Hélika/L’enlèvement

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 28-32).

CHAPITRE VIII

l’enlèvement.


Mon plan était tout tracé, et Paulo en connaissait une partie, il devait être mon complice dans son exécution.

Bien qu’occupé dans les luttes continuelles de ruses et d’embûches que nous avions à tendre ou à éviter dans une guerre indienne, pour surprendre et ne pas être surpris par l’ennemi ; je me tenais cependant parfaitement au courant de ce qui se passait au village. Mes coureurs, d’après mon ordre, allaient fréquemment rôder autour de la demeure d’Octave, et me rapportaient ce qui s’y passait. Il avait acheté à un mille du village une charmante propriété, où il jouissait avec Marguerite du plus grand bonheur domestique. Une petite fille, alors âgée de trois ans, était venue mettre le comble à leur félicité. Cette enfant, par sa rare beauté et sa gentillesse, faisait les délices de ses parents qui l’aimaient avec idolâtrie.

Tous ces détails exaspéraient encore ma rage contre eux. Ils étaient si heureux, et moi si malheureux. Oh ! le temps de les faire souffrir à leur tour, le père et la mère d’abord et leur enfant ensuite était venu. Car, dans ma fureur insensée, je tenais cette chère et innocente petite créature solidaire des tourments que j’endurais.

Je ne perdis donc pas de temps, et partis accompagné de Paulo. Peu de jours de marche nous amenèrent auprès du village. J’envoyai mon complice en exploration pour examiner les lieux, se rendre compte de la position, et prendre connaissance du personnel de la maison. Je lui enjoignis d’avoir bien soin de ne pas se laisser voir.

Le misérable ne manquait ni d’intelligence, ni d’adresse, aussi s’acquitta-t-il de sa mission de manière à lui faire honneur. Il avait su se glisser auprès de la ferme, compter le nombre de ses habitants, et apprendre parfaitement la topographie des lieux.

Nous nous rendîmes auprès de l’habitation d’Octave, pour guetter une occasion favorable et accomplir mon dessein. Elle était située sur une légère éminence, et dominait un agreste et beau paysage. Une rivière profonde d’une certaine largeur dont le cours était rapide, coulait à quelques arpents de sa porte. Cette rivière était traversée au moyen d’un bac. Nous étions aux beaux jours de juillet, c’est-à-dire que c’était le temps de la fenaison. Octave possédait de l’autre côté de la rivière, de vastes prairies.

Le soir du jour où nous arrivâmes, nous pûmes remarquer qu’il avait fait abattre une grande quantité de foin, qui devait être engrangé le lendemain. Or, il fallait pour cette opération un grand nombre de bras, et je compris que tous ceux de la ferme seraient mis en réquisition. Cette circonstance secondait parfaitement l’exécution de mes projets.

Pauvre Marguerite, si tu avais pu apercevoir le soir dont je parle, les yeux flamboyants où brillait une joie diabolique, les deux figures hideuses et sinistres qui du dehors épiaient les abords de ta maison, et jusqu’aux tendres caresses que tu donnais à ton enfant, tu serais morte d’épouvante.

Le lendemain de cette soirée nous nous tînmes Paulo et moi dans le voisinage, surveillant avec le plus grand soin ce qui se passait.

Ce fut avec un indicible plaisir que nous vîmes Octave, Marguerite et tous leurs employés traverser la rivière pour s’occuper aux travaux des champs. Angeline, c’est ainsi que la veille je l’avais entendu appeler par sa mère, avait été confiée aux soins d’une vieille servante.

La journée se passa sans incidents. Marguerite traversa deux ou trois fois pour venir embrasser l’enfant. Vers cinq heures du soir, j’ordonnai à Paulo d’aller couper la corde qui retenait le bac. L’embarcation emportée par un courant rapide disparut bientôt de nos yeux, et alla se briser dans des cascades qui étaient à quelques milles plus loin. Au même moment, je remarquai que la vieille servante était sortie et occupée pour un instant dans un jardin qui se trouvait à un demi arpent de la maison. Tout semblait concourir à assurer le succès de mes projets.

Je profitai de son absence pour entrer par une fenêtre qui était ouverte du côté opposé où elle se trouvait. L’enfant dans son berceau, dormait du sommeil doux et calme de l’enfance. On voyait avec quelle tendre sollicitude sa mère avait orné sa couche, et rendu son lit aussi douillet qu’il était possible. Sur les meubles et le berceau étaient dispersés les jouets. Au moment où j’entrai dans la chambre, la petite avait quelques-uns de ces beaux rêves dorés où elle causait avec les anges que sa mère lui avait représentés comme de petites sœurs, car sa figure était épanouie, et un sourire d’un ineffable plaisir errait sur ses lèvres. J’ai peine à me rendre compte aujourd’hui comment, malgré mon extrême scélératesse, je ne fus pas ému de ce touchant tableau. Pourtant avec fureur, la saisir dans mes bras, m’élancer vers la fenêtre, et gagner le bois qui était à deux arpents plus loin, ce fut pour moi l’affaire d’une minute ; je ne pus pas toutefois m’évader tellement vite, que l’enfant éveillée soudainement en sursaut, jeta un cri qui fut entendu de la vieille servante et qui la fit accourir en toute hâte à la maison. Elle alla sans doute droit au berceau de l’enfant, car elle sortit aussitôt en poussant elle aussi un autre cri qui fut entendu des travailleurs sur l’autre rive.

Derrière un des grands arbres, je pus voir sans être vu ce qui se passait. Je savais que la rivière n’était guéable qu’à plusieurs milles plus loin, et m’étais assuré qu’il n’y avait aucune embarcation qui put leur permettre de traverser. Je vis les employés d’Octave et Marguerite les retenir pour les empêcher de se noyer, en voulant aller porter secours à leur enfant, sans qu’ils pussent eux-mêmes savoir quels dangers la menaçaient.

J’avais au moins deux grandes heures devant moi avant qu’ils arrivassent à la maison. Deux heures et la nuit étendrait ses sombres voiles dans la forêt, ma fuite était assurée.

Cependant Paulo par mon ordre, avait été jeter dans une des chambres de la maison un brandon incendiaire, et était revenu me rejoindre tandis que la vieille fille sur les bords de la rivière, s’arrachait les cheveux et jetait des cris de désespoir. Bientôt après elle aperçut la fumée qui s’échappait par l’embrasure ; je la vis courir à la maison, et quelques instants plus tard le feu était éteint, mais l’enfant déposée dans une hotte que j’avais préparée exprès était sur mes épaules, et je pris ma course vers la profondeur des bois. Paulo me suivait et portait les provisions.

Je marchai ainsi sans relâche deux jours et deux nuits, ne m’arrêtant qu’un instant pour donner quelque nourriture à la petite malheureuse, ne prenant pas moi-même le temps de dormir. La troisième journée, nous devions avoir parcouru une distance considérable, et par les précautions que nous avions prises de ne laisser, aucune vestige de notre passage, nous étions hors de l’atteinte de ceux qui nous poursuivaient. Nous fîmes halte, et je sortis pour la première fois l’enfant de sa hotte. La pauvre petite était affreusement changée, elle n’avait cessé depuis le moment de l’enlèvement de pleurer et d’appeler à grands cris sa mère, son père, tous ceux enfin de qui elle pouvait espérer quelque protection. La frayeur qu’elle éprouva en apercevant nos figures est encore présente à ma mémoire, elle cacha son visage dans ses deux petites mains, et se mit à pousser des cris déchirants en appelant encore maman, maman. Je fus obligé de la menacer pour lui faire prendre quelque nourriture qu’elle avait jusqu’alors presque toujours refusée.

Je tenais l’enfant sur mes genoux et la sentais trembler d’effroi. Je revois encore ses beaux yeux chargés de larmes qui nous imploraient tour à tour d’un air suppliant, pendant que la peur lui faisait étouffer des sanglots, et que sa petite bouche ne s’ouvrait que pour nous demander sa mère. Au lieu d’en avoir pitié, j’eus la férocité de lever la main sur elle et lui défendis d’une voix terrible de ne jamais prononcer ce nom devant moi, puis je l’étendis sur un lit que j’avais fait préparer par Paulo, car véritablement je commençais à craindre que l’enfant ne mourût épuisée par ses larmes, et que ma vengeance ne fût ainsi qu’à moitié satisfaite. Elle s’endormit enfin et bien longtemps pendant son sommeil des soupirs vinrent soulever sa poitrine. Lorsqu’elle s’éveilla quelques heures après, ce fut d’une voix triste et timide qu’elle me demanda à manger.

Pendant qu’elle dormait j’avais préparé pour elle nos meilleurs aliments. Ce n’était certes pas par tendresse que je l’avais fait, car je sentais au-dedans de moi une telle fureur contre l’enfant d’Octave, que je l’eusse saisie par les pieds et lui eus broyé la tête sur un rocher ; mais mon désir de leur faire du mal n’était pas encore au tiers satisfait. Il me fallait prolonger la souffrance et leur voir boire le calice de la douleur jusqu’à la lie.

Enfin, lorsqu’elle eut pris son repas, je l’installai de nouveau dans la hotte. La pauvre petite se laissa faire sans même proférer une parole ; mais le regard suppliant qu’elle tournait de temps à autre sur Paulo et sur moi, nous demandait grâce. Nous continuâmes notre route allant vers le nord. Je présumais que la poursuite s’était plutôt dirigée au sud, parce qu’un parti d’Iroquois avait été aperçu quelques jours auparavant prenant cette direction, et qu’ils retournaient dans leurs foyers ; ces sauvages d’ailleurs étaient coutumiers de ces sortes d’enlèvements chez les colons français.

Nous marchâmes plusieurs jours faisant la plus grande diligence, et arrivâmes un soir dans un village montagnais. Ces sauvages avaient été nos alliés pendant presque toute la guerre que nous venions de soutenir ; et leurs chefs me reçurent avec les plus grandes acclamations de joie. Dans la tribu, je connaissais une vieille indienne idolâtre qui avait conservé contre les blancs une haine implacable. Ce fut entre ses mains que je déposai Angéline, en lui donnant de l’or, beaucoup d’or, et lui promettant le double si je la retrouvais vivante lorsque, dans quatre ans, je reviendrais la chercher. La part des pillages qui me revenait comme chef, dans les guerres qui avaient eu lieu était très considérable, leur vente m’avait mis en mains de grandes valeurs en argent. Cette femme était cupide et méchante, et je ne doutais pas qu’entre ses mains l’enfant aurait tout à souffrir.

Je passai quelques jours au milieu des montagnais, et vins rejoindre ensuite la tribu huronne à l’endroit où je l’avais laissée. Grâce à la paix qui avait été faite, un commerce étendu s’était établi entre les colonies françaises et anglaises, je m’engageai comme guide conduisant les caravanes, quelquefois aussi je faisais le métier de trappeur. Ces deux états augmentèrent beaucoup pendant quatre années les sommes que j’avais amassées.