Gustave Flaubert (biographie des œuvres complètes par Conard)

Louis Conard (p. ix-xxvi).


GUSTAVE FLAUBERT.


Flaubert est mort depuis trente ans et la splendeur de son œuvre a sollicité, comme il fallait s’y attendre, l’effort de toute la critique contemporaine. Si bien qu’à cette heure il semble qu’il n’y ait plus rien à dire sur l’homme et sur l’écrivain. Toutefois il nous a paru qu’au seuil d’une édition définitive le lecteur trouverait sans déplaisir, en une sorte de mémento agrémenté de quelques citations, les dates principales et les simples événements de cette laborieuse carrière.

Né à Rouen, le 12 décembre 1821, Gustave était le quatrième enfant d’Achille-Cléophas Flaubert, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.

Son père, fils d’un vétérinaire de Maizères-la-Grande-Paroisse, près de Nogent-sur-Seine, avait été l’interne de Dupuytren, puis envoyé à Rouen par le célèbre anatomiste comme auxiliaire du docteur Laumonier. Le séjour en province du jeune médecin devait être temporaire, et certes il ne tenait qu’à lui de conquérir, à Paris, une situation qu’eussent justifiée son savoir et son talent. Mais le docteur Flaubert épousa la filleule de son nouveau chef, et resta en Normandie.

Caroline Fleuriot était originaire de Pont-l’Évêque, et son fils s’en souviendra plus tard quand il écrira Un Cœur simple. « Elle descendait par sa mère d’une très vieille famille de la Basse-Normandie, les Cambremer de Croixmare, famille de soldats et de conquistadores, dont on retrouve des ancêtres jusque chez les Normands de Sicile[1] ». Flaubert se plaisait à raconter qu’un de ses ancêtres prit part à la découverte du Canada. Toute sa vie, il fut un gentilhomme dans ses goûts et ses vertus, un aristocrate dans son idéal artistique, un conquérant dans ses batailles avec le Verbe.

Nous avons peu de renseignements sur la ligne paternelle, et nous savons seulement qu’elle a fourni à l’École d’Alfort d’éminents professeurs. Quant au nom de Flaubert, il est essentiellement de Champagne. Dans le catalogue des saints de l’Art de vérifier les dates, figure Frobert ou Flobert (Frodobertus), premier abbé de Moutier-la-Celle, près de Troyes, vers l’an 652. Au surplus, il ne serait pas malaisé de retrouver chez le chirurgien les signes essentiels du caractère champenois. Quand il apparaît sous les traits du docteur Larivière, à la fin de Madame Bovary, le médecin philosophe « dédaigneux des croix, des titres et des académies » est craint « comme un démon à cause de la finesse de son esprit », et l’on redoute « son regard plus tranchant que ses bistouris ». Dans sa conception pratique de la vie il forcera plus tard Gustave à faire son droit.

Flaubert est donc à la fois Normand et Champenois, descendant de nobles et courageux aventuriers et de petits bourgeois réalistes, instruits, passionnés pour les sciences naturelles.

À Rouen, le ménage Flaubert occupe un appartement dans une aile de l’Hôtel-Dieu. De la chambre de l’enfant la vue s’étend sur les jardins de l’hôpital. Si près de la souffrance humaine, le petit rêve et s’attriste avant l’âge. Cependant il a quelques distractions. Un voisin qui habite de l’autre côté de la rue, le père Mignot, lui raconte de belles histoires et lui lit Don Quichotte. Et sans parler de la chère Caroline, sa sœur cadette, il voit presque chaque jour Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin. Ensemble on compose des comédies que l’on joue dans une grande salle de billard attenant au salon. Dès l’âge de neuf ans, Gustave a la plume à la main ; il projette des romans et des pièces, la Belle Andalouse et le Bal masqué, l’Antiquaire ignorant et la Mort du Duc de Guise. Il rédige même, qui l’eût cru, des discours politiques et constitutionnels libéraux. La liste fort amusante de ces essais a été dressée[2].

