Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 34-41).

CHAPITRE X

au labrador.


Lorsque j’arrivai au camp, je fus accueilli comme de coutume, je m’informai si Paulo était revenu. Le misérable s’était depuis un an engagé avec d’autres vagabonds pour aller faire la chasse dans le Nord-Ouest. Il était arrivé de la veille, paraît-il. Je le fis appeler et j’écoutai le récit de ses exploits.

Certes, il n’avait pas toujours trouvé viande cuite ! Associé avec un parti d’Esquimaux, il avait parcouru les régions les plus septentrionales de l’Amérique, longeant toujours les côtes du Labrador et du Détroit de Davis. Ils avaient vécu tous ensemble de la chair de quelques loups-marins qu’ils avaient capturés çà et là.

Un jour enfin, il leur avait fallu tirer au sort pour savoir lequel d’entre eux servirait de nourriture aux autres. Leurs chiens avaient été dévorés, l’un après l’autre, le tissu des raquettes qu’ils avaient fait bouillir, leur avait même servi d’aliment. Une poussière de glace qui leur fouettait sans cesse la figure, leur avait causé une maladie des yeux dont ils eurent mille peines à se guérir. Plusieurs d’entre eux avaient déjà succombé à la faim et aux misères de toutes sortes ; ils avaient été obligés d’abandonner leur chasse, leurs pelleteries et leurs munitions, et c’est avec peine qu’ils se sauvèrent des troupeaux de loups et d’ours blancs qui les poursuivaient.

Un parti de chasseurs montagnais qu’ils rencontrèrent les sauva de la mort qui les menaçait de si près, ceux-ci les emmenèrent avec eux dans leur propre village, où Paulo lui-même passa quelques jours. Il y fut reçu avec la plus cordiale hospitalité. Par la manière dont il me désigna l’endroit, je compris qu’il avait été recueilli par la même tribu et dans le même village où j’avais été confier Angeline aux soins d’une vieille sauvagesse. Effectivement, il ajouta qu’il s’était pris d’amitié pour une vieille femme ; que bien souvent il se rendait dans son wigwam et la voyait battre une enfant qu’elle avait recueillie, disait-elle. L’enfant portait sur son corps et sur ses membres les meurtrissures des coups qu’elle avait reçus.

Je lui avais caché le lieu où j’avais laissé Angeline, mais je ne doutai pas un instant après l’avoir entendu parler que le misérable avait reconnu l’enfant, et qu’il savait me faire plaisir en m’apprenant les traitements qu’elle recevait.

Quelques mois après, la guerre se renouvela plus féroce encore qu’elle n’avait été. Les Iroquois portèrent toutes leurs forces contre les Hurons, qui étaient fixés sur les bords du lac qui porte leur nom. Ils firent un épouvantable massacre des vieillards, des femmes et des enfants qu’ils trouvèrent dans la bourgade. Les pères Brébeuf et Lalemant expirèrent eux aussi, comme l’avait fait précédemment le père Daniel dans les plus affreux tourments.

C’était le coup de grâce qui était donné à nos malheureux alliés les Hurons. Aussi durent-ils se disperser et venir chercher sous l’abri des canons de Québec, la protection dont ils avaient besoin pour conserver les restes de leur tribu.

Les massacres avaient été terribles ; couvert du sang de mes ennemis et cherchant la mort, je ne pus pas la rencontrer. Paulo, dans les guerres dont je viens de parler, avait été fidèle au serment qu’il avait prêté de répondre à mon appel. Il était lâche, comme je vous l’ai dit, mais remplissait auprès de moi le rôle de valet que je lui avais donné.

Enfin les quatre années que j’avais fixées pour le temps où j’irais réclamer Angeline, étaient expirées. L’or que j’avais donné à la vieille devait être épuisé, si elle l’avait employé comme je le lui avais dit. Angeline avait alors sept ans et demi, et j’avais trop souffert d’être privé du plaisir de la voir endurer des tourments comme ceux dont elle avait été victime pendant ce temps, pour ne pas avoir hâte de l’avoir auprès de moi, pour jouir au moins de ce que je lui réservais pour l’avenir.

Quand les restes de la tribu Huronne furent fixés auprès de Québec, je pris avec Paulo la direction des contrées du Nord. La saison de la pêche et de la chasse était arrivée. Dans les régions septentrionales, tout le monde sait que c’est aux derniers jours de décembre que les loups marins en troupeaux nombreux se laissent aller au courant sur les glaces polaires, pour venir raser les côtes de l’Île de Cumberland et celles du Labrador. C’était par conséquent vers ces endroits que la tribu des Montagnais s’était dirigée. Paulo me désigna dans notre route les endroits où plusieurs de ses anciens associés avaient trouvé la mort. La triste expérience qu’il avait acquise m’avait mis sur mes gardes, aussi n’avais-je pas regardé aux dépenses pour m’assurer d’amples suppléments de provisions, et un heureux retour.

