J.-P. Roret et Cie (Les Contemporains, n° 8p. 1-93).




GUIZOT






PARIS. — TYP. SIMON RAÇON et Cie, RUE D’ERFURTH, 1

LES CONTEMPORAINS


GUIZOT


PAR
EUGÈNE DE MIRECOURT

PARIS
J.-P. RORET ET COMPAGNIE, ÉDITEURS
RUE MAZARINE, 9

1854


L’Auteur et les Éditeurs se réservent le droit de traduction et de reproduction à l’étranger.

GUIZOT


À peine sommes-nous au début de notre œuvre, qu’elle soulève déjà des tempêtes. Certes, nous sommes émerveillé d’avoir dans le souffle une telle puissance.

Ils étaient modestes pourtant nos petits livres ; ils s’annonçaient au public sans éclat, avec bonhomie. Leur berceau n’offrait aucune pompe ; ils ne s’entouraient pas des langes éclatants de l’annonce, et personne ne les a bercés sur le coton moelleux de la réclame.

D’où vient qu’ils ont grandi si vite ? pourquoi font-ils peur ?

Ah ! l’orgueil humain ! nous ne pensions guère lui causer de pareilles transes !

Calmez-vous, messieurs, calmez-vous ! Ayez moins de promptitude et plus de réserve ; ne mettez point ainsi à nu vos vanités, vos passions et vos misères. On ne dépouille pas de la sorte le manteau du décorum ; on cache ses plaies, on dissimule ses terreurs, on fait le brave.

Vous nous donnez trop beau jeu, vraiment !

Quoi ! ces biographies microscopiques, ces imperceptibles in-trente-deux ont pour vous des proportions aussi effrayantes ? Vous les examinez, vous les épluchez, vous pesez ce qu’ils contiennent l’éloge ou de blâme, et vous tremblez de n’avoir pas assez de l’un ou trop de l’autre, quand viendra votre tour ?

Fi ! messieurs.

Restez en repos. Croyez que nous sommes trop digne et trop sévère pour ne pas écarter de notre chemin toute influence.

À nos yeux vous êtes morts : c’est votre histoire que nous écrivons.

— Mais on vous renseigne mal, dites-vous ?

Erreur ! nous n’essayons jamais de peindre, si notre pinceau n’est pas délié, si notre palette est mal fournie ; nous savons où trouver nos nuances, et nous puisons nos renseignements à une source authentique.

Mais souffrez, messieurs, que nous n’allions pas les prendre chez vous.

Ce refus n’a rien qui doive vous blesser. Il sauvegarde votre dignité comme la nôtre. La colère de vos partisans, leur critique acerbe, leurs menaces, ne nous feront pas dévier d’une ligne.

Notre plume est ferme, nous l’avons prouvé déjà dans maintes circonstances. Personne ne dira qu’elle fléchit devant la séduction, l’injustice ou la mauvaise foi.

Sans jouer ici le rôle prétentieux de l’homme d’Horace, nous déclarons néanmoins que rien n’a pu nous émouvoir jusqu’à ce jour, ni le procès tardif et inexplicable de M. de Girardin, ni la fureur de l’Assemblée nationale, dont l’ex-rédacteur en chef M. Letellier, doublure du pâle et trop incompris M. Mallac, condamnait à mort la publication des Contemporains, parce qu’elle avait négligé de débuter par un ami des Russes.

Nous n’avons pas été plus ému de la rancune d’un feuilletoniste du Moniteur, qui a juré de nous oublier dans ses articles, pour nous punie d’avoir irrévérencieusement parlé du roi Louis-Philippe. Ce sont là de courageuses sympathies chez un homme attaché au premier journal de l’empire.

Malheureusement nous allons les blesser de nouveau en écrivant la biographie de l’illustre chef de la doctrine, du ministre puritain qui a couvert d’un manteau de probité la route impure où marchait son siècle.

On soutenait un jour devant nous que M. Guizot n’était pas Français. Nous eûmes beau le prouver jusqu’à l’évidence, on répondit :

— C’est impossible !

Le mot nous a paru profond.

Il est certain que tout homme sous la poitrine duquel bat la fibre nationale ne regarde pas le ministre de Louis-Philippe comme un digne fils de la France.

On sera de notre avis après avoir lu son histoire.

Guizot (Pierre-François-Guillaume) naquit à Nîmes en 1787. Il entre aujourd’hui dans sa soixante-huitième année.

