Hérat et l’Angleterre

Anonyme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 918-929).
HERAT ET L’ANGLETERRE

A SIR H. RAWLINSON.


Mon cher sir Henry,

Un khan afghan, le serdar Y..., que vous avez peut-être vu à Candahar et que j’ai beaucoup connu à Téhéran, m’a écrit une longue lettre où je trouve un passage qui vous concerne particulièrement. En parlant des affaires de Caboul, il dit : « Le général Roberts personnifie aux yeux des Afghans la vengeance implacable du conquérant. Le sang de nos martyrs nous séparera à jamais de lui. Rawlinson-Saheb serait l’homme qu’il nous faut. Il jouit dans tout l’Afghanistan d’une réputation légendaire. Il est ami des Afghans et il sait respecter l’Islam. La facilité avec laquelle cette fois encore les Anglais ont pu se maintenir à Candahar est due en grande partie aux souvenirs de justice et de sagesse que ce profond orientaliste a laissés parmi nous. Si l’on veut ramener les esprits et établir un ordre durable, qu’on nous envoie Rawlinson-Saheb. »

En voulant vous transmettre le sentiment de ce vieillard afghan, ma pensée s’est naturellement reportée vers les affaires de l’Afghanistan, et je me suis trouvé de nouveau en face de cette question d’Hérat qui a toujours été un des tourmens de mon esprit. Le seul nom d’Hérat résume aujourd’hui toutes les difficultés de la situation, et je vois avec plaisir qu’il n’y a pas un Anglais qui ne se juge complètement édifié sur cette question. Pour moi, je dois avouer franchement que, malgré toute ma bonne volonté, malgré toutes mes recherches, je n’ai jamais pu saisir le vrai sens de la politique anglaise par rapport à cette longue et malheureuse affaire d’Hérat. Comme l’intérêt de la question grandit chaque jour, et comme vous êtes aujourd’hui l’autorité la mieux reconnue en toutes ces matières, je m’adresse à vos lumières pour avoir les éclaircissemens qu’il m’a été impossible de trouver ailleurs.

Dans cette question d’Hérat, voici d’abord les faits historiques qui se présentent à mon esprit.

Sans remonter aux temps antiques où tout l’Afghanistan était une des provinces centrales de la Perse, en nous reportant seulement au siècle dernier, nous voyons que sous la dynastie des Séfévis et pendant le règne de Nadir-Schah, Hérat et presque tout l’Afghanistan étaient sous tous les rapports aussi persans que n’importe quelle province actuelle de la Perse.

Après le cataclysme qui a suivi le règne de Nadir-Schah, la dynastie actuelle des Chadjars s’est mise à reconstituer la monarchie persane, en reconquérant une à une les différentes provinces qui étaient tombées entre les mains d’aventuriers plus ou moins heureux.

Dans cette œuvre de reconstitution nationale, la pacification du Khorassan a été la partie la plus difficile. Il a fallu y envoyer plusieurs armées et prendre presque toutes ses forteresses par des sièges réguliers. Après la soumission générale de cette vaste province, il y a quarante ans, la seule ville qui gardât encore une certaine velléité d’indépendance, c’était Hérat. La ville était au pouvoir d’un prince afghan; Mohammed-Schah, le père du schah actuel, marcha contre lui, à la tête d’une forte armée. A l’approche du schah, le prince afghan, homme faible et déjà abruti par l’abus du hachich, s’empressa de demander la paix.

On commençait à négocier lorsqu’on vit tout à coup des agens anglais se jeter entre Hérat et l’armée persane, encourageant les assiégés à la résistance et invitant le schah à lever le siège. Cette intervention inattendue de l’Angleterre parut au gouvernement du schah d’autant plus inexplicable que c’était l’Angleterre elle-même qui, au commencement de ce siècle, avait fortement poussé la Perse à entreprendre une expédition contre l’Afghanistan ; mais ce fait historique et mille autres raisons furent en vain invoqués : la résistance de la ville se prolongea, l’Angleterre rompit les relations diplomatiques, déclara la guerre à la Perse, et le schah fut obligé d’abandonner le siège.

