Oeuvres complettes d’Alexis Piron, Texte établi par Rigoley de Juvigny, M. Lambert2 (p. 141-160).
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ACTE II



Scène I


casimir

Héros de la patrie, ombre auguste et plaintive,
Prince à qui les destins veulent que je survive,
Si je leur obéis, si ma douleur se tait,
C’est dans l’espoir vengeur dont mon cœur se repaît.
Ici, bientôt, ici ton bourreau mercenaire
Doit venir de ton sang demander le salaire…
Ce fer le lui réserve. Il mourra, fût-ce aux yeux
Du monarque abreuvé d’un sang si précieux !
Lui-même eût satisfait le premier à tes mânes ;
Mais le juge des rois, le ciel, aux mains profanes
Dans leur sang, tel qu’il soit, défend de se tremper,
Et le tonnerre seul a droit de les frapper.
Souffre donc…


Scène II


Frédéric, Casimir.

casimir

Ah ! Seigneur, où courez-vous ? D’où naissent
Les transports et le trouble où tous vos sens paraissent ?
Fuyez-vous un séjour où l’aveugle fureur…

frédéric

Ah ! Je me fuis moi-même, et je me fais horreur.
Casimir, c’en est fait ! J’ai part au parricide !
J’ai du sort de Gustave instruit Adélaïde.
Je n’ai pu surmonter la pitié qu’inspiroit
Une espérance vaine où son cœur s’égaroit.
Mes pleurs l’ont détrompée, et j’en porte la peine.
Son malheur contre moi va redoubler sa haine.
Annoncer ce malheur, l’avoir moi-même osé,
C’est m’être mis au rang de ceux qui l’ont causé.
Ma douleur à ses yeux peut-elle être sincère ?
Elle craint mon amour : elle croit que j’espère,
Qu’un triomphe secret renferme dans mon sein
Les lâches sentiments d’un rival inhumain.
Je ne la blâme pas ; d’ennemis entourée,
Sur quelle foi veut-on qu’elle soit rassurée ?
Il n’est pour elle ici qu’injure ou faux respect,
Rien qui ne lui doive être odieux ou suspect.

Je ne m’en prends qu’aux soins du tyran qui l’accable.
Plus il veut mon bonheur, plus il me rend coupable :
À sa honte, à la mienne il veut être obéi ;
Et s’il me servoit moins, je serois moins haï.

casimir

Courez donc l’arracher d’auprès de la princesse,
Que sans doute pour vous en ce moment il presse.

frédéric

Et c’est là le sujet de mon emportement !
Je courois la rejoindre à son appartement,
Épancher à ses pieds et mon cœur et mes larmes,
Jurer de ne jamais attenter à ses charmes ;
Et là-dessus, du moins, la laisser sans effroi.
Christierne venoit de s’y rendre avant moi :
Et quand je veux l’y suivre on m’en défend l’entrée :
De douleur, de dépit je me sens l’âme outrée :
C’est trop mettre à l’épreuve un prince au désespoir,
Qui hors de l’équité méconnoît tout pouvoir,
Qui peut briser un joug qu’il s’imposa lui-même.
Je ne réponds de rien, blessé dans ce que j’aime :
Tant de méchancetés, d’injustices, de sang
Ne rappellent que trop Frédéric à son rang.

casimir

Remontez-y, seigneur, abattez qui vous brave :
Attaquez-le en un temps où le sang de Gustave,
Où le sang indigné de tant d’autres proscrits
Aux lieux d’où part la foudre a fait monter ses cris.

Vos armes, dans le cours d’une si juste guerre,
Auront l’appui du ciel et les vœux de la terre…
Que dis-je ? Le tyran n’est-il pas déposé ?
Le peuple et le sénat pour vous ont tout osé :
La clameur vous couronne, et la flotte informée
Déjà du même zèle est sans doute animée.
Éclatez : la victoire est sûre, et n’est pas loin ;
Mais n’en attendez plus Casimir pour témoin.
Je le fus trop longtemps des maux de ma patrie.
Je vais de Christierne affronter la furie.
Meure le scélérat dont le bras l’a servi,
Et que le jour après, s’il veut, me soit ravi :
Trop content si je suis la dernière victime
D’un pouvoir si funeste et si peu légitime !

frédéric

Adieu… le meurtrier s’avance vers ces lieux,
Et j’évite un aspect qui me blesse les yeux.


