Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 12

Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 100-106).

XII

— Et maintenant, assez. Il faut prier, dit Hadji Mourad, et il tira de la poche intérieure de son vêtement le bréguet de Vorontzoff. Soigneusement, il en pressa le ressort, et, inclinant de côté la tête et retenant un sourire enfantin, il écouta. La montre sonna douze coups et un quart :

— C’est un cadeau de mon ami Vorontzoff, dit-il en souriant.

— Oui ; la belle montre, dit Loris Melikoff.

— Eh bien, prie ; j’attendrai.

— Très bien, dit Hadji Mourad ; et il passa dans sa chambre.

Resté seul, Loris Melikoff inscrivit dans son carnet l’essentiel de ce que lui avait raconté Hadji Mourad, ensuite il alluma une cigarette et se mit à marcher de long en large dans la chambre. En s’approchant de la porte opposée à la chambre à coucher, Loris Melikoff entendit des voix animées d’hommes qui parlaient très rapidement, en tatar. Il devina que c’étaient les murides de Hadji Mourad, et, ouvrant la porte, il entra chez eux.

La pièce qu’ils occupaient était imprégnée de cette odeur particulière, aigre, de cuir, propre aux montagnards. Sur le parquet était assis sur un manteau le roux et borgne Gamzalo, en bechmet graisseux et déchiré. Il fabriquait une bride, et, de sa voix rauque, disait quelque chose avec animation. À l’entrée de Loris Melikoff il se tut, et, sans faire attention à lui, continua sa besogne. En face de lui se tenait debout le joyeux Khan-Magom ; ses yeux noirs, sans cils, brillaient, et, montrant ses dents blanches, il répétait toujours la même chose. Le bel Eldar, les manches retroussées découvrant ses bras musclés, nettoyait la sangle d’une selle suspendue à un clou. Khanefi, le principal travailleur, qui administrait tout le ménage, ne se trouvait pas dans la chambre ; il préparait le dîner dans la cuisine.

— Qu’est-ce que vous discutez ? demanda Loris Melikoff à Khan-Magom, après l’avoir salué.

— Mais il ne cesse de vanter Schamyl, répondit Khan-Magom, en tendant la main à Loris Melikoff. Il dit que Schamyl est un grand homme, un savant, un saint, un brave.

— Comment se fait-il donc qu’il soit parti, s’il continue à le vanter ?

— Voilà, il s’en est allé et le vante, dit Khan-Magom les yeux brillants, en montrant ses dents.

— Pourquoi le regardes-tu comme un saint ? demanda Loris Melikoff.

— S’il n’était pas saint, le peuple ne l’écouterait pas, prononça rapidement Gamzalo.

— Ce n’est pas Schamyl qui est un saint, mais Mansour, répliqua Khan-Magom. Celui-ci était un vrai saint. Quand il était Iman, tout le peuple était autrement. Il visitait tous les aouls et le peuple sortait à sa rencontre, baisait le bas de ses vêtements, se repentait de ses péchés, et jurait de ne rien faire de mal. Et les vieux disent qu’alors tous les hommes vivaient comme des saints, ne fumaient pas, ne buvaient pas, priaient sans cesse, se pardonnaient leurs offenses, même pardonnaient le meurtre. Alors, on attachait à des poteaux l’argent, les objets, et on les exposait sur la route. Alors Dieu donnait au peuple le succès en tout ; ce n’était pas comme maintenant.

— Maintenant non plus, dans les montagnes, on ne boit pas et ne fume pas, objecta Gamzalo.

— Ton Schamyl est un lamoreï, dit Khan-Magom, en clignant des yeux dans la direction de Loris Melikoff.

« Lamoreï » était le nom méprisant des montagnards.

— Un montagnard lamoreï ! répondit Gamzalo. Dans la montagne ne vivent que les aigles.

— Bravo ! Bien répondu ! applaudit Khan-Magom en montrant ses dents, réjoui de l’habile réponse de son adversaire.

Remarquant le porte-cigarettes en argent que tenait Loris Melikoff, Khan-Magom lui demanda de quoi fumer. Loris Melikoff lui ayant fait remarquer qu’il leur était défendu de fumer, il cligna d’un œil en indiquant de la tête la chambre de Hadji Mourad et répondit qu’on pouvait fumer tant que lui ne le voyait pas. Et aussitôt il se mit à fumer en fronçant malhabilement ses lèvres rouges, pour rejeter la fumée.

— Ce n’est pas bien, dit sévèrement Gamzalo, et il sortit de la chambre.

Khan-Magom cligna de l’œil sur lui et, en continuant de fumer, se mit à interroger Loris Melikoff pour savoir où il était préférable d’acheter un bechmet de soie et un bonnet blanc.

— Vraiment, tu as donc tant d’argent ?

— Oui, pas mal, répondit Khan-Magom.

— Demande-lui d’où lui vient l’argent ? dit Eldar, en tournant vers Loris Melikoff son beau visage souriant.

— J’ai gagné au jeu, prononça rapidement Khan-Magom.

Et il raconta que la veille, en se promenant à Tiflis, il avait vu un groupe de Russes et d’Arméniens qui jouaient à pile ou face. Il y avait à l’enjeu trois grandes pièces d’or et beaucoup d’argent. Khan-Magom avait aussitôt compris le jeu, et, faisant tinter la monnaie de billon qu’il avait dans sa poche, il s’était glissé dans le cercle et avait dit qu’il jouait le tout.

— Comment le tout ! Avais-tu donc tant d’argent ? lui demanda Loris Melikoff.

— Non, j’avais en tout douze kopecks, répondit Khan-Magom en montrant les dents.

— Eh bien ! Et si tu avais perdu ?

— Voilà !… Et Khan-Magom montra son pistolet.

— Quoi ! Tu aurais rendu ?

— Pourquoi rendre ? Je me serais enfui, et si quelqu’un avait voulu m’arrêter, je l’aurais tué. Voilà tout…

— Alors, tu as gagné ?

– Aya ! J’ai ramassé tout et suis parti.

Loris Melikoff comprenait parfaitement Khan-Magom et Eldar. Khan-Magom était un garçon joyeux et noceur qui ne savait à quoi dépenser l’excès de vie qu’il sentait en soi ; toujours gai, insouciant, jouant sa vie et celle des autres. À cause de ce jeu de la vie, il était venu maintenant chez les Russes, et demain, pour la même raison, il se pourrait qu’il retournât chez Schamyl.

Eldar aussi était très compréhensible. C’était un jeune homme entièrement dévoué à son chef, calme, fort, de volonté ferme.

Le seul que ne pouvait comprendre Loris Melikoff, c’était le roux Gamzalo. Loris Melikoff voyait que cet homme non seulement était un admirateur de Schamyl, mais qu’il éprouvait pour tous les Russes un dégoût invincible, du mépris et de la haine. Aussi Loris Melikoff ne pouvait-il comprendre pourquoi il était venu chez les Russes. Il lui était venu la pensée, partagée par quelques-uns des chefs, que le ralliement de Hadji Mourad et ses dires sur son hostilité envers Schamyl n’étaient que tromperies ; qu’il n’était venu chez les Russes que pour bien voir leur côté faible, mais qu’ensuite il s’enfuirait de nouveau dans les montagnes, et là, dirigerait ses forces sur les points où les Russes était faibles. Et Gamzalo, par toute sa personne, confirmait cette supposition. « Les autres et Hadji Mourad lui-même savent cacher leur jeu, pensait Loris Melikoff, mais celui-ci se trahit par une haine qu’il ne peut dissimuler. »

Loris Melikoff avait essayé de causer avec lui. Il lui avait demandé s’il ne s’ennuyait pas, mais Gamzalo, sans quitter ses occupations, louchant de son œil unique sur Loris Melikoff, avait grommelé brièvement, d’une voix rauque : « Non, je ne m’ennuie pas » Et il répondait de la même façon à toutes les autres questions.

Pendant que Loris Melikoff se trouvait là, le quatrième muride de Hadji Mourad, Khanefi, entra aussi. Le visage de type abaze, velu, ainsi que son cou et sa poitrine bombée, couverte de poils touffus comme de la mousse, Khanefi était un travailleur qui ne réfléchissait pas trop, qui était toujours absorbé dans son travail et qui, comme Eldar, obéissait à son maître sans discuter.

Quand il entra dans la chambre, pour chercher le riz, Loris Melikoff l’arrêta et lui demanda d’où il était et s’il servait depuis longtemps Hadji Mourad.

— Cinq ans, répondit Khanefi, à la question de Loris Melikoff. — Je suis du même aoul que lui. Mon père ayant tué son oncle, ils voulurent me tuer, dit-il en regardant très tranquillement, de dessous ses sourcils croisés, le visage de Loris Melikoff ; alors j’ai demandé d’être accepté comme frère.

— Qu’est-ce que cela veut dire, être accepté comme frère ?

— Pendant deux mois je ne me suis pas rasé la tête, je ne me suis pas coupé les ongles, et je suis venu chez eux. Ils m’ont laissé entrer chez Patimate, sa mère. Patimate m’a donné le sein, et je suis devenu son frère.

La voix de Hadji Mourad se fit entendre dans la chambre voisine. Aussitôt Eldar reconnut l’appel de son maître. Il s’essuya vivement les mains et, à grands pas, alla dans le salon.

— Il t’appelle chez lui, dit-il en retournant. Après avoir donné encore une cigarette au joyeux Khan-Magom, Loris Melikoff passa dans le salon.