L’expédition avait coûté des sacrifices énormes. Le but qu’on y poursuivait était bien autrement important que la satisfaction de reconquérir une ancienne ville de l’empire. Il s’agissait d’une question vitale pour la Perse.

Ce point généralement inconnu demande quelques explications. À cette époque, l’Angleterre comme toute l’Europe ignorait ce qu’étaient les Turcomans. Mais pour la Perse, alors comme aujourd’hui, c’étaient les plus terribles fléaux qui aient jamais désolé notre malheureux pays. Ces barbares nomades, comme on le sait maintenant, occupent une longue étendue du territoire persan; ils ont devant eux tout notre Khorassan et derrière eux un désert immense. Livrés à l’anarchie la plus complète, ils se sont fait une sorte de religion et des mœurs qui ont fait d’eux la race la plus antihumaine de toute l’Asie. Ils ont voué une haine implacable à tous leurs voisins. Leur seule institution sociale, c’est le brigandage. Aussi chez eux, hommes, femmes, enfans, chevaux et chameaux, tout est formé pour servir à cet unique objet de leur affreuse existence. Ils ont particulièrement réussi à produire en grande quantité des chevaux incomparables pour la rapidité de leur course et pour les longues privations qu’ils peuvent supporter dans le désert. Doués d’un tempérament de fer, ayant développé la passion d’aventure jusqu’à la rage, ces hordes ont transformé tous ces pays en un vaste champ de meurtres, de pillage et de guerre continuelle. Mais ce qui est le plus horrible, c’est que non-seulement ils pillent ce qu’ils trouvent, non-seulement ils détruisent ce qu’ils peuvent, mais ils enlèvent les habitans de nos provinces et ils les réduisent à un esclavage dont les horreurs n’ont pas d’exemple dans les annales de la barbarie humaine. Les supplices qu’ils ont inventés pour torturer les esclaves persans feraient frémir l’Europe.

Quant au nombre des esclaves, je n’oserais le dire, l’Europe ne m’en croirait pas. Ce qui est pourtant certain, c’est que plus d’un million de Persans appartenant à toutes les classes : militaires, commerçans, poètes, prêtres, nobles, et jusqu’à des membres de la famille royale, ont été enlevés ainsi et vendus dans les bazars du Turkestan comme des bêtes de somme. Il y eut des années où l’on trouvait en Turkestan une colonie permanente de plus de deux cent mille esclaves persans. Dans nos provinces de Khorassan et d’Asterabad, des districts et des villes entières ont été complètement anéantis. Nous n’avons pas besoin de dire que la première préoccupation du gouvernement persan a été de chercher par tous les moyens à délivrer nos provinces de ces horribles calamités. Malheureusement ses efforts ont été impuissans. Le mal a été pour nous insaisissable. Chaque année, régulièrement, plusieurs expéditions ont été dirigées sur différens points. Mais où trouver les Turcomans, et comment les soumettre? Vous avancez, ils reculent; vous poursuivez, ils s’enfoncent dans le désert; repoussés sur un point, ils vous attaquent sur vingt autres ; une tribu détruite, une autre vient la remplacer. Négocier la paix, faire un arrangement quelconque : comment et avec qui ?

Il n’y a là ni un chef, ni une ombre d’autorité; pendant qu’une tribu vaincue se soumet et livre des otages, des bandes de brigands sortant de cette même tribu coupent vos communications et vous forcent à recommencer ce que vous croyiez fini. Dans cette lutte sans fin, plusieurs armées persanes ont été anéanties; la Perse s’est épuisée vainement; rien n’a pu détruire le mal.

Pour atteindre le mal, il n’y a qu’un seul moyen, c’est d’aller à Merv. Merv, qui a été la capitale du Khorassan, est aujourd’hui en ruines. Les tribus Tekkés, les plus redoutables parmi les Turcomans, en ont fait le centre de leur brigandage ; appuyées sur cette oasis fertile, elles poussent leurs déprédations du côté de Khorassan et d’Hérat aussi loin qu’elles le peuvent. Elles sont sûres de trouver à Merv un refuge inattaquable.

Merv nous appartient : nous l’avons occupée souvent, mais dans les conditions actuelles, nous y maintenir est au-dessus de nos forces. Un impraticable désert nous en sépare, et le maintien de nos communications, dans ce désert, au milieu de ces hordes, offre pour nous des difficultés invincibles.

