils auraient des cartouches et des forces. Il fit part de sa résolution à ses compagnons, et leur ordonna de construire une tranchée le long du fossé. Aussitôt les serviteurs se mirent à couper des branches, à creuser la terre avec leurs poignards, à faire un remblai. Hadji Mourad travaillait avec eux.

Aussitôt que le jour commença à poindre, le commandant des miliciens s’approcha du bois et cria :

— Hé ! Hé ! Hadji Mourad, rends-toi ! Nous sommes nombreux et vous êtes en petit nombre.

En réponse, du fossé, se montra une petite fumée, un coup de fusil retentit et une balle vint frapper le cheval d’un milicien. Le cheval vacilla, puis s’abattit. Aussitôt éclatèrent les coups de fusils des miliciens qui se trouvaient à la lisière du bois, et leurs balles, sifflant et bourdonnant, coupèrent des feuilles, des branches, frappèrent le remblai mais sans atteindre les hommes assis dans la tranchée. Mais le cheval de Gamzalo, qui s’était écarté, reçut une balle dans la tête. Il ne tomba pas, et, brisant ses entraves, il courut à travers les arbustes rejoindre les autres chevaux, et se serra contre eux en arrosant de son sang la jeune herbe.

Hadji Mourad et ses hommes ne tiraient que quand quelqu’un des miliciens s’avançait, et rarement ils manquaient leur but. Trois des miliciens étaient blessés, et non seulement ils ne se décidaient pas à se jeter sur Hadji Mourad et ses hommes, mais ils reculaient de plus en plus et ne tiraient que de loin, à l’aveugle. Cela dura plus d’une heure. Le soleil était maintenant à mi-hauteur d’arbre, et Hadji Mourad songeait déjà à monter à cheval et à essayer de se frayer un chemin jusqu’à la rivière quand s’entendirent les cris d’une grande troupe de nouvelles recrues. C’était Hadji Haga, de Mektoulinsk, avec ses hommes. Ils étaient deux cents. Hadji Haga avait été autrefois l’ami de Hadji Mourad et avait vécu avec lui dans les montagnes, mais ensuite il était passé aux Russes. Avec eux se trouvait Akhmet Khan, le fils de l’ennemi de Hadji Mourad.

Hadji Haga, comme l’avait fait Karganoff, commença par crier à Hadji Mourad de se rendre. Mais cette fois encore, un coup de feu fut la réponse.

— Sabres au clair, enfants ! cria Hadji Haga, en brandissant le sien.

Et l’on entendit les voix des centaines d’hommes qui se jetaient, en criant, dans la futaie.

Les miliciens accouraient, mais, de la tranchée, l’un après l’autre, partaient des coups de fusil. Trois hommes tombèrent. Les attaquants n’allèrent pas plus avant, et à la lisière du petit bois commencèrent aussi à tirer. Ils tiraient en se rapprochant peu à peu de la tranchée, et se cachant d’un arbre à l’autre.

Quelques-uns réussirent la manœuvre, d’autres tombèrent sous les balles de Hadji Mourad et de ses hommes.

Hadji Mourad ne ratait pas un coup ; de même Gamzalo tirait rarement un coup sans résultat, et chaque fois qu’il croyait que sa balle avait porté, faisait entendre un grognement joyeux. Khan-Magom, assis au bord de la tranchée, chantait « Iliaka Ilala ! » et tirait sans se hâter ; mais il atteignait rarement son but. Quant à Eldar, tout son corps tremblait de son impatience à se jeter sur les ennemis le poignard à la main. Il tirait souvent, n’importe où, et, sans cesse, se retournant vers Hadji Mourad, se montrait au-dessus de la tranchée. Le velu Khanefi, les manches retroussées, même ici faisait office de serviteur. Il chargeait les armes que lui passaient Hadji Mourad et Khan-Magom, enfonçant soigneusement avec la baguette les balles entourées de capsules non huilées et mettant de la poudre sèche. Quant à Bata, il n’était pas comme les autres dans la tranchée ; il courait de la tranchée aux chevaux, les menant dans l’endroit le moins exposé, et, sans cesse, poussait des cris et tirait. Il fut blessé le premier. Une balle le frappa au cou, et il s’assit par terre en crachant le sang et proférant des injures. Puis ce fut le tour de Hadji Mourad : une balle lui déchira l’épaule. Il arracha de l’ouate de son bechmet, en tamponna sa blessure et continua à tirer.

