CHAPITRE XX

le lac au soda. arrivée au fort bridger. un camp de soldats mormons.


Deux jours plus tard, nos trois amis aperçoivent le lac au Soda.

— Voici le Soda, à bientôt le lait et le miel.

— Oui, dit Arthur, si l’on n’a pas oublié le soda pour faire le gâteau, le lait et le miel ne doivent pas être loin.

— Qui sait si nous ne trouverons pas les gâteaux tout faits, dit George.

On arrive au Lac, et nos trois amis descendent de cheval et approchent de la rive.

Un étang long de cinq à six acres et large de deux, couvert d’une substance semblable à de la glace sur laquelle il serait tombé une légère couche de neige, se présente à leur vue.

— Cette glace doit être assez forte pour nous porter, dit Gustave, avançons donc jusqu’au milieu de cet étang ; le soda doit y être plus propre.

— Allons, dirent George et Arthur.

Arrivés vers le milieu, Gustave prend son couteau et fait un trou.

— Cette glace me parait épaisse de cinq à six pouces, dit-il à ses amis.

— Regardez donc comme l’eau est noire au-dessous, dit George ; on dirait de l’encre.

Arthur tire la baguette de sa carabine pour sonder la profondeur.

Il n’y a presque pas d’eau, dit ce dernier, mais une vase sans fond forme le lit de ce lac.

— C’est vraiment remarquable, dit George ; je ne peux comprendre comment une eau et une vase aussi noires puissent former ce qu’on pourrait appeler une crème si blanche et si belle.

Aussitôt que les wagons arrivent, les hommes, les femmes et les enfants s’empressent de se procurer une bonne quantité de ce soda ; ils le coupent en petits morceaux, et le mettent dans des sacs pour le conserver.

Ce soda produit sur les pâtisseries le même effet que la poudre allemande de nos jours.

À quelques milles plus loin, sont les sources à goudron (Tar Springs). On y voit plusieurs trous carrés remplis d’une eau blanche sur laquelle flotte une graisse noire et épaisse, ressemblant en tout point au goudron chaud.

— Voici le miel, s’écrie Gustave, mais comme il est noir ! C’est à n’y rien comprendre ; là-bas, l’eau est noire et la crème blanche, ici c’est tout le contraire, l’eau est blanche et la crème noire.

— Ne savez-vous pas que tout est nouveau dans la nouvelle Jérusalem ? dit George.

— Et nous verrons bien d’autres choses, ajoute Arthur.

— Pourvu que ce soit pour le mieux, dit Gustave.

Ici encore, comme au lac au Soda, les gens de notre caravane, munis de petites chaudières, vont les remplir pour graisser les essieux de leurs wagons.

Enfin, on arrive au fort Bridger, à cent cinquante milles en deçà de la ville du Lac-Salé, et notre caravane campe au pied de ses murs.

Ce fort était en ce moment occupé par un détachement de la milice mormonne, désignée sous le nom de « Destroying Angels » (anges destructeurs) ; ce détachement était le plus brave de toute leur armée, et avait été organisé par Joseph Smith lui-même pour lui servir de garde personnelle.

Tout le monde de notre caravane était joyeux ; les sauvages ne seront plus à craindre, se disait-on, et la ville sainte n’est pas éloignée. Les jeunes gens font entendre des chants joyeux, et les enfants se livrent à leurs jeux innocents.

La caravane était à peine arrivée, que ces « Anges » sortent du fort pour lui rendre visite.

Tous portaient de longues barbes, et leurs figures étaient à demi-cachées par de larges feutres surmontés de plumes. Leurs costumes étaient retenus par de larges ceintures d’où pendaient de gros revolvers et de longs poignards. De larges bottes montant jusqu’au genou complétaient ce costume farouche.

— Quels sont ces hommes ? se demande-t-on avec anxiété.

— Ne craignez pas, dit le capitaine ; ces hommes sont nos meilleurs amis. Ce sont les anges destructeurs commandés par un des plus hauts dignitaires le notre Église.

— Il paraît, dit Gustave à ses amis, que chez les mormons, il n’y a que des anges et des saints.

Ces hommes entrent dans le camp ; le capitaine s’empresse d’aller au-devant d’eux en leur tendant la main. Ceux-ci, en l’apercevant, ôtent leurs larges feutres, et lui témoignent le plus grand respect.

Le capitaine les présente ensuite aux gens de la caravane, qui se prêtent aux compliments d’usage.

