Héroïsme et Trahison/La famine à Québec en 1755

Typographie de C. Darveau (p. 31-73).


DEUXIÈME PARTIE



TRAITRES ET BRAVES



1755-1759



la famine à québec en 1755


Un froid intense faisait craqueter la neige sous les pas rapides des piétons qui, dans la nuit du vingt-quatre décembre mil sept cent cinquante-cinq, se dirigeaient, renfrognés dans leurs fourrures, vers la cathédrale de Québec.

La cloche du beffroi rendait un son mat et sec qu’étouffait encore une épaisse couche de neige dont les millions de parcelles cristalines scintillaient comme autant de vers luisants ; tandis que la lumière pâle de la lune estompait les larges ombres de la cathédrale sur la grande place de l’église.

Chacun se hâtait. Car la bise mordait les joues rougies des femmes sous la capuce de leurs pelisses, et les bons bourgeois sentaient leur barbe frimasser rapidement par suite d’une respiration fréquente que doublait leur marche précipitée.

Puis, si l’on allait si vite, n’était-ce pas aussi pour arriver plus tôt à l’église, toute illuminée depuis la grande porte jusqu’à l’autel, en l’honneur de l’Enfant-Dieu ?

Ces derniers tintements de la cloche, se mêlant aux grincements de la corde que le froid avait raidie et qui gémissait là-haut en frottant l’une des parois du clocher, annonçait l’approche du service divin.

Déjà même on pouvait entendre du dehors le refrain joyeux de l’un de ces vieux noëls que nous ont légués nos pères de France, et que nous conservons précieusement. Aussi frappait-on vite du pied le parvis de l’église pour y secouer la neige amassée durant la marche ; car on entendait du dehors les fraîches voix de jeunes enfants de chœur qui chantaient, à pleins poumons :

« Ça, bergers, assemblons-nous. »

La pesante porte de chêne venait de se refermer sur le dernier des arrivants, quand elle fut rouverte pour donner passage à un vieillard et à une petite fille, qui avaient dû refouler le courant des fidèles pour sortir ainsi de l’église au moment même où presque toute la population de la ville y entrait.

Comme il lui avait fallu jouer quelque peu des coudes pour se frayer un passage, l’homme importun, cause de ce dérangement imprévu, avait arraché des murmures aux vieilles dévotes agenouillées dans la grande allée ; et celles-ci, qui égrenaient leur chapelet, ne s’étaient déplacées qu’en marmottant une menace entrecoupée d’un lambeau d’Ave.

L’homme et l’enfant qui le suivait s’étaient rendus des premiers à l’église.

Ils s’étaient avancés vers l’autel pour s’agenouiller le plus près possible d’une crèche tout ornée de fleurs où reposait un petit Jésus de cire, dont la vue faisait ouvrir bien grands les yeux des bambins qui avaient arraché des parents la permission d’assister à la messe de minuit.

Il y avait à peine quelques minutes qu’ils étaient arrivés, lorsque la petite fille, dont la figure pâlie par la misère prenait des tons de marbre blanc à la lumière des cierges, se pencha vers le vieillard aux habits duquel elle se retint en disant d’une voix faible :

— Oh ! que j’ai faim, mon papa ! Tu m’avais dit, pourtant, que l’enfant Jésus nous voudrait bien donner du pain !

L’homme n’avait pas répondu. Mais il s’était tourne vers sa fille, et avait jeté sur elle un long regard de tendresse douloureuse ; puis un frisson nerveux avait passé sur sa figure, et l’on avait pu voir deux grosses larmes glisser sur ses joues hâves pour aller se perdre dans ses longues moustaches grises.

Et prenant la petite fille par la main, il s’était relevé péniblement pour sortir du saint lieu.

Chacun les regardait.

Le vieillard, manchot du bras droit, était fièrement drapé dans une vieille capote militaire usée jusqu’à la corde, mais dont les déchirures, cicatrices du temps, soigneusement recousues, annonçait la dignité en lutte avec l’indigence. La croix de l’ordre de Saint-Louis brillait sur sa poitrine.

Quant à la petite fille, une légère robe d’été que recouvrait, en guise de pelisse, un reste d’habit d’officier, dont certains vestiges des parements de couleurs trahissaient la glorieuse origine, revêtait à moitié son corps grêle et transi de froid.

Ses méchants bas, trop souvent ravaudés, laissaient voir, par de nombreux accrocs que l’aiguille avait vainement voulu refermer, les frêles jambes de la petite, toutes bleuies par la gelée ; pendant que les souliers, privés de leurs boucles, semblaient se complaire à mettre en contact avec la neige les mignons pieds qu’ils auraient dû si soigneusement protéger.

C’était une courte mais navrante histoire que celle de leur misère.

Vieux débris des guerres occasionnées par les successions d’Espagne et d’Autriche, M. de Rochebrune avait émigré au Canada, où il avait été d’abord enseigne, puis lieutenant d’une compagnie de la marine, à venir jusqu’à l’été de 1755.

