Hérodote et la conception moderne de l’Histoire

Hérodote et la conception moderne de l’histoire
Alfred Croiset

Revue des Deux Mondes tome 99, 1890


HERODOTE
ET LA
CONCEPTION MODERNE DE L'HISTOIRE

Hérodote a été souvent appelé le père de l’histoire. Si l’on concluait de là qu’il est le créateur de l’histoire telle qu’on l’entend aujourd’hui, et que son livre ressemble de tous points à ceux qui s’écrivent de nos jours, on serait loin de compte. D’une manière générale, on peut dire que tous les anciens ont écrit l’histoire autrement que nous : il en est de l’histoire comme de la tragédie, qui porte le même nom sous Louis XIV qu’au temps de Périclès, bien que ce nom représente en réalité, aux deux époques, deux choses distinctes. En outre, dans l’antiquité même, Hérodote occupe une place à part.

Quand nous lisons une œuvre d’histoire écrite par un ancien (que celui-ci s’appelle Thucydide, Polybe ou Tacite), nous la trouvons éloquente, dramatique, belle enfin, mais d’une beauté simple, droite et, pour ainsi dire, un peu grêle. C’est la beauté d’un bas-relief où des personnages, peu nombreux, sont disposés dans un bel ordre, tous au premier plan : les attitudes des héros y sont nobles et expressives, mais la foule n’y est qu’indiquée sommairement, et la profondeur manque. Les meilleurs historiens de l’antiquité étudient surtout les grandes forces historiques (individus, cités, armées) dans leur jeu extérieur et dans leur action. En fait d’explications, ils ne vont guère au-delà des motifs moraux, des considérations politiques, au sens le plus étroit du mot, et des appréciations stratégiques. Quant aux causes lointaines qui ont formé ces âmes, ces cités, ces armées (religion, mœurs, institutions), ou qui rendent possible leur action (finances, économie politique, organisation), ils n’y touchent que rarement et en peu de mots. L’histoire qu’ils écrivent n’est ni complexe ni profonde comme celle qu’écrivent les modernes. Elle n’a pas non plus, dans l’exposition, le même respect du document authentique, du fait directement puisé à la source et transmis sans intermédiaire ; elle ignore la saveur de la réalité toute pure ; elle en donne moins la sensation immédiate qu’elle n’en montre le reflet perçu d’abord par l’œil et par l’esprit d’un artiste. Bref, elle simplifie et elle idéalise.

Cette différence dans la représentation vient en partie de la différence même des objets représentés. Le monde ancien est plus restreint et plus simple que le monde moderne. Dans la cité, si étroite, l’individu grandit par l’exiguïté même du cadre. La science commence à peine ; l’industrie est primitive ; les arts les plus difficiles sont relativement aisés, la division du travail ne les a pas encore portés fort loin : un orateur athénien, un patricien romain s’improvisent tour à tour généraux ou chefs d’escadre ; l’organisation administrative se réduit à peu de chose. Dans cet état rudimentaire des forces spéciales et techniques, les forces morales ont beau jeu. Et elles s’exercent avec d’autant plus d’effet que les individus sont plus voisins les uns des autres, qu’ils se connaissent, et que chacun est apprécié pour ce qu’il vaut. Elles sont d’ailleurs peu compliquées ; car l’âme antique a moins de replis que la nôtre : les conflits entre la conscience et l’état, le sentiment de la difficulté de savoir, l’oppression qui résulte pour l’esprit moderne de la multitude des faits et de la richesse même des expériences, sont des complications morales presque étrangères à l’antiquité. C’est en partie pour cela que les historiens anciens diffèrent des historiens modernes, mais en partie seulement ; car l’histoire même de l’antiquité, quand elle est racontée par un moderne, devient tout de suite autre chose que ce qu’elle était chez un écrivain romain ou grec.

C’est que la différence est surtout dans l’âme de l’artiste : elle est dans le spectateur plus que dans le spectacle. L’esprit antique se représente la vie universelle comme une série d’existences parallèles qui ne se rencontrent ni ne se mêlent ; il est essentiellement polythéiste, malgré les Xénophane et les Héraclite. Aussi, quand il écrit l’histoire, il isole et détache deux ou trois ordres de faits (politiques, militaires, moraux), qu’il étudie à part, dans leur suite logique et leur développement rectiligne : c’est une belle géométrie historique. L’esprit moderne, au contraire, a un sentiment profond et toujours croissant de la continuité des choses, de l’entrelacement indéfini des actions et des réactions ; il s’aperçoit que tout est dans tout, ou, du moins, que tout tient à tout, que la chaîne des effets et des causes est illimitée, qu’elle a des replis et des détours surprenans, que la raison la plus directe et la plus apparente des choses n’en est jamais la raison dernière, et que, dans cette prodigieuse complexité de l’univers, c’est donner de la réalité une image imparfaite que de trop la réduire aux formes simples où notre intelligence se complaît d’abord. Faire ainsi vaut mieux, sans doute, que de ramasser les faits pêle-mêle au risque de mêler l’insignifiant avec l’utile. Simplifier et idéaliser, c’est déjà, pour l’esprit, prendre possession de la matière et y graver sa marque. Mais un art plus savant sait garder aux choses leur complexité naturelle sans les embrouiller, et les montrer dans leur réalité sans oublier de les rendre intelligibles. Quand l’art historique moderne (et, par ce mot, il faut entendre celui du XIXe siècle) donne vraiment ce qu’il peut donner, c’est là ce qu’il fait. Il était aussi impossible aux historiens anciens de rien faire de pareil qu’à leur civilisation de ressembler à la nôtre, ou à leur esprit de devancer les découvertes de la science contemporaine. Aussi ces caractères de l’art antique sont-ils visibles chez les plus grands des historiens anciens : un Thucydide, un Polybe, un Tacite, ont fait des chefs-d’œuvre sans dépasser le niveau qu’assignait à leur pensée le point de développement où l’esprit antique était parvenu.

Mais Hérodote n’est pas encore arrivé tout à fait à ce niveau. La période de maturité de l’histoire ne commence qu’avec Thucydide : Hérodote termine ce qu’on peut appeler la période de croissance de l’art historique. Il occupe un degré intermédiaire entre les essais des premiers historiens et la perfection relative de Thucydide. S’il a pu être appelé le père de l’histoire, c’est qu’il est entré le premier avec génie, surtout au point de vue littéraire, dans la voie où Thucydide allait le suivre ; mais il ne l’a pas parcourue jusqu’au bout, il se rattache même à ses devanciers au moins autant qu’à ses successeurs. En réalité, il ne ressemble tout à fait à personne : il est quelque chose d’unique, et qui ne pouvait être qu’à ce moment précis de l’antiquité. Montrer en quoi consiste au juste l’originalité d’Hérodote, quelle est encore la fraîcheur naïve de son œuvre, quelle en est déjà l’ampleur et la solidité, tel est l’objet des pages suivantes.


I

Bien avant qu’il y eût en Grèce des historiens, il y avait des matériaux historiques écrits. Dès le IXe siècle peut-être, en tout cas dès le commencement du VIIIe, les temples renfermaient des listes de prêtres et de prêtresses, de vainqueurs aux différens jeux ; des notes relatives à des prodiges, à des épidémies, à des anniversaires ; des offrandes ornées d’inscriptions ; des recueils d’oracles, etc. Dans les prytanées des villes, on trouvait des listes de rois et de magistrats, des traités, des lois, des actes publics de toute sorte ; parfois même aussi des oracles (en vers et en prose) et des interprétations d’oracles, comme les célèbres rhetrai de Delphes, qui remontaient, disait-on, au temps de Lycurgue, et qui, réglant la constitution Spartiate, étaient précieusement gardées dans les archives de la cité. L’habitude de noter les faits de ce genre et de les recueillir dans les archives était donc fort ancienne, bien que la présence de documens apocryphes donnât souvent à ces archives un air d’antiquité auquel elles n’avaient pas droit. Mais tout cela n’est pas de la littérature. Tant que la prose ne sert qu’à rédiger un document ou à noter un fait au moment même où il se produit, elle n’est qu’une sorte d’outil nécessaire à la vie de chaque jour. Ce qui constitue la littérature, c’est de répondre plutôt à une curiosité spéculative de l’esprit qu’à un besoin pratique et immédiat. La littérature historique ne commence qu’au moment où le dépôt d’archives suscite le livre d’histoire.

L’apparition de cette chose nouvelle, le livre d’histoire, suppose une transformation profonde des esprits. Jusque-là, en dehors des besoins immédiats de la vie pratique, l’esprit n’avait de curiosité pour les faits que s’ils touchaient la sensibilité ou l’imagination. Désormais, la curiosité purement intellectuelle est éveillée ; on distingue, au moins en principe, le vrai du beau ; une chose vraie (ou considérée comme vraie) excite l’intérêt par cela seul qu’on la croit telle, quelle que soit d’ailleurs la part de beauté ou d’émotion qu’elle comporte. Quand cette manière de penser vient à se produire, l’âge de la prose commence. Le rythme poétique est l’expression naturelle de la sensibilité émue ; l’allure irrégulière de la prose convient à une pensée qui cherche à se détacher du sentiment et qui veut recevoir l’image directe des choses sans l’adapter aux vibrations de sa propre sensibilité, à laquelle elle impose silence.