Gustave ne perd pas de vue son père, et s’aperçoit qu’il hésite à donner la main à ces hommes d’un extérieur aussi farouche ; il s’en réjouit et dit à ses amis en souriant :

— Éloignons-nous, je n’ai nullement envie de donner la main aux anges, ce soir.

Et tous trois se glissent sous une tente.

Ils venaient à peine d’y entrer, que Gustave entend prononcer son nom par des gens qui le cherchent.

Force lui fut donc de sortir, et il avança d’un pas ferme vers le capitaine.

Ce dernier le présente au chef des « anges » en disant :

— Permettez-moi de vous présenter à Gustave Dumont ; c’est ce jeune homme dont je vous parlais il y a un instant ; la caravane lui a dû son salut en plusieurs circonstances.

Le chef ôte son chapeau en tendant la main à Gustave.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, dit-il, et je vous félicite, jeune homme, de votre noble conduite et de la bravoure dont vous avez fait preuve pendant le long voyage que vous venez de faire ; j’espère que bientôt vous emploierez vos talents pour défendre l’Église des saints.

Gustave, frappé de la mâle beauté de cet homme et de ses manières distinguées, ne put s’empêcher de lui rendre son salut avec beaucoup de grâce.

— Je dois vous dire que ce jeune homme n’est pas encore un des nôtres, dit le capitaine.

— Il le sera bientôt, j’espère, dit le chef, en frappant légèrement sur l’épaule de Gustave. Vous suivrez l’Église de Jésus-Christ, n’est-ce pas ?

— De tout mon cœur, répond Gustave ; et pour suivre l’Église de Jésus-Christ, je ferai tout ce que je pourrai.

— Bien, bien, dit le chef, je ne vous dis pas adieu, mais au revoir.

Et il s’éloigne pour rejoindre ses hommes.

En le voyant partir, Gustave dit assez haut pour être entendu du capitaine et de son père :

— Oui, je suivrai toujours l’Église de Jésus-Christ, mais non celle de Joseph Smith.

Ces derniers ne font pas voir qu’ils ont entendu, et reconduisent le chef au « fort Bridger. »

Le lendemain, les montagnes Rocheuses apparaissent dans toute leur splendeur. Gustave et ses deux amis, frappés du magnifique spectacle qui s’offre à leurs regards, arrêtent leurs chevaux pour mieux voir.

Du nord au sud, aussi loin que leur vue peut s’étendre, ces montagnes, toutes plus hautes les unes que les autres, se succèdent sans interruption ; ces sommets couverts d’une neige perpétuelle ; ces pics élancés, tous de formes différentes et se perdant dans les nues, ces ravins profonds qui les séparent ; ces précipices dont la vue seule effraie ; ces rochers immenses comme suspendus sur le bord des abîmes, et menaçant à chaque instant de s’y précipiter ; ces plateaux couverts d’une verdure qui réjouit ; ces arbres gigantesques qui semblent se cramponner aux parois presque perpendiculaires de ces montagnes ; tout forme un ensemble qui enchaîne les regards, excite l’admiration et porte à élever l’âme vers le créateur de tant de merveilles.

Le soir, on forme le camp au pied de la passe du sud, et le lendemain, après avoir monté près de cinq heures, la caravane arrête sur le sommet pour prendre le dîner.

Au départ, Gustave et ses deux amis sont effrayés à la vue de l’abîme qui se présente devant eux, et dans lequel il faut que la caravane descende, en suivant un chemin pavé de cailloux ronds et longeant le bord d’un précipice sans fond.

Les wagons arrivent, et tous se demandent comment on va s’y prendre pour descendre dans cet abîme.

— Il n’y a rien à craindre, dit le capitaine. Que chacun enchaîne les dernières roues de son wagon pour l’empêcher de rouler sur les cailloux ; vous ne laisserez qu’une paire de bœufs en avant, et attacherez les autres en arrière, afin de leur faire retenir le wagon pendant la descente. Et qu’un seul wagon descende à la fois.

Gustave et ses hommes prennent le devant et se sentent comme frappés de vertige ; leurs chevaux, effrayés, ne cherchent qu’à se coller contre la paroi de la montagne, et refusent d’avancer.

D’un côté du chemin, qui a à peine huit pieds de largeur en certains endroits, sont des abîmes sans fond ; de l’autre, une montagne s’élevant perpendiculairement à plusieurs centaines de pieds de hauteur, sur laquelle on voit de grosses pierres qui, par leur position, menacent à chaque instant de se détacher et de rouler sur le chemin.