C’était un pauvre officier de fortune. Il n’avait pour tout bien qu’une petite rente qui venait de s’éteindre par la mort de sa femme. Or, comme le faisait remarquer M. Doreil dans une lettre du 20 octobre 1758, adressée au ministre de la guerre, le maréchal de Belle-Isle, il était presque impossible à un lieutenant dont le traitement n’était que de cent quinze livres par mois de ne pas mourir de faim, vu la disette qui sévissait dans la colonie. On s’imaginera donc sans peine que le vieux gentilhomme et sa fille se trouvaient dans une gêne extrême depuis la mort de Mme de Rochebrune, arrivée en 1748.

Le vieil officier vécut ainsi tant bien que mal jusqu'à l’été de 1755, pendant lequel il perdit le bras droit à la glorieuse bataille de la Monongahéla, où huit cents Canadiens et sauvages remportèrent une victoire complète sur les douze cents hommes commandés par Braddock.

Rendu invalide par ce dernier malheur, M. de Rochebrune se vit obligé de quitter l’armée et fut mis à sa demi-solde vers la fin de l’été de l’année 1755.

Depuis quelques mois cependant, une grande famine sévissait à Québec, par suite des malversations et du pillage éhonté auxquels se livraient l’intendant Bigot et ses amis Péan, Deschenaux, Cadet, et autres fonctionnaires-vautours de cette trempe.

« On s’arrachait le pain à la porte des boulangers. » dit l’auteur des Mémoires sur les affaires du Canada depuis 1749 jusqu’à 1760.[1] « On voyait souvent les mères déplorer de n’en avoir pas assez pour donner à leurs enfants, et courir à l’intendant Bigot, implorer son secours et son autorité. Tout était inutile ; il était assiégé d’un nombre d’adulateurs qui ne pouvaient comprendre, au sortir des abondants et délicats repas qu’ils venaient de prendre chez lui, comment on pouvait mourir de faim. »

On paya intégralement au vieil officier ses deux premiers mois de pension.

Mais lorsqu’au commencement d’octobre, il alla chez M. Péan, capitaine et aide-major des troupes de la marine, pour toucher sa demi-solde, on lui en fit attendre le paiement jusqu’à la fin du mois.

Puis, on ne lui donna plus rien.

C’est alors que la misère força la porte de l’invalide.

Trop fier pour demander un secours que de plus riches compagnons d’armes lui auraient octroyé avec plaisir, M. de Rochehrune voulut cacher sa pauvreté, ferma sa porte à tous, et ne sortit plus que pour faire quelques tentatives auprès des commis de Péan, lesquels, de concert avec leur maître, et intéressés comme lui au pillage des deniers du roi, surent toujours éconduire l’officier en retraite avec de menteuses promesses.

Il essaya bien alors de faire parvenir ses plaintes jusqu’à Bigot, mais il en fut empêché par le secrétaire de l’intendant, Deschenaux, qui, du reste, était probablement de connivence avec son maître.

« L’impitoyable Deschenaux, toujours alerte, dit l’auteur du Mémoire déjà cité, écartait tout ce qui pouvait nuire ; on s’enquérait, avant de faire parler à l’intendant, de ce que l’on voulait lui dire ; les bonnes gens avouaient le sujet pour lequel ils venaient ; alors on les faisait parler à Deschenaux, qui commençait par les maltraiter et les menaçait de les faire mettre en prison. S’ils persistaient de vouloir parler à l’intendant, il allait le prévenir et les dépeignait comme des rebelles ; on les faisait approcher, on n’écoutait point leurs raisons, on les maltraitait, et ils se trouvaient encore heureux de n’être point emprisonnés ; en sorte que personne n’osait se plaindre. »

Aussi, quel ne dut pas être le désespoir du vieux militaire, le soir où il rentra chez lui, après sa dernière et infructueuse démarche auprès des indignes fonctionnaires devant lesquels tremblaient presque tous les honnêtes gens du pays !

On était rendu au quinzième jour de décembre.

L’hiver s’annonçait rigoureux, et le bois manquai complètement au logis. La famine avait porté les vivres à un prix excessif dans la ville, et c’est à peine s’il restait à M. de Rochebrune un écu sur le dernier paiement qu’il avait touché.

La petite Berthe, sa fille unique, âgée de treize ans, avait d’autant plus froid, dans cette maison dont le foyer désert attendait vainement la visite du feu, qu’elle manquait tout-à-fait de ces bons vêtements que les mères attentives tirent de la profonde armoire au linge, alors que les enfants joyeux veulent aller s’ébattre sur la première bordée de neige que nous apportent les brouillards de novembre.

Berthe avait, le printemps précédent, donné ses vêtements d’hiver, un peu passés, à une petite pauvresse. La demoiselle de Rochebrune ne se doutait pas que l’hiver suivant la verrait aussi dénuée de tout que cette mendiante qu’elle secourait alors.

Le père et la fille vécurent, du douze au vingt décembre, de petites provisions que M. de Rochebrune s’était procurées avec la minime somme qui lui restait ; le premier, osant à peine prendre, chaque jour, deux ou trois bouchées de pain sec, afin de permettre à sa petite Berthe de satisfaire un peu son appétit.

Lorsque l’enfant remarquait l’extrême frugalité de son père, celui-ci répondait que son âge et le soin de sa santé ne lui permettaient pas de faire aucun excès de bonne chère, et que ce sévère régime lui allait bien mieux.

Pour preuve, il prenait Berthe sur ses genoux et la faisait sauter en chantant. Mais lorsqu’il sentait les mains froidies de son enfant glacer les siennes, les larmes lui montaient aux yeux, et il se détournait pour pleurer sans être vu.

Le matin de la vingtième journée de décembre, le malheureux père s’aperçut qu’il ne restait plus que quelques sols, juste assez pour suffire à la nourriture de Berthe durant trois ou quatre jours.

— Je jeûnerai complètement, se dit-il.

Et lorsque l’enfant cassait, le matin, de ses doigts gourds, le morceau de pain qui représentait son déjeûner, son père lui affirmait que, s’étant levé avant elle, il l’avait aussi devancée pour prendre son premier repas.

Quand arrivait le midi, le vétéran disait n’avoir pas faim à cette heure de la journée.

Et comme Berthe était au lit quand il rentrait le soir, il était censé souper seul.

Le matin de la veille de Noël, Berthe n’eut pas assez de pain pour son déjeûner. Elle en demanda d’autre. Il n’en restait plus !

Le père, qui la regardait manger, laissa tomber sa tête sur la table où il était accoudé, et pleura.

L’héroïque vieillard n’avait pas pris autre chose que de l’eau froide depuis quatre jours !

L’enfant vint entourer de ses petits bras le cou de son père, et lui demanda pardon, en l’embrassant, de lui avoir causé de la peine.

Les sanglots du vieillard redoublèrent, puis il tomba dans un état d’extrême prostration.

Quand les forces lui revinrent un peu, il vit que sa fille, endormie par le froid et la faim, s’était assoupie sur ses genoux. Il la déposa bien doucement dans son petit lit tout glacé, la recouvrit avec soin, et reprit sa place auprès de la table.

Les tiraillements aigus de la faim montaient maintenant de l’estomac au cerveau du vieillard exténué, et la lièvre des hallucinations se mit à faire tournoyer sa pensée comme une roue sous son crâne.

Il lui vint d’abord un désir de suicide, qu’un reste de raison, dont la lueur brillait encore dans un recoin de sa tête, lui fit repousser aussitôt.

Ce fut ensuite une idée de vengeance qui succéda à la première. Et les noms de Bigot, de Deschenaux et de Péan passaient sur ses lèvres avec de sanglants reproches et d’affreuses menaces.

Enfin le sommeil le prit et il s’endormit a son tour.

L’infortuné ne rêva que collations, petits soupers et festins.

Les plats les plus succulents et les plus variés passaient en songe devant lui, dans une procession fantastique et interminable. Ce n’étaient que jambons rosés, chapons gras, dindonneaux truffés, perdrix rôties à la broche et pâtés de venaison, que suivaient en foule compacte les crèmes, les conserves, les gelées et les fruits variés du dessert ; le tout suivi d’une formidable arrière-garde de vins de choix.

En un mot, tout ce que la vengeance d’une faim non-satisfaite peut inventer pour torturer le cerveau d’un homme affamé.

Des plaintes étouffées le tirèrent de cette délirante hallucination.

Mais il fut quelque temps à se remettre et à comprendre d’où venaient ces gémissements.

C’était Berthe qui sanglotait sur son lit où elle se tenait à demi-agenouillée.

M. de Rochebrune se leva ; mais ses jambes fléchirent sous lui, et si la table n’avait été à la portée immédiate de sa main, il serait tombé.

— Qu’as-tu donc, mon enfant ? lui demanda M. de Rochebrune, qui se dirigea en tâtonnant vers le lit.

Car la nuit était venue, et quelques pâles rayons de lune éclairaient seuls l’appartement.

— J’ai faim, mon papa, et mon lit est hier froid ! répondit l’enfant au milieu de ses pleurs.

— Mon Dien ! s’écria le pauvre père, accablez-moi de tout votre courroux, mais au nom de votre infinie miséricorde, prenez pitié de mon enfant !

Soudain, le son joyeux des cloches de la cathédrale et des communautés de la ville répondit à cette douloureuse exclamation.

Le vieillard se ressouvint que le lendemain était Noël, et que ce gai carillon appelait maintenant les fidèles à la messe de minuit.

— Habille-toi, dit-il à Berthe. Nous irons à la messe, et le bon Dieu que nous prierons voudra, sans doute, nous donner ce que nous refusent les hommes.

Et tous deux, grelottant dans la nuit, s’étaient rendus à l’église.

On a vu qu’ils en sortirent bientôt.

Quand ils eurent fait quelques pas dans la rue de la Fabrique, le vieillard s’arrêta.

Où donc aller à cette heure avancée ?