Les premiers écrits historiques proprement dits apparaissent en Grèce vers le milieu du VIe siècle avant Jésus-Christ, une centaine d’années, par conséquent, avant le livre d’Hérodote. Ceux qui les composèrent furent appelés logographes, c’est-à-dire « faiseurs de récits en prose, » par opposition aux poètes épiques, qui étaient des faiseurs de récits en vers. Ce nom dit bien la vraie nature de leurs œuvres : ils ne sont pas encore des historiens, c’est-à-dire, selon le sens du mot grec à cette date, des chercheurs, des savans qui font une enquête ; ils se bornent à mettre en prose et à coordonner les récits des poètes, les documens écrits et les traditions orales. Strabon, qui pouvait lire encore la plupart de ces vieux récits, nous apprend que c’étaient presque des épopées en prose : ils gardaient la plupart des caractères de la poésie, au mètre près ; du reste, même absence de critique, même goût des légendes que chez les poètes. On sait que Thucydide les méprisait fort à cause de leur crédulité. Les sujets traités par les logographes sont généralement empruntés au passé le plus lointain : ce sont des fondations de villes, des généalogies mythiques. Ils écrivent pour perpétuer la gloire des races nobles, pour honorer la ville à laquelle ils appartiennent, pour charmer la curiosité d’un public peu philosophe. Ils racontent les événemens naturels ou surnaturels dont le souvenir était conservé dans les vieilles annales des temples et des cités, bornant leur rôle à rédiger ces souvenirs trop brefs et probablement à les rendre plus agréables en les enjolivant de détails empruntés à la tradition orale. Nul regard, par conséquent, sur l’ensemble du monde ancien, ni même sur l’ensemble du monde grec ; leurs récits ont un caractère strictement local, comme les archives où ils puisent, comme la tradition qu’ils interrogent. C’en est même l’intérêt principal ; car ils ajoutent ainsi de nouveaux matériaux au trésor commun des légendes nationales. Nulle critique non plus : s’ils se séparent des anciens poètes, c’est seulement pour leur opposer les récits de leur propre cité, qu’ils croient plus vrais parce qu’ils ne savent pas douter encore de ce qu’ils ont toujours entendu dire autour d’eux. Ils ont d’ailleurs un goût vif, selon Denys d’Halicarnasse, pour les péripéties romanesques : des détails circonstanciés, loin de les mettre en défiance sur la vérité du fond, leur semblent une condition nécessaire de la vraisemblance, comme s’il s’agissait d’un poème épique. La narration suit son cours avec simplicité, sans philosophie, sans éloquence, sans pathétique, mais non sans grâce. Les logographes, comme les philosophes ioniens du même temps, écrivaient dans le dialecte ionien vulgaire : ils écrivaient comme tout le monde parlait autour d’eux ; mais ils maniaient leur langue avec ce naturel aisé qui a été le privilège de l’Ionie, et leur naïveté aimable plaisait encore aux contemporains raffinés de Denys d’Halicarnasse. L’histoire ainsi comprise n’est nullement ce vigoureux tableau de la vie nationale que nous trouvons chez les grands écrivains classiques ; elle n’est presque pas une œuvre de science, puisqu’elle manque de critique, et elle est à peine une œuvre d’art, puisqu’elle manque de composition : ce n’est, en réalité, qu’une sorte de chronique naïve qui prélude à la vraie histoire.

Hérodote, en gardant une partie de ces traditions, fit cependant tout autre chose.

Son sujet, d’abord, n’est plus la fondation mythique de quelque cité ni un enchaînement de ces généalogies divines ou héroïques qui étaient censées former le premier chapitre de l’histoire grecque. Le sujet d’Hérodote, c’est la lutte de la Grèce et de l’Asie depuis Crésus, c’est-à-dire une période récente, semi-contemporaine, dont le début n’est séparé de l’écrivain que par un siècle au plus. Il rappelle d’abord, il est vrai, les légendes relatives aux luttes antiques entre Grecs et Barbares, mais seulement par prétention : dès la troisième page, il en est à Crésus. S’il lui arrive souvent par la suite de remonter jusqu’aux âges mythiques, c’est en manière d’épisode : le centre de son œuvre est hardiment rapproché ; il établit tout d’abord son récit en pleine période historique. Ce n’est pas tout à fait encore l’histoire à la façon d’un Thucydide, qui raconte des faits contemporains de son âge mûr, ni à la façon d’un Polybe, qui remonte plus haut, il est vrai, mais qui dispose, pour s’éclairer, d’une foule de documens positifs. Au temps d’Hérodote, il n’y avait qu’une manière d’écrire de l’histoire tout à fait solide : c’était de faire comme Thucydide et de raconter ce qu’on avait vu soi-même ou ce qu’on tenait de première main. Hérodote ne l’a pas fait : il reste à moitié route entre les conteurs primitifs et les vrais savans ; mais le progrès, pour être partiel, n’en est pas moins incontestable.

Même progrès, incomplet aussi, en ce qui concerne les élémens de ses récits. Comme les logographes, il abonde encore en anecdotes, en légendes romanesques, en mythes. La multitude des anecdotes est un des traits qu’on remarque d’abord dans Hérodote : son histoire est pleine de récits épisodiques qu’on n’avait qu’à en détacher pour en faire des nouvelles ou de petits romans. Le lecteur moderne en est charmé et un peu surpris. À ce moment, où le conte en prose n’existe pas encore comme genre littéraire distinct, l’histoire en tient lieu dans une certaine mesure : elle répond à un genre de curiosité intellectuelle où le plaisir de l’imagination tient plus de place que le goût du vrai. Cela fait transition entre l’épopée vieillie et le roman qui n’est pas né encore.

Mais déjà aussi, à côté des anecdotes romanesques, les faits positifs deviennent plus nombreux. Les traits de mœurs, les données géographiques précises se multiplient. Les Grecs, navigateurs et curieux, avaient toujours aimé la géographie. Ils l’avaient d’abord connue toute merveilleuse, dans l’Odyssée et dans les poèmes relatifs aux Argonautes. Depuis Anaximandre et Hécatée, ils étaient devenus plus exigeans. Hérodote, voyageur avant d’être écrivain, ouvre largement son livre à la description des pays qu’il a parcourus. En s’occupant de ces choses, il suivait l’exemple d’Hécatée ; mais c’était la première fois, sans doute, que la géographie s’unissait si étroitement à l’histoire et donnait aux récits de cette dernière un cadre et un support.

Une autre nouveauté, ce fut l’introduction dans l’histoire de la vraie guerre et de la vraie politique. Quand les logographes racontaient l’origine des cités grecques ou la généalogie des héros, les combats qu’ils retraçaient ne pouvaient être que des combats poétiques, en dehors de toute réalité positive. Un récit du vieil historien Charon de Lampsaque, heureusement conservé, peut donner une idée des fantaisies qu’on se permettait en ce genre. C’est l’histoire de la ruse qui fit tomber les Cardiens sous la domination des Bisaltes. Les Gardiens., suivant Charon, avaient l’habitude de dresser leurs chevaux à danser au son de la flûte. Les Bisaltes, instruits de ce détail par un des leurs, qui avait été barbier à Cardia, jouèrent de la flûte au moment de la bataille, si bien que tous les chevaux se mirent à danser et empêchèrent leurs maîtres de combattre. L’anecdote (recueillie peut-être dans quelque boutique de barbier) est naïvement plaisante, mais la stratégie des Bisaltes devait faire sourire le sérieux Polybe, à moins qu’elle ne l’indignât. Leur politique, retracée par Charon de Lampsaque, ressemblait sans doute à leur stratégie. — Avec le sujet traité par Hérodote, tout change aussitôt. La bataille de Marathon, la politique de la Grèce au moment de l’invasion perse, sont des choses réelles, qu’on peut étudier avec précision, analyser avec exactitude. C’est à partir d’Hérodote que la guerre et la politique s’installent dans l’histoire au premier rang, pour n’en plus sortir. On pourra faire mieux plus tard, être plus précis et plus profond ; Thucydide et Polybe iront beaucoup plus loin ; mais, quelque distance qu’il y ait d’eux à lui à cet égard, c’est lui pourtant qui leur a montré la route.

Il est le premier enfin à chercher la loi des faits. A ses yeux, l’histoire n’est plus un jeu capricieux de péripéties simplement amusantes ou terribles : les événemens s’expliquent par des causes que la raison peut saisir ; il y a une philosophie de l’histoire, et l’histoire est un enseignement. Quelle philosophie, quel enseignement Hérodote en dégage-t-il ? Nous le verrons tout à l’heure. Notons seulement ici la conception générale toute nouvelle et le progrès vers une entente scientifique des choses.

Voilà donc, en ce qui concerne la matière même de l’histoire, des nouveautés considérables. L’âme aussi, comme la matière, en est très différente de ce qu’elle avait été jusque-là.

D’abord, l’esprit de recherche et de critique commence à se montrer. Dès la première ligne, Hérodote avertit le lecteur de ce changement. « Ceci, dit-il, est l’exposé des recherches faites par Hérodote d’Halicarnasse. » Il ne s’agit plus, pour l’historien, de recueillir avec patience et de mettre bout à bout de beaux récits acceptés d’emblée comme vrais : il faut faire une enquête et vérifier. Hérodote a soin de nous dire à plusieurs reprises comment il entend son rôle de chercheur : il le prend, très au sérieux. Il dit avoir fait un long voyage pour contrôler un fait. Il va d’un sanctuaire à l’autre pour s’assurer que les informations dérivées des deux sources sont concordantes. C’est bien déjà cette recherche « laborieuse » que Thucydide exige et qu’il trouve trop rare. On sait le mot dédaigneux de Thucydide pour ses devanciers, plus occupés, disait-il, d’amuser que d’instruire. Ce mot, dans sa pensée, s’appliquait-il aussi à Hérodote, ou seulement à la majorité des logographes ? Il est bien possible que le « père de l’histoire » n’ait pas trouvé grâce aux yeux du grand historien attique : de l’un à l’autre, en effet, l’intervalle reste grand, et Thucydide devait être disposé à l’exagérer plutôt qu’à l’amoindrir. Mais en théorie, du moins, et d’une manière générale, on peut dire qu’Hérodote est d’accord avec Thucydide sur le premier devoir de l’historien, celui de chercher le vrai avec une patience opiniâtre.

Comme lui encore, Hérodote reconnaît que cette recherche doit être circonspecte. Il ne veut pas qu’on prenne de toutes mains et au hasard, « sans examen. » Il proclame donc la nécessité de la critique.

Mais, en matière scientifique, des principes aussi généraux que ceux-là sont peu de chose par eux-mêmes, s’ils n’aboutissent à des règles précises et si ces règles ne sont pas bien appliquées. Il faut voir quelle méthode proprement dite Hérodote a tirée de ses principes et comment il l’a mise en pratique.


