Hölderlin (Berthoud)


La Presse du 06 septembre 1840 (p. 3-14).

HISTOIRE ANECDOTIQUE DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

Hölderlin.


Certes, l’Empire était une belle et grande époque ! Il est pourtant beaucoup de choses de l’Empire que personne ne voudrait voir revivre. Parmi ces choses, il faut citer surtout l’abus des mœurs militaires. Ces mœurs en étaient venues à un tel point de brutalité que quiconque portait l’épaulette éprouvait et ne se gênait pas pour témoigner le plus profond mépris pour tout ce qui ne la portait pas. Le moindre colonel se  croyait naïvement de beaucoup supérieur à Cuvier, et l’on ne saurait se  figurer l’ineffable dédain que pratiquait tout officier à l’égard de ce qu’il nommait le pékin. Le pékin n’était point un homme. C’était une chose que l’on pouvait bafouer, insulter, battre, et même tuer sans scrupule. Ilote dépourvu de moustaches et qui ne traînait pas à ses côtés un grand sabre sur le pavé, malheur à lui s’il rencontrait des militaires après boire et la tête échauffée. Ils le regardaient en riant, ils lui décochaient des quolibets de corps-de-garde, ils lui marchaient sur le pied, ils le heurtaient de l’épaule, ou bien ils lui jetaient leur fourreau de sabre à travers les jambes. S’il supportait en silence ces insultes, ils le poursuivaient de huées ; si le rouge de l’indignation lui montait au visage et s’il demandait raison, on s’alignait avec lui, on croisait une épée habile sur son épée inexpérimentée. Une, deux, tirez droit, forcez l’épée ! La main faible du bourgeois ne résistait pas au rude poignet de son adversaire. Il tombait la poitrine percée, on l’enterrait et tout était dit : c’était un pékin de moins, voilà tout !

Des scènes semblables avaient lieu presque tous les soirs au Palais-Royal sans que la police osât s’en mêler, sans qu’on y prît garde, et  même sans qu’on s’en alarmât. On y était habitué ; on trouvait la chose  naturelle. Seulement, les gens prudens, le soir, se garaient du Palais-Royal et des lieux qu’affectionnaient tous ces braves officiers, endurcis  par la vie un peu brutale des camps, et qui, à force de compter leur vie  pour rien, avaient fini par mettre au même prix la vie des autres. 

Vers les premiers temps de cette ère belliqueuse, un jeune Allemand  qui ne se doutait point de tout cela, car il était arrivé depuis huit jours  à Paris, se promenait, par une soirée pluvieuse, sous les arcades du Palais-Royal. À peine convalescent d’une maladie grave, le cœur encore  brisé de la douleur que lui causait la mort récente de son père, Frédéric  Hölderlin rêvait avec mélancolie à la Souabe et à Neislingen, sa ville natale, sans remarquer l’attention qu’attiraient sur lui son visage pâle, ses  vêtemens noirs d’une coupe étrangère et sa longue chevelure blonde  éparse sur ses épaules. Habillé et coiffé comme il se coiffait et s’habillait dans son pays, il était, sans le soupçonner, presque ridicule à Paris. Disons en passant que trop pauvre pour continuer à étudier dans le Wurtemberg, il était venu à la fois, à Paris, poursuivre ses travaux littéraires et remplir les pénibles fonctions de précepteur chez une personne de grande distinction, et qui touchait presque à la famille impériale… Tout à coup, il se sentit brusquement heurté par un coup à l’épaule ! Il se retourna vivement et aperçut derrière lui un groupe de militaires qui jetaient de grands éclats de rire, et un officier de hussards qui rejoignait le groupe. Le rouge de la colère au visage, Frédéric marcha droit à celui qui l’était venu pousser à dessein, et lui demanda les motifs d’un pareil outrage.

— Pourquoi ? parce que ta figure me déplaît, pékin ! répondit le capitaine d’une voix avinée.

Cette réponse redoubla la gaité de ses amis et leurs éclats de rires  homériques.

— Qui de vous autres, messieurs, va me prêter une épée ? répondit  le jeune Allemand. 

— Nous n’avons que des sabres ! lui répliqua-t-on. 

— Je n’ai jamais touché un sabre. Mais, n’importe ; donnez-m’en un. 

— Non pas, dit son adversaire ; non pas, pékin ! Le choix des armes  vous appartient, et je ne veux pas vous l’ôter. Il y a là-bas, à l’extrémité de la galerie, un armurier ; achetons-y des épées. 

— Soit ! Un de ces messieurs voudra bien me servir de témoin.