Pour aller à Merv d’une manière sûre et s’y maintenir dans des conditions stables, il n’y a pour nous qu’un seul moyen, c’est de posséder Hérat, Hérat nous conduit à Merv à travers un pays fertile, offrant toutes les facilités au passage d’une armée. Pour dominer Merv, nous sommes donc obligés de posséder Hérat. Voilà pour nous toute la question d’Hérat. Pour nous, Hérat c’est l’occupation de Merv; c’est la soumission des Turcomans; c’est la délivrance du Khorassan; c’est pour la Perse le commencement d’une vie possible.

Et maintenant qu’on se figure quels durent être la colère et le désespoir de la Perse, lorsque l’Angleterre força Mohammed-Schah de lever le siège d’Hérat !

L’Angleterre n’avait aucun droit, aucune raison pour exiger de nous un tel sacrifice; aussi la Perse ne s’y est-elle résignée qu’après les plus vives protestations. Elle n’a laissé passer aucune occasion de revendiquer hautement ses droits sur Hérat. Elle a même assiégé et conquis une seconde fois cette ville. Dans plusieurs autres circonstances, les autorités d’Hérat, en l’absence même de toute intervention persane, ont proclamé spontanément la souveraineté de la Perse ! Mais tout a été inutile. L’Angleterre nous a déclaré une seconde fois la guerre et nous a forcés de nouveau d’abandonner Hérat. Cette fois-ci le déchirement a été profond. La perte de Hérat a laissé au cœur de la Perse une blessure que rien n’a pu faire disparaître. Aussi dans toutes les classes de la société, dans n’importe quelle partie de la Perse, vous entendrez ce gémissement :

« L’Angleterre est une amie qui nous a accablés de maux. Elle a détruit notre Khorassan; elle a condamné la Perse à une ruine inévitable. Elle est entrée chez nous, en nous assurant qu’elle venait soutenir notre indépendance, et elle nous enlève Hérat sans laquelle il nous est impossible de vivre. Hérat est une de nos anciennes capitales; toutes les fois qu’il y a eu au monde une Perse, Hérat a fait partie intégrante de cette Perse. De quel droit donc l’Angleterre, cette amie de notre indépendance, vient-elle nous disputer une ville que l’histoire, la religion, la géographie, la conquête, le vœu spontané de ses habitans, proclament une possession indispensable à l’existence de la Perse ?

Si cette conduite de l’Angleterre s’appelle amitié et justice, que deviendrions-nous si cette amitié allait s’étendre jusqu’à Kerman et Mesched? Et puis comment expliquer que ce peuple anglais, qui fait tant pour supprimer la traite des noirs, trouve juste de livrer chaque année une partie de la nation persane au plus horrible esclavage ? »

Que répond l’Angleterre à tous ces griefs? Le droit! il est évident qu’elle ne peut l’invoquer, car ce serait une honte d’opposer à toutes ces réclamations de la Perse je ne sais quel droit d’un peuple étranger venant de l’autre bout du monde, n’ayant jamais eu aucune relation avec Hérat, où, après quarante ans d’efforts, il n’a pu faire entrer même un simple voyageur anglais. Mais, à défaut de droit, l’Angleterre a contre nous une raison péremptoire, c’est son intérêt. A travers beaucoup de formules diplomatiques, qu’au commencement nous avions de la peine à comprendre, elle a fini par nous déclarer nettement que son intérêt ne veut pas qu’Hérat appartienne à la Perse.

Quoique beaucoup de mes compatriotes se sentent encore incapables de saisir le vrai sens de cet argument de l’Angleterre, mon intelligence déjà suffisamment dérouillée par mes longues relations avec l’Europe, n’éprouve plus aucune difficulté à comprendre cette grande raison de la politique anglaise, et non-seulement je la comprends sans peine, mais je m’incline devant elle avec respect.