II

Nous n’avons pas à parler de sa probité scientifique. L’opinion générale, à cet égard, a été exprimée par M. Curtius, l’historien de la Grèce, qui déclare quelque part que l’œuvre d’Hérodote porte, à ses yeux, « le caractère indéniable d’une pleine véracité. » Il est vrai que, dans ces derniers temps, on a vivement contesté cette véracité. Hérodote, au dire d’un savant contemporain, est un menteur ; les voyages qu’il prétend avoir faits sont en grande partie imaginaires ; pour se donner l’apparence d’un témoin oculaire, il copie impudemment ses devanciers sans les citer, et il n’a pas toujours vu réellement ce qu’il dit avoir vu. La thèse nouvelle est tranchante ; il reste à la démontrer ; car les preuves alléguées sont fragiles et ne sauraient ôter à cette opinion le caractère d’un paradoxe qui ne tire pas à conséquence. Après comme avant cette vive attaque, il est permis de croire qu’Hérodote fut un honnête homme et que sa naïveté charmante n’est pas un raffinement d’hypocrisie. Laissons donc de côté, purement et simplement, cette grosse querelle morale, et bornons-nous à examiner le côté scientifique de la question. Parmi les faits qu’il rapporte, Hérodote aime à distinguer entre ceux qu’il a vus lui-même et ceux qu’il sait seulement par ouï-dire ; à quoi il ajoute une mention spéciale pour ceux qu’il établit par raisonnement ou par conjecture. Mais comme ceux-ci encore, en dernière analyse, reposent sur des faits du premier ou du second groupe, tout se ramène, on somme, à examiner comment Hérodote sait user, soit du témoignage de ses sens, soit des informations qui lui sont fournies par autrui.

Les faits dont il doit la connaissance à ses observations personnelles sont nombreux. C’est le cas pour mainte description de monument, de pays, de coutume ; non pas pour toutes, cependant, car il emprunte nécessairement beaucoup aux dires d’autrui. Quelle foi mérite-t-il quand il déclare parler de visu ? Notons qu’il ne suffit pas toujours d’être sincère pour être exact : on a pu dire de tel voyageur-poète, dans notre siècle même, qu’il avait le don de l’inexactitude. Il y a des esprits naturellement inexacts. D’autres, très exacts par nature, échouent par la faute des circonstances : Thucydide, par exemple, indique fort mal la largeur des passes de Sphactérie ; c’est qu’une bonne vue, même au service du meilleur esprit, ne suffit pas toujours pour apprécier une distance, si elle n’est aidée par l’emploi des instrumens, redressée par la comparaison des expériences antérieures, avertie par l’usage ordinaire des cartes et des plans. Tous ces secours, si abondans aujourd’hui, n’empêchent pas les modernes de faire des erreurs ; il faut s’attendre à trouver bien plus de fautes encore chez les anciens, dépourvus de ces procédés de contrôle et d’éducation. Il est donc impossible qu’Hérodote ne se soit pas trompé souvent, surtout si l’on songe qu’il écrivait ses souvenirs une fois de retour, sur des notes à coup sûr insuffisantes et sans moyens de vérification. On a plus d’une fois signalé les erreurs d’Hérodote, et l’on a bien fait : mais quelques savans y ont mis de l’acrimonie, en quoi ils ont eu tort. Voici, entre beaucoup d’autres, une erreur qu’on lui a reprochée. Dans sa description des roches sculptées du défilé de Karabel, en Ionie, il signale des images de guerriers qui portent un arc dans leur main gauche et une lance à droite. Or c’est le contraire qui est vrai : l’arc est à droite et la lance à gauche. L’erreur n’est pas bien grave ; mais le plaisant de l’affaire, c’est que le savant qui l’a signalée avec indignation ajoute que la taille des guerriers est double de celle qu’indique Hérodote ; or, sur ce point, ce n’est pas Hérodote qui s’est trompé ; la taille réelle des deux images est à peine plus grande que celle qu’il indique, et elle est bien moindre que ne le ferait croire l’observation de son critique. Ajoutons que ces sculptures sont à plus de 40 mètres au-dessus du sentier, ce qui rend les erreurs excusables, même de la part d’un savant moderne. On pourrait multiplier les exemples de cette sorte indéfiniment ; il y en a une foule chez Hérodote ; il y en a même de beaucoup plus graves ; mais c’était à peu près inévitable, et ce n’est pas diminuer sa gloire de voyageur que de les constater. En revanche, il a souvent bien vu, et rien de plus net, de plus exact (quant aux grandes lignes) que certains de ses tableaux : l’aspect général du Delta, les Pyramides, l’inondation du Nil, le papyrus, la plaine de Babylone, lui ont fourni le sujet de descriptions aussi vives que fidèles. Hérodote, en somme, ouvre les yeux et sait regarder ; c’est un esprit curieux, avisé, clairvoyant. Mais c’est un voyageur du Ve siècle avant l’ère chrétienne, qui passe vite au milieu d’une foule de choses nouvelles et étranges, sans éducation scientifique, sans livres, sans instrumens, sans avoir nos habitudes modernes de précision, et qui, de la meilleure foi du monde, mêle beaucoup d’à-peu-près à des indications très justes.

Le problème était encore plus compliqué pour les informations qu’il empruntait à autrui, soit par des lectures, soit par ouï-dire. Ses recherches devaient porter sur les sujets les plus variés : toute la Grèce, tous les peuples barbares, presque, figurent dans son ouvrage, non-seulement pour la part effective qu’ils avaient récemment prise dans les guerres médiques, mais souvent aussi, grâce à la curiosité rétrospective de l’historien, pour une partie au moins de leur histoire antérieure, à laquelle s’ajoutent de nombreuses indications géographiques : son livre est un raccourci de tout le monde ancien. Pour s’informer sur toutes ces choses si difficiles à bien connaître, quelles étaient les sources où il pouvait puiser ?

L’histoire de l’Egypte, celle de l’Assyrie et de la Perse étaient conservées en grande partie, soit dans des inscriptions que la science moderne déchiffre, soit dans des livres aujourd’hui perdus. Hérodote n’a pu se servir d’aucune de ces sources de renseignemens : il n’avait nul accès aux livres officiels des rois de Perse ; il ne pouvait ni lire ni comprendre les inscriptions, pas plus celles de l’Egypte que celles de l’Asie. Il n’avait qu’une ressource : interroger les gens du pays, de préférence les plus savans ou ceux qui passaient pour tels, en particulier les prêtres, gardiens des vieilles traditions et des vieux souvenirs, puis les drogmans et les cicérone qui montraient et expliquaient les monumens du pays (car il y avait déjà des touristes grecs qui couraient le monde, sans compter les marchands, les pèlerins, les aventuriers de toute espèce). — Pour l’histoire ancienne de la Grèce, il y avait les écrits des poètes et des logographes, témoins utiles des faits contemporains, narrateurs fort suspects des événemens antérieurs ; il y avait surtout encore les sanctuaires, avec leurs riches trésors d’offrandes, de monumens, d’inscriptions de toute sorte, archives pittoresques, d’autant plus faciles à consulter que la tradition des vieilles histoires s’y conservait dans la mémoire des prêtres et des sacristains, toujours prêts à expliquer les monumens dont ils avaient la garde. — Pour l’histoire toute récente des guerres médiques, outre une foule de souvenirs conservés aussi dans les temples, il y avait les archives des villes, les textes de loi et de décrets, les monumens commémoratifs ; il y avait surtout la tradition orale, encore toute vivante, et qui ne demandait qu’à s’épancher en longs récits. — De même pour les informations géographiques ; en dehors de ce qu’Hérodote avait vu par lui-même, en dehors aussi des écrits d’Hécatée ou de quelques autres, c’était surtout aux voyageurs, aux guides des caravanes, aux marins revenus de quelque navigation, aux marchands, à la population vagabonde des grands ports de la Grèce et de la Phénicie, que l’historien pouvait demander des renseignemens.

On voit la variété de ces sources d’information, et en même temps leur caractère commun : elles ont presque toutes, à des degrés divers, quelque chose de populaire, d’incomplet, de hasardeux. Ce qui doit sortir de là, c’est une masse de dires non vérifiés, de faits indifféremment puérils ou considérables, de choses tour à tour minutieusement exactes ou naïvement merveilleuses, de souvenirs précis et de légendes. Hérodote a patiemment recueilli toutes sortes de matériaux. L’abondance des informations, chez lui, est extrême : quand on y réfléchit, on est émerveillé de la quantité de faits et de noms propres qui se pressent dans les neuf livres de son histoire, à une date surtout où les écrits historiques sont rares et où chaque détail représente une somme considérable de recherches. Mais il reste à se demander quelles qualités générales d’esprit et quels procédés techniques il a mis en œuvre dans le triage si difficile de cette matière confuse et d’inégale valeur.

On peut dire qu’il a deviné très heureusement les règles qu’un bon sens naturel aiguisé pouvait suggérer à un Grec du Ve siècle, imaginatif et croyant : ce qui lui manque, c’est, d’un côté, la connaissance de certaines sciences spéciales qui n’étaient pas encore constituées de son temps, et, d’autre part, cet élément supérieur de la critique qui consiste moins dans l’application de certaines règles particulières que dans une sorte de philosophie générale et dans la culture scientifique de l’esprit. Il est avisé, prudent, fin ; il n’est ni savant de métier ni philosophe. Voilà, en deux mots, l’étendue et la limite de l’esprit critique chez Hérodote.

Par exemple, de même qu’il met de la différence entre ce qu’il a vu lui-même et ce qu’on lui a rapporté, de même il distingue fort bien entre un bruit vague et l’affirmation d’un témoin oculaire. S’il rapporte un fait nouveau ou surprenant, il cite ses autorités : c’est Archias, ou Dikéos, ou Thersandros, qui l’ont raconté les premiers de vive voix, soit à lui-même, soit à d’autres, et il dit par quels intermédiaires le récit a passé. Il sait douter, et ne se porte pas garant de tout ce qu’il rapporte : « Je dois dire ce qu’on raconte, mais non pas tout croire sans réserves ; que cette déclaration s’applique à tout mon ouvrage. » Et sans cesse il lui arrive de rapporter des traditions à l’égard desquelles il dégage sa responsabilité. Il met ainsi d’accord, de la manière la plus heureuse, et sa conscience d’historien et notre curiosité : car ces récits qu’il ne veut pas donner pour vrais sont en général aussi délicieux que peu conformes à la réalité, et c’eût été grand dommage s’il avait dédaigné de les recueillir. Très souvent aussi, entre deux ou trois formes divergentes d’un même récit, sa critique hésite : il refuse alors de se prononcer et fait le lecteur juge du débat en lui soumettant toutes les pièces avec impartialité. En tout cela, on ne peut que louer la prudence et le bon sens de l’historien. — Quand il discute et qu’il indique à la fin sa préférence, il fait preuve des mêmes qualités. On racontait, par exemple, que Xerxès, dans sa fuite, avait essuyé une tempête, et qu’il n’avait été sauvé du naufrage que par le dévoûment des seigneurs perses de sa suite, ceux-ci, pour alléger le navire, s’étant volontairement précipités dans la mer furieuse. Hérodote rapporte cette tradition, mais il fait observer qu’elle est peu vraisemblable, attendu que, selon toute apparence, avant de se précipiter eux-mêmes dans les flots, les seigneurs perses auraient jeté à la nier les petites gens de l’équipage, dont la vie devait leur paraître moins précieuse que la leur. Hérodote fait preuve en toute rencontre de la même raison finement avisée, de la même expérience positive de la vie.