Lorsque je rejoignis les Montagnais, je fus salué avec plaisir. Malheureusement leur chasse et leur pêche n’avaient pas été fructueuses, cependant ils espéraient des secours qui devaient leur venir d’un parti de chasseurs qui étaient allés plus loin. La vieille sauvagesse avait suivi la tribu. Elle surtout avait souffert toutes les misères possibles. Angeline était dans un état d’amaigrissement à faire peur. Comment dans ce moment n’ai-je pas frémi en faisant un rapprochement du temps où j’avais arraché cette enfant, si heureuse d’entre les bras de ses parents, pour la remettre aux soins de cette marâtre. Je récompensai cette dernière en lui donnant de l’argent pour payer ses mauvais traitements. J’avais eu soin d’enfouir dans des endroits sûrs, le long du trajet, les provisions et les viandes fumées dont je pouvais disposer, de sorte que j’étais certain de n’en pas manquer au retour.

Ainsi revins-je avec Angeline prenant d’elle les soins les plus tendres et désirant qu’elle fut aussi belle, aussi charmante que possible, quand j’irais la présenter à ses parents sous un nom supposé.

Après notre retour, grâce à une bonne nourriture, elle retrouva toutes ses forces ; et sa beauté en se développant, frappait tous ceux qui la voyaient. Elle avait néanmoins conservé de la hutte sauvage une teinte de tristesse, et de timidité, qui donnait à sa figure un charme dont il était difficile de se défendre. Son caractère était sympathique, et, sa sensibilité extrême, elle ressentait très profondément les injustices et les mauvais traitements sans toutefois, jamais se plaindre : les bons procédés ne manquaient jamais de faire venir à ses yeux des larmes de gratitude, accompagnées des plus touchants remerciements. Trois ans s’étaient écoulés, depuis que je l’avais ramenée auprès de moi ; je m’étais chaque jour évertué à former son éducation et à développer son intelligence ; l’enfant répondait d’une manière admirable aux leçons que je lui donnais ; c’était une belle petite sensitive que je cultivais, elle était bonne, affectueuse et possédait de plus une grâce et une délicatesse naturelle exquise.

Il me semble la revoir encore dans ce moment, lorsqu’elle tournait ses beaux yeux si caressants vers moi, me demander à chaque instant du jour de sa voix si douce : « Père (c’est ainsi qu’elle m’appelait) que puis-je faire qui puisse t’être agréable ? » La manière dont elle me parlait semblait une supplication, une prière et faisait taire pour un moment mes mauvaises passions, je me sentais attendri de tant de prévenances et de soumission, mais le démon qui me dominait reprenait bien vite le dessus. Octave et Marguerite, me soufflait-il à l’oreille, comme ils devraient s’amuser de te voir si lâche, eux qui ont été si heureux. À cette idée, je bondissais dans d’inexprimables transports de rage comme aux premiers jours de leur union. Je maudissais tout le monde ; et jusqu’à Dieu lui-même… « Oh ! quel enivrement ; me disais-je dans ma fureur insensée, quel enivrement, quel délices de les voir souffrir avec usure des tourments qu’ils m’ont fait endurer. » Mais je ne connaissais pas alors combien plus terribles et inexorables sont les châtiments que Dieu inflige à notre conscience, lorsque nous enfreignons ses lois.

En écrivant ces pages néfastes des jours malheureux de ma vie, les larmes brûlantes et si amères du repentir coulent le long de mes joues, il vous ferait pitié si vous le voyiez dans ce moment anéanti sous le poids des remords, ce vieillard qui n’a jamais sourcillé aux tristes apprêts des bûchers dans les guerres indiennes, lui qui voyait d’un œil indifférent les chairs palpitantes et dénudées des infortunés prisonniers de guerre, frémir sous les tisons ardents dans une dernière agonie.

Hélas la pauvre enfant ne se doutait guère, que tous les bons traitements dont je l’entourais n’étaient qu’autant de réseaux perfides que je tendais autour d’elle ; comme enfant de Marguerite, je la haïssais de toutes les puissances de mon âme. De même que le cannibale engraisse son prisonnier pour le préparer à son repas de fête, ainsi ai-je fait d’Angeline ; et sur une nature comme la sienne, j’étais certain d’avance d’une obéissance aveugle envers moi.