— Jetons-nous sur eux avec nos sabres ! dit Eldar pour la troisième fois. Il regarda derrière la tranchée, prêt à fondre sur les ennemis, mais au même moment une balle l’atteignit. Il chancela et tomba à la renverse sur la jambe de Hadji Mourad. Hadji Mourad le regarda. Les beaux yeux de brebis regardaient fixement et sérieusement Hadji Mourad ; la bouche, avec sa lèvre inférieure proéminente comme chez les enfants, remuait sans s’ouvrir. Hadji Mourad dégagea sa jambe et continua à tirer. Khanefi se pencha sur Eldar tué et retira de sa tcherkeska les cartouches non usées. Khan-Magom pendant ce temps chantait toujours, chargeait lentement et tirait. Les ennemis couraient d’un arbre à l’autre et se rapprochaient de plus en plus, en poussant des cris aigus. Une seconde balle frappa Hadji Mourad dans le côté gauche. Il se coucha dans le fossé, et, arrachant de nouveau un peu d’ouate de son bechmet, tamponna la blessure. Mais cette blessure était mortelle ; il sentit qu’il se mourait. Les souvenirs et les images, avec une rapidité extraordinaire, les uns après les autres passaient devant lui. Tantôt il revoyait l’athlétique Abounountzan Khan, retenant d’une main sa joue fendue, pendante, et de l’autre, armée du poignard, se jetant sur l’ennemi ; tantôt il revoyait le vieillard anémié Vorontzoff, avec son visage pâle, rusé, et il entendait sa voix douce ; tantôt il revoyait son fils Ioussouf, tantôt sa femme Sofiate, tantôt le visage pâle, à la barbe rousse et les yeux clignotants, de son ennemi Schamyl. Et tous ces souvenirs traversaient son imagination sans provoquer en lui aucun sentiment, ni pitié, ni colère, ni désir ; tout cela paraissait si petit en comparaison de ce qui déjà commençait pour lui.

Cependant son corps énergique continuait la besogne commencée. Rassemblant ses dernières forces, il se souleva, et de la tranchée tira un coup de pistolet sur l’homme qui accourait. Il avait visé juste, l’homme tomba. Ensuite, il sortit complètement de la tranchée, et, le poignard à la main, en boitant lourdement, alla droit au devant de ses ennemis. Quelques coups éclatèrent. Hadji Mourad chancela et tomba. Des miliciens, avec des hurlements de triomphe, se jetèrent sur le corps abattu. Mais le corps qui paraissait mort tout à coup remua ; d’abord se souleva la tête rasée, nue, ensanglantée ; ensuite le tronc, et, s’accrochant à un arbre, il se releva. Il paraissait si terrible que ceux qui accouraient s’arrêtèrent. Mais, soudain, il tressaillit, se détacha de l’arbre et, comme la bardane, tomba face à terre et ne bougea plus. Il ne remuait plus mais il sentait encore. Quand le premier qui accourut jusqu’à lui le frappa de son poignard sur la tête, il sembla à Hadji Mourad que quelqu’un lui donnait un coup de marteau sur le crâne, mais il ne pouvait comprendre qui le faisait et pourquoi. C’était la dernière conscience de son lien avec son corps.

Maintenant il ne sentait plus rien ; ses ennemis piétinaient et sabraient ce qui déjà n’avait plus rien de commun avec lui. Hadji Haga mit le pied sur le dos, en deux coups trancha la tête, puis, avec précaution, pour ne pas salir ses chaussures, la repoussa du pied. Le sang rouge vif jaillit des artères du cou ; un sang noir coula de la tête et arrosa l’herbe. Karganoff, Hadji Haga, Akhmet Khan, et tous les miliciens, comme des chasseurs autour de la bête tuée, firent cercle autour du corps de Hadji Mourad et de ses hommes. Ils lièrent Khanefi, Khan-Magom et Gamzalo, et, dispersés dans la futaie, noyés dans la fumée de la poudre, ils couraient joyeusement et triomphaient.

Les rossignols, qui s’étaient tus pendant la fusillade, de nouveau se mirent à chanter, d’abord un seul, tout près, puis les autres, dans le lointain.


La bardane écrasée au milieu du champ labouré m’a remis en mémoire cette mort.

3 décembre 1902.