Là où ces qualités suffisent, il est excellent ; mais elles ne suffisent pas partout. Il y a des questions qui touchent à la métaphysique, aux principes généraux de la science ; d’autres exigent, pour être résolues, une préparation spéciale et technique. S’il s’agit, par exemple, de juger un récit où figure un événement merveilleux, toute la question du merveilleux y est intéressée. S’il s’agit d’un phénomène physique, le jugement qu’on en porte dépend de l’idée qu’on se fait du système du monde. De même, pour bien apprécier l’authenticité d’une inscription, il faut avoir fait une étude spéciale des documens de ce genre. En cet ordre de questions, il ne suffit pas d’avoir l’esprit naturellement bon : il faut être en possession d’un principe de jugement et d’appréciation ; il faut, selon le mot de Pascal, « avoir une montre, » par laquelle on décide l’heure qu’il est, au lieu de s’en fier uniquement à la finesse de ses sens. Ce qui manque souvent à Hérodote, par la faute de son temps plus que par la sienne, c’est cette sorte de « montre. » Nous avons déjà dit qu’il ignore les langues orientales : il ne peut donc ni lire un document original ni contrôler ce qu’on lui en dit. Les documens grecs eux-mêmes lui tendent des pièges d’un autre genre : s’il rencontre à Thèbes, en Béotie, des inscription attribuées à Amphitryon ou à quelque contemporain de Laïus, il ne fait nulle difficulté de les accepter comme authentiques. En fait de sciences naturelles, il sait ce qu’un homme de son temps pouvait savoir, c’est-à-dire fort peu de chose. Même en matière de psychologie et de morale, son expérience est courte. En dehors de certaines différences extérieures et simples entre le Grec et le barbare, entre le Perse et le Scythe, entre l’Égyptien et le Thrace, il n’imagine guère qu’une sorte d’âme, celle qu’il rencontre dans la Grèce de son temps : ce type unique est seulement différencié par des diversités individuelles. Il n’a qu’une idée très vague de l’état d’esprit d’un roi d’Egypte, d’un roi d’Assyrie ou même d’un roi de Lydie tel que Crésus : comme il n’a pas d’accès aux sources originales, nul document authentique ne lui transmet l’impression vive de ces choses éloignées. Il n’a pas davantage une notion claire de l’état d’esprit d’un drogman, d’un cicérone, d’un sacristain qui montre et explique son temple, d’un vieux soldat qui raconte la bataille où il s’est trouvé. Il ne sait pas toujours traduire et transposer des indications si suspectes. Il les prend telles qu’on les lui donne et ne les contrôle que dans le détail, sur tel point qui choque ses idées à lui, mais non dans leur principe et de haut. Il ne sait pas non plus que les très vieilles histoires sont d’autant moins vraisemblables qu’elles sont plus circonstanciées. C’est Éphore, le premier, au siècle d’Alexandre, qui a proclamé cette grande loi de la science historique. Thucydide l’avait probablement entrevue : Hérodote ne s’en doute pas. Quand des « savans, » c’est-à-dire des hommes à la mémoire riche en traditions, lui racontent l’origine d’une ville ou d’un temple, il n’est ni surpris ni inquiet de la précision apparente des détails qu’on lui donne. Nul instinct ne l’avertit que l’imagination populaire a passé par là. Sa critique peut porter sur un fait particulier, non sur la couleur légendaire partout répandue. Cette couleur même lui échappe : elle se confond pour lui avec la vive lumière de la réalité.

Sa philosophie, enfin, c’est-à-dire sa manière de concevoir l’ensemble des choses, est celle d’un croyant formé par les poètes et par les mystères. Au temps d’Hérodote, l’unité de la pensée grecque était rompue : d’un côté, les philosophes, les savans jetaient l’anathème aux dieux homériques ; de l’autre, la foule continuait à suivre les enseignemens des vieux poètes ; entre ces deux routes, quelques poètes, quelques esprits religieux cherchaient une voie moyenne, et, tout en retenant le plus possible l’ancienne théologie, y introduisaient, à la faveur surtout des cultes mystiques, quelques idées morales plus hautes et un sentiment plus vif. Hérodote est de ces derniers. Le fond de sa croyance lui vient directement de l’épopée. Comme il a beaucoup voyagé, il connaît une foule de dieux étrangers que les anciens poètes ne connaissaient pas et qu’Hésiode n’avait pas mis dans ses catalogues. Mais il n’en est pas embarrassé. Ces dieux nouveaux ne sont, au fond, que les mêmes dieux sous d’autres noms. Un syncrétisme large et hospitalier s’était formé de lui-même sur les confins du monde grec et du monde barbare ; Hérodote l’accueille sans hésiter : sous les dieux égyptiens ou asiatiques, il retrouve tout de suite les dieux grecs. En somme, c’est toujours l’Olympe d’Homère et d’Hésiode auquel il croit. Il faut seulement y ajouter les dieux des mystères, peu connus au temps de l’épopée, et qu’Hérodote voyait en grand honneur autour de lui. Il se fit initier aux mystères, aussi bien à ceux de Saïs, en Égypte, qu’à ceux de Samothrace, en vertu de ce syncrétisme facile qui concilie tout. Très pieux, il obéit scrupuleusement aux règles de silence qui sont imposées aux initiés, et la seule considération qui puisse lui faire taire ce qu’il sait, c’est la crainte de manquer à la discrétion religieuse. Car les dieux ne sont pas pour lui des êtres de raison relégués dans je ne sais quelle région lointaine et inaccessible. Ils sont sans cesse mêlés à la vie humaine, ils agissent sur elle par leurs oracles, par leurs apparitions, par les-miracles qu’ils accomplissent, par leur volonté providentielle, qui tourne les événemens à la fin qu’ils ont en vue. Le merveilleux est partout dans Hérodote, comme il était partout dans la vie grecque de son temps. Non qu’il accepte les yeux fermés tout récit miraculeux qu’on lui apporte : il y a des miracles qu’il admet et d’autres qu’il rejette ; mais il est difficile de voir quelles raisons le décident. S’il ne croit pas que des colombes aient parlé, il admet qu’une jument ait mis bas un lièvre. Dans les distinctions de cette sorte, il juge non par des principes généraux, mais par les inspirations d’un semi-rationalisme inconséquent et capricieux. Il y a des miracles qu’il juge inutiles : sans les nier expressément, il incline à douter ; d’autres, qu’il juge faux, mais simplement parce que la tradition qui les rapporte est suspecte, ou pour tout autre motif particulier : aucun, selon toute apparence, ne lui semble impossible a priori. Sur les oracles, en particulier, il fait quelque part une profession de foi explicite : « Je ne puis dire que les oracles soient menteurs, car je ne veux pas, en présence de ces faits, combattre leur autorité, alors qu’ils s’expriment si clairement. » Suit un oracle du devin Bakis. Puis Hérodote continue : « Voilà les faits sur lesquels Bakis s’exprimait avec tant de clarté ; nier la véracité de ses oracles, c’est ce que je n’ose faire pour mon compte, et ce que je ne puis admettre de la part de personne. » Il est à remarquer qu’Aristophane lui-même, défenseur des vieilles mœurs et qui cherchait à plaire aux Athéniens (très religieux dans leur ensemble), se moquait volontiers de ce Bakis, peu d’années après Hérodote. On voit aussi, par la forme même de la déclaration d’Hérodote, que déjà Bakis trouvait de nombreux incrédules. La profession de foi de l’historien, si explicite et si grave, n’en est que plus significative. Sa croyance n’est plus partagée universellement par ses contemporains ; le scepticisme montant commence à la battre en brèche ; mais elle résiste, et le pieux historien ne veut rien avoir d’un esprit fort.

Tel est, quant à l’essentiel, l’esprit d’Hérodote : voilà le fond d’où viennent tous ses jugemens, la source dernière qui fournit à son bon sens, à sa prudence pratique, à sa finesse, les principes généraux sur lesquels il règle ses opinions particulières. Prenons maintenant tour à tour les principaux sujets traités par Hérodote et voyons à quels résultats il arrive sur chacun d’eux.


III

Sur l’histoire ancienne de l’Orient, qui, d’ailleurs, n’était qu’une partie accessoire de son sujet, on peut caractériser d’un mot le travail d’Hérodote : il en a écrit l’histoire légendaire et populaire. « L’histoire réelle de l’Egypte, dit M. Maspero, Hérodote ne put pas la lire sur les murs où elle s’étalait encore intacte : les monumens furent, pour lui, comme un livre dont il s’amusa à regarder les images, sans savoir du texte que ce qu’on voulut bien lui en dire. On lui conta le roman de la construction des Pyramides, on lui conta le roman de Sésostris, on lui conta le roman de Rhampsinilos… — Aussi bien ne devons-nous pas trop regretter qu’il en ait été ainsi… Les monumens nous disent, ou nous diront un jour, ce que firent les Chéops, les Ramsès, les Thoutmôs du monde réel : Hérodote nous apprend ce qu’on disait d’eux dans les rues de Memphis. » De même, les monumens cunéiformes nous diront ce que firent les rois d’Assyrie. Chez Hérodote, nous apprenons simplement ce qu’on disait d’eux dans les rues de Babylone.

En ce qui concerne l’Orient plus moderne, la part de vérité est évidemment plus grande. L’histoire de Cyrus et de Crésus, celle de Darius et de Xerxès, surtout dans les parties de cette histoire qui se mêlent à celle de la Grèce, étaient plus faciles à bien connaître : le souvenir en était resté plus vivant, les légendes avaient moins déformé la réalité, et l’on peut s’en fier davantage à Hérodote ; à la condition pourtant de ne pas oublier que, dans ces siècles étrangers à la science, les légendes naissent presque en même temps que les faits auxquels elles se rapportent, et qu’Hérodote, d’autre part, hellénise toujours un peu les hommes et les choses dont il parle. Chez lui, l’histoire de Cyrus est en partie fabuleuse ; Crésus ressemble à quelqu’un des sept sages de la Grèce ; Darius et Xerxès, avec des parties qui sont bien orientales, en ont d’autres qui sont toutes grecques et tout ioniennes.

