Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 18

Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 155-161).

XVIII

Le lendemain de l’incursion, déjà assez tard dans la matinée, Boutler sortit de la maison par le perron de derrière. Il avait l’intention de se promener et de respirer l’air avant le thé du matin qu’il prenait ordinairement avec Pétroff. Le soleil était déjà au-dessus des montagnes, et on avait mal aux yeux à regarder les cabanes blanches du côté droit de la rue, qu’il éclairait brillamment. Mais, en revanche, comme toujours, c’était agréable et reposant de regarder à gauche les montagnes sombres couvertes de forêts, qui se succédaient et se dépassaient dans le lointain, et la chaîne mate des montagnes couvertes de neige, qui, comme toujours, se laissaient prendre pour des nuages. Boutler regardait ces montagnes, respirait à pleins poumons et se réjouissait de la conscience d’être bien portant et de vivre dans un si beau pays. Il se réjouissait aussi un peu de s’être conduit si bien la veille dans le combat et à l’attaque, et surtout pendant la retraite, quand l’affaire était devenue assez chaude. Il se réjouissait aussi en se rappelant comment la veille, à leur retour de l’incursion, Marie, ou plutôt Marie Dmitriévna, la concubine de Pétroff, les avait régalés, et comment elle était simple et charmante avec tous, mais surtout, comme il lui semblait, tendre avec lui.

Marie Dmitriévna, avec sa natte épaisse, ses larges épaules, sa forte poitrine, et son sourire éclairant son visage bon, taché de rousseurs, attirait involontairement Boutler, célibataire jeune, vigoureux, et il lui semblait même ne lui pas être indifférent. Mais il trouvait que ce serait mal agir de sa part envers son bon et naïf camarade, et il se tenait avec Marie Dmitriévna de la façon la plus simple et la plus respectueuse. Et il était content de cela. C’est à quoi il pensait en ce moment. Le bruit des sabots de plusieurs chevaux, sur la route poudreuse, qu’il entendit venir devant lui, le tira de ses pensées : « On dirait plusieurs cavaliers. » Il leva la tête et aperçut, au bout de la rue, un groupe de cavaliers qui s’avançaient au pas. Devant deux dizaines de cosaques chevauchaient deux hommes, l’un en tcherkeska blanche, coiffé d’un haut bonnet à turban, l’autre, un officier de l’armée russe, brun, au nez aquilin avec beaucoup d’argenterie sur son uniforme et ses armes. Le cavalier au turban montait un superbe alezan, à la tête petite et aux très beaux yeux. L’officier chevauchait un grand et élégant cheval de Karabakh. Boutler, amateur de chevaux, apprécia tout de suite les qualités rares du premier cheval, et s’arrêta pour savoir quels étaient ces hommes. L’officier s’adressa à Boutler.

— La maison du chef ? demanda-t-il en trahissant par son accent une origine étrangère.

Boutler répondit affirmativement.

— Et qui est celui-ci ? demanda Boutler en s’approchant de l’officier et lui indiquant des yeux l’homme au turban.

— C’est Hadji Mourad. Il vient ici et logera chez le chef, dit-il.

Boutler avait entendu parler de Hadji Mourad et de son ralliement aux Russes, mais il ne s’attendait point à le voir ici, dans cette petite forteresse.

Hadji Mourad le regardait amicalement.

— Bonjour ! Kotkildi ! dit Boutler, prononçant le salut tatar qu’il avait appris.

— Saouboul ! répondit Hadji Mourad, en secouant la tête.

Il s’approcha de Boutler, lui tendit la main aux deux doigts de laquelle était passée sa cravache.

— Le chef ? demanda-t-il.

— Non. Le chef est ici. J’irai le prévenir, dit Boutler en s’adressant à l’officier. Et, gravissant les marches du perron, il poussa la porte. Mais la porte du grand perron, comme disait Marie Dmitriévna, était fermée. Boutler frappa. Ne recevant pas de réponse, il fit le tour et alla à l’autre entrée. Il appela son ordonnance, et de nouveau personne ne lui ayant répondu et n’ayant rencontré personne, il entra dans la cuisine. Marie Dmitriévna, rouge, un fichu sur la tête, les manches relevées au-dessus de ses bras blancs, gras, coupait de la pâte, aussi blanche que ses bras, pour faire des bouchées.

— Où sont disparues les ordonnances ? demanda Boutler.

— Elles sont allées se soûler, répondit Marie Dmitriévna. Mais que vous faut-il ?

— Il faut ouvrir la porte. Chez vous, devant la maison il y a une bande de montagnards. Hadji Mourad est arrivé.

— Vous en inventez des histoires ! dit Marie Dmitriévna en souriant.

— Je ne plaisante pas. Il est devant votre perron.

— Quoi ! Est-ce possible ? dit-elle.

— Mais pourquoi inventerais-je ? Allez voir ; il est près du perron.