Scène III


Gustave, Casimir.

casimir

à part, voyant Gustave qui détourne la vue à sa rencontre & semble vouloir l’éviter.

Devrois-je d’un défi favoriser le traître ?…

Haut, & tirant l’épée.

Monstre souillé du sang de mon auguste maître,

Évite, si tu peux, le péril que tu cours :
Je ne t’imite point, lâche ! Défends tes jours.

gustave

Arrête, ouvre les yeux, Casimir ; envisage
L’ennemi qui t’aborde, et que ton zèle outrage.
Cet accueil pour Gustave est un accueil bien doux !

casimir

se jetant à ses pieds.

Que vois-je ? Quel prodige !… Ah ! Seigneur, est-ce vous ;
Vous de qui la Suède a pleuré la disgrâce ?

gustave

Parlons bas. Lève-toi, Casimir, et m’embrasse.
Je saurai dignement récompenser ta foi.

casimir

Moi-même, dans vos bras, à peine je m’en crois !…
Ma surprise est égale à ma frayeur extrême.
Vous vivant ! Vous ici ! Vous dans le palais même
D’un barbare qui va partout, l’or à la main,
Mendier contre vous le fer d’un assassin !

gustave

Je connois Christierne ; et sais où je m’expose ;
Sois tranquille : j’espère encor plus que je n’ose.
En vain la barbarie habite ce séjour,
Cher ami, si pour moi j’y retrouve l’amour.
Plus avant que jamais rentre en ma confidence…
Mais se peut-on parler ici sans imprudence ?

casimir

Cet endroit du palais est le plus assuré.
De tous ses courtisans Christierne entouré
Ne revient pas si tôt d’avec Adélaïde.

gustave

Avant tout autre soin, rassure un feu timide,
Qui de dix ans d’absence a lieu d’être alarmé.
Le fidèle Gustave est-il encore aimé ?
Ose-t-il soupçonner la foi de la princesse ?

gustave

Sur le bruit de ma mort, libre de sa promesse,
N’eût-elle pas laissé disposer de sa main ?

casimir

Tel qui s’en flatte ici, s’en flatte bien en vain.

gustave

Tu crois que sa constance eût honoré ma cendre ?

casimir

Dans la tombe avec vous elle est prête à descendre.

gustave

Je ne connois donc plus ni crainte ni danger,
Ami, Stockholm est libre, et je vais vous venger.

casimir

Eh ! Quelle trame heureuse a donc été tissus ?
J’ignore l’entreprise au moment de l’issue.

De vos secrets, seigneur, j’étois moi seul exclus,
Et de votre amitié vous ne m’honoriez plus ?

gustave

En entrant, tu l’as vu, sur un bruit qui t’offense,
J’évitois, je l’avoue, et craignois ta présence.
Christierne, dit-on, est devenu ton roi,
T’appelle à ses conseils et ne s’ouvre qu’à toi.

casimir

À tous beaux sentiments une âme inaccessible,
D’aucune confiance est-elle susceptible ?
Non, seigneur, non ; le traître, au crime abandonné,
Se croit de ses pareils toujours environné ;
Et s’il me distingua, ce ne fut qu’un caprice
Qui fut une faveur pour moi, moins qu’un supplice.
J’en soutenois l’affront ; mais le motif est beau :
Vos amis sans cela seroient tous au tombeau.
Je flattois, sans rougir, une injuste puissance,
Qui souvent à ma voix épargna l’innocence ;
Et vous devez, seigneur, à ce zèle, à ma foi
Ceux que vous avez crus plus fidèles que moi.

gustave

Pardonne, et désormais n’ayons l’âme occupée
Que du plaisir de voir mon erreur dissipée.
Je te retrouve stable et ferme en ton devoir ;
Tu me revois vivant et plein d’un bel espoir.
Dans le piège mortel je tiens enfin ma proie.
Conçois-tu, Casimir, mon audace et ma joie ?