Les mêmes observations s’appliquent, dans une certaine mesure, à la manière dont Hérodote raconte les choses grecques. Pour les périodes anciennes, ce n’est pas, comme pour l’Orient, l’impossibilité de comprendre les documens qui le paralyse ; mais c’est l’absence ou, du moins, la rareté des documens ; car l’histoire grecque aussi, dans les premiers siècles, est une histoire toute poétique, assez semblable (sauf quelques points fixes et bien établis) à celle qu’il recueillait en Orient dans les sanctuaires. Avec les périodes récentes, à partir du VIe siècle et surtout des guerres médiques, les choses changent. Les témoignages contemporains se multiplient, les faits positifs sont nombreux. L’histoire d’Hérodote gagne alors singulièrement en solidité. Cependant, il importe de bien mesurer cette solidité. L’ensemble est vrai, et ce qui le prouve, c’est la clarté même du récit : les événemens, selon la juste remarque d’un historien (M. Curtius), « sont présentés par Hérodote dans une connexion si naturelle que nous pouvons le prendre pour un garant irrécusable, même alors qu’il ne nous est pas possible de contrôler son récit des guerres persiques par le rapport d’autres contemporains. » Mais si la contexture générale du récit est inattaquable, le détail est parfois sujet à caution. Il y a trop d’oracles réalisés, trop d’apparitions de héros, trop de miracles, trop de ces mots qu’on invente après coup, trop de précision dans la peinture de scènes qui n’ont pu avoir que de rares témoins. Quand on lit ces pages vives, brillantes, amusantes, on sent que le fond est vrai, mais que c’est de la vérité volant de bouche en bouche pendant deux générations, embellie et complétée par chaque narrateur, teintée de merveilleux par l’imagination populaire et recueillie par le pieux et candide historien avec plus de curiosité que de critique. C’est de l’histoire qui s’est faite toute seule et qui n’a pas encore été passée au crible. Nous sommes fort loin de Thucydide, à tous égards.

Dans les combats, ce qui attire surtout l’attention d’Hérodote, ce sont les belles actions individuelles, un acte de bravoure, un stratagème heureux. Les causes plus éloignées, mais plus profondes de la victoire ou de la défaite, la tactique adoptée, surtout l’organisation des armées en présence, n’attirent son regard que par occasion, pendant de courts instans. Dans le récit de la bataille de Platée, par exemple, il y a quelques mots instructifs sur le désordre des Perses et sur l’insuffisance de leur armement ; mais il les dit comme par mégarde. C’est de l’histoire épique et pittoresque plutôt que de l’histoire « pragmatique, » selon le mot de Polybe.

La politique aussi est plutôt saisie dans ses manifestations extérieures et finales que dans ses préparations. Sur l’influence des constitutions, à laquelle Polybe attache tant de valeur, il a quelques mots à peine çà et là. La discussion des seigneurs perses sur les trois formes de gouvernement, avant l’avènement de Darius, est un hors-d’œuvre qui ne tient à rien et qui n’explique rien ; c’est peut-être (on l’a supposé) un écho des discussions sophistiques contemporaines ; ce n’est pas une page d’histoire politique proprement dite. On ne rencontre pas davantage chez lui ces analyses pénétrantes de l’esprit des diverses cités grecques, ou ces déclarations générales mises dans la bouche d’un homme d’état marquant, qui donnent tant d’intérêt et de portée à certains discours de Thucydide. Hérodote n’a guère de ces vues d’ensemble et de haut sur les principes de la politique. En revanche, il la dessine d’un trait rapide et fin au moment même où elle agit. Thémistocle, Aristide, sont esquissés avec justesse, l’un dans son habileté peu scrupuleuse, l’autre dans son honnêteté incorruptible. Le tableau de la Grèce au moment où l’invasion de Xerxès se prépare, ces sentimens incertains, contradictoires, qui s’agitent dans les esprits, plus tard (à la veille de Salamine) les hésitations ou les arrière-pensées des peuples et des chefs, sont notés avec une sagacité clairvoyante, où il entre d’ailleurs plus d’observation morale immédiate que de véritable philosophie politique.

Hérodote a pourtant aussi sa philosophie de l’histoire ; il croit à l’existence d’une loi qui gouverne les événemens. Mais cette loi est toute religieuse : elle est plus morale que politique. C’est celle que Solon, Pindare, Eschyle, ont tant de fois exprimée : l’homme est misérable par nature ; la volonté des dieux exige qu’il reste dans-sa condition ; s’il cherche à s’élever au-dessus d’elle par l’orgueil et la violence, la « jalousie divine » l’atteint et le brise ; Hybrisr Koros et Até forment une trinité fatale ; la Némésis pèse sur l’homme. Dès le début de son livre, Hérodote fait allusion à ces révolutions surnaturelles de la destinée : son ton est grave, plein d’une mélancolie indulgente et religieuse :

Je parlerai des petites cités comme des grandes : ce qui était grand autrefois est souvent devenu petit ; ce qui est grand aujourd’hui a commencé par être faible ; aussi, connaissant les vicissitudes de la destinée humaine, je mentionnerai les unes comme les autres.

Voici, ailleurs, l’énoncé même de la loi :

La divinité frappe de sa foudre les êtres les plus grands et les empêche de s’épanouir ; les petits, au contraire, la laissent indifférente. Les hautes demeures et les arbres élevés sont surtout atteints par ses traits ; car Dieu aime à briser ce qui s’élève.


Toute faute attire à l’homme une punition, mais surtout l’orgueil, qui est la faute irrémissible. La punition méritée est inévitable. Les oracles mêmes et les présages, mal compris du coupable, le trompent et le poussent vers le châtiment qu’il cherche à fuir. Au total, tout est mené, dans les choses humaines, par la volonté divine. L’histoire est le règne des causes finales et de la Providence. Le mot même de Providence est en toutes lettres chez Hérodote. C’est une philosophie de l’histoire telle que Socrate l’aurait pu souhaiter.

On voit sans peine la beauté morale de cette conception, qui rappelle celle de Bossuet. Que les faits la vérifient souvent, ce n’est pas douteux : les conceptions métaphysiques ont presque toujours leur racine dans l’observation de la réalité. Et d’ailleurs, elle a le mérite d’être une loi, c’est-à-dire un principe d’ordre introduit dans la représentation des faits historiques. Par tous ces caractères, elle marque un progrès de l’histoire. Mais on voit aussi, sans qu’il soit besoin d’y insister, la différence qui existe entre cette philosophie et celle d’un Thucydide, par exemple, qui ne cherche pas la loi en dehors des faits, qui travaille surtout, comme Anaxagore, à découvrir les causes secondes, et, sans nier le Nοϋς ni son acte initial, se garde bien de le faire intervenir partout, parce que, pratiquement, cette explication, le plus souvent, n’explique rien.


IV

En histoire, c’est la science qui prépare les matériaux, mais c’est l’art qui les met en œuvre. Or, l’art, qui peut traduire fidèlement, peut aussi trahir. Le choix des procédés d’exposition est, en cette matière, d’une importance capitale.

lin historien est avant tout un narrateur ; la forme du récit est celle qui domine dans tous les ouvrages historiques. Littérairement, ce récit peut être plus ou moins agréable, plus ou moins pathétique, plus ou moins brillant. Au point de vue scientifique (le seul qui nous occupe en ce moment), la question est de savoir s’il donne une idée exacte de la vérité telle que l’historien l’a découverte. Presque tous les récits d’Hérodote sont charmans ; mais quelle image nous donnent-ils de la réalité ? — Beaucoup sont tels qu’un art très scrupuleux et très soucieux de la vérité pourrait les avouer sans hésitation. Mais beaucoup présentent un tout autre caractère. Dans ces derniers, les plus nombreux peut-être, en tout cas les plus curieux, l’imagination poétique est vraiment souveraine : elle mène tout le détail, sinon l’ensemble ; elle donne un corps à ce qui est flottant, des contours à ce qui est vague ; elle achève sans cesse l’inachevé, que la science pure eût laissé religieusement tel qu’elle le voyait. Faut-il en citer des exemples ? Il s’en trouve à toutes les pages d’Hérodote. Qu’on prenne au hasard l’un quelconque de ces petits récits, moitié anecdotes et moitié romans, où les personnages sont si bien en scène, agissant et causant avec tant de vivacité, de naturel, de bonne grâce : qu’est-ce que tout cela, sinon, en somme, une sorte de création de l’esprit épique, persistant à vivre ou à renaître chez le fondateur de l’histoire ? Il est clair que la mise en scène dépasse à chaque instant la donnée positive et documentaire ; ces dialogues si vifs, ce n’est pas sous la dictée des personnages que l’historien les a écrits : il les a retrouvés en lui-même, par le libre jeu de sa fantaisie créatrice, qu’il n’a pas supposée peut-être infidèle à la vérité, mais qui a refait d’instinct ce qu’elle croyait seulement rapporter. Il n’y a presque pas de discours indirects chez Hérodote. Tous les personnages sont sous nos yeux : ils parlent et nous les entendons. C’est le procédé homérique. C’est aussi le procédé de tout homme du peuple, à l’imagination naïve et forte, qui, racontant un entretien, le refait au lieu de le résumer, et le met en action devant nous. Rien de plus vif et de plus amusant ; rien de moins scientifique. Il y a là une infidélité perpétuelle du détail, une création poétique inconsciente qui caraetérise à merveille une période d’art intermédiaire où l’histoire, partie de l’Iliade et de l’Odyssée, déjà tout près de Thucydide par les dates, en est cependant séparée encore par une différence radicale d’éducation intellectuelle et presque de race.

Les discours dont nous venons de parler font partie intégrante du récit et n’ont d’ailleurs, en général, qu’une valeur anecdotique. Mais Hérodote en a d’autres qui sont d’un art plus réfléchi, et qui méritent de nous arrêter davantage : ce sont ceux qu’il emploie à faire connaître les idées générales dont il est préoccupé.