À l’âge de sept ans, il vit les hommes de la Terreur guillotiner son père, impression sinistre qui a dû contribuer à lui donner ce caractère sombre, cette haine instinctive de l’humanité et cette énergie méprisante dont tous les actes de son administration portent le cachet.

Madame Guizot se réfugia en Suisse avec toute sa famille, qui était calviniste.

Son fils, on l’a dit souvent, n’a pas eu d’enfance. Il est déshérité, pour son malheur, des instincts les plus candides de l’âme. Le fruit qui au jour de la floraison n’a pas eu de soleil est un fruit maudit ; le ver le ronge intérieurement : il ne renferme que de la cendre.

Élevé à Genève[1], dans cette patrie de la forme et du dehors, M. Guizot y a puisé tous les éléments de son être.

C’est là qu’il a pris ces manières gourmées, ce ton pédant, ces mœurs roides et cassantes, et cette dignité perpétuelle dans le mensonge politique et dans la déraison administrative, qui ne l’ont jamais abandonné pendant tout le cours de son interminable ministère.

À l’âge de dix-neuf ans, après avoir terminé ses classes, il vint à Paris étudier le droit.

Sa pauvreté le contraignit à chercher une place. M. Stopfer, ancien ministre de la confédération helvétique, l’accepta pour précepteur de ses enfants.

Mais l’orgueil du futur homme d’État ne s’arrangeait point de cette position dépendante.

Il se trouvait humilié surtout de conduire ses élèves à la promenade.

Les marmots s’accrochaient aux pans de sa redingote, le contraignant à s’arrêter à la porte de tous les confiseurs et lui faisaient faire des stations indéfinies devant les marchandes de brioches du Luxembourg. Gâtés par leur mère, ils allaient auprès d’elle se plaindre et gémir, quand le précepteur essayait de mettre un frein à leur gourmandise.

M. Guizot quitta son emploi, disant qu’il se croyait appelé à d’autres fonctions que celle de donner la pâture aux fils de Gargantua.

Comme ses élèves avaient l’intelligence aussi rétive que l’estomac complaisant, Guizot s’était appliqué à leur trouver une méthode à la fois claire et prompte, afin qu’ils retinssent plus aisément les synonymes de la langue.

Pour lui ce travail devint une ressource.

Donnant à sa méthode plus de portée et plus d’étendue, il la vendit, sous le titre de Dictionnaire des synonymes, à un libraire qui paya l’œuvre d’un prix fort raisonnable.

Bientôt il fut admis chez le secrétaire perpétuel de l’Institut, ce fameux Antoine Suard, nommé chef de la censure en 1774, tout exprès pour multiplier les livres de Beaumarchais.

Suard était vieux alors, et quelquefois un vieux censeur peut se repentir.

Il accueillait les jeunes écrivains dans son salon de la place de la Concorde et tâchait d’effacer autant que possible la mémoire des coups de ciseaux du passé.

Trouvant dans Guizot un grand fond d’érudition, beaucoup de science philosophique et une étude approfondie de la littérature allemande, il lui conseilla d’abandonner les synonymes et la grammaire, pour vouer sa plume à des travaux, sinon plus sérieux et plus honorables, du moins plus lucratifs.

Chaudement recommandé par son protecteur, le jeune homme écrivit, à partir de ce jour, dans toutes les feuilles périodiques de l’époque.

Les Archives littéraires, le Publiciste, le Journal de l’Empire, la Gazette de France et le Mercure donnèrent tour à tour un spécimen de ce style incolore qui, depuis, a caractérisé sans relâche les œuvres de M. Guizot.

« Le style, c’est l’homme. »

Il y a telle manière d’écrire, obscure, lourde, empesée, doctorale et soporifique, avec laquelle on a toujours les savants pour soi.

Quand on obtient cet appui, Dieux seul peut dire jusqu’où l’on peut aller dans notre beau pays de France.

Par cela même que nous sommes la nation la plus superficielle de la terre, nous abdiquons volontiers notre droit d’examen pour juger sur la foi des autres. Qu’un livre ayant l’approbation de l’Institut nous semble ennuyeux dès la première ligne, nous le fermons en toute hâte et nous le déclarons plein de science et de profondeur.

Hippolyte Castille, au commencement d’un article publié dans la Revue de Paris, se montre de la même opinion que nous.