Tous éprouvent un sentiment de satisfaction et de reconnaissance lorsque la descente est opérée.

Après la prière, le capitaine donne avis que, le lendemain, la caravane devra traverser la grande montagne.

— Vous ferez bien, dit-il, de voir que les roues de vos wagons soient en bon ordre, car la montée est longue et pénible. J’aime à vous faire remarquer que nous avons passé aujourd’hui le point le plus élevé entre l’Atlantique et le Pacifique ; la petite rivière près du camp coule vers l’ouest, tandis que celles que nous avons vues et traversées depuis notre départ coulent vers l’est. Depuis que nous avons quitté Omaha, nous n’avons cessé de monter ; à présent nous allons descendre.

— Il faut espérer que nous ne descendrons pas toujours aussi rapidement que cette après-midi, dit Gustave.

— Non, pas aussi rapidement que nous venons de le faire, dit le capitaine prenant de bonne grâce l’humeur de Gustave. D’ici à la ville sainte, nous aurons à gravir plusieurs montagnes qui se trouvent sur notre route. Préparez-vous, chers frères et sœurs, à partir dès l’aurore.

Le lendemain, dès la pointe du jour, la caravane se met en route et, une heure plus tard, elle arrive au pied de la haute montagne qu’il lui faut gravir.

On monte pendant une heure, pendant deux heures ; l’air, de chaud qu’il était en bas, est plus frais et se refroidit à mesure qu’on avance. Tous les quarts d’heure ou vingt minutes, il faut arrêter les bœufs pour les laisser reprendre haleine.

Partie du bas de la montagne vers les six heures du matin, la caravane atteignit le sommet sur les deux heures de l’après-midi.

Alors tout le monde oublie sa fatigue, et pousse un cri d’admiration à la vue du magnifique panorama qui se déroule devant les yeux.

Aussi loin que l’on peut voir, de quelque côté que l’on regarde, sont de hautes montagnes au pied desquelles s’étendent de belles vallées luxuriantes et resplendissantes de verdure. Au milieu de ces vallées, coulent des ruisseaux limpides ou de jolies petites rivières, tous bordés d’herbes aux couleurs riches et variées. Plus loin, une foule de petits lacs ressemblent à autant de nappes d’argent, tant leurs eaux sont claires et tranquilles.

L’œil ne se lasse point de regarder ; l’air plus pénétrant et plus pur dilate les sens, dispose aux émotions de l’intelligence, et l’âme, s’élevant avec la pensée, grandit et plane librement ; elle voit tout, embrasse tout en admirant les grandes œuvres du Créateur qui a si bien orné la nature dans cette contrée.

Chacun voudrait fixer sa demeure sur ce sommet, mais il faut continuer la route, et nous le quittons à regret.

— Voici qu’il va falloir descendre encore, dit Gustave. Ainsi va le monde, aujourd’hui en haut, demain en bas ; pourvu que l’on finisse par monter, ça ira bien.

Les wagons arrivent à la descente ; il faut enchaîner les roues de nouveau et prendre les mêmes précautions que la veille ; le soir, on forme le camp à l’entrée d’un ravin qu’il faut suivre dans toute sa longueur le lendemain.

Ce ravin, long de quatorze milles, est bordé de chaque côté par de hautes montagnes qui s’élèvent, à plusieurs endroits, à plus de mille pieds de hauteur ; au milieu coule un gros torrent dont l’eau se précipite de chute en chute, en faisant un si grand bruit que l’écho frappe les parois des montagnes et ne se perd qu’à l’une ou l’autre des extrémités.

En entrant dans ce ravin, ce bruit résonne si fort que nous ressentons comme un sourd bourdonnement ; l’on est saisi d’un sentiment qu’on ne peut définir ; il nous semble que le pouls bat plus vite et que le sang bouillonne dans nos veines.

Le chemin longe ce torrent à une assez grande hauteur ; à quelques endroits, il est à peine assez large pour laisser passer les voitures ; alors les animaux, effrayés, n’osent avancer. Le moindre cri se répète pendant plusieurs minutes. Un coup de pistolet, tiré par un des hommes de l’arrière-garde, pour en connaître l’effet, parut comme un coup de canon aux gens de notre caravane, qui crurent que la montagne s’écroulait.

Gustave et ses amis, en avant comme d’habitude, chevauchaient depuis près de trois heures, lorsqu’ils aperçurent une écluse qui leur barrait le passage.