Au lycée, où il entre en 1832, il est un élève médiocre, susceptible et rebelle à la discipline. « C’est là, déclare-t-il dans les Mémoires d’un fou, que j’ai conçu une profonde aversion pour les hommes ». Seule, l’histoire le séduit, l’histoire qui, dira-t-il plus tard, « est comme la mer, belle parce qu’elle efface. » Mais s’il est faible en thème grec et si les sciences le rebutent, il lit en son particulier Chateaubriand, Victor Hugo, Goethe, Shakespeare et Byron. Déjà l’Orient le fascine : il est devenu le fougueux romantique qu’il restera.

À dix-huit ans, Ahasvérus, le drame philosophique de Quinet, le transporte. C’est de cette époque que datent les Agonies, pensées sceptiques, la Danse des Morts, les Mémoires d’un fou, Smarh, vieux mystère. Il vit beaucoup avec Alfred Le Poittevin, son aîné de cinq ans, dont il subit l’influence morale, intellectuelle, car il l’admire ; « je n’ai jamais connu personne d’un esprit plus transcendantal », écrira-t-il à la fin de sa vie.

Il serait intéressant de rechercher la part qui revient à Le Poittevin, dans la philosophie et l’esthétique de Flaubert. Mais cette étude nous est interdite et sur ce point, comme sur bien d’autres, nous renverrons le lecteur aux excellents ouvrages de M. René Descharmes.

En 1836 Flaubert est encore collégien quand, aux bains de mer de Trouville, il rencontre une jeune femme, Mme Marie Schlésinger, que dans une lettre, quarante ans plus tard, il appelle « chère et vieille amie, et éternelle tendresse », en évoquant « les jours d’autrefois, qui se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ». Il a vu pour la première fois Mme Arnoux, de l’Éducation sentimentale. — « Jamais il n’osa déclarer sa passion, et toute sa vie il évita de parler de ce grand amour dont il disait ces simples mots : J’en ai été ravagé[3] ».

Il est reçu bachelier en 1840, visite les Pyrénées, la Provence et la Corse. Au retour, son père exige qu’il étudie le droit. Il le commence à Rouen, s’en dégoûte sur l’heure, et la vie médiocre et recluse qu’il mène ensuite à Paris n’est pas faite pour le réconcilier avec le Code. Pourtant, au quartier latin, il avait retrouvé Alfred Le Poittevin et Ernest Chevalier, et s’était lié avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin. On l’avait aussi présenté à Pradier, et, dans l’atelier du sculpteur, il entrevoit les célébrités du moment.

De temps à autre il s’évade et vient à Nogent-sur-Seine, chez son oncle Parrain. Là, comme plus tard Frédéric Moreau de l’Éducation sentimentale, il « s’en allait dans les prairies, vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas », écoutant « le gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres ».

C’est vers cette époque, en pleine jeunesse, qu’il éprouve les premières atteintes de la maladie nerveuse dont il souffrira jusqu’à sa fin. De quelque nom scientifique qu’il faille l’appeler, il est certain qu’elle devint dès lors, pour le jeune homme, une source nouvelle de mélancolie.

Le 16 janvier 1846 son père meurt, et trois mois plus tard c’est le tour de sa sœur Caroline, enlevée par une fièvre puerpérale, deux ans à peine après s’être mariée. Cette double catastrophe désespère Mme Flaubert et l’on craint même pour sa raison. Gustave abandonne ses études ; désormais il vivra près de sa mère, et tous deux s’installent à Croisset, hameau du bourg de Canteleu sur les bords de la Seine, en aval de Rouen.

La maison longue et basse, appuyée au coteau, était un vieux logis français avec des pièces spacieuses et une terrasse plantée de tilleuls qui aboutissait à un petit pavillon Louis XV. Flaubert se plaisait à croire que jadis, dans cette demeure, l’abbé Prévost avait écrit Manon Lescaut. L’habitation a disparu aujourd’hui ; seul le pavillon subsiste, grâce aux admirateurs du grand écrivain.

Flaubert y entame des lectures capitales ; il lit les classiques anciens et modernes, Homère, Hérodote et Sophocle, Lucrèce, Virgile et Tacite, Rabelais, Montesquieu et Voltaire, et aussi les poèmes indiens. Enfin, il commence un ouvrage dont la première idée lui est venue devant un tableau de Breughel, à Gênes, et qui maintes fois abandonné et repris, après trois versions successives, sera la Tentation de saint Antoine.