Dans toute histoire qui n’est pas une simple chronique, à côté des faits purement extérieurs, il y a l’âme même de ces faits, c’est-à-dire les intentions des acteurs, les lois qui gouvernent les événemens, enfin la vie morale tout entière. Hérodote, qui n’est plus un simple logographe, fait à toutes ces idées une largo place. Il les exprime de deux façons. D’abord, par des réflexions personnelles jetées à la rencontre. Dans l’histoire classique et grave, celle de Thucydide et de ses imitateurs, le moi de l’historien se dissimule le plus possible. Chez Hérodote, au contraire, les réflexions personnelles abondent, coupant sans cesse le récit, naïvement étalées, avec bonhomie et finesse, à la Montaigne. Cela donne à tout son livre une apparence de causerie où le fil se brise et se renoue à chaque instant. Il juge les personnes et les choses, il raisonne sur les oracles, il dit son avis sur les événemens ; s’il s’agit de phénomènes physiques, il expose ses conjectures et ses théories avec un laisser-aller très amusant : on voit que, de son temps, la science n’est pas faite ; chacun la fait pour son compte, avec son tempérament et son humeur ; c’est un sujet de causerie et de spéculation plus qu’un corps de doctrine. Bref, sur tout sujet, Hérodote est toujours prêt à se mettre en scène et à s’étendre. C’est un procédé très naïf ; scientifiquement, il a l’avantage d’être très sincère : il ne dissimule aucun doute, aucune ignorance. Mais Hérodote procède souvent aussi d’une autre façon : il dramatise ses réflexions et sa philosophie ; il les place dans la bouche de ses personnages, qu’il met en scène à sa mode ordinaire. De temps en temps, la suite du récit est suspendue ; quelques personnages de marque, Crésus et Solon, Darius et les seigneurs perses, Xerxès et Artaban, Xerxès et Démarate, occupent seuls la scène ; ils se mettent à deviser sur la politique, sur la morale, sur les lois divines qui président à la destinée ; c’est comme un intermède philosophique dans le développement des faits.

A propos d’un de ces entretiens (celui de Darius avec les seigneurs perses sur la meilleure forme de gouvernement), Hérodote va au-devant d’une critique. Le récit, sans doute, ayant paru peu croyable à quelques lecteurs, l’historien y insiste et affirme que les discours en question ont été réellement tenus. Pour s’expliquer l’affirmation d’Hérodote, il faut bien supposer que l’idée première de cet entretien lui a été fournie par le narrateur inconnu dont il a suivi l’autorité ; mais il a certainement usé lui-même d’une liberté complète dans l’exécution, et les discours des seigneurs perses portent au plus haut point la marque grecque. Ici donc, la part de vérité est fort petite, et la liberté d’invention de l’historien fort grande, pour le fond comme pour la forme. Cette conclusion s’applique à tous les autres entretiens du même genre. Les uns n’ont pu avoir de témoins qui les aient racontés ; par exemple, la délibération de Xerxès avec Mardonius et Artaban au début du VIIe livre. D’autres, entre Xerxès et Démarate, entre Xerxès et Artaban, sont évidemment, pour une large part, des inventions postérieures aux événemens. D’autres enfin sont impossibles, comme l’entretien de Crésus et de Solon, qui ne se sont jamais rencontrés. Les Grecs ont toujours aimé à mettre en rapports personnels les hommes célèbres qu’une chronologie complaisante pouvait à la rigueur rapprocher les uns des autres, par exemple Homère et Hésiode, Solon et Anacharsis, etc. Il n’est pas probable qu’Hérodote, avec la conscience qu’il avait de ses devoirs d’historien, ait inventé de toutes pièces des scènes de ce genre : il a dû en trouver le germe dans la tradition antérieure, soit écrite, soit orale. Mais, sur ces données légères et poétiques, il a librement construit de beaux développemens généraux, sans nul scrupule d’exactitude minutieuse, uniquement conduit par la beauté des idées et par le désir d’expliquer les événemens.

Le procédé était nouveau, comme au reste la pensée même d’introduire de la philosophie dans l’histoire. Mais pourquoi Hérodote, qui aime à mêler des réflexions à ses récits, ne s’est-il pas contenté de faire çà et là quelques dissertations plus longues sur des sujets généraux, au lieu de mettre ses réflexions en dialogues et en discours ? La sophistique, qui naissait alors, a pu contribuer à sa détermination. Cependant, le caractère des sophistes de ce temps est différent : ils sont surtout des dialecticiens, ce qu’Hérodote n’est nullement. Il est probable que c’est plutôt la tragédie, celle d’Eschyle et celle de Sophocle, qui a fourni à Hérodote cette mise en scène caractéristique. Quoi qu’il en soit, on démêle aisément les avantages et les inconvéniens du procédé : d’un côté, ce n’est pas assez vrai ; de l’autre, cela produit des effets puissans et dramatiques. Cette manière de faire devait enchanter l’imagination d’un peuple jeune, à peine né encore à la science et qui ne pouvait manquer de croire qu’il savait mieux quand il voyait mieux. Cela introduisait pour la première fois dans l’histoire non-seulement la philosophie, mais encore l’éloquence et l’émotion. Aussi l’exemple d’Hérodote a-t-il exercé sur les historiens qui sont venus après lui une influence décisive : par la place considérable qu’il a donnée dans ses récits à la parole, au discours général et suivi (fût-ce sous la forme habituelle du dialogue), il a frayé la voie aux harangues politiques de Thucydide et suscité indirectement les discours de tous les autres historiens anciens. Or rien n’a plus contribué que l’usage des discours à maintenir l’histoire, chez les anciens, dans cette préoccupation d’art plutôt que de science, par où elle se distingue si profondément de celle qu’écrivent les modernes. Hérodote est donc par là, comme par sa conception fondamentale de l’histoire, le vrai créateur du genre dans l’antiquité. Il ne l’est pas moins par son art de composer et d’écrire.


V

Denys d’Halicarnasse a très judicieusement mis en lumière la nouveauté de la composition chez Hérodote. Les logographes ne composaient guère : ils écrivaient les annales d’une ville ou d’un peuple. Hérodote, le premier, s’élève au-dessus de cette manière étroite et sèche. Il embrasse du regard une variété extrême de nations, de traditions orales et écrites, de faits anciens et récens. Dans cette diversité si complexe, il démêle un fait principal, une idée à laquelle tout le reste va se subordonner, celle de la lutte entre les Grecs et les Barbares depuis Crésus jusqu’à Xerxès. Par là, pour la première fois, il fait vraiment œuvre d’artiste : d’une matière informe, il tire une image vivante ; au lieu d’une chronique et d’une compilation, il compose une histoire. Entre la manière d’Hérodote et celle de ces prédécesseurs, il y a une différence analogue à celle qu’Aristote signale finement entre la composition de l’Iliade et de l’Odyssée, fondée sur une idée dramatique essentielle, et celle de toutes les Héracléides, Théséides et Perséides, dont l’unité ne consistait que dans la continuité d’une seule vie. Chez Hérodote, il y a une action ; chez ses prédécesseurs, il n’y en avait pas.

Mais cette action, d’autre part, se développe sans hâte et sans rigueur. Elle ne court pas vers le dénoûment, comme il arrive dans le drame : elle s’y achemine avec lenteur et liberté, à travers les épisodes et les digressions, comme une épopée. C’est encore une remarque d’Aristote que l’épopée, à la différence du drame, admet et aime les développemens épisodiques : l’Odyssée, après une vive entrée en matière (in médias res), revient en arrière par de longs récits rétrospectifs, enchaîne les aventures les unes aux autres et ne reprend que fort tard son cours direct et plus rapide. Hérodote fait de même : sa composition est aussi souple que solide. Le but est marqué d’avance, mais on y va d’une allure capricieuse, parmi toutes sortes de flâneries entremêlées et de curiosités incidentes. Lui-même a pleine conscience de cette liberté conteuse et pourtant réglée. Quand il s’écarte de son sujet (si bion défini au début de son livre), il ne l’ignore pas ; car il en convient expressément à plusieurs reprises, et, de même, il dit ensuite qu’il y revient. — « Mon récit, dès l’abord, s’est complu aux digressions. » — « Cette histoire est une digression, » dit-il ailleurs. Et sans cesse : — « Je reviens à mon propos. » — Il sait à merveille qu’il s’écarte, mais il ne s’en fait aucun scrupule. C’est surtout la dialectique oratoire et le drame qui ont créé dans les esprits le besoin de la logique rapide et rigoureuse : Hérodote s’en passe le mieux du monde. Il la remplace par une curiosité naïve, facilement amusée et amusante. C’est un conteur, plus voisin des vieux aèdes que des orateurs.

Le premier livre est un exemple achevé de cet art si capricieux en apparence et cependant attentif à ne jamais s’égarer tout à fait. Tout d’abord, une phrase indique le sujet : la lutte des Grecs et des Barbares. Suit une prétention, déjà un peu longue, sur les causes légendaires de cette lutte : on se croit perdu presque avant de s’être mis en route ; mais, tout à coup, on se retrouve : Hérodote a ressaisi vivement son sujet et le détermine : le vrai début de son histoire, c’est le règne de Crésus, et il insiste fortement sur cette idée. — Ici, retour en arrière : Hérodote rappelle l’histoire des prédécesseurs de Crésus ; on dirait un récit d’Ulysse chez Alcinoüs ou d’Énée chez Didon ; c’est le même ordre implexe, le même art d’enchâsser le tableau du passé dans : celui du présent. — L’histoire de Crésus continue. Près de lutter contre les Perses, il consulte les oracles et cherche des alliances, notamment à Sparte et à Athènes : digression sur ces deux cités. Reprise du récit et fin de l’histoire de Crésus, suivie d’une digression sur la Lydie. — La lutte contre les Perses a introduit Cyrus sur la scène ; longue digression, avec retour en arrière, sur Cyrus et les Perses, et, chemin faisant, descriptions épisodiques de l’Ionie et de Babylone. Enfin, l’historien revient à Cyrus et raconte sa mort chez les Massagètes.

Voilà le premier livre. Le second tout entier est une digression sur l’Egypte à propos de l’histoire de Cambyse. Une partie du quatrième est une digression sur la Scythie à propos de l’histoire de Darius. Et ainsi de suite jusqu’au bout.