Cette écluse était faite avec de gros arbres couchés et superposés à une dixaine de pieds de hauteur ; de grosses pierres entouraient ces arbres, et le tout était rempli de branches et de terre. Une porte, laissant passer l’eau du torrent, avait été placée au milieu, de manière à pouvoir être baissée ou levée au besoin.

— Que veut-on faire d’une écluse dans ce ravin ? dit Gustave.

— Voudrait-on nous noyer, par hasard ? dit George.

— Il ne suffirait en effet que de baisser cette porte, pour couvrir ce chemin d’une épaisseur de dix pieds d’eau en cinq… Mais il est interrompu par une voix forte qui leur dit :

— Halte ! ou donnez le mot d’ordre.

Gustave et ses compagnons, surpris, arrêtent leurs chevaux et tirent leurs pistolets. Ils regardent dans la direction d’où venait cette voix, et voient une sentinelle, la carabine en joue, qui répète :

— Halte ! ou donnez le mot d’ordre.

Gustave répond avec les plus grand sang-froid et en souriant :

— Veuillez, mon ami, être assez bon de nous faire connaître ce mot d’ordre, et je vous assure que pas un d’entre nous n’aura la moindre objection de vous le donner.

La parfaite tranquillité et le sourire avec lesquels il avait prononcé ces paroles, eurent pour effet que ses amis et la sentinelle éclatèrent de rire.

Gustave profite de ce moment pour ajouter :

— Me serait-il permis, monsieur, de vous demander pourquoi l’on a fait cette écluse dans ce ravin ? Ce n’est pas pour nous noyer, j’espère ?

— Cette écluse a été faite pour inonder ce ravin, dans le cas où l’armée américaine voudrait s’y engager pour le traverser, répond la sentinelle. Mais qui êtes-vous ? je ne puis vous laisser passer sans vous connaître.

— Nous sommes l’avant garde d’une caravane de saints du dernier jour, répond Gustave.

— Alors, vous pouvez passer, dit la sentinelle en ôtant son chapeau.

Gustave et ses compagnons reprennent leur route, montent sur un pont jeté au-dessus de l’écluse, et aperçoivent un camp fait à la mode des sauvages.

Des huttes construites avec des branches d’arbres entrelacées de rameaux, et le tout recouvert de paille ou de glaise, servaient d’abri aux soldats mormons, occupés en ce moment, les uns à faire des retranchements, des batteries et des fossés, les autres à placer sur le sommet des montagnes de grosses pierres destinées à être jetées sur ceux des ennemis qui voudraient passer dans le ravin.

— En voilà une curieuse besogne pour des saints, dit Gustave toujours souriant ; en ont-ils des projets pour…

Un nouvel ordre : Halte ! ou donnez le mot d’ordre, l’arrête court dans sa remarque.

— Vous pouvez passer, se hâte de dire Gustave en ôtant son chapeau, imitant en cela ce qu’avait dit et fait la première sentinelle, et il n’arrête pas son cheval.

— Vous ne passerez pas, crie la sentinelle. Halte ! ou je vous tue.

— Comment cela ? reprend Gustave sans se déconcerter. Par quel droit nous, arrêtez-vous ? Je vous donne le mot d’ordre que la première sentinelle nous a donné ; je répète les mêmes paroles, et je fais comme elle en ôtant mon chapeau.

Les amis de Gustave sont fous de rire ; la sentinelle, surprise de la gaieté et de la naïveté de notre héros, ne peut empêcher le sourire d’effleurer ses lèvres.

— Monsieur, continue Gustave, je connais votre devoir et le mien, je n’insisterai pas à passer avant de vous dire qui nous sommes, et il répète ce qu’il avait dit à la première sentinelle, et ajoute : allons-nous rencontrer d’autres sentinelles sur notre chemin avant d’arriver à ce camp que je vois plus bas ? Si oui, vous voudrez bien nous donner le mot d’ordre.

— Ce n’est pas nécessaire, répond l’homme d’armes en souriant.

— Merci, monsieur, dit Gustave en le saluant, et il s’éloigne avec ses compagnons.

— Qu’avez-vous donc, cher ami ? dit George.

— Rien que je sache, répond Gustave. Voyez-vous, il faut bien être gai et joyeux.

Puis, prenant le galop, nos amis se rendent au camp sans ralentir leur course.

Le commandant et les quelques soldats restés au camp s’approchent ; le premier leur demande :

— Qui êtes-vous ?

— Nous sommes l’avant-garde d’une caravane de saints du dernier jour, répond Gustave ; elle doit arriver tout à l’heure.