Pour te les peindre, songe aux horreurs du passé,
À tant d’excès commis, à tant de sang versé.
Rappelons-nous ici ma première infortune,
Image à des vengeurs plus douce qu’importune.
À la cour du tyran, Gustave, ambassadeur,
Et d’un sang dont l’on dût révérer la splendeur,
Éprouve des cachots la rigueur et l’injure.
Je languis dans les fers, tandis que le parjure
En vient charger ici des peuples éperdus,
Qu’il craignoit que mon bras n’eût trop bien défendus.
Échappé, mais trop tard, et fuyant nos frontières,
Depuis cinq ans en proie aux armes étrangères,
Je passai sous un ciel encor plus ennemi,
Où le soleil n’échauffe et ne luit qu’à demi,
Tombeau de la nature, effroyables rivages
Que l’ours dispute encore à des hommes sauvages :
Asile inhabitable, et tel qu’en ces déserts
Tout autre fugitif eût regretté ses fers.
Sans amis, sans patrie, ignoré sur la terre,
C’est là, durant trois ans, que je fuis et que j’erre,
Qu’impuissant ennemi, qu’amant infortuné,
Je maudis mille fois le jour où je suis né.
Une misère enfin si profonde et si rare
Trouva quelque pitié dans ce climat barbare.
Des cavernes du nord, du fond de ses frimas,
Je sus faire sortir des hommes, des soldats ;
Et même des amis généreux et fidèles,
À ne le pas céder aux âmes les plus belles.
Suivi d’eux, je reviens ; et les âpres hivers

Nous font d’un pied léger franchir de vastes mers.
À peine ai-je abordé cette triste contrée,
Et de quelque succès signalé mon entrée,
Que l’espoir, à ce bruit, renaissant dans les cœurs,
Range nos vieux guerriers sous mes drapeaux vengeurs.
C’est alors que pour vaincre il fallut disparaître,
Et qu’un prix publié (dignes armes d’un traître !)
Abandonnant ma vie aux plus indignes mains,
Environna mon camp, le remplit d’assassins.
Je dépouille d’un chef l’apparence nuisible :
Travesti, mais des miens partout l’âme invisible,
Je marche à la faveur de ce déguisement ;
Et Gustave à couvert triomphe impunément :
Dans Stockholm, à l’abri de l’heureux stratagème,
Je viens seul me servir d’émissaire à moi-même :
Là je vois mon devoir écrit de tout côté.
D’un temple, d’un palais le marbre ensanglanté,
Une veuve, une fille, une mère plaintive,
Tout m’émeut, tout retrace à mon âme attentive
L’instant où, de leur fils réclamant le secours,
Périrent, sous le fer, les auteurs de mes jours :
Et juge de ma tendre et vive impatience,
Quand, le cœur embrasé d’amour et de vengeance,
Je lance mes regards vers l’horrible prison
Où vous laissez gémir le beau sang de Sténon.
J’assemble mes amis ; mon aspect les anime.
J’ai peine à réprimer une ardeur magnanime.
Ils doivent cette nuit attaquer le palais,
Tandis qu’à fondre ici des bataillons tout prêts,

Du creux de nos rochers sortant sous ma conduite,
Amèneront l’alarme et le meurtre à ma suite.
Du carnage mon nom sera l’affreux signal.
Mais je veux m’assurer, avant l’instant fatal,
D’un salut dont le soin m’agiteroit sans cesse ;
Je veux de ce palais enlever ma princesse.
Dans ce dessein, qu’en vain tu n’approuverois pas,
Après avoir semé le bruit de mon trépas,
J’ose me présenter au tyran que je brave,
À titre de vainqueur du malheureux Gustave.
J’hésitois, je l’avoue, à m’y déterminer :
L’ombre de l’imposture a de quoi m’étonner ;
Mais songeons qu’il y va des jours d’Adélaïde,
Et croyons tout permis pour punir un perfide.