Et voici mon explication : L’Angleterre a été un des plus puissans foyers de la liberté du monde. Elle est aujourd’hui le principal facteur de la civilisation de l’Asie. Son empire indien est un bienfait providentiel. Le voisinage de cet empire est une des meilleures garanties de notre indépendance. La grandeur de l’Angleterre est une nécessité pour le monde entier. Si donc le sacrifice d’Hérat est nécessaire aux destinées de l’Angleterre, périsse Hérat, périsse le Khorassan et que la puissance britannique demeure pour la liberté et le progrès du monde!

Mais c’est bien le moins que l’on puisse faire pour notre abnégation, si l’on tient à ce qu’elle soit loyale et sincère, que de lui démontrer que l’intérêt de l’Angleterre exige que la Perse renonce à la possession d’Hérat. Quel serait le mal si Hérat était à la Perse? et quel profit a trouvé l’Angleterre à nous enlever cette ville pour la livrer aux Afghans de Caboul? Il doit y avoir évidemment des raisons fort graves pour qu’on ait poursuivi avec tant de persistance une politique si désastreuse pour nous. Voici les seules explications qu’après bien des recherches j’ai pu recueillir, soit dans vos documens officiels, soit de la bouche même de vos hommes d’état.

On me dit d’abord que si Hérat appartenait à la Perse, la Russie y établirait des agens consulaires qui y entretiendraient un foyer d’intrigues nuisibles aux intérêts de l’Angleterre.

Le mal me paraît grand, en effet; mais en quoi les intrigues russes seraient-elles plus nuisibles à Hérat qu’à Mesched ou à Samarcande? Quel est ce mal redoutable que le consul russe pourrait faire d’Hérat, et qu’il ne saurait faire de Mesched? Il est vrai que cette dernière ville est séparée d’Hérat d’une cinquantaine de lieues, mais cette différence de quelques lieues serait-elle un avantage assez grand pour justifier deux guerres et rendre nécessaire la continuation de ces atrocités qui ont presque anéanti notre Khorassan et transformé la Perse, votre alliée naturelle, en un vaste champ de ruines?

Vos hommes politiques, pressés sur ce point, reproduisent, sous une autre forme, la même réponse. Ils nous disent que, si la Perse possédait Hérat, ce serait comme si Hérat appartenait à la Russie? Et pourquoi, s’il vous plaît? Parce que la Perse, étant faible et ignorante, ou bien inviterait elle-même la Russie à venir à Hérat, ou serait forcée de la lui céder. Quelle que soit la faiblesse de cet argument, admettons le danger que vous signalez. Mais que dire du remède? Ce remède était-il sérieux? était-il surtout digne de la politique d’une grande nation? Vous vous êtes dit : Le schah céderait Hérat à la Russie, prenons donc Hérat et donnons-la à un khan afghan. Mais si Hérat entre les mains du schah n’était pas sûre, comment le serait-elle entre les mains d’un khan afghan? Si la cour de Téhéran, avec toutes ses relations européennes, avec ses connaissances infiniment supérieures et avec toutes les responsabilités d’un gouvernement national, pouvait se laisser séduire par la Russie, pourquoi des chefs afghans, guidés seulement par les intérêts les plus vulgaires, n’ayant aucune racine dans le pays, pourquoi, dis-je, ces aventuriers d’un jour seraient-ils plus insensibles à cette séduction de la Russie? Et si le gouvernement du schah pouvait être forcé à céder sous la pression russe, pourquoi cette même pression jointe à celle de la Perse resterait-elle impuissante vis-à-vis du gouvernement afghan d’Hérat?

Ceux qui daignent écouter ces objections si oiseuses, surtout dans la bouche d’un Asiatique, répondent par ce raisonnement victorieux : La Perse, disent-ils, pourrait un jour s’allier ou volontairement ou forcément à la Russie et entreprendre avec elle une expédition contre l’Inde, auquel cas, il serait pour l’Angleterre d’une haute importance qu’Hérat ne fût pas entre les mains des Persans. Voilà enfin le grand argument! Voilà l’arrière-pensée qui fait bondir de colère tout Anglais à qui l’on parle de la Perse et d’Hérat ! Et ici encore je m’associe entièrement à ce sentiment des Anglais. Mais sur ce point aussi je reviens à ma première question. Le remède que vous avez employé pouvait-il détruire le mal? Vous vous êtes dit : Le schah peut s’allier avec les Russes, remplaçons donc le gouverneur persan d’Hérat par un gouverneur afghan.