Jamais allusion n’avait été faite aux jours de son enfance, que par l’histoire que je lui racontais de la manière dont elle s’était tombée dans mes mains. C’était, lui avais-je dit, en passant un jour le long d’une grande route déserte, que j’avais entendu les cris d’une toute jeune enfant ; abandonnée par ses parents dénaturés, elle aurait indubitablement servi de proie aux bêtes féroces,

si je ne l’avais recueillie. De salles haillons l’enveloppaient, la faim et les misères de toutes sortes étaient empreintes sur sa figure. J’avais ainsi rempli pour elle le rôle de la Providence.

À chaque mot de cette histoire, l’enfant baignée de larmes venait m’embrasser en me remerciant.

Enfin le jour fixé où je devais la conduire à ses parents, sans toutefois la faire reconnaître, était arrivé.

Elle était encore tout émue de la répétition de ce conte. Oh ! qu’elle était belle avec son costume pittoresque et demi-sauvage que je lui avais fait confectionner sans regarder au prix lorsque je la conduisis chez Octave quelques jours après. J’étais d’ailleurs informé que le temps pressait, parce qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. Mes renseignements étaient bien précis, puisqu’en entrant dans la maison, cette fois j’eus presque peur de mon œuvre. Jamais le génie du mal ne peut infliger dans une paisible et heureuse demeure, plus ou même autant de douleurs que je leur en ai fait endurer. Pour compléter leurs souffrances, un incendie avait détruit leur grange et toute leur récolte l’année précédente ; mes espions m’en avaient informé, c’étaient eux qui y avaient mis le feu d’après mon ordre.

Les malheureux jeunes gens avaient été obligés de contracter des dettes considérables pour réparer les pertes qu’ils avaient subies ; ils étaient donc devenus dans un état de gêne des plus apparentes. Au moment où nous arrivâmes, un prêtre avec une nombreuse assistance terminaient les derniers versets du De Profondis. Tout le monde était triste et recueilli, et l’on entendait des sanglots de tous côtés, Octave venait d’expirer. Son cadavre gisait devant moi. Il était hâve et défiguré au point que je ne l’aurais point reconnu, si ma haine ne m’eût dit que c’était lui.

La prière finie, chacun en essuyant ses larmes disait : « Pauvre Octave, si jeune avec un si long avenir de bonheur devant lui, si plein de force et de santé et malgré tout cela déjà mort. Quelles douleurs terribles les malheureux enfants ont enduré depuis l’enlèvement de leur petite fille, quelles larmes de sang le désespoir ne leur a-t-il pas fait verser, et Marguerite dans peu d’instants, elle aura été rejoindre Octave. Ils seront tous deux bienheureux, alors leur martyr sera terminé. »

Cependant d’après le conseil du prêtre, on avait transporté Marguerite dans un autre appartement pour lui épargner la vue navrante des derniers moments d’Octave ; le silence était parfait et nous l’entendions, qui l’exhortait d’une voix émue et pleine d’onction à se résigner et à faire à Dieu l’offrande des sacrifices que dans ses inscrutables desseins, il avait exigés d’elle.

« Si votre enfant est auprès des anges, réjouissez-vous, lui disait-il, dans peu d’instants vous serez avec elle et votre mari ; si au contraire, elle vit encore, du haut du ciel vous veillerez tous deux sur elle, et dans le cas où elle serait entre les mains des méchants, vous la protégerez plus efficacement que vous n’auriez pu le faire ici-bas. »

Peu après, elle demanda à revoir encore une fois son Octave. On s’empressa d’acquiescer à son désir et de transporter son lit dans la chambre où il gisait. Elle fit un signe à une vieille servante, que je reconnus pour la même qui prenait soin de l’enfant le jour de l’enlèvement. Celle-ci alla chercher le berceau et le plaça entre les deux lits. Hélas il était à jamais resté désert. Les mêmes jouets que j’avais vus autrefois auprès de la petite étaient encore là au pied de sa couche et comme à portée de sa main. Ils avaient été religieusement conservés, comme s’ils eussent espéré qu’un ange la leur ramènerait. Leur lustre seul avait été terni par les larmes et les baisers des parents désolés.

Avant que de jeter un regard sur la mourante, je fermai les yeux pour me recueillir et jouir intérieurement des ravages que la douleur et le désespoir devaient lui avoir causé. En les rouvrant, je faillis pousser un cri de joie, mes plus extravagantes espérances étaient dépassées. Marguerite n’était plus qu’un squelette, recouvert d’un parchemin jauni et collé sur des os.

Ses yeux seuls vivaient, mais ils avaient un éclat véritablement effrayant. Ils semblaient vous percer et rentrer dans l’âme de ceux sur lesquels ils s’arrêtaient. Je les suivais avec angoisse, de crainte qu’ils ne s’arrêtassent sur moi quand je les voyais se promener avec indifférence sur chacune des personnes de l’assistance. Les pleurs d’Angeline se mêlaient abondamment à ceux des voisins et de leurs femmes, qui chaque jour avaient suivi les progrès du mal.

Marguerite regarda un instant Octave, puis ses yeux tombèrent sur moi après avoir erré vaguement sur les personnes présentes. Un feu sombre et terrible les éclairait. C’était les derniers jets de lumière de la lampe qui s’éteint. Surpris d’abord, ils prirent bientôt une fixité extraordinaire. Je sentais qu’ils plongeaient jusqu’aux derniers replis de mon âme comme s’ils eussent voulu en pénétrer les secrets. De plus en plus, de ternes et maladifs qu’ils étaient auparavant, ils devenaient intelligents et perçants. Je ne sais ce qui se passait au-dedans d’elle, mais je comprenais qu’il y avait quelque chose de surnaturel, et qu’elle lisait au-dedans de moi comme dans un livre ouvert. Le feu qui sortait sous ses prunelles me brûlait, me dévorait, et j’aurais donné tout le monde pour pouvoir m’y soustraire.

Sous ce regard ardent, mes dents claquaient dans ma bouche, un frémissement se fit sentir dans tous mes membres, et malgré l’empire que j’avais sur moi-même, je tremblais et une sueur abondante se répandit sur tout mon corps.

Je le voyais, elle me reconnaissait et devinait tout. Je ne sais ce qui fut advenu, si ses paupières ne se fussent fermées. Bien que son regard n’eût pas été long, il m’avait exprimé tout ce qu’il y avait eu dans ma conduite de méchanceté et de scélératesse. Je profitai toutefois de ce moment pour me réfugier dans un coin de la chambre d’où je pouvais l’observer sans qu’elle ne me vît.

Pendant ce temps, tout le monde était silencieux, le prêtre seul priait tout bas auprès de leurs chevets.

Peu d’instants après, la mère ouvrit de nouveau ses yeux et les tourna vers l’endroit que je venais de laisser. Angeline avait pris ma place. Elle la couvrit à son tour de son regard brillant, mais maintenant lucide. Elle la fixa longtemps. Jamais je ne pourrai décrire le changement d’expression qui s’opéra soudainement. Ce fut comme un rayon céleste d’espérance et d’amour d’abord, puis de bonheur ineffable, il passa et s’éteignit comme l’éclair. Elle ferma de nouveau les yeux pour se recueillir encore un moment, et fît signe à la vieille servante d’approcher plus près d’elle, lui murmura quelques mots à l’oreille. Ces quelques mots que nous n’entendîmes pas nous parurent être un ordre. Celle-ci vint prendre Angeline qui fondait en larmes, et la conduisit auprès du lit. Marguerite la contempla un instant avec une expression que je ne puis décrire, et que vous ne sauriez jamais imaginer ; puis, d’un bond, elle fut sur son séant, saisit Angeline, la pressa sur sa poitrine et collant ses lèvres sur celles de la petite : « Mon enfant, ma chère Angeline, s’écria-t-elle, d’une voix impossible à rendre, merci, merci mon Dieu… » puis elle retomba sur son oreiller tenant toujours son enfant étroitement embrassée.

À cette vue, tout le monde était muet de stupeur et quand au bout d’une minute quelques assistants les séparèrent, Marguerite ne souffrait plus, et Angeline par ses sanglots et ses larmes avait inondé le visage de la morte pendant que dans ses paroles à peine articulées, on entendait : « ma mère, oh ! ma mère ». Dieu avait permis qu’elles se reconnussent mutuellement.

Maintenant que je n’étais plus sous les regards de la mère, ma joie féroce était revenue. Je devais être horrible à voir dans ce moment solennel et déchirant ; je craignais que le bonheur que je ressentais dans mon âme, ne se trahît sur ma figure et qu’on ne s’en aperçût. Je saisis donc Angeline par la main et me précipitai vers la porte : « À nous deux, à présent, lui dis-je, bien que la malheureuse victime répétât encore « ma mère, oh ! ma mère », et qu’elle étouffa dans ses sanglots.