Ils se rendirent chez l’armurier, et ensuite dans les terrains déserts  qui avoisinaient alors le Louvre. Là, ils mirent habit bas ; et en deux  minutes, tout fut fini. Frédéric gissait, la poitrine percée d’un coup  droit. Les trois hussards se consultèrent entr’eux pour savoir ce qu’ils  allaient faire du mourant. Ils le fouillèrent pour tâcher de découvrir  quelque chose qui pût indiquer la demeure du pauvre garçon. On trouva  dans sa poche une lettre avec cette suscription : À monsieur Frédéric Hölderlin,  précepteur, chez monseigneur le prince de ***.

— Diable ! chez mon cousin !…, dit celui qui s’était battu. Cela va me  valoir un sermon de ma cousine, et, par conséquent, de son mari, quand  il sera de retour. Mais, n’importe ! Je vais aller chercher un fiacre, et  nous le transporterons à son logis. 

La princesse Diotima, entourée de ses femmes, s’occupait de sa toilette et se disposait à se rendre à la cour, lorsqu’elle entendit une rumeur dans la maison. Elle envoya s’enquérir du motif de ce mouvement, et on vint lui rapporter que le précepteur de ses fils rentrait  mourant et la poitrine percée d’un coup d’épée. On ajouta qu’il s’était battu avec M. le capitaine Paul ***. La princesse de ***, éperdue et sans  s’inquiéter de sa toilette inachevée, courut aussitôt sous le vestibule où  l’on venait de déposer le mourant. Là, pour la première fois, elle prit  garde au précepteur arrivé depuis peu de jours chez elle. Son beau visage, couvert de cette pâleur solennelle que donnent les approches du  trépas, ses longs cheveux épars ; sa poitrine couverte de sang donnaient  à Frédéric quelque chose de si noble et de si touchant, que les larmes  de la princesse couvrirent son visage. Elle s’agenouilla près du pauvre  jeune homme évanoui, le fit transporter dans l’appartement le plus voisin, et envoya chercher les secours nécessaires. Bientôt le chirurgien  arriva. La main posée sur le cœur de Frédéric, la princesse, tandis que  l’homme de l’art soignait le blessé, interrogeait avec anxiété les palpitations restées muettes jusqu’alors et qu’elle sentait renaître enfin. Le jeune Allemand poussa un soupir, ouvrit les yeux et attacha sur Diotima un regard sous lequel elle se sentit frissonner. Par un instinct pudique, elle rajusta le châle qu’elle avait jeté à la hâte sur ses épaules demi-nues, et elle retira doucement sa main. Le chirurgien sonda la blessure,   la couvrit d’un appareil, prescrivit divers soins à observer rigoureusement, et sortit en annonçant qu’il reviendrait bientôt. La princesse le  suivit. 

— Qu’espérez-vous, monsieur ? demanda-t-elle. 

— Rien de l’art, madame ! La nature peut seule le sauver ; mais il  faut un miracle pour cela.

Ainsi le pauvre jeune homme allait mourir, et mourir par la brutalité d’un parent de la princesse ; mourir, parce qu’il était venu d’Allemagne chez elle ! de l’Allemagne, sa patrie à elle aussi ! Elle veut conjurer cette triste destinée dont elle est presque la cause. Pour cela, elle  donnera elle-même des soins au malade jusqu’à ce qu’il soit hors de péril ou que tout soit fini !

Et en effet, au lieu d’aller à la cour, elle passa la soirée et la nuit au  chevet de Frédéric, qui, dans son délire, parlait de sa mère et de l’ange  dont il avait senti la main sur son cœur. 

Pendant cinq jours, la princesse Diotima ne cessa de prodiguer à  Frédéric les témoignages d’une compassion si dangereuse. Enfin il reprit connaissance et le chirurgien le déclara hors de péril. La princesse n’en continua pas moins à visiter plusieurs fois, chaque jour, le jeune homme, et bientôt elle sut l’histoire de toute sa vie, cette histoire si naïve et si touchante du pauvre orphelin ! Elle lui entendit réciter, dans  leur langue nationale à tous deux, les fragmens d’un poème ébauché, et  qui devait se nommer Hyperion. C’était des vers d’une grande beauté, qui remuaient l’âme, qui exaltaient l’imagination. Un soir, le poète, faible encore, posa sa tête sur l’épaule de Diotima, et Diotima laissa tomber un baiser sur le front pâle du poète.