Et d’abord pourquoi ce nouveau gouverneur serait-il moins favorable à cette alliance? et puis comment, et en quoi ce gouverneur afghan pourrait-il s’opposer aux entreprises de tels alliés?

Quelques habiles intéressés ont fait tant de bruit autour d’Hérat qu’ils sont arrivés à faire croire au public anglais qu’Hérat était vraiment une position unique, imprenable, un prodige de la nature, placé là tout exprès pour garder l’Inde anglaise. Mais cette forteresse est une de ces créations primitives, barbares, sans aucune valeur militaire, telle qu’on en rencontre à chaque pas en Asie.

La défense de la ville ne consiste qu’en un mur délabré et en trois ou quatre mille bachibozouks que le maître du jour ramasse à coups de bâton pour le besoin du moment.

D’ailleurs là province est ouverte de tous côtés, et une poignée d’hommes pourrait masquer la forteresse ou même la détruire en quelques heures. C’est là cette fameuse clé de l’Inde que l’Asie n’avait jamais soupçonnée et pour laquelle depuis cinquante ans l’Angleterre agite si violemment toute l’Asie centrale !

Cette clé de l’Inde est une de ces découvertes européennes que notre esprit asiatique n’arrivera jamais à comprendre. Mais en Europe, dans ce pays de prodiges, croit-on réellement que celui qui aurait cette ville serait le maître de l’Inde? Y a-t-il vraiment des généraux anglais qui pensent sérieusement que, sans entrer dans Hérat, il serait impossible d’arriver à l’Inde? Mais Samarcande, mais Caboul et surtout Candahar ne sont-ils pas, sous tous les rapports, bien mieux situés qu’Hérat? Et puis pourquoi ne pas placer cette clé à Merv, à Mesched ou à Asterabad, qui mériterait cet honneur bien mieux que toute autre place? D’ailleurs, si le projet d’envahir l’Inde devait s’évanouir devant de pareils obstacles, ne serait-il pas puéril de se préoccuper tant d’une si ridicule chimère? et si l’expédition était entreprise avec des moyens proportionnés à un si grand but, croit-on qu’une telle expédition se laissât arrêter un seul jour par une forteresse comme Hérat?

On me répond que les habitans de Hérat ne seraient pas seuls à défendre la ville et qu’une armée anglaise arriverait à temps pour rendre cette forteresse imprenable.

Nous voilà au cœur de la question. Oui, certainement, vous pouvez aller à Hérat. Mais si, pour défendre cette ville, vous devez recourir à votre propre armée, alors pourquoi tant de longs efforts et tant de sacrifices pour faire donner cette province aux Afghans? Ce que votre armée serait appelée à faire avec les Afghans, pourquoi ne le saurait-elle faire encore mieux avec les Persans? On répond que, le schah étant sous l’influence russe, l’Angleterre ne pourrait pas compter sur un concours sincère de la Perse. Mais le concours afghan vous a-t-il été plus sincère? Et cette influence russe que vous croyez si dominante à Téhéran a-t-elle été moins efficace à Caboul? Depuis un demi-siècle que cette influence si redoutable de la Russie s’exerce sur la Perse, le gouvernement du schah n’a pas manqué un seul instant de garder une attitude hautement indépendante et parfaitement correcte vis-à-vis de tous ses voisins. Et cependant dans cet Afghanistan que l’Angleterre avait créé contre nous et dans la seule intention de nous soustraire à l’influence russe, il a suffi du souffle d’une mission passagère pour faire crouler en un instant tout l’échafaudage de l’indépendance afghane qu’on voulait opposer à cette influence étrangère.