« Parlez, dit-il, au premier venu du talent littéraire de M. Guizot, il est probable qu’il vous en fera le plus pompeux éloge. Questionnez votre homme, et, neuf fois sur dix, vous vous apercevrez qu’il n’a pas lu les ouvrages dont il vient de vous vanter les beautés. Je comprend qu’on lise peu les ouvrages de M. Guizot, mais je déplore avant tout ces tendances gasconnes qui poussent un si grand nombre de gens à louer précisément les choses qu’ils ne prennent pas la peine de lire. Nous devons à ce malheureux esprit, fils de la paresse et de la vanité, une foule de grosses réputations qui se dégonflent aussitôt qu’on les pique[2]. »

Ce n’est pas nous, comme on le voit, qui donnons le premier coup d’épingle dans le ballon.

Nier absolument le mérite littéraire de M. Guizot serait toutefois une injustice dont nous ne voulons pas nous rendre coupable. Les œuvres de l’ex-ministre ressemblent à sa personne : elles pèchent par un excès de tenue, par une sorte de gravité magistrale et orgueilleuse, qui révolte quelquefois et fatigue toujours.

Avant d’instruire les autres, il faut leur plaire, sans quoi l’on ne parvient à donner aucune leçon profitable. M. Guizot n’a jamais adopté cette maxime.

Qu’importe ? il a réussi comme écrivain, nous objectera-t-on. Sans doute, et nous venons tout à l’heure d’en expliquer la cause : il a réussi, parce que les badauds l’ont admiré de confiance ; il a réussi, parce que très peu de gens ont lu ses livres.

Les premiers ouvrages écrits par M. Guizot, sous la tutelle d’Antoine Suard, ont pour titre : Annales de l’Éducation ; — Vie des poètes français du siècle de Louis XIV ; — De l’Espagne en 1808 ; — Décadence de l’Empire romain (traduction de Gibbon). Tous ces volumes, revêtus de mentions académiques très flatteuses, posèrent admirablement le jeune homme dans le monde de la science.

Mais, à partir de cette époque, les lettres semblaient déjà vouloir le répudier.

Pour se les rendre propices, il écrivit deux brochures, l’une sur l’État des beaux-arts en France, et l’autre sur le Salon de 1810.

« C’est une chose digne de remarque, dit un peu rudement l’auteur des Hommes et des Mœurs, que la plupart des personnages politiques de nos jours ont débuté par les lettres. Pour eux, la littérature a été un marchepied ; elle est devenue, à leurs yeux, non le but, non l’idéal, mais un moyen. Le théâtre sert à certaines créatures de lieu d’exhibition : la littérature a servi de planche à ces gens-là pour leur métier. Aussi faut-il voir avec quel superbe dédain ces parvenus, une fois arrivés au pouvoir, traitent les littérateurs et les lettres ! Ces renégats du premier culte, ces faux apôtres, ne ressemblent-ils pas à de mauvais garçons qui mordent leur nourrice après avoir bu son lait ? Aussi es-ce justice de donner bonne chasse à ces marcassins, lorsqu’on les rencontre au fourré de la critique[3]. »

Le premier chasseur qui s’embusqua pour tirer sur M. Guizot fut Gustave Planche. Il tua roide et du premier coup de pesant rhéteur qui s’aventurait, on ne sait trop pourquoi, dans les sentiers fleuris de l’art.

Comme critique, M. Guizot n’a vécu qu’un jour.

Dès lors, il comprit que, dans l’enseignement seul et sous la robe professorale, on peut parler impunément de ce qu’on ne connaît pas. Il sollicita une chaire.

M. De Fontanes, grand maître de l’Université, le nomma suppléant du cours d’histoire moderne[4].

Ici commence la fortune politique de M. Guizot.

L’air solennel du jeune professeur, la profonde estime qu’il avait de lui-même, son pâle visage et sa toilette sévère, tout prévenait en sa faveur ce qu’on est convenu d’appeler les gens sérieux. L’Académie le prônait, Suard continuait de le couvrir de son égide. On vanta ses cours dans toutes les feuilles publiques, et la foule prit le chemin de la Sorbonne pour aller l’entendre.

Il y a dans la nature humaine d’étranges anomalies.

Plus un peuple est fou et léger, plus il se laisse influencer et séduire par un extérieur grave, par une morgue soutenue.

— Tout le succès de Guizot est dans son masque, disait devant nous, en 1840, une femme qui l’avait étudié de fort près et qui le connaît mieux que personne.