La cathédrale, la chapelle du Séminaire et l’église des Jésuites étaient bien illuminées ; mais comment aller troubler les fidèles en prières, pour leur demander du secours ?

On ne voyait pas de lumières dans les maisons qui avoisinaient la grande place. Et d’ailleurs, la seule idée d’aumône réveillait toutes les susceptibilités du vieux gentilhomme.

Un geste de désespoir lui lit porter la main à son front. Dans ce mouvement, il rencontra sous ses doigts la croix d’or qu’il devait à son courage.

— Oh ! mais comment n’y ai je pas pensé plus tôt ? s’écria-t-il. Ne me reste-t-il pas encore ma croix ? Mon Dieu ! aurais-je jamais pu m’imaginer qu’il me faudrait un jour trafiquer cet insigne d’honneur ! N’importe, viens, Berthe, tu auras du pain cette nuit ! Allons à l’intendance, où j’échangerai à la Friponne, contre quelques vivres, ma croix de Saint-Louis ! Clavery, le garde-magasin, veille peut être encore, occupé à compter les profits de sa journée ! Les Québecquois appelaient la Friponne une maison de commerce établie par Bigot, près de L’intendance, dans le but de s’attirer tout le négoce et surtout de fournir les magasins du roi.

« L’intendant envoyait tous les ans à la cour L’état de ce qui était nécessaire pour l’année suivante : il pouvait diminuer à son gré la quantité à demander, qui d’ailleurs, par les circonstances, n’était jamais suffisante, et que souvent on amoindrissait. Ce magasin se trouvait justement fourni de ce qui manquait à celui du roi ; alors on n’avait plus recours, comme auparavant, aux négociants, et par là, on les réduisit à un simple détail.

On trouva encore le moyen de fournir plusieurs fois la même marchandise au roi, et toujours de la lui faire acheter plus cher. »

M. de Rochebrune et Berthe se remirent à marcher.

Après avoir descendu la rue de la Fabrique, ils s’engagèrent dans la rue Saint-Jean, qu’ils laissèrent bientôt pour entrer dans la rue des pauvres ou du palais.

Leur ombre, grêle et allongée, que la lumière et l’inclinaison de la lune faisaient se dessiner derrière eux, sur la neige, semblait le spectre de la faim qui s’acharnait à les suivre.

Ils allèrent ainsi vers la porte du palais, le père chancelant à chaque pas et l’enfant pâmée de froid. Cette porte conduisait au palais de l’intendant, qui s’élevait sur le terrain maintenant occupé en grande partie par des usines, et dans le voisinage immédiat de la rivière Saint-Charles.

Pour retracer l’origine du palais des intendants, il faut presque reculer à un siècle de distance de l’époque où remonte ce récit, c’est-à-dire au temps où l’administration vigoureuse et éclairée de M. Talon donnait un si bel essor à la prospérité naissante de la Nouvelle-France.

Celui-ci, dans le dessein d’établir une brasserie à Québec, avait fait élever, sur les bords de la rivière Saint-Charles, des constructions qui devinrent ensuite, avec des additions et des embellissements considérables, la résidence des intendants français.

Le palais se nommait ainsi parce que le conseil supérieur s’y assemblait. Un incendie le dévora complètement dans la nuit du cinq janvier 1713. M. Bégon et sa jeune femme, qui l’habitaient alors, n’eurent que le temps de s’échapper en robes de chambre et perdirent, dans ce désastre, tous leurs effets mobiliers.

Charlevoix nous apprend, par la description qu’il fait, en 1720 du nouvel édifice, que l’ancien était bâti sur la rue, très-près du cap, et qu’il n’avait pas d’avant-cour.

Le palais fut encore réduit en cendres en 1726, et construit de nouveau.

C’est dans ce dernier que Bigot demeurait. On y arrivait par une grande porte cochère dont les ruines étaient visibles, il n’y a pas longtemps encore, dans la rue Saint-Valier. L’entrée se trouvait du côté du cap et des fortifications qui, en cet endroit, bornaient la vue.

Au fond de l’avant-cour s’étendait le palais, grand pavillon à deux étages, dont les deux extrémités débordaient de quelques pieds. Un perron à double rampe conduisait à la porte d’entrée, au-dessus de laquelle grinçait la girouette d’un clocheton qui s’élevait sur le milieu de la toiture.

Les magasins du roi se trouvaient sur la cour, à droite, et la prison derrière.

Les cuisines s’élevaient sur la gauche. Et, coïncidence singulière, la cheminée, qui subsiste encore, sert aujourd’hui à l’immense fonderie de M. George Bisset. Ainsi les mêmes pierres qui virent autrefois rôtir les perdreaux des intendants français se rougissent maintenant au contact de la fonte ardente d’un industriel anglais.

De l’autre côté, la vue s’étendait sur un grand parc, puis sur la rivière Saint-Charles et plus loin sur les Laurentides qui bornent au loin l’horizon.