Avouons, mon cher sir Henry, que tous les résultats de cette malheureuse politique par rapport à Hérat ont été diamétralement opposés au but qu’elle poursuivait. En voulant prévenir une entente problématique entre la Russie et la Perse, vous avez tout fait pour aplanir les difficultés naturelles qui s’opposaient à une alliance entre ces deux pays. Si Hérat avait été laissée à la Perse, le peuple et le gouvernement persan, complètement satisfaits du côté de l’Afghanistan, n’auraient eu aucun grief contre l’Angleterre et, par l’instinct de la conservation, ils auraient tendu toujours et nécessairement vers l’alliance anglaise. Maîtresse d’Hérat, la Perse se trouverait engagée par tous ses intérêts à défendre cette ville de tous ses moyens et au même titre que Téhéran et Ispahan. Et la Russie, pour arriver à Hérat, aurait eu d’abord à vaincre la résistance armée du schah, puis à lutter longtemps contre les intérêts et les sentimens unanimes de la nation persane.

La politique anglaise a merveilleusement simplifié cette tâche de la Russie.

En arrachant Hérat à la Perse pour la donner aux aventuriers afghans, cette politique a détruit d’un seul coup toutes les résistances que la Russie pouvait rencontrer du côté de la Perse. Grâce à cette néfaste politique, au lieu d’un allié forcé, souvent plus dangereux qu’un ennemi déclaré, la Russie trouvera dans la Perse un allié mécontent de vous ; que pouvait-elle désirer de plus?

Cependant ce n’est pas là encore tout le service que vous avez rendu à votre heureuse rivale; après avoir épuisé et presque anéanti la Perse, vous avez vous-même amené les Russes dans les pays des Turcomans, vous leur avez livré toutes ces tribus guerrières, vous leur avez ouvert la route de Merv, vous leur avez rendu la conquête du Khorassan inévitable. Est-il besoin de vous en rappeler les preuves ?

Ces contrées turcomanes, ces tribus guerrières et ce Merv qui les domine, à qui appartenaient-ils ? A la Perse seule. Personne ne l’avait contesté; seulement la Russie nous a dit: Si vous voulez maintenir votre souveraineté sur ces contrées, empêchez ces tribus de détruire les pays voisins; si vous ne pouvez pas prendre sur vous cette responsabilité, alors, dans l’intérêt du commerce et de l’humanité, ce sera mon devoir de grande puissance voisine de venir mettre un terme à cet état de choses, qu’il n’est pas possible de tolérer plus longtemps. Comme la responsabilité était au-dessus de nos forces, la Russie, tout heureuse de notre impuissance, s’est avancée et s’est mise à l’œuvre avec les moyens que l’on sait.

Et pourquoi la tâche était-elle au-dessus de nos forces?

Nous l’avons dit : Pour soumettre les Turcomans, il nous fallait Merv, et pour avoir Merv, il nous fallait être à Hérat. Or Hérat nous était enlevé pour les excellentes raisons que nous venons de voir. C’est ainsi que l’Angleterre, en nous excluant de cette ville et en nous ôtant notre seul moyen de soumettre les Turcomans, a elle-même amené la Russie à envahir la vallée d’Asrek et à pénétrer par là jusqu’au cœur du Khorassan.

Il est hors de doute que, si le gouvernement persan avait pu établir chez les Turcomans un ordre de choses tolérable, la Russie n’aurait pas trouvé si aisément les prétextes et les moyens qui favorisent aujourd’hui ses progrès dans ces pays.

Pour y entrer, elle eût été obligée de faire une guerre ouverte à la Perse, et la Perse, au lieu d’être épuisée comme aujourd’hui par ses interminables luttes contre les Turcomans, aurait trouvé au contraire, dans le concours même de ces tribus soumises, une force de résistance qu’au besoin l’appui de l’Angleterre aurait pu rendre formidable. En tout cas, les généraux russes auraient trouvé devant eux des obstacles bien autrement sérieux que l’opposition anarchique de quelques tribus isolées, sans chefs, abandonnées de tout le monde et poursuivies même du côté des Persans.