Il y a pourtant une différence entre les six premiers livres et les trois derniers : dans ceux-ci, les digressions sont moins longues ; la continuité des grandes lignes est plus apparente. Conseil de Xerxès, marche des Perses jusqu’à l’Hellespont, catalogue des forces perses, reprise de la marche en avant, état de la Grèce au moment où les Barbares y arrivent, batailles des Thermopyles, de Salamine, de Platée, tous les faits principaux s’enchaînent plus nettement et plus simplement que dans les premiers livres. C’est encore une ressemblance avec l’Odyssée. Près du dénoûment, les fils épars de l’action se resserrent ; les acteurs se rapprochent les uns des autres pour la crise finale. Là encore, pourtant, l’allure reste un peu lente : c’est bien toujours le même art, moins pressé d’arriver au but et de conclure que de s’amuser aux beaux spectacles de la route.

Dans cette variété extrême, les faits sont distribués par groupes harmonieux, de juste étendue, heureusement divers par le sujet, tour à tour amusans et émouvans. Et, d’un groupe à l’autre, le passage est facile : les articulations du récit sont souples, assez marquées sans l’être trop, habilement proportionnées à l’importance du tableau qui va suivre. Parfois, quelques mots de transition suffisent ; ailleurs, comme au début du VIIe livre, l’historien conduit son lecteur à un nouvel ordre de faits par un ample exposé qui forme à l’édifice, selon le mot de Pindare, « une façade resplendissante. » Bref, il y a, dans tout cet art, bien de la finesse et de l’habileté instinctive.

Cette composition d’Hérodote ne ressemble à aucune autre. Avant lui, l’art de composer n’existait pas. Après lui, sous l’influence de la rhétorique, il sera tout autre, plus rapide et plus concentré. Chez lui, un dernier reflet de l’épopée colore et égaie l’histoire. Les Athéniens, qui aimaient tant Homère, durent goûter beaucoup Hérodote, malgré la rhétorique et la sophistique alors naissantes. C’est un grand charme, aujourd’hui encore, de se laisser ainsi porter sur ce beau fleuve sinueux, au cours un peu lent, aux courbes agréablement variées, aux nombreux affluens qu’on remonte tour à tour et qu’on visite. On ne va pas vite et droit au terme du voyage. On ne fait pas non plus une reconnaissance complète et méthodique du pays. Mais on rencontre de belles échappées de vues, de frais paysages, et, parfois, des images lointaines et un peu vagues de hautes cités très anciennes et très étranges. On voyage moins en savant qu’en curieux ; mais on observe, et l’on finit par arriver au but avec une idée juste du pays, acquise sans effort, dans un amusement continu de l’imagination.


VI

Le style d’Hérodote n’était pas une moindre nouveauté. — D’abord, il était personnel. Les logographes ioniens avaient écrit d’une manière agréable, mais plutôt avec les qualités de leur temps et de leur pays qu’avec une véritable originalité ; ils différaient peu les uns des autres ; c’étaient chez tous la même clarté simple, la même netteté un peu sèche, la même naïveté parfois gracieuse. Avec Hérodote, on vit pour la première fois le style de l’histoire porter la marque d’un génie original. — De plus, il produisait une impression de beauté inconnue jusque-là. Hérodote est le premier écrivain qui ait donné à la Grèce, selon le mot de Denys d’Halicarnasse, l’idée qu’une belle phrase en prose pouvait valoir un beau vers. Le philosophe Héraclite mériterait peut-être une part de cet éloge ; mais la philosophie s’adressait à de rares lecteurs, et, d’ailleurs, Héraclite était obscur. L’histoire était bien plus accessible. Grâce à Hérodote, elle eut l’honneur de produire, avant la philosophie, le premier chef-d’œuvre incontesté de la prose grecque. — Denys, dans la fin de la même phrase, énumère avec plus de précision les mérites particuliers au style d’Hérodote : la douceur insinuante, le charme exquis, toutes les qualités les plus grandes et les plus brillantes, « excepté celles qui conviennent aux luttes oratoires » : à la naïveté de ses prédécesseurs il unit une noblesse et une grandeur toutes nouvelles ; ce qu’il n’a pas, c’est la dialectique âpre et passionnée, la véhémence vigoureuse d’un Thucydide ou d’un Démosthène. C’est le jugement de tous les anciens : l’un le compare à Homère ; un autre l’appelle « très homérique ; » Quintilien vante la douceur pure et abondante de son style, son habileté à exprimer les sentimens tempérés. Tout contribue chez lui à produire cette impression : mouvement de la phrase, choix des mots, dialecte même ; et elle subsiste, quelle que soit la forme de composition qu’il mette en œuvre, aussi bien dans les discours ou entretiens que dans les récits proprement dits.

Hérodote écrit en dialecte ionien. C’était le dialecte alors en usage à Halicarnasse, sa patrie, et l’exemple de ses prédécesseurs en avait d’ailleurs consacré l’emploi dans les ouvrages historiques. L’ionien, chez Hérodote, est plein de voyelles brèves, qui, soit à la fin, soit dans le corps des mots, se rencontrent sans cesse : il y en a même beaucoup plus que chez Homère, dont le langage est mêlé sans doute d’éolismes. Ces nombreuses voyelles donnaient à l’ionien beaucoup de douceur et de grâce naïve. On louait ces qualités chez les logographes comme chez Hérodote. Mais l’ionien d’Hérodote n’était pas tout à fait le même que celui de ses prédécesseurs : il y mêlait, dit-on, quelques élémens empruntés à d’autres sources. Il était naturel qu’Hérodote, nourri de lectures fort diverses, écrivant pour toute la Grèce, avec des préoccupations d’art inconnues à ses devanciers, restât moins strictement fidèle au dialecte local et se crût autorisé à ne pas garder au même degré l’accent du terroir. Les poètes faisaient ainsi ; or l’un des mérites d’Hérodote fut de donner à la prose grecque quelques-uns des privilèges de la poésie.

Dans le choix des mots également, ce qui domino, c’est la simplicité et la clarté, mais relevées parfois de noblesse et de poésie. Hérodote appelle les choses par leur nom ; il ne cherche pas plus qu’Homère le mot général pour éviter le mot familier ou bas. Il ne crée pas de termes abstraits et subtils comme Thucydide : la précision de la langue courante lui suffit. Il n’a pas davantage de ces mots composés, de ces épithètes pittoresques, neuves, hardies, qu’aimaient et que prodiguaient les poètes lyriques, ni de ces synonymes accumulés par lesquels une prose qui débute cherche quelquefois à se donner les apparences de la richesse et de l’ampleur. Sa simplicité est si parfaite, si naturelle, qu’il est beaucoup plus facile de dire ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est. Pour la définir, nous avons dû l’opposer à autre chose qu’elle-même. Et pourtant, ce vocabulaire habituellement si simple prend parfois de la grandeur : il l’emprunte naïvement à l’emploi de quelques vieux mots consacrés par la langue religieuse ou par l’épopée, ou à l’imitation de certaines formules qui rappellent Homère.

Mais c’est surtout la phrase d’Hérodote, par la souplesse et la variété de son allure, qui exprime le mouvement propre de sa pensée et le tour personnel de ses sentimens. On sait la distinction essentielle que les anciens établissaient entre l’élocution périodique et celle où les idées sont simplement liées comme par un fil. La période est une construction forte et logique, qui rassemble, et concentre les idées secondaires autour de l’idée principale dans l’unité d’une phrase coulée d’un seul jet. L’autre manière de parler est la forme naïve et ancienne : c’est aussi celle d’Hérodote, qui aligne des idées les unes à côté des autres en se bornant à les relier par des particules très simples ou par des répétitions de mots un peu gauches. Très souvent ses phrases sont courtes. Quelquefois, cependant, elles sont longues ; mais elles ne sont pas pour cela périodiques, car les différens membres de ces longues phrases sont simplement juxtaposés, pour ainsi dire, et l’on pourrait s’arrêter ici ou là sans difficulté : rien, dans la structure de l’ensemble, n’oblige l’esprit à courir d’un seul élan jusqu’au bout. Cette manière d’écrire donne au style un abandon qui a beaucoup de charme, surtout quand des rythmes cachés, presque poétiques, ajoutent à la douceur de ce mouvement la sensation obscure d’une sorte de musique.

Dans le détail même de chaque phrase, il y a, chez Hérodote, peu de ces inversions qui soudent, en quelque sorte, les mots ensemble : l’ordre suivi est très souvent l’ordre analytique du français, qui a l’air, en grec, de délier les parties de la phrase et de les égrener. Point d’oppositions symétriques à la façon de Thucydide ; rien qui sente l’effort logique de la pensée pour combiner et construire. Denys d’Halicarnasse s’est amusé à modifier légèrement une phrase d’Hérodote pour lui donner l’air d’une phrase de Thucydide : il n’a eu, pour opérer cette sorte de transposition, qu’à y introduire un peu plus de symétrie logique et quelques inversions ; aussitôt, l’air d’abandon gracieux disparaît et fait place à une rigueur plus oratoire.

Même caractère général dans la suite et le courant du discours. De petites phrases mises les unes à côté des autres peuvent donner des impressions très différentes selon le rythme général qui les anime. Chez tel ou tel de nos écrivains français, cette manière d’écrire est vive et pressée, ou agile avec grâce, ou impérieuse et forte. Chez Hérodote, elle est souple et un peu flottante, sujette parfois aux digressions (comme la composition de tout l’ouvrage), gracieuse et facile avec quelque mollesse, mais capable aussi d’émotion et de grandeur selon les circonstances. Le ton qui domine est celui d’une bonhomie familière et simple ; alors, le mouvement du style a beaucoup de laisser-aller. Ailleurs, le ton s’élève ; un accent religieux, parfois mélancolique, s’y fait entendre ; le rythme de la phrase traduit aussitôt cette émotion : l’élocution devient sentencieuse ; chaque membre de phrase, pareil à un oracle, tombe avec une sonorité monotone et grave. Quand on lit un morceau de ce genre, on se rappelle le mot de Denys, et l’on songe à Homère ou à Solon. Voilà ce qu’on ne trouvait pas chez les logographes et ce qui fait qu’Hérodote est un grand écrivain. Mais, d’ordinaire, cette élévation dure peu : le souffle est court et peu soutenu ; l’imagination, facilement distraite (comme celle d’un enfant), vole d’un objet à l’autre, et la phrase, ainsi que la pensée, recommence à se dérouler librement, capricieuse et flottante.