De toutes ces magnificences, il ne reste plus que des murailles en ruines, et qui ne s’élèvent pas plus haut que le rez de chaussée. Le lecteur curieux les pourra voir en arrière de la brasserie de M. Boswell et des usines de M. Bisset.

Quand M. de Rochebrune et Berthe eurent dépassé la porte de la ville, le palais leur apparut éclairé depuis les cuisines jusqu’au salon. Chaque fenêtre, à partir du rez de-chaussée jusqu’aux mansardes, jetait des flots de lumière sur le blanc tapis de neige qui recouvrait le jardin et les cours.

C’est qu’il y avait grand gala chez M. l’intendant Bigot.

— Oui ! murmura le vétéran, tandis que ces vauriens se réjouissent là-bas, les honnêtes gens meurent de faim ?

Et ce fut en grommelant qu’il descendit la côte qui menait droit au palais.

La porte cochère en était restée grande ouverte pour les invités.

Le vieillard et sa fille entrèrent dans la cour ; obliquant à droite, ils prirent le chemin des magasins du roi.

Autant la façade du palais était resplendissante de lumières, autant celle des bâtisses consacrées au commerce était sombre.

Le viel officier frappa vainement aux portes ; il n’entendit pour toute réponse que les aboiements furieux d’un dogue que l’on y enfermait chaque soir pour la garde des marchandises.

Ce chien était plus fidèle que ceux qu’il servait.

— Il ne me fallait plus que ce dernier coup du sort pour m’achever ! s’écria le malheureux en se rongeant les poings. Oh ! s’il faut que d’honnêtes gens meurent de faim cette nuit, ce ne sera pas du moins avant que j’aie flétri de ma dernière malédiction les misérables qui en sont la cause !

Surexcité par une fièvre atroce qu’éperonnait encore une faim délirante, M. de Rochebrune se dirigea à pas précipités vers la grande entrée du palais.

Les domestiques avaient assez à faire ailleurs, et la soirée se trouvait en outre trop avancée pour qu’il fût besoin d’un valet qui annonçât les invités, maintenant au complet ; aussi personne ne gardait la porte.

M. de Rochebrune l’ouvrit et entra.

Somptueux devait être l’intérieur de la résidence d’un homme tel que Bigot, qui avait apporté de France ces goûts de luxe, de bien-être et de mollesse qui distinguèrent le règne du roi Louis XV.

L’histoire et la tradition, d’ailleurs, sont là pour nous prouver que M. l’intendant du roi sembla chercher à imiter en tout son superbe souverain.

Aussi pouvons-nous avancer sans crainte que le coup-d’œil présenté par les salons de l’intendant, le soir du vingt-quatre décembre 1755, était des plus ravissants.

Les flots de lumière jetés par mille bougies dont la flamme scintille en gerbes multicolores sur le cristal des lustres, éclairent superbement les lambris dorés, les tapisseries luxueuses, pendant que de hautes glaces semblent doubler en nombre un riche mobilier d’acajou que l’esprit du temps a chargé d’une profusion surannée de ciselures et de reliefs.

Enfin, sur un moelleux tapis de Turquie, où les souliers à boucle s’enfoncent et disparaissent presqu’entièrement, s’agitent et se croisent de nombreux invités dont les brillants costumes sont en harmonie avec les somptuosités qui les entourent.

Entre tous, M. l’intendant se faisait remarquer autant par la coupe gracieuse et la richesse de ses habits, que par l’urbanité de ses manières.

Il portait un habit de satin aurore, à très-larges basques et â revers étroits lisérés d’or. Ce brillant justaucorps laissait voir une veste de satin blanc, par l’échancrure de laquelle s’échappait une cravate de mousseline dont les bouts très-longs pendaient par devant, sur des cascades de dentelle qui tombaient de la chemise.

La culotte, de même étoffe que l’habit, descendait en serrant la jambe jusqu’au dessous du genoux ; là, elle s’arrêtait retenue par de petites boucles en or, et recouvrait le bas bien étiré.

Des souliers à talon, attachés par des boucles d’or, emprisonnaient ses pieds.

Quant à ses cheveux roux, ils étaient poudrés à blanc, relevés et frisés sur le front et les tempes, pour venir se perdre en arrière dans une bourse de taffetas noir.

Une épée de parade, à poignée d’ivoire ornée de pierreries, relevait par derrière les basques de son justaucorps.

Mais la nature avait gratifié M. Bigot d’un défaut terrible, puisque, disent les intéressants mémoires de M. de Graspé, Bigot était punais ! Aussi parfumait-il à outrance et sa personne et ses habits, afin de rendre son approche tolérable aux intimes.

François Bigot était d’une famille de Guyenne, illustre dans la robe. Nommé d’abord commissaire à Louisbourg, où il se distingua tout de suite par cet éminent esprit de calcul qui lui fit toujours accorder ses préférences à la soustraction, il avait été élevé plus tard à l’emploi d’intendant de la Nouvelle-France, qu’il occupait depuis quelques années au moment où nous le présentons au lecteur.