— En voilà une histoire ! fit Marie Dmitriévna en abaissant ses manches et tâtant avec ses mains les épingles de sa lourde natte. Alors j’irai éveiller Ivan Matvéievitch, dit-elle.

— Non, j’irai moi-même.

— Et toi, Bondarenko, va ouvrir la porte, ordonna Boutler.

— C’est bien, dit Marie Dmitriévna qui se remit de nouveau à sa cuisine.

Apprenant que Hadji Mourad venait d’arriver, Ivan Matvéievitch, qui avait déjà entendu parler de lui à Groznaia, ne s’en montra nullement étonné. Il se leva, roula une cigarette, l’alluma, et se mit à s’habiller en toussotant bruyamment et maugréant contre les chefs qui lui envoyaient ce diable.

Quand il fut habillé, il demanda à son ordonnance sa potion. L’ordonnance, sachant que c’était l’eau-de-vie qu’il appelait sa potion, lui en donna.

— Il n’y a pas de pire saleté, grommela-t-il, après avoir bu un verre et mangé du pain noir. Voilà, mon cher, j’ai bu du vin et j’ai mal à la tête. Eh bien, maintenant je suis prêt !

Il se rendit au salon où Boutler avait déjà fait entrer Hadji Mourad et l’officier qui l’accompagnait.

L’officier qui accompagnait Hadji Mourad remit à Ivan Matvéievitch l’ordre du commandant du flanc gauche de recevoir Hadji Mourad et de lui permettre de communiquer avec les montagnards par des émissaires, mais de ne pas le laisser sortir de la forteresse autrement qu’accompagné de cosaques.

Quand il eut achevé la lecture du papier, Ivan Matvéievitch regarda fixement Hadji Mourad, et, de nouveau, se mit à se pénétrer du sens de cet ordre. Après avoir ainsi porté plusieurs fois ses regards du papier sur Hadji Mourad, il arrêta enfin les yeux sur celui-ci et lui dit :

— « Cakchi Iek Iakchi ! » Qu’il vive ici ! Dis-lui que j’ai l’ordre de ne pas le laisser sortir et que ce qui est ordonné est sacré. Eh bien, Boutler, qu’en penses-tu, où le logerons-nous ? Dans la chancellerie ?

Avant que Boutler ait eu le temps de répondre, Marie Dmitriévna, qui était venue de la cuisine et se tenait dans la porte, s’adressa à Ivan Matvéievitch.

— Pourquoi ? Logez-le ici. Nous lui donnerons la chambre d’amis et le débarras ; du moins il sera sous les yeux, dit-elle, et elle regarda Hadji Mourad. Mais leurs regards s’étant rencontrés, elle se détourna hâtivement.

— Ma foi, je pense que Marie Dmitriévna a raison, dit Boutler.

— Eh bien, va-t-en ! Les femmes n’ont rien à voir ici, dit Ivan Matvéievitch en fronçant les sourcils.

Pendant toute cette conversation Hadji Mourad était assis, la main sur le manche de son poignard, et souriait avec un imperceptible mépris. Il prévint qu’il lui était égal de vivre là ou là, que la seule chose nécessaire pour lui, lui avait été accordée par le Sardar, c’était la possibilité de se mettre en rapport avec les montagnards, et qu’il désirait, en conséquence, qu’on les laissât pénétrer chez lui.

Ivan Matvéievitch l’assura que cela serait fait, et il demanda à Boutler de tenir compagnie à l’hôte pendant qu’on lui servirait une collation et préparerait les chambres, car lui-même irait à la chancellerie écrire les papiers nécessaires et donner des ordres.

Les relations de Hadji Mourad avec ses nouvelles connaissances se définirent dès le premier abord et d’une façon très nette. Aussitôt qu’il avait vu Ivan Matvéievitch, Hadji Mourad avait ressenti pour lui du dégoût et du mépris, et toujours il le prit de haut avec lui. Marie Dmitriévna, qui lui préparait et lui apportait ses aliments, lui plaisait particulièrement. En elle lui plaisaient la simplicité et surtout la beauté d’une population étrangère, et l’attrait inconscient qu’elle éprouvait pour lui. Il tâchait de ne pas la regarder, de ne pas lui parler, mais ses yeux, malgré lui, se tournaient vers elle et suivaient ses mouvements. Quant à Boutler, dès leur première rencontre, il se lia amicalement avec lui. Il lui parlait beaucoup et avec plaisir, l’interrogeant sur sa vie, lui racontant la sienne et lui communiquant les nouvelles que lui apportaient les émissaires sur la situation de sa famille ; il allait même jusqu’à lui demander des conseils.

Les nouvelles que lui transmettaient les émissaires n’étaient pas bonnes. Il était dans la forteresse depuis quatre jours ; les émissaires étaient déjà venus deux fois, et deux fois les nouvelles étaient mauvaises.