De temps en temps il vient à Paris, et c’est au mois d’août que commence sa liaison avec Louise Colet. La « Muse », à l’apogée de sa surprenante fortune littéraire, était encore célèbre par sa beauté et ses intrigues, ayant notamment rangé sous ses lois M. Victor Cousin, le père de l’Éclectisme. L’aventure dura huit années, sans qu’il y manquât les ivresses et les querelles, les ruptures et les raccommodements d’usage en la matière. Le tout sur un mode emporté, convenable au tempérament des deux amoureux.

Cette même année 1846, Flaubert avait retrouvé à Rouen un ancien condisciple, Louis Bouilhet. Rapidement se développe entre eux la plus touchante fraternité que depuis La Boétie et Montaigne ait connue l’histoire littéraire. Animés pour l’Art de la même ferveur mystique, également convaincus du « sacerdoce » des lettres, les jeunes gens mettent en commun leurs enthousiasmes et leurs rêves, chacun préoccupé avant tout de l’effort de l’autre, qu’il souhaite toujours plus intrépide et plus pur. Louis Bouilhet est un véritable poète, dont le nom mérite de ne pas périr. Son autorité sur son ami est, à n’en pas douter, considérable. Flaubert l’appelle « ma conscience » ; sans cesse il lui demande ses avis et il s’y range ; plus tard, quand le poète disparaît, il dira « À quoi bon écrire, maintenant qu’il n’est plus là. »

Les théories littéraires de Flaubert sont dès lors fixées d’une façon irrévocable. Il s’en inspirera avec rigueur et n’en connaîtra pas d’autres jusqu’à la mort. Elles sont le produit de son tempérament, de son caractère ; elles ont été longuement méditées, discutées, et certains événements sont venus les renforcer encore. Si, au lieu d’une notice biographique, nous écrivions une véritable étude, l’heure serait venue d’exposer cette poétique. Bornons-nous à constater, avec M. Émile Faguet, qu’elle repose sur trois idées, lesquelles s’enchaînent rigoureusement. « C’est la haine du bourgeois, “l’être qui a une façon basse de sentir”, c’est l’art pour l’art ; c’est le dogme de la littérature impersonnelle[4]. »

La doctrine est belle ; son application sera terriblement laborieuse. Flaubert devra se surveiller d’incessante façon ; il pèsera tous ses mots, les enchâssera dans des phrases maîtresses et définitives, triomphe du rythme et du nombre, et atteindra ainsi à un style exact et ferme, coloré et superbe. Jamais prose ne fut plus travaillée, tout en donnant l’impression d’être naturelle et spontanée. À la poursuite de son idéal il se tuait lentement. « À chaque instant il se levait de sa table, prenait — nous dit Maupassant — sa feuille de papier, l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur son coude, déclamait, d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les haltes d’un long chemin. »

Toutes ses pages ont été soumises ainsi à ce qu’il appelait l’épreuve du « gueuloir ». « Une phrase est viable, affirmait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut… ».

C’est, semble-t-il, dans Par les Champs et par les Grèves, relation d’une promenade qu’il fit en Bretagne au printemps de 1847, que Flaubert connut pour la première fois les « affres » du style.

Avec Maxime Du Camp il entreprend, en octobre 1849, un voyage qui doit se prolonger jusqu’en mai 1851. « Parmi l’étourdissement des paysages et des ruines », ils visitèrent la Sicile et l’Égypte, la Palestine et la Syrie, Constantinople, Athènes et Rome. On trouve dans la « Correspondance » le récit de cette expédition ; Flaubert en a rapporté, fixés dans son souvenir, les prodigieux tableaux qui se placeront dans Salammbô, dans la nouvelle Tentation, dans Hérodias.

Avant le départ, Bouilhet l’avait dissuadé de publier la première Tentation de saint Antoine, et il avait été convenu que Flaubert prendrait dans la réalité, dans la vie, un sujet lui permettant de garder son impassibilité, selon le dogme que l’on sait. Dès le retour, il tient sa promesse et commence la préparation de Madame Bovary, dont le thème lui fut vraisemblablement donné par son ami. Il y travaille cinq ans, soutenu par les conseils, maintenu par les critiques du vigilant Bouilhet. L’œuvre paraît enfin dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 décembre 1856. Et le plus beau roman du dix-neuvième siècle amène son auteur sur les bancs de la correctionnelle, pour offenses à la morale publique et à la religion. Toutefois, malgré le pressant réquisitoire de l’avocat général Pinard et grâce peut-être à l’habile plaidoirie de Me Sénard, Flaubert fut acquitté, « attendu qu’il n’apparaissait point que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l’esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous. » !!