Il pouvait avoir trente-cinq ans. Donc d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une figure sympathique où se lisait pourtant une expression de rase et d’astuce aussitôt qu’il parlait d’affaires, tranchant du grand seigneur par ses manières courtoises et sa prodigalité, Bigot avait su se faire un grand nombre d’amis.

Porté par tempérament aux excès qui caractérisent l’époque de Louis XV, sa fièvre de jouissance dont l’incessante satisfaction exigeait un revenu dix fois plus considérable que ses ressources personnelles et ses appointements, lui fit bientôt rejeter le masque d’honnête homme dont la nature l’avait doué. Alors, il se montra tel qu’il était réellement, c’est-à-dire le plus effronté pillard que jamais roi de France ait eu pour fermier-général ou pour intendant.

Afin de voiler un peu ses exactions, il sut inviter ses subordonnés et leurs commis au silence, et leur inspira des goûts de luxe qu’ils ne pouvaient satisfaire qu’en imitant ses propres malversations.

L’on croira sans peine que ses amis et complices formaient non-seulement la grande majorité, mais même la totalité de ses hôtes. Car les honnêtes gens de Québec fréquentaient peu Bigot, déjà suspect à cette époque.

Après le maître, celui qui par ses saillies se faisait le plus valoir était le secrétaire de l’intendant, Brassard Deschenaux. Il était fils d’un cordonnier de Québec. Les mémoires de l’époque nous le montrent comme un homme laborieux et de beaucoup d’esprit, mais d’un caractère rampant. Il avait une envie si démesurée d’amasser de la fortune, que son proverbe ordinaire était de dire : « qu’il en prendrait jusque sur les autels. »

Puis l’on voyait le sieur Cadet, fils d’un boucher. Protégé par Deschenaux, qui avait eu occasion de reconnaître son esprit intrigant, par l’entremise de M. Hocquart, prédécesseur de Bigot à l’intendance, Cadet, qui dans sa jeunesse avait gardé les animaux d’un habitant de Charlesbourg, remplissait maintenant les fonctions de munitionnaire-général.

Venaient ensuite le contrôleur de la marine, Bréard, qui, de très-pauvre qu’il était lors de sa venue au Canada, s’en retourna extrêmement riche ; puis le sieur Estèbe, garde-magasin du roi à Québec, et son commis Clavery, préposé, comme on l’a vu, à l’administration de la Friponne.

Enfin, c’était Jean Corpron, l’associé et le commis de Cadet, que ses coquineries avaient lait chasser de chez plusieurs négociants dont il était l’employé, et bien d’autres fonctionnaires de même acabit et dont l’histoire n’a pas jugé à propos de nous conserver les noms.

Le plus laid et le moins spirituel de toute cette société d’intrigants, c’était sans contredit l’aide-major des troupes de la marine, Michel-Jean-Hugues Péan.

Quant à Mme Péan, sa femme, elle éclipsait toutes les autres femmes auxquelles la faveur, plus encore que le rang, avait, ce soir-là, ouvert les portes du salon de l’intendance.

L’on avait apporté des tables de jeu autour desquelles s’étaient placés ceux qui voulaient tenter la fortune.

À l’exception de Mme Péan qui suivait le jeu avec intérêt, les autres dames, raides, guindées et la figure vermillonnée, se tenaient assises à l’écart.

Quelques invités, dont les habitudes de froid négoce se refusaient aux hasards du tapis vert, causaient avec elles, en chiffonnant d’une main distraite la dentelle de leur jabot ; tandis que certaines dames s’amusaient beaucoup de la contenance gauche de l’ex-bouvier Cadet, qui ne savait que faire de son petit tricorne galonné que l’étiquette ordonnait de porter sous le bras.

L’un des plus joyeux joueurs était sans contredit Bigot. Et pourtant, il était d’une malchance désespérante, pendant que la fortune favorisait Péan qui restait froid ou ne faisait entendre qu’un rire sec lorsqu’on le complimentait sur le monceau d’or qui allait toujours s’entassant devant lui.

— Vingt deux en pique, dit Bigot.

— Vingt-sept en cœur, répondit Péan qui étala son jeu.

Vous gagnez, repartit nonchalamment Bigot, tandit que Péan tirait à lui deux jointées de pièces d’or avec un petit mouvement de langue qui lui était familier, quand lui réussissait une opération monétaire.

— Vous devez avoir devant vous une vingtaine de mille francs, reprit à quelques moments de là Bigot. Si vous le voulez bien, Péan, nous les jourons d’un seul coup.

Il faut en finir ; car je m’aperçois, dit-il en se retournant vers les femmes retirées à l’écart, que ces dames qui ne jouent point s’ennuient de ne pas danser.

Un imperceptible mouvement nerveux plissa le front de Péan.

C’était bien dommage, en effet, pour un homme âpre au gain, d’avoir à risquer une si forte somme d’un seul coup. Mais enfin, sous peine de passer pour un ladre, il lui fallait s’exécuter.

— C’est bien, dit-il en faisant les jeux, pendant que les autres joueurs plus timorés abandonnaient la partie et se penchaient vers la table, pour mieux voir l’intéressante tournée de cartes qui allait suivre.

— Trente en trèfle, dit Bigot avec insouciance.

— Trente-et-un en cœur répondit Péan d’une voix émue.

— Deschenaux, reprit l’intendant qui savait perdre en grand seigneur[2] et sans sourciller, vous compterez demain vingt mille francs à M. l’aide-major.

On enleva les tables de jeu.

— Ne disiez-vous pas tantôt, Bréard, dit Bigot en se dirigeant vers les dames, que les bourgeois se plaignent hautement de la taxe que nous leur avons imposée pour l’entretien des casernes ?

— Oui, monsieur. Il en est même qui ne se contentent pas de murmurer, mais qui menacent.

— Ah ! bah ! qu’importe, pourvu qu’ils payent !

Cette répétition du fameux mot de Mazarin eut un succès fou, et fit rire aux éclats les courtisans de Bigot.

— Oui ! riez, messieurs ! répondit comme un écho une voix vibrante qui partit de l’extrémité de l’appartement.

Les femmes se retournèrent avec effroi, les hommes avec surprise.

Et tous aperçurent à la porte du salon un vieillard qui semblait plutôt un spectre, avec ses joues hâves et ses yeux creusés par la misère.

Derrière lui apparaissait la tête curieuse d’une pâle enfant, dont les grands yeux noirs regardaient avec autant de timidité que d’étonnement cette brillante réunion.

C’étaient M. de Rochebrune et sa fille, que le peu de lumière produit par l’éloignement des lustres ne permettait pas de reconnaître à l’endroit reculé où ils se trouvaient tous deux.

— Allez ! continua le vieux militaire d’une voix puissante qui avait plus d’une fois dominé le tumulte des batailles, gaudissez-vous, valets infidèles, car le maître est loin et le peuple, que vous volez sans merci, courbe la tête ! Allons ! plus de vergogne, vous êtes ici tout puissants et le pillage amène l’orgie ! Il fait si bon, n’est-ce pas, pour des roués de votre espèce, s’enivrer à table alors que la famine règne sur la ville entière ! Certes, je conçois que ce raffinement réveille même l’appétit d’un estomac blasé !

« Prenez garde pourtant, mes maîtres ; car de l’escroquerie à la trahison, il n’y a qu’un pas à faire ! Et si le voleur risque au moins sa réputation, l’autre joue sa tête.

« Écoutez ! continua le vieillard, comme saisi d’une subite inspiration. L’ennemi s’avance…… j’entends au loin le bruit de son avant-garde qui franchit la frontière…… Manquant de vivres et de munitions, nos soldats inférieurs en nombre, retraitent pour la première fois l’Anglais les suit…… il s’approche…… il arrive…… et je vois ses bataillons serrés entourer nos murailles…… Bien, le milicien, le paysan disputent avec acharnement à l’étranger le sol de la patrie…… La victoire va peut-être couronner leur courage…… Mais non ! des hommes éhontés se sont dit : « Le moment est venu d’éteindre le bruit causé par nos exactions sous le fracas de la chute du pays que nous avons si mal administré…. Entendons-nous avec l’Anglais…… » Et guidés par un traître, je vois nos ennemis tant de fois vaincus, surprendre et écraser nos frères ! Honte et malheur ! Ce traître, c’est par vous qu’il sera soudoyé !

« Oh ! puisse la malédiction d’un vieillard mourant et première victime de vos brigandages, stigmatiser votre mémoire, et, spectre funèbre, escorter votre agonie au passage de l’éternité ! »

Stupéfiés par cette brusque apparition subjugués par cette voix tonnante qui leur jetait si hardiment leurs méfaits à la face, tous, maîtres, femmes et valetaille, avaient écouté sans pouvoir interrompre.

Bigot fut le premier à recouvrer ses esprits.

— Allons ! marauds ! cria-t il aux valets ébahis, ne mettrez-vous pas ce fou furieux à la porte !

— Arrière ! manants ! dit Rochebrune, qui retraversa lentement l’anti-chambre et sortit du palais, suivi de loin par les domestiques qui n’osaient se rapprocher de lui.

Lorsque le plus hardi d’entre eux sortit sa tête au dehors, par la porte entrebaillée, il vit le vieillard chanceler et s’abattre lourdement sur le dernier degré du perron.

— Au diable le vieux fou ! s’écria le valet en refermant la porte, qu’il s’empressa cette fois déverrouiller au dedans.

— A-t-on jamais vu pareille impudence ! murmuraient les invités.

— Bah ! ce n’est rien, repartit Bigot. Seulement j’aurai soin désormais de placer le lieu de nos réunions hors des approches de pareils maroufles. Allons ! mesdames, je crois qu’un peu de danse vous remettra. Violons ! une gavotte !

Et tandis que les premiers accords de l’air demandé roulaient sous les hauts plafonds de la salle, l’intendant offrait le bras à Mme Péan, avec laquelle il ouvrit le bal.