Hélas tout ce coupable bonheur ne dura que quelques mois à peine.  Le prince de ** revint à Paris et ne tarda pas à lire dans les regards  des imprudens leur fatal secret. La princesse partit, le soir même de cette  découverte, pour un château que quatre-vingts lieues éloignaient de Paris, et à quelques jours de là, Frédéric reçut l’ordre de quitter la  France. Encore souffrant de sa blessure, il partit furtivement, non pour  l’exil, mais pour le château où se trouvait Diotima. Là, tandis qu’ils se  disaient en pleurant un adieu peut-être éternel, le prince de *** apparut et les surprit… Nul, excepté eux trois, ne sut ce qui se passa dans  cette terrible entrevue !

Frédéric Hölderlin revint en Allemagne, demeura quelque temps à  Weymar, et ne tarda point à quitter cette ville pour Iéna, où il publia  un recueil de poésies qui obtint le plus brillant succès. Mais la gloire ne  peut rien pour guérir un cœur qui souffre du mal dont Frédéric était  atteint, et ni sa jeune renommée, ni les témoignages d’intérêt que lui  prodiguaient ses amis ne parvinrent à le tirer de sa tristesse morne.  Schiller le prit en affection, déclara hautement qu’il ne connaissait pas  de plus grand poète en Allemagne que Frédéric Hölderlin, demanda  pour son ami une place de professeur que Goëthe sollicitait de son côté  pour un de ses protégés. Ce fut Goëthe qui triompha. Frédéric ne témoigna pas de chagrin de cet échec qui le laissait presque dans la misère. Il continua à mener une vie sauvage et errante. Lavater et Zollikofer voulurent le fixer en Suisse, il s’arrêta quelques instans près d’eux, composa plusieurs morceaux de poésie d’une grande beauté, ébaucha  une tragédie, et un jour disparut sans faire connaître vers quels lieux  il avait porté ses pas.

C’était en France qu’il était venu, le malheureux ! en France où vivait  Diotima ; Diotima qui, après six années d’une correspondance assidue, avait cessé peu à peu de lui écrire. Le cœur brisé, la tête perdue, il erra bien des jours et bien des nuits autour de l’hôtel qu’elle habitait, sans  qu’il osât y pénétrer. Enfin, la tête perdue par le doute et par le désespoir, il escalada un mur de jardin, et, au péril de sa vie, il parvint à se  hisser jusqu’au balcon de la fenêtre où tant de fois elle s’était penchée  pour lui sourire et pour l’appeler. La neige tombait à larges flocons, le  vent soufflait avec violence, le froid mordait. Durant quatre heures, quatre heures sans fin ! il demeura là le cœur palpitant, en proie aux  douleurs sans égales de l’attente ! Enfin une lumière éclaira la chambre. Diotima parut… Elle s’appuyait en souriant sur le bras d’un  homme, et cet homme, ce n’était même pas le prince de ** !

Le lendemain, on trouva un homme évanoui et presque gelé, dans la  neige, sous les fenêtres de la princesse Diotima. Personne ne le reconnut ; ses cheveux avaient blanchi, son œil ne gardait plus rien de son  éclat. On crut que c’était un vieillard. Sans pouvoir s’expliquer, dans le jardin la singulière apparition de cet homme, on le fit transporter l’hospice le plus voisin.

Cependant les amis de Frédéric Hölderlin se demandaient avec  anxiété, en Allemagne, ce qu’était devenu le grand poète auquel Schiller  avait prédit de si brillantes destinées ! Durant cinq années, personne  n’en reçut de nouvelles. Ce temps écoulé, Mathison travaillait un matin assis à son bureau, lorsque tout à coup sa porte s’ouvrit brusquement. Il vit, dit-il, apparaître un homme en haillons, pâle, maigre, l’œil hagard et dont il s’efforçait vainement de reconnaître les traits.  Cet homme croisa les bras sur sa poitrine et regarda stupidement Mathison… Tout à coup il marche en silence vers la table, prend un livre,   essaie de le lire et rejette le volume. Puis, il se relève, étend les bras,   et crie d’une voix sauvage :

— Frédéric Hölderlin ! Frédéric Hölderlin ! et disparaît. Alors seulement Mathison reconnut son malheureux ami. 

Toutes les recherches de l’écrivain pour découvrir l’infortuné restèrent inutiles. Hölderlin était parti aussitôt pour Heislingen, où sa mère, éperdue de joie, se jeta dans les bras du fils qu’elle revoyait après tant  d’années de séparation. Frédéric, sans lui rendre ses caresses, sans prononcer un mot, la prit par les épaules, la jeta brutalement dehors, ferma  et barricada la porte, et refusa d’ouvrir, malgré les supplications de sa  mère, malgré les sommations que lui adressèrent les gens de la police.  À la fin, on prit le parti d’escalader la fenêtre, et l’on trouva Frédéric  Hölderlin couché au milieu de toutes les lampes et de toutes les bougies  de la maison qu’il avait allumées ; il vidait à pleines gorgées des bouteilles de vin et de liqueurs. Il était fou !