Le jour approche où l’on reconnaîtra que, sur ce point, l’Angleterre a commis une de ces fautes qui changent quelquefois le cours de l’histoire. Si la politique anglaise avait quelque chose à faire dans ces contrées lointaines, c’était uniquement d’aider le gouvernement du schah à soustraire ces tribus turcomanes à l’envahissement russe. L’essentiel pour l’Angleterre n’était pas d’aller combattre à Hérat ce chimérique agent consulaire que personne n’aurait eu besoin d’y envoyer. Le danger réel pour l’Inde et pour l’Asie, c’était l’absorption de ces tribus turcomanes par la puissance militaire de la Russie, car il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui c’est un général russe qui gouverne la capitale de Teymourlang, et que c’est de ces mêmes contrées, à la tête de ces mêmes hordes, que tous les Genguis sont partis autrefois pour la conquête et le pillage de l’Asie. De toutes ces races guerrières, les Turcomans constituent sans contredit l’élément le plus terrible. Avec cet élément turcoman, il ne s’agit plus de cette expédition fantastique que l’imagination fait partir si aisément de Saint-Pétersbourg; c’est une immense armée de cavalerie organisée sur les lieux, endurcie à toutes les épreuves, ayant au cœur la rage de la dévastation, formée de toutes les forces de la barbarie asiatique, et cette fois conduite par la science de l’Europe.

Non, mon cher sir Henry, une politique qui a déjà produit les résultats que nous connaissons et qui nous a préparé un avenir que nous n’osons pas même entrevoir, ne peut être défendue plus longtemps. D’ailleurs, toute cette question d’Hérat est une de ces erreurs historiques que malheureusement on rencontre encore trop souvent dans la vie des peuples même les plus civilisés. Elle est à peu près semblable à cette autre erreur qui a amené les esprits les plus puissans de l’Angleterre à s’opposer au percement de l’isthme de Suez.

Du reste, rien de plus simple que l’origine de cette malheureuse question d’Hérat. Il y a un demi-siècle, des agens anglais qui connaissaient à peine la Perse et l’Afghanistan, gens très habiles, voulant se tailler un rôle dans leur mission lointaine, ont créé la question d’Hérat. Ils ont crié de toute leur force qu’Hérat était la clé de l’Inde et qu’il fallait l’arracher à la Perse, et cette idée a fait fortune. Les ministres anglais à la recherche de la popularité ont suivi avec ardeur une question qui leur offrait le moyen de remporter des victoires faciles et de sauver à coups de maître, périodiquement, l’empire de l’Inde. Voilà comment s’est formé ce dogme politique qui a été pour nous tous la source de tant de maux.

Encore le passé n’est-il rien, c’est l’avenir qui nous inquiète. Ce que cette malheureuse politique a fait jusqu’à présent n’est que bien peu de chose en comparaison de ce qu’elle semble nous promettre.

J’entends en effet annoncer de tous côtés que si la Russie s’emparait de Merv, une armée anglaise irait occuper Hérat.

Je ne puis pas concevoir pour tous ces pays un événement plus heureux que l’occupation d’Hérat par l’Angleterre. Ce serait la délivrance providentielle de ces contrées. La justice, l’ordre, le travail et les lumières y arriveraient appuyés sur toutes les ressources de la puissance britannique. Le chemin de fer de l’Inde poussé jusqu’à Hérat viendrait nécessairement traverser toute la Perse pour aller aboutir à la Méditerranée. Le courant de la vie européenne et le contact d’une administration anglaise auraient un effet magique sur l’esprit éminemment imitateur du peuple persan. Et alors quelle transformation pour tous ces pays !

Quelque magnifique que nous paraisse cette perspective de bonne fortune, je croirais commettre une trahison envers l’Angleterre si je dissimulais mon sentiment sur un autre aspect de cette même question.