Comme beaucoup de chefs-d’œuvre à leur apparition, le livre fut médiocrement compris. Le procès troubla plutôt les lecteurs à son endroit, et les critiques, Sainte-Beuve excepté, montrèrent une clairvoyance contestable. D’autre part, la Fanny de Feydeau, par son extraordinaire succès, manqua de faire oublier le roman de Flaubert. Seul le temps fit monter Madame Bovary à sa place, qui est la première.

Ainsi que l’a très bien remarqué M. Émile Faguet, l’esprit de Flaubert était partagé « entre le besoin de la réalité et le besoin aussi d’une imagination déchaînée et puissamment féconde ; … les deux penchants, s’ils n’étaient pas aussi forts l’un que l’autre, étaient très impérieux tous deux en lui. Car ils se balancent, pour ainsi dire, au cours de sa vie littéraire. Invariablement une œuvre romantique succède à une œuvre réaliste et ainsi de suite. L’alternance est constante[5]. » Chez le maître il semble que le descendant des Cambremer de Croixmare et l’héritier des Flaubert prennent la parole tour à tour.

Aussi, le lendemain du procès de Madame Bovary, Flaubert, tout en se remettant à la Tentation, commence Salammbô. En mai-juin 1858, il est à Tunis et sur la côte, interrogeant les vestiges de la civilisation punique, contemplant les lieux où fut Carthage. La genèse dura quatre ans.

Grâce à l’austère probité de son labeur archéologique et historique, Flaubert eut facilement raison des misérables chicanes de quelques cuistres. Mais, en général, on goûta assez peu cette prodigieuse évocation d’un monde disparu et l’on saisit mal les intentions de l’auteur. « Moi, écrit-il à Sainte-Beuve qui s’était montré sévère, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’antiquité les procédés du roman moderne et j’ai tâché d’être simple. Riez tant qu’il vous plaira ! oui, je dis simple et non pas sobre. »

En 1862 il se repose un instant en écrivant avec Charles d’Osmoy et Louis Bouilhet, le Château des Cœurs, une féerie sur laquelle, affirme Charles Lapierre, Richard Wagner voulut faire une partition. « On ne la jouera pas, j’en ai peur, déclare Flaubert, je veux seulement attirer l’attention du public sur une forme dramatique, splendide et large, et qui ne sert jusqu’à présent que de cadre à des choses médiocres. »

Une œuvre réaliste devait nécessairement succéder à Salammbô. Ce fut l’Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme. Commencée en 1863, elle ne fut terminée qu’en février 1869. « Il y a dans ce roman, écrit une correspondante de Flaubert, Mme Roger des Genettes, l’écho de tout ce qui est en nous, les espoirs et les tristesses, l’éternel recommencement de nos désirs qui se brise contre l’impassible nature. L’avortement de tout fait la grandeur et la mélancolie de cette œuvre. » L’Éducation fut moins comprise encore que Salammbô. Ce livre, peut-être le préféré de l’auteur, ce livre où vit Mme Arnoux, le plus beau de ses personnages, ce livre qui, vers 1880, deviendra la bible de toute une génération littéraire, passa inaperçu.

Cette indifférence, le Maître ne la remarqua même pas. Il venait de recevoir le coup le plus cruel qui pouvait le frapper : Louis Bouilhet était mort le 19 juillet. Il faut lire la préface que Flaubert écrivit pour les Dernières chansons. On y trouvera les larmes les plus pures qu’ait jamais versées l’amitié en deuil. Jusqu’à son dernier jour, le survivant gardera pieusement le cher souvenir « comme un oratoire domestique où murmurer son chagrin et détendre son cœur ».