casimir

Eh ! Ne craignez-vous pas, seigneur, en vous montrant,
Du tyran soupçonneux le regard pénétrant ?

gustave

Non ; lorsque le barbare usa de violence,
Son ordre m’épargna l’horreur de sa présence,
Et rendu, par le temps, méconnoissable aux miens,
Je puis me présenter sans risque aux yeux des siens.
Mais quand pour m’introduire auprès de la princesse
Il ne me faut pas moins de courage et d’adresse,
Que personne (du moins tel est le bruit public)
Ne la voit, ne lui parle, excepté Frédéric,
Ami, j’y réfléchis : dis-moi, comment t’en croire ?
Sur quoi l’assures-tu fidèle à ma mémoire ?

casimir

Sur ce que Frédéric lui-même a laissé voir,
Sur sa pitié pour elle, et sur son désespoir.
N’en cherchez pas, Seigneur, de preuve plus solide.
Son désespoir nous peint celui d’Adélaïde.
Quoique amant maltraité, son cœur compatissant
N’a de maux et d’ennuis que ceux qu’elle ressent :
Et ne m’alléguez pas que peut-être il m’abuse.
Il s’emporte, il menace, il vous plaint, il s’accuse.
Du tyran qui le sert il déteste l’appui :
Ses prétentions même ont cessé d’aujourd’hui ;
D’aujourd’hui comme un crime il regarde sa flamme.

gustave

Voilà pour un rival bien de la grandeur d’âme !

casimir

Et c’est ce que je vois de plus flatteur pour vous :
Plus le rival est grand, plus le triomphe est doux.

gustave

J’aimerois mieux une âme et moins noble et moins tendre.
Moins Frédéric prétend, plus il eût pu prétendre.
Que n’eût pu sa vertu sur un cœur vertueux ?
Je serois bien injuste et bien présomptueux,
Si le ciel aujourd’hui vouloit que je périsse,
D’exiger ou d’attendre un si grand sacrifice !
La mort rompt tous les nœuds qui peuvent nous lier.
On l’estime ; on l’eût plaint : il m’eût fait oublier.
Déjà, peut-être… Mais mes yeux vont m’en instruire.

Un plus long entretien, ami, nous pourroit nuire.
Sors ; je cours te rejoindre au sortir de ces lieux,
Apprendre à nos amis à te connoître mieux,
Te redonner entre eux le rang que tu mérites,
Concerter notre marche, en mesurer les suites,
Et t’indiquer, en cas de revers imprévus,
Les moyens d’y pourvoir et de n’en craindre plus.


Scène IV


gustave

Mes yeux vont lire au fond du cœur d’Adélaïde…
Je tremble… voilà donc ce Gustave intrépide,
Qui vient changer la face et les destins du nord !
Ce guerrier redouté, qui, méprisant la mort,
Jusque dans son palais, vient braver Christierne,
Un mouvement jaloux l’abat et le consterne !
De quoi jaloux, encor ? J’en rougis ; mais, hélas !
Tendre, et toujours absent, quels soupçons n’a-t-on pas ?
Quelqu’un paroît… Gardons que ce trouble n’éclate !


Scène V


Gustave, Christierne, Rodolphe.

christierne

Quel air tranquille et fier ! Je vois ce qui la flatte :
Elle croit qu’on la trompe ; et loin de renoncer…
Est-ce là le soldat qu’on vient de m’annoncer ?
Celui qui de Gustave apporte ici la tête ?

gustave

Oui, seigneur. Triomphez ; et que le ciel apprête
À tous vos ennemis un semblable destin !

christierne

Pourquoi se présenter sans ce gage à la main ?

gustave

Je ne paroîtrois pas avec tant d’assurance,
Si ce gage fatal n’étoit en ma puissance.
C’est un spectacle affreux dont vous pouvez jouir ;
Et c’est à vous, seigneur, à vous faire obéir.

christierne

Ton nom ?

gustave

En avoir un que tout le monde ignore,
C’est, selon moi, seigneur, n’en point avoir encore ;