Je vois d’abord avec surprise qu’on veut représenter l’occupation d’Hérat par les Anglais comme une menace pour la Russie. Et pourquoi serait-elle une menace ? Certes une guerre contre l’empire britannique serait un immense malheur pour n’importe quelle puissance. Mais une fois la guerre acceptée, la Russie pourrait-elle désirer une meilleure chance de succès que de voir l’armée anglaise pousser jusqu’à Hérat? Car enfin, y a-t-il sur le globe un point où une armée anglaise soit moins favorablement placée qu’à cette extrémité de l’Afghanistan? Jetée si loin de sa base, noyée dans un pays ennemi, elle aurait devant elle toute la puissance russe, derrière elle tous les peuples afghans frémissant de rage et sur son flanc les tribus persanes que cette politique de l’Angleterre n’aurait pas manqué de pousser dans le camp ennemi. Les Russes ayant pour base d’opération la mer Caspienne, l’Oxus et le Turkestan auraient toute la liberté de choisir leur moment et d’attaquer à leur convenance, tandis que l’armée anglaise serait condamnée à une guerre purement défensive. Et dans quelles conditions? Si déjà à Caboul, en l’absence de toute résistance organisée, vos communications ont été si facilement interrompues, que serait-ce lorsque, assaillis par des armées régulières, vous seriez renfermés dans Hérat, séparés de votre base par des distances énormes infiniment plus difficiles à franchir? Il est vrai que l’armée anglaise aurait pour elle tout ce que la science, le courage et les ressources d’une grande nation peuvent donner, mais elle aurait aussi contre elle tous les moyens d’attaque d’une autre grande puissance européenne, secondée par tout ce que la haine, le fanatisme, le nombre et l’immensité de l’Asie peuvent accumuler de forces autour d’une armée. En admettant même, ce qui est fort admissible, que la victoire restât fidèle à votre drapeau, quel fruit en retireriez-vous? Assurément vous n’iriez pas poursuivre l’ennemi jusqu’à la mer Caspienne? Oui : si les Persans étaient vos alliés, et surtout si les Turcomans étaient demeurés au pouvoir de la Perse, alors une retraite de l’armée russe aurait été désastreuse. Mais, puisque les Anglais eux-mêmes ont pris d’avance toutes les mesures pour blesser mortellement ces peuples et les attacher forcément à la fortune de la Russie, que pourraient craindre les Russes, même dans la supposition d’une défaite? Appuyés sur leurs auxiliaires indigènes, ils se retireraient tranquillement pour revenir à la charge avec des moyens mieux calculés. Où serait donc l’avantage d’avoir jeté une armée anglaise sur un point aussi exposé qu’Hérat? Je sais que la clé de l’Inde se trouve toujours gardée dans cette heureuse ville. Mais vous, mon cher sir Henry, n’êtes-vous pas indigné de penser qu’une phrase si creuse ait pu servir si longtemps de formule et de raison dernière à la politique d’une grande nation ? Hérat la clé de l’Inde! Non, une telle fiction ne doit pas dominer plus longtemps les esprits les plus sérieux. Non, le sort de l’Inde n’est nullement attaché à Hérat. La seule chose vraie, c’est que le sort de cet empire dépendra des résolutions du conseil des ministres anglais. Si, sous la pression de leur politique traditionnelle, ces ministres, glissant sur une pente fatale allaient planter le drapeau de l’Angleterre sur le rempart de Hérat, alors, sans nul doute, la clé de l’Inde se trouverait irrévocablement placée à Hérat. Le drapeau anglais y serait définitivement cloué, et alors quelle issue possible? Les Russes pourraient y subir vingt échecs sans que leur empire en ressentît une atteinte sérieuse. Mais si une fois, une seule fois, la victoire les favorisait, si Hérat venait à tomber, se figure-t-on l’effet qu’un tel événement aurait sur l’esprit inflammable de nos peuples de l’Asie? Envelopper le sort de l’Asie dans celui de l’Inde et aller le jeter dans une position aussi hasardée qu’Hérat serait non-seulement une faute, mais un crime que ni l’Asie ni l’Europe ne pardonneraient jamais. La clé de l’Inde et le sort de l’Asie se trouvent là où les Anglais auront perdu une bataille décisive et il n’est pas possible que des généraux anglais aient pu choisir délibérément Hérat pour champ clos.

Je crois donc, mon cher sir Henry, que ces esprits courageux qui cherchent aujourd’hui à corriger votre politique passée ont parfaitement raison. Vos frontières scientifiques vous étaient nécessaires, gardez-les, mais n’allez pas plus loin. Ne harcelez pas davantage les peuples qui étaient faits pour être vos alliés naturels. Surtout ne les humiliez pas, ne les méprisez pas tant, car la lutte suprême me semble inévitable et plus proche qu’on ne le pense. Les moyens d’attaque comme ceux de défense seront gigantesques. Le succès n’appartiendra ni au courage, ni à la science, ni aux armes : ces choses-là se balancent. La victoire sera à celui qui aura su attacher à sa fortune les peuples intermédiaires.