Pour s’arracher à sa peine, Flaubert reprend encore une fois la Tentation, quand la guerre éclate. « Il fut patriote douloureusement, ingénument, raconte M. Lanson, tout comme le bourgeois Thiers qu’il abhorrait ou le démocrate Gambetta que, plus tard, il fut surpris de goûter. Il se leurra d’espérances tant qu’il put ; il compta sur les chefs, sur les plans, sur le peuple ; il se fit garde national, lui, Flaubert. Une immense amertume emplit ses lettres de 1870 et 1871[6]. » La paix signée, il demeure consterné par nos désastres et tombe dans un sombre abattement. Chaque jour la maladie gagne du terrain. Au printemps de 1872, sa mère meurt, et ce nouveau deuil achève de le bouleverser.

Deux ans plus tard, il donne au Vaudeville le Candidat, une comédie assez noire qui tombe à la quatrième représentation, et il publie enfin la Tentation de saint Antoine, l’œuvre qui a hanté toute son existence, l’épopée du Pessimisme où la postérité admirera les plus somptueuses périodes de la langue française. Des juges autorisés déclarèrent l’ouvrage illisible. Malgré l’insuccès qui s’obstine, Flaubert, dont la magnifique ambition ignore le découragement, arrête le plan d’un nouvel ouvrage : Bouvard et Pécuchet.

En 1875, pour sauver de la ruine sa nièce et son neveu, sans hésiter une minute, il abandonne noblement presque toute sa fortune. « Seulement, à cinquante-cinq ans, un changement de vie complet, un travail excessif, une claustration absolue, une force herculéenne, tout se réunissait pour rendre le danger imminent[7]. »

Il ne quitte guère Croisset et plus que jamais il poursuit la lutte acharnée contre les mots, s’épuise en compulsant les deux mille volumes qu’il croit indispensables à la documentation de Bouvard et Pécuchet. Maupassant nous le fait voir veillant jusqu’à l’aube, « dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes, couvertes d’un abat-jour vert ». Et l’auteur d’Une Vie ajoute : « Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare des fenêtres de Monsieur Gustave. »

La seule diversion que trouve Flaubert à ce labeur écrasant, c’est d’écrire Un cœur simple, la Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, pages touchantes ou splendides, inimitables.

Ses embarras d’argent se sont aggravés. Mais au milieu de ses tristesses, il éprouvait cependant une joie suprême. Depuis quatre ans il s’est pris d’une tendre affection pour un jeune homme, Guy de Maupassant, le neveu de cet Alfred Le Poittevin, son ami d’enfance le mieux aimé. Avec une inlassable rigueur, il lui a transmis les lois de l’observation et du style, anéantissant tour à tour les essais incertains encore que l’élève lui soumet. Or voici que son « disciple chéri » signe Boule de Suif, parvient d’un bond à la maîtrise. Flaubert a doté les lettres françaises d’un talent robuste, intrépide, classique.

En mars 1879, Jules Ferry, sans rancune contre le farouche contempteur du suffrage universel, lui donne un emploi hors cadres à la Bibliothèque Mazarine, sinécure dont il ne jouira pas longtemps.

Flaubert se déclare « complètement fourbu », et il écrit à une amie : « Je suis bien las de vivre, tout m’excède et me pèse, une bonne attaque serait la bienvenue. »

Elle vint. Le 8 mai 1880, frappé d’hémorragie cérébrale, il mourut en quelques instants, sans souffrances apparentes, âgé de cinquante-huit ans et quatre mois. Il fut enterré près des siens, au cimetière monumental de Rouen. Il n’avait jamais songé à l’Académie française. Le 15 août 1866, on l’avait nommé chevalier de la Légion d’honneur, par le même décret que Ponson du Terrail.

Quelques mois après, on imprima le manuscrit inachevé de Bouvard et Pécuchet, les deux « bonshommes » dont les efforts proclament, à chaque page de leur histoire burlesque et lamentable, l’impossibilité de comprendre et de savoir, et l’inutilité de Tout.


Nous venons de résumer les principaux événements d’une existence toute de labeur et d’intégrité littéraire hautaine. Nous ne pouvons clore cette notice sans dire quelques mots de l’homme, renvoyant le lecteur curieux d’en connaître davantage, d’abord à la Correspondance, où Flaubert se révèle dans la franchise la plus ingénue et la plus complète, puis aux attachants « Souvenirs » de Mme Caroline Commanville, sa nièce, à ceux de Maxime Du Camp, et enfin aux récents ouvrages, si intéressants et documentés, de M. le Dr René Dumesnil et de M. René Descharmes.