La tendresse de sa mère et la science d’un habile médecin parvinrent  à maîtriser ce mal terrible, à force de soins et de dévoûment. Le voile  qui obscurcissait sa raison se dissipa tout-à-fait et la fortune sembla  même un instant sourire au malheureux poète. Une nouvelle édition  réunit Hyperion aux poésies lyriques. Ce seul volume plaça son auteur  presque à côté de Schiller et de Goëthe. On lui offrit une place de bibliothécaire à Iéna, et plusieurs années de calme et de sérénité s’écoulèrent pour lui ! Mais la fatale passion qui l’avait déjà frappé lui réservait encore de nouveaux coups. Il rencontra un jour, chez un de ses parens, une jeune fille qui s’appelait aussi Diotima, et à laquelle il trouva  une grande ressemblance avec celle qu’il avait tant aimée. Il crut voir  dans cette rencontre un bienfait du ciel qui lui rendait pure et virginale  celle qui l’avait trahi, et il se prit d’un amour violent pour la jeune fille.  Il la demanda en mariage, mais quoiqu’elle aimât le poète, ses parens  s’opposèrent à cette union. Ils alléguèrent la terrible maladie dont Frédéric avait été frappé ; maladie qui rarement manquait d’amener une  rechute. Hölderlin reçut ce refus comme un arrêt de mort.

« Au milieu de l’abîme sans fin dans lequel je tombais, dit-il dans une  de ses élégies, un rameau pur et tout brillant des reflets du soleil m’était apparu ; mes deux mains l’avaient saisi ; grâce à son céleste secours, j’allais regagner la terre et me trouver encore en face du ciel et  de Dieu. Vous avez été sans pitié ! Vos pieds ont repoussé mes mains  et frappé ma tête ! Vous m’avez rejeté dans le gouffre ! Dieu vous le  pardonne ; mais, c’est un crime que vous avez commis ! un crime dont  il vous sera demandé compte à l’heure suprême où le très-haut jugera  les vivans et les morts. »  

Il ne disait que trop vrai. Ce coup était le dernier pour lui. On éloigna d’Iéna la jeune fille, on la maria même au parent de Frédéric chez  lequel ce dernier l’avait rencontrée, et le jour, à l’heure même où on  célébrait leur union, Hölderlin,  à qui l’on avait caché pourtant la fatale nouvelle, fut ressaisi par la folie, et cette fois il n’en guérit plus.  Ce fut d’abord à des violences et à des accès de fureur qu’il se livra ;   mais bientôt il tomba abruti sous la plus complète idiotie, et il fallut  l’envoyer dans une maison de santé de Tubingue. Par un bizarre effet  de sa bizarre maladie, il ne se rappelait plus les noms de ceux dont il  avait eu à se plaindre. Diotima, Goëthe, étaient pour lui des sons morts  qui n’éveillaient rien dans son cœur. Mais si l’on venait à parler devant lui de sa mère ou de Schiller, une larme coulait sur ses joues, ridées comme celles d’un septuagénaire. Puis il arrachait quelques brins d’herbe avec lesquels il formait de petites couronnes ; il les donnait aux  personnes qui le visitaient, et de sa voix paralytique il répétait les noms  chéris qui seuls parvenaient à jeter un éclair de pensée dans la nuit  épaisse de son intelligence.

Frédéric resta deux années dans l’hospice de Tubingue. Ce temps  écoulé, quand sa guérison fut reconnue impossible, on le plaça chez un menuisier, qui, moyennant un léger salaire, le prit en pension. Là, pendant vingt années entières, dans un coin de la boutique et parmi les  déchets de bois, on vit accroupi et vêtu de mauvais haillons le poète à  qui Schiller avait promis tant de gloire ! Les enfans du menuisier s’étaient  fait une sorte de jouet de l’insensé : il fallait qu’il leur chantât des chansons, qu’il dansât, qu’il fit des cabrioles… et il ne refusait rien de tout  cela pour un peu d’eau-de-vie !

Enfin, Dieu prit pitié de ce pauvre corps sans âme, et vers la fin de  1836, on trouva l’idiot doucement endormi sur les rognures de bois qui  lui servaient de lit. Quand on ôta ses habits pour l’envelopper du suaire, on découvrit cachées sur sa poitrine, dans un sachet de soie, deux  boucles de cheveux et deux lettres. Ces lettres et ces cheveux étaient de  chacune des deux Diotima.

S. HENRY BERTHOUD.