Mais je me sens une âme au-dessus du commun,
Qui bientôt m’en promet et saura m’en faire un.

christierne

Tous les déguisements de ce chef téméraire
À tes yeux vigilants n’ont donc pu le soustraire ?

gustave

Quelque forme qu’il prît, seigneur, pour échapper,
Je le connoissois trop pour m’y laisser tromper.

christierne

Où l’as-tu rencontré ? Dans quelle circonstance
Le ciel a-t-il livré le traître à ma vengeance ?

gustave

Quand vous aviez, pour vous, tout à craindre de lui.

christierne

En quels lieux ? Dans quel temps ?

gustave

À Stockholm, aujourd’hui.

christierne

Sous nos yeux ?

gustave

Ici même, et dans l’instant, peut-être,
Qu’au péril de vos jours il alloit reparaître.

christierne

Tu m’étonnes… poursuis… comment triomphas-tu ?
L’as-tu pris sans défense, ou l’as-tu combattu ?

gustave

Je n’ai point à rougir d’un honteux avantage.
Vous pourrez dans la suite éprouver mon courage ;
Et vous verrez alors, quand je cueille un laurier,
Que je le sais cueillir en généreux guerrier.

christierne

À Rodolphe

J’aime sa noble audace ?…

À Gustave.

Indique ton salaire.
Si j’ai promis trop peu, dis ce qui peut te plaire.

gustave

Mon bras dans ce motif ne s’étoit point armé ;
Un intérêt si bas l’auroit mal animé.
J’eus pour objet unique, en exposant ma vie,
La gloire de servir mon maître et ma patrie ;
Et, puisque l’honneur seul excita ma valeur,
Veuillez pour tout salaire, acquitter cet honneur.

christierne

Tu n’auras pas conçu d’espérance frivole.
Prononce, que veux-tu ?

gustave

Dégager ma parole.

christierne

Explique-toi.

gustave

tirant un billet.

Gustave, aux portes de la mort,
A tracé cet écrit, par un dernier effort :

Et j’ai cru lui pouvoir hasarder la promesse
De le rendre aujourd’hui, moi-même, à la princesse.

christierne

Voyons ce qu’il contient ; tu seras satisfait.
Je connois sa main ; donne… oui, c’est elle, en effet.

Il lit.

"Adieu, princesse infortunée !
La victoire n’est pas du plus juste parti :
Je vous servois ; je meurs. Telle est ma destinée ;
Et mon astre cruel ne s’est point démenti,
D’une félicité vainement attendue.
Si vous m’aimez encore, oubliez les douceurs.
Votre repos m’occupe au moment où je meurs :
Régnez ; je vous remets la foi qui m’étoit due.
Laissez-en désormais disposer les vainqueurs."

À Gustave, en lui rendant le billet.

Sors. Avant que le jour de ces lieux disparaisse,
Rodolphe te fera parler à la princesse.

gustave

Il me reste une grâce à vous demander.

christierne

Quoi ?

gustave

Que, par ménagement et pour elle et pour moi,
On ne m’annonce point comme auteur de sa perte,
Mais comme un simple ami dont la main s’est offerte…

christierne

Je t’entends. C’eût été le premier de mes soins.


Scène VI


Christierne, Rodolphe.

christierne

Eh bien ! Lui faudra-t-il encor d’autres témoins ?
Elle en croira Gustave : elle verra sa lettre,
Et son dernier avis peut enfin la soumettre.
Mais que son cœur se rende ou non, j’aurai sa main.

rodolphe

Sans doute, un peu de temps…

christierne

Non, Rodolphe ; demain.
C’est tout le temps que peut souffrir la violence
D’un amour qu’ont lassé la gêne et le silence.
Soumise ou non, demain elle m’a pour époux.

rodolphe

Sans vous embarrasser des fureurs d’un jaloux,
D’un rival qu’appuieront des sujets infidèles ?

christierne

Vains discours ! Je ne crains ni lui ni les rebelles.
Frédéric y renonce. Osant le déclarer,
Lui-même il s’est privé du droit d’en murmurer ;
Et quant à mes sujets, tout le mal ne procède
Que du feu de la guerre allumée en Suède ;

Ici par mon hymen quand j’aurai tout calmé,
Là bientôt par la peur tout sera désarmé.
Je te dispense enfin de ces marques de zèle.
J’adore Adélaïde, et je ne vois plus qu’elle.
Toi-même, qui l’as vue, à d’amoureux transports
Peux-tu, sans injustice, opposer tes efforts ?
Quel est donc mon pouvoir ? Maître de tant de charmes,
S’agira-t-il toujours de contraintes, d’alarmes,
D’obstacles, de délais, de mesure à garder ?
Il s’agit de mourir ou de la posséder.
Il n’est point de périls que l’amour ne dédaigne.
Différer est le seul aujourd’hui que je craigne.
Il me reste un rival qui s’est fait estimer ;
Si je perds un instant, il peut se faire aimer.

rodolphe

Reposez-vous, seigneur, sur ceux qui vous secondent,
Elle le verra peu : mes soins vous en répondent.
Je veillerai sur eux. Vous, si vous m’en croyez,
Ne précipitez rien. Daignez plaire ; essayez
D’écarter ce qui peut occuper sa pensée.
De quoi n’est pas capable une amante insensée ?
Voulez-vous…

christierne

Oui, Rodolphe, oui, telle est mon ardeur ;
Dût-elle entre mes bras signaler sa fureur,
Fût-ce à la perfidie allier la tendresse :
Et placer dans mon lit la haine vengeresse…
Mais de quoi s’alarmer au sein de la vertu ?

J’aurai sa foi ; je l’aime, et je règne. Crois-tu
Que du lien formé la sainteté soit vaine ?
Les autels sont alors les bornes de la haine.
Les noms de roi, d’époux ne désarment-ils pas ?
L’hymen a des devoirs, le trône a des appas.
L’un ou l’autre, peut-être, adoucira son âme.
Tantôt tu permettois plus d’espoir à ma flamme :
D’un amant couronné tu relevois les droits ;
Et l’amour, à t’entendre, obéissoit aux rois.

rodolphe

Aussi je ne crois pas la princesse inflexible.
Quelque soin, quelque égard peut la rendre sensible.
Si même à Frédéric elle résiste encore,
Ne l’en accusez point.

christierne

Eh qui donc ?

léonor

Cette femme, Seigneur, vous est-elle connue ?

christierne

C’est, s’il m’en souvient bien, la suivante éperdue
Qui, le jour qu’en ces lieux je portois le trépas,
Soutenoit la princesse expirante en ses bras.

rodolphe

C’est votre véritable et mortelle ennemie.
Seigneur, Adélaïde est par elle affermie

Dans les ressentiments qu’elle fait éclater.
J’ai surpris des discours à n’en pouvoir douter.
Je dis plus ; je la crois toute autre qu’on ne pense.
Ce qu’elle est se démêle à travers l’apparence ;
Et tout son air dénonce, à l’orgueil qu’on y lit,
Quelqu’un bien au-dessus du rang qui l’avilit.
En tout ceci daignez souffrir que je vous guide.
Séparons Léonor d’avec Adélaïde.

christierne

Ayant à la fléchir ce sera l’irriter.
N’importe, ton avis n’est pas à rejeter.
Use, en homme éclairé, de ton zèle ordinaire.
Observe-les de près ; et, s’il est nécessaire,
Pour peu que tes soupçons pénètrent plus avant,
Tu peux les séparer. Va… mais auparavant,
À quelque grand péril qu’un prompt hymen expose,
Vole au temple ; que tout pour demain s’y dispose.
Préviens-en de ma part la fille de Sténon.
De l’époux seulement laisse ignorer le nom.
C’est au pied de l’autel où je dois la conduire,
Qu’en monarque absolu je prétends l’en instruire.

rodolphe

Vous pouvez tout, seigneur. Si pourtant…

christierne

Plus d’avis,
Ni de retardements. Je le veux ; obéis.