Au physique, Gustave Flaubert était un pur Normand, un véritable enfant des compagnons de Rollon et de Guillaume. Adolescent, il fut d’une surprenante beauté. Maxime Du Camp nous a laissé son portrait à vingt et un ans, « avec sa peau blanche, légèrement rosée sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des épaules, ses yeux énormes, couleur vert de mer, abrités sous des sourcils noirs, ses gestes excessifs et son rire éclatant ». Et les Goncourt nous le dépeignent à trente-huit ans : « Très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge ».

Dans ses entretiens, il usait volontiers de phrases outrancières, se répandait en anathèmes sans fin contre l’abjection de son temps qu’il appelait le « panmuflisme », contre la Bêtise Humaine et contre l’être qui la résume et la symbolise : le Bourgeois, poursuivant cet indestructible ennemi de plaisanteries énormes et de violences comiques et tonitruantes.

Mais ce fougueux nihiliste était un débonnaire et un tendre. « L’homme, dit Charles Lapierre, était simple, affectueux, ayant le culte de la famille. À quelque heure qu’il rentrât, il ne se couchait pas sans pénétrer sur la pointe du pied chez sa mère, qu’il embrassait. Chaque jour, à Croisset, après son déjeuner, il allait s’asseoir sur un banc, placé devant la maison, à côté de Julie, la vieille bonne aveugle qui l’avait élevé, et il causait avec elle du passé, de son enfance. » « Avec son air “gendarme”, écrit Mme Roger des Genettes, il avait des délicatesses très féminines et je l’ai vu se pencher à la fenêtre de ma chambre, à Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir !…[8] »

De près et de loin on l’adorait. L’affection qui l’unissait à Bouilhet restera légendaire, et nous savons que dans sa maturité il eut des tendresses fraternelles et profondes pour des femmes qui vivaient loin de Paris, George Sand, Mme Roger des Genettes, Mlle Le Royer de Chantepie. Nous avons nommé, chemin faisant, ses compagnons d’enfance et de jeunesse. Quand il est devenu célèbre, il assiste, vers la fin de l’Empire, aux fameux dîners de Magny, où il retrouve Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Berthelot, Edmond et Jules de Goncourt, Feydeau. À Rouen, il a une petite cour attentive et respectueuse qui s’efforce de lui faire oublier la solitude, les amertumes de la vieillesse ; Charles Lapierre, Raoul Duval, Pouchet, Laporte, Baudry le fêtent chaque printemps à la saint Polycarpe, le maître ayant adopté ce patron dont il avait, certain jour, découvert un vieux portrait, avec cette légende : « Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait naître ![9] ». À Paris, il recevait ses intimes le dimanche, chez lui, boulevard du Temple, et beaucoup plus tard rue Murillo et faubourg Saint-Honoré. Aux survivants des anciens amis, se joignent, après la guerre, Émile Zola, Alphonse Daudet, Tourguéneff, José-Maria de Hérédia, Georges Charpentier, son éditeur. Et Guy de Maupassant lui amène les jeunes de l’école dite « naturaliste », les auteurs des Soirées de Médan.


Martyr de la littérature, Gustave Flaubert est mort à la peine. Son sacrifice n’aura pas été stérile et, selon la belle parole de M. Paul Bourget, « son exemple aura reculé de beaucoup d’années le triomphe de la Barbarie qui menace d’envahir aujourd’hui la langue[10] ». — « Je ne crois pas à la gloire, et pourtant je me tue pour elle », répétait parfois le bon géant. Il eut tort de ne pas y croire, son nom vivra aussi longtemps que les lettres. Gustave Flaubert demeurera au premier rang des prosateurs français avec Bossuet, Voltaire et Chateaubriand.

  1. Souvenirs de Mme Caroline Commanville. — Voir aussi René Dumesnil, Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode.
  2. René Descharmes, Gustave Flaubert, sa vie, son caractère, ses idées avant 1857.
  3. René Dumesnil, G. Flaubert.
  4. Émile Faguet, Gustave Flaubert, par René Descharmes.
  5. Émile Faguet, Flaubert.
  6. M. G. Lanson, Flaubert.
  7. Mme Roger des Genettes, Quelques lettres.
  8. Lettres à M. Pol N.
  9. Charles Lapierre, Esquisse sur Flaubert intime.
  10. Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine.