CHAPITRE XXVI

m. dumont quitte le fort laramée. arrivée de gustave à montréal.


Gustave était à peine parti, que M. Dumont s’aperçut d’un grand vide autour de lui ; il ne voyait plus son fils et cherchait de tous côtés, croyant pouvoir rencontrer quelque part sa figure douce et souriante.

Continuellement distrait, il ne prêtait aucune attention aux ouvriers confiés à ses soins ; ces derniers l’entendaient souvent répéter : Gustave… mon fils… où es-tu ?… Qui me rendra mon Gustave ?…

Plusieurs jours se passent ainsi sans apporter de changement à son état ; au contraire, il pâlissait à vue d’œil, et ses paupières étaient souvent mouillées de larmes.

Un soir qu’il était plus triste qu’à l’ordinaire, il ouvre la valise de Gustave avec la pensée que la vue de ses effets lui apportera un peu de consolation.

La première chose qu’il aperçoit est son catéchisme de controverse. Il l’ouvre et sur la première page il reconnaît l’écriture de son fils.

— Je vais lire ce qu’il a écrit, se dit-il, et, s’approchant de la lumière, il lut ce qui suit :

« Ce livre m’a été donné par le vénérable directeur du collège de Montréal pour me permettre d’apprendre et bien connaître les maximes et les belles doctrines de notre sainte Église catholique, fondée par Jésus-Christ même. En me le donnant, il m’a dit : Tu vas bientôt te trouver avec ton père, qui essaiera de te faire abandonner la religion dans laquelle tu as été élevé et qui t’a appris à aimer Dieu et à le servir. Pour parvenir à son but, il voudra te faire abandonner les saintes pratiques de notre culte qu’il tournera en ridicule. Il te donnera pour lecture des livres écrits par des hommes hostiles à tout ce qui tient au catholicisme, et il détournera le sens des saintes Écritures par l’interprétation erronée qu’il en donnera.

« Étudie bien ce livre, tu y puiseras les connaissances nécessaires pour réfuter les accusations et les objections que font ordinairement les protestants contre notre sainte Église. Il m’a dit encore : Respecte bien ton père et ta mère, ne leur cause jamais de peine par tes désobéissances ou ton humeur. »

« Je promets donc de bien étudier ce livre pour le savoir couramment, afin de pouvoir prendre la défense de la seule Église instituée par notre divin Sauveur, et hors de laquelle il n’y a pas de salut à espérer pour celui qui, la connaissant, ne lui obéit pas.

« Ah ! quelle triste pensée ! Papa ne la connaît-il pas ? Ne l’a-t-il pas abandonnée, pour obéir à sa volonté orgueilleuse et rebelle ? Permettez, ô mon Dieu, qu’il revienne à vous, et faites que je remplisse ma promesse. 18 septembre 1854. »

Un peu plus bas était écrit :

« 20 mai 1858. Aujourd’hui, mon Dieu, vous avez ouvert mon cœur à l’espérance, en permettant que ma mère reconnût son erreur et se décidât à se réfugier dans le sein de notre sainte Église. Je vous remercie de cette grande faveur et du bonheur que vous venez de me procurer. Ah ! permettez que mon père, qui s’éloigne de vous davantage en adoptant cette nouvelle secte du mormonisme, reconnaisse son erreur, et suive l’exemple de ma bien-aimée mère. »

Des larmes abondantes inondaient la figure de M. Dumont pendant qu’il lisait ces lignes.

— Oui, se dit-il, ce cher enfant a bien rempli sa promesse malgré les mauvais traitements et les railleries que je lui ai fait subir.

Il jette de nouveau la vue sur sa lecture, et son attention redouble en lisant ce qui suit :

« Déclarations solennelles des pasteurs de l’Élise catholique. »

« Anathème soit celui qui se livre à l’idolâtrie, et prie les images et les reliques ou les adore comme Dieu.

« Anathème soit celui qui croit que la Vierge Marie est plus qu’une simple créature, qui l’adore ou met sa confiance en elle, en l’égalant à Dieu, qui l’élève au-dessus de son fils, et croit sa puissance égalé ou au-dessus de la sienne.

« Anathème soit celui qui croit que les prêtres catholiques peuvent pardonner les péchés, que le pécheur se repente ou non, et qu’il y ait un pouvoir sur la terre qui puisse pardonner les péchés sans un sincère repentir et un ferme propos d’y renoncer.

« Anathème soit celui qui croit que les saints au ciel sont des rédempteurs, qui les prie comme tels, ou qui leur rend, et à quelque créature que ce soit, l’honneur ou le culte qui n’est dû qu’à Dieu.

« Anathème soit celui qui adore le pain comme Dieu, et qui, croyant que le pain et le vin ne sont pas changés, les adore.

« Anathème soit celui qui croit que sans les mérites de Jésus-Christ, il pourrait obtenir son salut par ses bonnes œuvres, ou qu’il pourrait satisfaire pour ses péchés ou éviter la peine éternelle qui leur est due.

« Anathème soit celui qui méprise la parole de Dieu, ou la cache au peuple pour l’empêcher de connaître ses devoirs, et le maintenir dans l’erreur et l’ignorance, qui omet un des dix commandements ou empêche le peuple de les connaître tous, de crainte qu’il connaisse la vérité.

« Anathème soit celui qui prêche au peuple dans une langue inconnue qu’il ne comprend pas, ou emploie quelque autre moyen pour le tenir dans l’ignorance.

« Anathème soit celui qui croit que le pape peut permettre, dans quelque circonstance que ce soit, de mentir ou de se parjurer, ou qu’il est permis île soutenir, jusqu’au dernier moment, son innocence quand on est coupable.

« Anathème soit, celui qui s’encourage à pécher, ou à différer sa conversion jusqu’à la fin de sa vie, en espérant un sincère repentir sur son lit de mort.

« Anathème soit celui qui place toute sa religion dans la pompe et les cérémonies, et qui n’enseigne pas au peuple ci servir Dieu en esprit et en vérité.

« Anathème soit celui qui se livre à la cruauté et l’autorise, qui enseigne au peuple à être sanguinaire et à renoncer à la douceur enseignée et pratiquée par Jésus-Christ.

'« Anathème soit celui qui enseigne qu’il est permis de faire le mal dans l’intérêt de l’Église, ou qu’on puisse faire un mal dont il peut résulter un bien.

« Anathèmes soyons-nous, si répondant Amen à toutes ces imprécations, nous employons quelques équivoques ou restrictions mentales et si nous ne donnons pas notre assentiment dans le sens simple et naturel des mots. Amen.

Grand Dieu, se dit-il ; ne viens je pas de lire une formule complète des accusations que j’ai portées contre l’Église catholique et ses pasteurs ?… Ces déclarations ne sont-elles pas une réfutation de mes avancés ? J’étais donc dans l’erreur et serait-il possible que je me suis laissé aller au mensonge et à la calomnie pour obtenir gain de cause ? De fait, ne les ai-je pas employés durant les différentes discussions qui ont eu lieu depuis que Gustave est avec moi ?… Ne suis-je pas un malheureux d’avoir agi de la sorte ? Dieu n’exigera-t-il pas un compte sévère de tout ce que j’ai fait, et pourrai-je plaider ignorance ?… Non, certes, non, tout sera divulgué.

Se levant subitement, il se met à arpenter sa chambre de long en large, et cherche à dissiper les pensées qui l’attristent, mais ces pensées, loin de s’éloigner, l’accablent de plus en plus.

Enfin, il se couche et cherche dans le sommeil le repos si nécessaire à son esprit épuisé d’émotion et de fatigue. Mais le sommeil fuit ses paupières ; son épouse, sa fille et Gustave apparaissent tour à tour devant son imagination troublée ; il lui semble qu’elles pleurent son absence, et le supplient de hâter son retour ; il voit Gustave se jeter tout joyeux dans les bras de sa mère et de sa sœur ; mais quelques instants après, son épouse et sa fille pleurent de nouveau parce que Gustave ne peut leur dire où est son père ; plus tard, il les voit tous trois se diriger vers une église où ils entrent pour demander à Dieu le retour de l’époux et du père.

— Ah ! mon Dieu, se dit-il, que je suis malheureux ! Pourquoi leur causerais-je de la peine plus longtemps ?… Il n’en tient qu’à moi d’en finir ? Oui, je vais aller les rejoindre tout de suite.

Le jour paraît et il n’a pas encore fermé l’œil ; toute la nuit, il n’a cessé de prier et de s’affermir dans la résolution de partir au plus vite pour Saint-Louis.

Il se lève, prend son déjeuner et se rend au bureau du colonel.

— Qu’avez-vous donc, monsieur ? dit ce dernier ; vous me paraissez malade.

— Et je le suis, colonel, malade de corps et d’esprit. Je n’aurais pas dû laisser partir mon fils.

— Le quartier-maître a cent dollars à vous donner. Cette somme vient de Gustave, qui n’a pas voulu prendre ses honoraires parce qu’il n’était pas en âge, tout en priant le commandant du fort Leavenworth de vous la faire parvenir.

— Le cher enfant, dit M. Dumont ému ; quel respect il m’a toujours témoigné !

— Vous avez un bon fils, et vous devez, en être fier.

— Qui ne serait pas heureux d’avoir un tel enfant ? et je profiterai de l’occasion présente pour vous dire que je ne puis rester ici plus longtemps. Vos travaux sont assez avancés pour ne pas souffrir de mon absence ; vos ouvriers peuvent les terminer sans moi. Vous devez vous être aperçu que je m’ennuie beaucoup depuis le départ de mon fils… et j’ai hâte de rejoindre ma famille.

— J’en ferais autant à votre place, monsieur, et ce n’est pas moi qui m’opposerai à votre départ pour rejoindre votre famille. Une caravane doit partir dans deux jours ; vous pourrez la suivre si vous le désirez.

M. Dumont, le cœur plus léger, se rend chez le quartier-maître et règle de compte avec lui. Le soir, il commence les préparatifs du départ.

Avant de se mettre au lit, il se jette à genoux et, les mains levées vers le ciel, il s’écrie d’une voix suppliante :

— Pardonnez-moi, mon Dieu, de vous avoir méconnu et offensé pendant de si longues années. Vous avez puni ma volonté rebelle lorsque, quittant votre Église, j’ai voulu m’exempter des devoirs et des bonnes œuvres qu’elle impose à ses enfants. Oui, je vous promets d’en finir avec cette conduite coupable ; je vais rejoindre mon épouse et ma fille que j’ai si lâchement abandonnées. Ne me traitez pas, je vous en conjure, avec toute la rigueur que mérite ma conduite ; pardonnez-moi comme fut autrefois pardonné l’enfant prodigue à son retour à la maison paternelle. Oui, mon cœur me dit d’avoir cette douce espérance, car si vous avez permis que mon fils m’ait suivi, c’est parce que vous vouliez vous servir de lui comme de l’instrument de votre miséricorde, pour me ramener à vous, et me faire sortir de l’abîme dans lequel je m’étais plongé par mon orgueil, mes égarements, et ma volonté rebelle, qui ne voulait plus vous obéir. Bénissez-moi dans la résolution que je viens de prendre ; ayez soin de mon fils et conduisez-le sain et sauf dans les bras de mon épouse, et permettez que j’aie le même bonheur bientôt.

Et, pour la première fois depuis de longues années, il fait le signe de la croix.

Il se couche et dort bientôt d’un profond sommeil.

Deux jours plus tard, le cœur joyeux et éprouvant une consolation et une paix intérieures qui lui étaient inconnues depuis longtemps, il quittait le fort Laramée, et suivait la route prise par Gustave trois semaines auparavant.

Laissons-le se diriger vers Saint-Louis, que Gustave venait justement de quitter pour se rendre à Montréal.

Nous avons quitté Gustave dans l’église catholique de Cleveland ; la messe finie, il se dirige vers le port pour trouver le vapeur qui doit le conduire à Buffalo.

Il monte à bord et demande le prix du passage.

— Quatre piastres, répond le commis.

— À quelle heure partez-vous ?

— À six heures, ce soir.

Il revient sur le quai et se dirige vers l’hôtel pour déjeuner ; puis il retourne au port pour chasser l’ennui qui commençait à s’emparer de lui.

En arrivant, il est accosté par le capitaine du même vapeur, qui lui demande :

— Cherchez-vous de l’ouvrage, jeune homme ?

— Je suis prêt à me rendre utile, monsieur.

— Alors allez déposer votre bagage dans une cabine que le commis va vous donner ; et revenez ici, je vous dirai ce qu’il y aura à faire.

Gustave s’empresse d’aller mettre sa petite valise en sûreté et revient aussitôt.

— Prenez ce livre, dit le capitaine, et vous y entrerez toutes les marchandises qu’on doit mettre à bord. Allez-vous à Buffalo ?

— Oui, monsieur.

— Très bien, dit le capitaine en s’éloignant.

Gustave se met à l’œuvre avec activité.

— Qui aurait pensé à cela ? se dit-il, je vais faire mon voyage sans qu’il m’en coûte un sou.

Enfin, tout est embarqué, la cloche sonne, et le vapeur se tourne du côté de Buffalo, où il arrive le lendemain matin.

Avant de quitter le vapeur, Gustave se rend auprès du capitaine pour le remercier.

— Ce n’est pas à vous de me remercier, dit le capitaine, mais à moi de vous payer ; et, prenant trois piastres, il les lui présente en disant : Voici pour votre travail, qui doit être payé.

— Mais, monsieur.

— Cet argent est à vous. N’aimeriez-vous pas accepter la place de commis sur ce vapeur ?

— Il m’est impossible d’accepter, monsieur.

— Pourquoi ? Je vous donnerai un bon salaire.

— Je ne saurais refuser si des circonstances impérieuses ne m’en empêchaient. Permettez-moi seulement de vous remercier pour la confiance que vous me témoignez.

— Cette place sera toujours ouverte pour vous, jeune homme, si vous décidez de venir la prendre.

— Merci, monsieur.

Il débarque et se rend à la gare du chemin de fer qui devait le conduire à Lewiston, à la tête du lac Ontario.

— À quelle heure part le premier train pour Lewiston ? demande-t-il.

— À sept heures ce soir.

— Pas de train ce matin ?

— Il vient de partir.

— N’y a-t-il pas d’autre chemin de fer pour me rendre à Montréal ?

— Vous pouvez y aller par le New York Central. Le premier train part à cinq heures ce soir.

Gustave remercie et sort de la gare.

— Que vais-je faire ? se dit-il ; quelle route prendrai-je ?… Je vais suivre ma première idée… la route de Lewiston me paraît la meilleure ; là, je pourrai prendre un des vapeurs, soit pour Toronto, soit pour Ogdensburgh. Le prix du passage par cette route doit être le moins élevé. Je ne veux pas pourtant passer la journée ici. Je vais marcher jusqu’aux chutes de Niagara ; il n’y a que vingt à vingt-cinq milles, je crois. Oui, allons.

Et, joignant l’action à la volonté, il prend le chemin qu’on lui indique. Il a à peine quitté la ville, que son attention est attirée par une voiture traînée par deux beaux chevaux, qui passe près de lui.

Cette voiture est occupée par un monsieur paraissant appartenir à la haute société, qui arrête ses chevaux et lui demande où il va.

— À Montréal, répond Gustave en souriant.

— Et voulez-vous vous rendre là à pied ?

— Non, monsieur, j’ai été trop en retard pour prendre le train ce matin, et j’ai décidé de marcher jusqu’aux chutes de Niagara, pour ne pas rester à Buffalo toute la journée.

— Alors, montez dans ma voiture ; c’est là que je vais.

Gustave s’empresse d’accepter, et la voiture emportée rapidement arrive deux heures après à la ville qui porte le nom de ces chutes célèbres.

Ce monsieur avait questionné Gustave pendant le trajet ; il ne fut pas longtemps sans s’apercevoir qu’il possédait une bonne instruction et qu’il faisait preuve de grandes qualités. Aussi fait-il entrer la voiture dans une belle allée bordée d’arbres et conduisant à un magnifique parterre au centre duquel s’élevait une villa élégante.

Gustave, en voyant la voiture quitter le chemin pour s’engager dans cette allée, veut descendre et remercier.

— Venez prendre le dîner avec moi, jeune homme.

— Merci de votre bonté, monsieur ; mais je crains d’a…

— Non, dit le monsieur en l’interrompant ; j’insiste pour que vous veniez prendre le dîner avec moi. Je vous donnerai votre liberté ensuite.

Quelques minutes plus tard, on était à table.

— Vous me dites que vous allez à Montréal, mon ami, dit le monsieur pendant le dîner ; il va falloir que vous restiez en cette ville jusqu’à demain matin. Le train de huit heures va vous mettre en communication avec le vapeur « New York » en destination de Ogdensburgh ; de là vous vous rendrez à Montréal par le vapeur « Welland. » Avez-vous les fonds nécessaires pour le voyage ?

— Oui, monsieur, dit Gustave en rougissant.

— Je n’ai pas voulu vous faire de peine en faisant cette question ; à votre âge on a besoin de protection, et vous me paraissez digne d’intérêt.

— Croyez-moi, monsieur, je n’ai vu en votre question que votre générosité.

— C’est bien, jeune homme, dit le monsieur en souriant, je vais vous donner votre liberté pour cette après-midi, afin que vous puissiez visiter les chutes ; mais ne manquez pas de venir prendre le souper ici et de prendre ma maison pour abri cette nuit ; demain matin, je vous conduirai au train pour continuer votre voyage.

— Votre bonté me fait honneur, monsieur.

— Ainsi, c’est entendu, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, ce serait de l’ingratitude de ma part que de vous refuser.

Gustave se rend un peu plus tard aux chutes Niagara pour voir et contempler cette grande merveille de la nature.

— Que ces Américains sont généreux et hospitaliers, se disait-il en revenant à la demeure de ce monsieur. Moi, étranger, depuis que je suis parti du fort Laramée, j’ai parcouru au delà de deux mille milles, et partout on m’a témoigné la même générosité, la même hospitalité. Quels modèles !

Le lendemain, après avoir remercié son généreux hôte, il prend place à bord du train pour Lewiston, où il arrive bientôt.

Le vapeur « New York » était au quai et devait partir dans une heure.

— Je vais m’y rendre tout de suite, se dit Gustave.

Il va pour traverser la foule, mais il se sent frappé sur l’épaule et entend prononcer son nom.

Il se retourne vivement et reconnaît un de ses compagnons de classe du collège de Montréal.

— Ah ! c’est vous, mon cher Edmond, s’écrie-t-il tout joyeux ; comment allez-vous ?

— Assez bien, Gustave ; quel plaisir pour moi de vous voir ! D’où venez-vous ? Qu’avez-vous donc fait ? Nous ne vous avons pas vu depuis des années.

Gustave lui raconte en peu de mots les voyages qu’il a faits depuis son départ de Montréal et ajoute : Je vais à Montréal voir mes bons parents et les amis que je n’ai pas vus depuis si longtemps ; je me rendais justement à bord de ce vapeur pour acheter mon billet de passage.

— J’en ai un qui va vous servir jusqu’à Ogdensburgh. Je suis bien aise de vous le donner, cher ami, je ne savais qu’en faire.

— Mais vous en aurez besoin pour votre retour.

— Non, mon père, qui voyage pour sa santé, a décidé de retourner par un autre chemin, et il ajoute en souriant : si je vous le donne, c’est parce que je n’en ai plus besoin ; c’est bien généreux de ma part, n’est-ce pas ?

— Je ne vous en remercie pas moins ; mais, dites-moi, avez-vous entendu parler de mes bons vieux parents dernièrement ?

— Je les ai vus la semaine dernière encore. Votre grand’mère a été très malade, mais elle est mieux. Vous ne sauriez vous douter de la peine que leur a causée votre départ ; chaque fois que je suis allé les voir, ils ont parlé de vous en exprimant le désir de vous revoir ; je vous assure que votre visite va leur causer un grand plaisir.

— Oui, et quel bonheur pour moi de les revoir, dit Gustave ému ; vous ne savez combien j’ai hâte d’être rendu auprès d’eux pour leur dire que je ne les ai pas oubliés un seul instant. Comment sont les amis, nos compagnons de collège ?

— Tous assez bien, et Edmond lui raconte tous les incidents qui se sont passés : Adolphe a embrassé l’état ecclésiastique, Édouard étudie la médecine, Charles étudie le droit, et ainsi de suite.

La cloche du vapeur sonne, et nos amis se séparent après s’être dit adieu et s’être souhaité réciproquement un heureux voyage.

Le vapeur part et est bientôt hors de vue.

Gustave lève les yeux vers le ciel en disant :

— Mon Dieu, vous avez bien tout prévu ; vous avez même permis qu’un bon ami se trouvât sur mon passage pour me donner des nouvelles de mes bons vieux parents, tout en contribuant à une partie de mon passage. Merci, mon Dieu, de votre paternelle protection.

Le lendemain, sur les huit heures, il débarque à Ogdensburgh et monte à bord du « Welland, » en destination de Montréal. Il se rend au bureau du commis, paie le coût du passage et se dit : il me reste encore vingt-deux piastres, le même montant que j’avais en partant de Saint-Louis. Pas si mal après tout.

Pendant le trajet, il ne cesse de marcher, tout en se livrant à des pensées qui le remplissent de joie.

Dans quelques heures, se dit-il, je vais revoir ces bons parents qui m’ont si bien élevé et qui verront avec plaisir que j’ai rempli ma promesse. Demain est le 6 août, demain j’aurai vingt ans et demain j’aurai rempli ma promesse. Mais, ajoute-t-il en soupirant, j’en ai encore une à remplir et c’est la plus importante. Ah ! que je serais heureux si mon père, ma mère et ma sœur étaient avec moi en ce moment ! J’espère cependant avoir ce bonheur bientôt. Dieu qui m’a guidé jusqu’ici, saura bien me donner le moyen de retourner vers mon père pour le ramener à sa famille.

Le lendemain matin, sur les cinq heures, Gustave aperçoit la ville tant désirée.

— Montréal ! se dit-il joyeusement ; que tu parais belle et gracieuse ainsi assise au pied de cette montagne qui semble vouloir te protéger contre les intempéries des saisons. Que ton port est magnifique et animé, et que tu es bien parée avec tes tours de Notre-Dame, tes édifices splendides, ton pont qui, une fois terminé, sera une des merveilles du monde, tes nombreuses maisons d’éducation, tes hospices et surtout tes innombrables clochers tous plus élégants les uns que les autres. Que de touchants souvenirs tu me rappelles en ce moment ; tu as été témoin des années et des jeux de mon enfance ; tu seras témoin du bonheur que je vais éprouver en voyant mes bons parents que tu as abrités depuis leur naissance. Espérons que bientôt tu seras aussi témoin de la réunion de notre famille entière.

Enfin, le vapeur accoste et Gustave est un des premiers à débarquer. Son premier soin est d’entrer dans l’église de Bonsecours pour remercier Dieu de l’avoir si bien conduit.

Il sort et prend la direction de la maison paternelle, où il arrive quelques minutes plus tard. En l’apercevant, il arrête, son cœur bat avec force et il n’ose plus avancer.

— Voici, se dit-il, la demeure oh j’ai passé mon heureuse enfance ; au dedans sont ces bons vieillards qui m’ont élevé.

Il jette la vue sur les fenêtres, et il aperçoit sa grand’mère qui est occupée à lire. Ses yeux se remplissent de larmes.

Tout près de lui, et un peu en arrière, est son grand’père qui le regarde en souriant.

Le vénérable vieillard, qui revenait de la messe, l’avait remarqué de loin et s’était dit : Voilà un jeune homme qui ressemble beaucoup à notre Gustave.

Il hâte le pas, et s’approche de Gustave qui, la vue toujours fixée sur la fenêtre, ne le voit pas arriver.

— Mais regarde donc de ce côté, cher enfant, dit le vieillard avec émotion.

Gustave se retourne vivement et aperçoit la figure vénérable de celui qu’il aimait tant.

— Ah ! cher grand-père, s’écrie-t-il en se jetant dans ses bras.

Le noble vieillard le tient longtemps serré contre son cœur ; sur sa figure se lit la joie qu’il éprouve. Enfin il dit à Gustave :

— Comme tu as grandi ! Et que ta grand’mère va être heureuse de te voir ! Viens à la maison, j’ai hâte qu’elle sache que tu es de retour. Mais, je n’y pensais pas, ta présence trop subite pourrait causer un malheur. Attends un peu ici, je vais l’avertir avec prudence de ton arrivée.

Et, d’un pas plus léger qu’à l’ordinaire, l’heureux vieillard se rend à la maison.

Gustave, anxieux, attend le signal qui va lui permettre d’entrer.

Une minute s’est à peine écoulée que sa grand’mère sort précipitamment en s’écriant :

— Mon cher Gustave ! mon cher enfant !

Gustave s’empresse d’aller à sa rencontre ; elle l’entraîne dans la maison et le couvre de ses baisers maternels.

La première chose qui frappe Gustave en entrant est son livre placé sur une table au milieu de beaux bouquets.

— Tiens, regarde, dit la bonne dame ; c’est le livre que nous t’avons donné lors de ton départ. Chaque année, le jour de ta naissance, nous l’avons déposé sur cette table en mémoire de toi ; il est là pour te recevoir. Tu as été fidèle à ta promesse, cher enfant, que Dieu t’en bénisse.

— Merci, chère bonne mère, dit Gustave avec émotion.

Il s’avance vers la table, ouvre le livre et sur la première page il voit la promesse écrite par lui cinq ans auparavant.

Il prend alors une plume et écrit au-dessous :

« Je remercie Dieu d’avoir pu remplir ma promesse le 6 août 1859. »

On se met à table ; sa grand’mère court partout et ouvre toutes les armoires pour fêter le retour de son petit-fils.

Pendant le repas, Gustave, placé entre ses vieux parents, raconte tout ce qui s’était passé depuis son départ de Burlington ; il leur dit comment son père, après avoir laissé sa mère et sa sœur, s’était rendu avec lui à la ville du Lac-Salé où il n’avait séjourné que quelques mois ; son arrêt au fort Laramée ; il leur fait connaître toutes les bontés qu’il avait reçues de M. Lewis, etc.

Deux heures s’étaient écoulées et on l’écoutait encore.

— Et tu espères que ton père va revenir ? demande la noble dame avec anxiété.

— Oui, chère grand’mère, répond Gustave, j’ai l’espérance de voir mon père suivre l’exemple de ma mère et de ma sœur qui sont catholiques aujourd’hui. J’aurais bien voulu qu’ils fissent le voyage avec moi, mais Dieu n’en a pas encore décidé ainsi.

Une semaine se passa dans la plus grande joie.

Gustave alla voir ses anciens compagnons de classe, puis le directeur du collège, qui le reçut avec bonté.

Ce dernier, après l’avoir entendu raconter ses voyages, lui dit :

— Vous voyez, mon ami, que Dieu n’abandonne jamais celui qui le sert avec fidélité. C’est lui qui vous a guidé et protégé jusqu’ici.

— Oui, monsieur ; mais j’ai une autre promesse à remplir, c’est celle de ramener mon père à sa famille, et je ne sais réellement comment m’y prendre pour annoncer à mes bons vieux parents que je dois retourner au fort Laramée à la fin de septembre. Je dois être rendu au fort Leavenworth pour le 15 au plus tard : comme vous voyez, je n’ai pas de temps à perdre.

— Vous avez donc promis à votre père de retourner au fort Laramée ?

— Oui, monsieur, mon père m’attend.

— Une promesse faite est un devoir à remplir, et puisqu’il vous coûte de l’annoncer à vos grands parents, je le ferai moi-même. Demain, sur les dix heures, j’irai les voir ; ne vous absentez pas à cette heure, et vous verrez que tout ira bien.

Le lendemain, à l’heure indiquée, le vénérable directeur entrait dans la demeure de M. Dumont, et, après les saluts d’usage, il leur fit part de la promesse faite par Gustave.

Ces bons vieillards pâlirent à la pensée que leur petit-fils devait les quitter si tôt.

— Il faut donc que tu nous quittes encore ? dit le vieillard.

— Ce ne sera que pour quelques semaines, répond Gustave avec émotion, et j’espère vous ramener toute la famille, cette fois, si vous me le permettez.

— Si on te le permet ! dit Mme Dumont ; ton père m’est bien cher, et rien au monde ne me procurerait plus de bonheur que de le revoir, et surtout de le voir revenir à l’Église qu’il a abandonnée.

— Il faut espérer, madame, que Dieu vous accordera ce bonheur, dit le directeur ; la présence de votre petit-fils ici me porte à croire que vos bonnes prières seront exaucées. La conversion de votre fils ne peut tarder ; je dirai même plus, votre Gustave me paraît être l’avant-coureur de plus grandes joies qui vous attendent. Dieu a ses desseins, madame, et il ne projette jamais en vain.

— Vos bonnes paroles me donnent un grand espoir, dit madame Dumont ; elles me font même désirer le départ de notre Gustave ; je ne sais ce que je ressens, mais il me semble que ce cher enfant fera notre bonheur à tous.

— Et ne crains-tu pas de faire ce grand voyage ? demande le vieillard.

— Comment feras-tu, cher enfant ? ajoute madame Dumont ; ton père est beaucoup plus éloigné que ta mère ; tu devras traverser encore ces prairies dangereuses. Si ton grand-père était plus jeune, il t’accompagnerait.

— Ne craignez rien pour votre petit-fils, madame, dit le directeur, Dieu l’a guidé jusqu’à vous, il ne l’abandonnera pas dans ce voyage qu’il fait dans un aussi bon but.

— Quand veux-tu partir demande le vieillard.

— Après-demain, si vous le voulez, répond Gustave ; et j’ai la ferme conviction que rien de fâcheux ne m’arrivera pendant ce nouveau voyage.

— Eh bien ! je vais te faire un chèque pour deux cents dollars. Auras-tu assez de cette somme ?

— C’est plus de la moitié trop.

— Non, non, on ne sait pas ce qui peut arriver en voyage.

— Aussi bien après-demain que plus tard, dit madame Dumont en embrassant son petit-fils ; tu reviendras plus tôt.

— Oui, c’est cela, ajoute le vieillard en souriant.

— Soyez certains que je ne retarderai pas, dit Gustave avec émotion.

— Que Dieu vous bénisse, brave jeune homme, et que son saint ange vous accompagne, dit le vénérable prêtre en se retirant.