Il est aisé de voir à quels emplois ce style se prête de préférence, et dans quelle mesure ; Il n’est pas oratoire. Hérodote, sans doute, a de nombreux discours dans son histoire, et quelques-uns sont justement regardés comme fort beaux ; mais la beauté en est plus poétique et lyrique que proprement oratoire, et c’est avec raison que les anciens nomment Thucydide comme l’historien qui sut le premier composer de vrais discours, de vraies démégories. L’éloquence vit surtout de dialectique et de passion. Or, Hérodote n’est ni passionné ni dialecticien. Il n’a pas cette rigueur qui décompose les idées, qui les enchaîne, qui construit de longs raisonnemens et qui tend à son but avec une persévérance inflexible, ni cette passion opiniâtre qui enflamme la dialectique de l’orateur. Ce sont là les qualités d’un art très mûr, très viril, très savant aussi ; car elles ne s’acquièrent que par la réflexion et l’exercice prolongé. Hérodote, qui a pu voir les premiers rhéteurs, n’a pas été leur disciple. Il n’a point fait sa rhétorique. C’est encore un poète, un conteur, à qui manque la rude discipline de l’école.

Son heureux génie trouvait dans les récits un emploi mieux approprié. Sans doute, si l’on demande avant tout à un récit historique la rigueur de la composition, la proportion exacte des parties, l’analyse profonde des causes, la suite rapide des effets, le pathétique sévère et dramatique qui résulte à la fois de la force des détails et du mouvement de l’ensemble, c’est à Thucydide qu’il faut s’adresser. De même qu’Hérodote ne sait pas construire une période, il ne sait pas toujours non plus subordonner, dans le tableau des faits, l’accessoire à l’essentiel, ou négliger de parti-pris ce qui n’est que divertissant. Il se laisse mener par sa curiosité, vive, mobile, capricieuse, souvent plus semblable à celle d’un enfant qu’à celle d’un philosophe ou d’un savant. Il n’a pas encore l’art des simplifications résolues. Mais si l’on consent à se laisser charmer par des qualités plus aimables et moins puissantes, on trouvera chez Hérodote une foule de narrations qui sont des chefs-d’œuvre : et d’abord, tous ces petits récits courts, anecdotiques et romanesques dont son livre fourmille. Qu’on prenne l’un d’eux au hasard ; par exemple, ce joli conte par lequel Hérodote prétend expliquer pourquoi Darius voulut soumettre les Péoniens. C’est une légende populaire, saisie au vol, avec des tours de phrase à la Perrault, et, sur une donnée naïvement rusée, un mouvement de récit doux, gracieux, un peu traînant :


Il y avait une fois deux Péoniens, Pigrès et Mantyès, qui, après le retour de Darius en Asie, voulant devenir rois de Péonie, vinrent à Sardes, amenant avec eux leur sœur, qui était grande et belle. Ayant observé le moment où Darius allait siéger comme juge dans le faubourg, ils firent la chose suivante. Ils parèrent leur sœur de leur mieux, puis l’envoyèrent à la rivière avec un vase sur la tête, le bras passé dans le licol d’un cheval qu’elle conduisait, et filant sa quenouille. En passant devant Darius, elle attira son attention ; car ni en Perse ni en Lydie, les femmes ne faisaient de la sorte, non plus qu’en aucun lieu de l’Asie. Le roi donc, l’ayant remarquée, envoya quelques-uns de ses gardes pour observer ce qu’elle ferait du cheval. Les gardes la suivirent. Elle, arrivée au bord de l’eau, abreuva d’abord le cheval, puis, quand il eut bu, remplit d’eau son vase et reprit enfin sa route, ayant toujours le vase sur la tête, la bride du cheval à son bras et sa quenouille à la main. Darius, étonné du rapport de ses gardes et de ce qu’il avait vu lui-même, commanda qu’on la lui amenât en sa présence. Quand elle eut été amenée, ses frères, qui avaient tout observé à quelque distance, s’approchèrent incontinent. Et comme Darius demandait le nom de son pays, les jeunes gens répondirent qu’ils étaient Péoniens et qu’elle était leur sœur. Le roi voulut alors savoir quelle sorte d’hommes étaient les Péoniens, où ils vivaient, et pourquoi ceux-ci étaient venus à Sardes. Ils répondirent qu’ils étaient venus pour se donner à lui ; que, pour la Péonie, c’était un pays avec des villes, sur le bord du Strymon ; que le Strymon était voisin de l’Hellespont, et qu’ils descendaient des Teucriens de Troie. Ils dirent tout cela en détail, et le roi demanda si toutes les femmes de chez eux étaient aussi travailleuses que leur sœur. Ils s’empressèrent de répondre affirmativement ; et c’était justement pour cela qu’ils avaient tout conduit de la sorte. Aussitôt Darius envoya des ordres à Mégabyze, qu’il avait laissé en Thrace à la tête des troupes, pour lui enjoindre d’expulser les Péoniens de leur pays et de les lui envoyer avec leurs femmes et leurs enfans.


S’il s’agit encore de tracer un tableau vaste, mais plutôt pittoresque et amusant dans le détail que fortement composé, l’imagination d’Hérodote y excelle. Par exemple, l’énumération de toutes les troupes qui forment l’armée de Xerxès, avec leurs costumes bizarres et l’étrange variété de leur armement, est un morceau d’un vif intérêt ; il semble qu’on assiste à ce prodigieux défilé de peuples où apparaissent successivement, à côté des Perses et des Mèdes, coiffés de leurs tiares et de leurs mitres, les Éthiopiens, couverts de peaux de lions, et qui, pour le combat, se blanchissent la moitié du corps avec du plâtre tandis qu’ils peignent l’autre de vermillon ; puis les Lydiens, presque pareils à des Grecs ; les Caspiens, vêtus de poils de chèvre ; les Chalybiens, dont les casques de cuivre sont ornés d’oreilles et de cornes pareilles à celles des bœufs ; et cent autres nations qui font de cette armée comme un échantillon bariolé de toute la barbarie asiatique et africaine prête à se ruer sur la Grèce. Tout cela est vivement peint, à la fois net et coloré.

Mais comment l’historien se tirera-t-il d’un de ces grands récits de batailles, si complexes, et où la nature même des choses semble exiger du narrateur un coup d’œil aussi large que précis, avec la faculté de sentir pour son propre compte la dramatique émotion des faits et de nous la communiquer ? Les grandes batailles d’Hérodote ressemblent encore à des contes ; contes héroïques et charmans, mais où le détail tient parfois trop de place, où la hiérarchie des faits n’est pas très exactement observée, où le mouvement général est sujet à se ralentir par des épisodes plus amusans que nécessaires, où l’émotion, toujours sincère, semble parfois superficielle ; ajoutons pourtant que la poésie, sans cesse, y jette un rayon, et qu’ils ont ce charme rare d’exposer simplement de très grandes choses. Si l’on compare le récit de la bataille de Salamine dans les Perses d’Eschyle et dans Hérodote, la différence est frappante. La narration d’Hérodote est plus circonstanciée, plus amusante (ce mot revient toujours, quoi qu’on fasse, quand on parle d’Hérodote) : elle contient des oracles, des anecdotes, des épisodes pittoresques. Mais c’est dans le récit d’Eschyle qu’on trouve surtout, avec la netteté des grandes lignes, le pathétique sobre et le mouvement. D’où vient qu’Hérodote, écrivant après Eschyle, n’a pas gardé ces qualités en y joignant les siennes ? C’est d’abord qu’il est Ionien, et que les qualités d’Eschyle sont surtout attiques ; mais c’est ensuite qu’il écrit en prose, et que la prose n’exalte pas encore toutes les facultés de l’esprit comme le fait la poésie : elle n’a pas encore le souffle et elle ne l’aura qu’après Gorgias et Antiphon, avec Thucydide. Le récit de la bataille de Marathon est plus lié, plus composé. La marche des événemens y est claire et sensible. On voit d’abord les divisions des généraux, puis le vote final et les derniers préparatifs : les Athéniens s’élancent en courant ; les principales péripéties de la lutte sont indiquées d’un trait net et simple. La victoire est gagnée. Suit le tableau du retour, l’histoire du bouclier des Alcméonides, puis l’énumération des trophées, des morts illustres, des miracles enfin qui ont accompagné la bataille. Tout ce récit est beau : il est cependant assez différent de celui qu’un historien plus moderne aurait retracé des mêmes faits. D’abord, on ne comprend pas bien ce qu’est devenue la cavalerie perse pendant le combat, ni comment le rembarquement des vaincus a pu se faire devant les Athéniens victorieux : un Polybe eût raconté les opérations militaires avec plus de précision. Un Thucydide, d’autre part, y eût mis plus d’éloquence et moins d’anecdotes, plus de stratégie et moins de miracles. En revanche, Hérodote a répandu sur toute la scène une sorte de grandeur religieuse et je ne sais quelle naïveté héroïque dont le charme est pénétrant.


L’apparition du livre d’Hérodote est, dans l’histoire de la littérature grecque, un fait capital. Comme il est le premier chef-d’œuvre de la prose grecque, on peut dire qu’il ouvre une période ; mais surtout il marque la fin d’un âge. Effleuré déjà d’un premier rayon de l’atticisme, il appartient cependant encore à la période de l’équilibre des races et de l’indépendance littéraire des dialectes grecs ; il est un fruit de la civilisation ionienne : c’est le plus beau fruit de cette civilisation finissante, et c’en est presque le dernier. Déjà l’atticisme règne au théâtre : il va bientôt régner aussi dans l’éloquence, dans l’histoire, dans la philosophie, amenant partout avec lui des qualités plus viriles et plus fortes. Par le goût des recherches, par l’ampleur de la composition, par l’art d’écrire, Hérodote annonce l’épanouissement prochain de l’histoire savante et éloquente ; mais la manière dont se manifestent chez lui ces qualités rappelle aussi les logographes et les poètes. L’antiquité n’offrira plus un second exemple de cette histoire encore toute engagée, pour ainsi dire, dans l’épopée ; de cette histoire populaire et vivante, écho de la parole à la fois naïve et conteuse d’un âge qui n’a rien encore de « livresque ; » elle ne reverra plus ce mélange extraordinaire de curiosité scientifique, d’imagination romanesque, de bonhomie, de finesse avisée, de piété candide ; elle n’entendra plus cette parole douce, coulante, amie des beaux récits, exempte de hâte et de passion, tour à tour familière et grave, et si délicieusement naturelle. Avec Hérodote, la croissance de l’art historique grec est terminée : ce n’est point encore la pleine maturité, mais c’est déjà « l’aimable jeunesse, » comme disait Homère, la jeunesse avec toutes ses grâces et dans sa première fleur.


ALFRED CROISET.