Quelques instants plus tard, à voir l’entrain des hommes et la coquetterie des femmes, on n’aurait jamais cru que la colère et l’effroi venaient de faire trembler cette foule enivrée maintenant de musique et de danse.

Cependant, un homme de cœur se mourait en ce moment de froid et d’inanition sur les degrés du palais.

À peine avait-il mis le pied hors de l’intendance, que cette exaltation fébrile, qui avait un instant rendu ses forces à M. de Rochebrune, l’abandonna complètement.

Saisi par le froid au sortir de la chaude atmosphère qui régnait dans le palais, il se sentit aussitôt faiblir. Ses pieds glissèrent sur la neige durcie ; il tomba.

Quelque peu ranimé par les cris que jeta Berthe en voyant sa chute, il voulut se relever ; mais ses forces brisées lui refusèrent leur secours, et sa tête retomba lourdement sur le seuil.

L’enfant s’agenouilla près de lui dans la neige, entoura de ses pauvres petits bras le cou du vieillard, et esseya vainement de relever son père.

Mais voyant que ses efforts étaient inutiles :

— Viens t’en, papa, dit-elle en sanglottant, j’ai peur ! Allons-nous-en chez nous, où du moins il ne fait pas si froid qu’ici.

Le malheureux, aidé tant soit peu par son enfant, se souleva la tête.

Tout à coup, ses yeux gardèrent une effrayante fixité ; puis il parut tendre l’oreille à la bise qui courait en sifflant sur la neige, comme pour mieux entendre un bruit lointain.

— Écoute ! enfant, dit-il d’une voix sourde.

En effet, on entendait comme des voix plaintives qui pleuraient dans la nuit.

Ces sons lugubres venaient de la rivière Saint-Charles, qui, de l’autre côté de l’intendance, arrosait les jardins du palais.

C’était le souffle du vent de nord se mêlant au bruit des flots qui gémissaient en se brisant sur les glaçons de la grève.

Au même instant, les notes sémillantes d’un air de danse partirent de l’intérieur en joyeuses fusées de trilles, et vinrent déchirer l’oreille des deux infortunés comme un ironique éclat de rire.

— Oh ! les traîtres infâmes !… grommela le vieil officier que le délire étreignait. Ils nous livrent à l’ennemi !… Entendez-vous, soldats ?… Sus à eux ! Apprêtez armes !… Joue !… Feu !…

Sa tête retomba sur la pierre.

L’engourdissement causé par le froid passa de ses membres au cerveau, et il s’endormit.

Mais ce sommeil, c’était celui de la mort qui venait de fermer à jamais les paupières du brave.

La petite Berthe pleura longtemps ; et, après d’inutiles efforts pour réveiller son père qu’elle croyait endormi, le froid la gagna tellement à son tour qu’elle glissa sur le cadavre du vieillard, et resta sans mouvement……………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le bal était fini et chaudement drapés dans leurs fourrures, les invités de M. l’intendant venaient de prendre congé de leur hôte.

Celui-ci donnait le bras à Mme Péan. Il la voulait reconduire jusqu’à sa voiture.

En ce moment, la jeune femme poussa un cri terrible.

Elle venait de mettre le pied sur le cadavre de M. Rochebrune.

— Valets ! des flambeaux ! cria l’intendant.

Aussitôt des domestiques sortirent avec des torches.

— Encore cet homme ! dit Bigot, qui s’était penché sur le corps inanimé.

Attirés par les cris et par la lumière, de braves bourgeois de Saint-Roch, qui revenaient de la messe de minuit et s’en retournaient chez eux, entrèrent dans la cour du palais et s’approchèrent du groupe sur lequel la flamme des torches, agitée par le vent, jetait d’étranges et vacillantes lueurs.

L’un des valets mit la main sur la poitrine de M. Rochebrune.

— Le vieux est bien mort ! dit-il.

— Tant mieux pour lui, grommela Bigot, car cet homme était gênant !

— Mais la petite fille vit, continua le domestique. Elle respire encore.

— Oh ! la pauvrette ! dit un homme du peuple en se penchant vers Berthe qu’il enleva dans ses bras, je ne suis pas riche, mais il ne sera jamais dit que Jean Lavigueur aura laissé périr de froid une créature du bon Dieu.

Il perça la foule et s’éloigna avec l’enfant.

— Mon Dieu ! dit Mme Péan, que Bigot déposa dans sa voiture, mon Dieu ! je ne dormirai pas de la nuit, c’est bien sûr !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


  1. Ce Mémoire, publié on 1838 par la Société Historique de Québec, abonde en renseignements sur cette sombre époque de notre histoire. Pour m’exempter de le citer trop souvent, je dirai tout de suite que j’y ai puisé presque tout ; les détails qui concernent Bigot et ses complices.
  2. L’histoire nous dit que pendant que les pauvres gens crevaient de faim dans les rues de Québec, il se faisait chez Bigot un jeu d’enfer, et que l’intendant perdit deux cent mille francs dans une seule saison.