— Soyez les bienvenus, chers frères en Jésus-Christ, dit le commandant en leur tendant la main.

Quelques minutes plus tard, le capitaine et M. Dumont, qui avaient bien ri en apprenant comment Gustave s’y était pris pour donner le fameux mot d’ordre, arrivent au camp et aperçoivent ce dernier causant avec le commandant.

Ils se hâtent de le rejoindre, et le capitaine, le frappant amicalement sur l’épaule, lui dit :

— Jeune homme, vous avez trouvé un moyen bien ingénieux pour passer et pénétrer dans un camp.

— Entre saints, monsieur, dit Gustave, il y a toujours moyen de s’arranger.

Les voitures de notre caravane commencent à entrer dans le camp.

Notre capitaine les fait arrêter, pour permettre au commandant de prendre les noms de ceux qui faisaient partie de la caravane, son devoir étant de ne laisser passer qui que ce soit sans connaître les noms et le but de ceux qui voulaient pénétrer plus avant dans le territoire.

Alors les soldats mormons se mêlent aux gens de notre caravane ; ces derniers, touchés de leur misère, leur donnent de la farine et quelques jambons tirés de l’incendie dont nous avons déjà parlé. Gustave s’approche de son père et lui dit :

— Regardez ces hommes qui croyaient que tout leur viendrait en abondance en se rendant à cette ville qu’on a qualifiée du titre pompeux de « Nouvelle-Jérusalem ». Ils manquaient même de nourriture ; et que dire des moyens qu’ils prennent pour repousser l’autorité légitime ?

— N’ont-ils pas le droit de se défendre ? réplique M. Dumont, et surtout celui de repousser ceux qui veulent les attaquer injustement ?

— Injustement, dites-vous ? vous prétendez donc qu’ils ne doivent pas obéir aux lois et reconnaître l’autorité du gouvernement des États-Unis, qui les a tolérés et protégés jusqu’à ce jour ? Peuvent-ils, avec raison, refuser de recevoir un gouverneur envoyé par ce gouvernement pour faire respecter ses lois, et cela dans un de ses territoires ? Non, ils se rebellent, parce que Brigham Young, tout en se proclamant prophète de Dieu, veut aussi jouir des honneurs civils. Il ne veut pas céder son poste de gouverneur d’un territoire qui ne lui appartient pas, et sur lequel il n’a aucun droit.

— Pourquoi Brigham Young ne jouirait-il pas des honneurs civils, comme prophète de Dieu, autant que le Pape, comme chef de l’Église romaine ? Il est bien roi, lui.

— Vous ne pouvez mettre le Pape et Brigham Young, tout gentilhomme qu’il peut être, sur un pied d’égalité. L’un est le vicaire de Jésus-Christ, l’autre n’est que le chef des mormons.

— L’un et l’autre sont chefs d’église ; si l’un a droit à des honneurs, l’autre doit le posséder également.

— Vous me surprenez, cher père, pardonnez-moi cette expression. Cependant vous savez bien que si le Pape jouit d’un pouvoir temporel, c’est parce que les rois et les empereurs des siècles passés l’ont voulu ainsi. Ils lui ont donné un territoire sur lequel il aurait juridiction complète, afin qu’il fût libre dans ses décisions, libre dans ses décrets, libre dans ses actions, et indépendant de tout autre pouvoir. En agissant ainsi, ces rois et ces empereurs, régnant alors sur des nations en grande majorité catholiques, c’est-à-dire membres d’une Église dont le Pape était le chef suprême, ont voulu le mettre à l’abri de toute influence que l’un ou l’autre d’entre eux aurait pu exercer sur lui. La sagesse de cette démarche a été et est encore reconnue par tout homme bien pensant. De plus, le Pape n’est que le dépositaire de son royaume, il doit le remettre intact à son successeur. Ce royaume est la propriété du chef suprême de tous les catholiques de l’univers, et comme tel, il doit le conserver. Dites-moi, cher père, en est-il ainsi de Brigham Young, bien que j’admette qu’il soit chef d’une secte religieuse ? Le territoire de l’Utah lui appartient-il ? Lui a-t-il été donné en dépôt pour le conserver ? A-t-il aucun droit à le réclamer plus que tout autre citoyen américain ?

— Assez, dit M. Dumont, voici le signal du départ.

La caravane se remet en marche, et vient camper sur les bords d’un torrent large et impétueux, qu’elle doit traverser le lendemain.