À cette époque (1812), l’Empire était à l’apogée de sa gloire. On prévoyait toutefois que le colosse, entraîné fatalement chaque jour à de nouvelles guerres, allait tomber par le fait même de l’épuisement du pays. M. Guizot fut un des premiers à deviner cette chute et à saluer l’aurore de la Restauration, qui commençait à poindre.

Mademoiselle Pauline de Meulan, bas-bleu distingué, fréquentait le cercle Suard.

Guizot, la voyant causer quelquefois avec l’abbé de Montesquiou, connu pour être l’un des principaux agents secrets de Louis XVIII[5], prit à l’instant même des informations et sut que les parents de Pauline entretenaient, de longue date, avec le précieux abbé des relations directes et amicales.

Mademoiselle de Meulan n’avait pas un centime de dot ; elle vivait de sa plume.

Ceci n’arrêta point notre professeur, qui fit, dès lors, au bas-bleu une cour assidue, sans craindre les épines dont ce genre de femmes est presque toujours hérissé. Il eut la galanterie, pendant une maladie de Pauline, de lui envoyer des articles, qu’elle signait, et qui l’empêchèrent de perdre les appointements qu’elle touchait au Publiciste.

Revenue à la santé, mademoiselle de Meulan lui donna, par reconnaissance, son cœur et sa main. Elle comptait cinq grands lustres de plus que son époux.

Guizot avait jeté ses plans.

Une fois dans la famille, on l’initia, comme il s’y attendait à merveille, à certains secrets politiques et aux trames légitimistes dont l’abbé de Montesquiou tenait le fil. Plein d’égards et de vénération pour l’agent secret des rois déshérités, il gagna pleinement sa confiance, et devint son secrétaire intime.

Royer-Collard, à la fin de 1812, avait tous les soirs, au club de Clichy[6], de longues conférences avec Montesquiou.

Guizot, présent à ces entretiens, ne manquait jamais d’y glisser son mot, et Royer-Collard lui dit un jour, en lui frappant sur l’épaule :

— Bravo ! mon jeune ami ! Vous irez loin !

— Pourquoi ? demanda le professeur, qui s’attendait à un compliment.

— Parce que vous avez des défauts qui poussent mieux un homme que ses qualités.

Guizot serra les lèvres, devint plus pâle que d’habitude, et demanda quels étaient ces défauts.

— Une logique brutale et sans ménagement, répondit Royer-Collard ; une ambition dévorante, éperonnée par une énergie féroce, et avec cela du calme dans le regard, un air froid, des allures puritaines… Je le répète, vous irez loin !

— Dois-je prendre ce que vous me dites pour une offense ? balbutia Guizot.

— Non, certes ! ne vous y trompez pas : c’est un bel et bon éloge. Il serait à désirer que tous les hommes politiques fussent coulés dans votre moule. De la tête, beaucoup de tête, et point de cœur.

— Monsieur !

— Tenez, voilà Montesquiou qui sera ministre quand Louis XVIII remontera sur le trône ; eh bien, j’engage notre excellent abbé à vous choisir pour secrétaire général. Votre religion n’est pas un obstacle ; il est avec les catholiques des accommodements, et vous attraperez un jour un portefeuille. Moi-même, entendez-vous ? moi-même ne vous protégerai.

Cette étrange conversation en resta là.

Dix-huit mois après, Montesquiou, appelé au ministère de l’intérieur, à la rentrée des Bourbons, suivait le conseil qui lui avait été donné au club de Clichy, et nommait Guizot son secrétaire général.

Royer-Collard tint parole à son tour.

Élevé au poste de directeur de l’imprimerie et de la librairie, il fit choix de l’ancien professeur d’histoire pour rédiger les articles de cette fameuse loi sur le presse, qui, seize ans plus tard, devait servir de modèle aux ordonnances de Charles X[7].

Le brusque retour de l’île d’Elbe et la résurrection de l’Empire vinrent surprendre notre héros dans les honorables fonctions de censeur royal.

Terrassé par ce coup de foudre, il se trouva (tout à fait à son insu, nous voulons bien le croire) aux genoux du nouveau ministre[8], qui le conserva provisoirement comme chef de division.

Cette tolérance dura six semaines ; puis, un beau jour, sans raison apparente, on renvoya M. Guizot juste au moment où, se croyant sûr de garder sa place, il venait de signer des deux mains l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire.

Indigné de ce trait perfide, le mari de Pauline déclara partout qu’un refus positif de signature avait seul motivé sa disgrâce.

En réponse à cette insinuation aussi habile que mensongère, le Moniteur publia brutalement, le 14 mai 1815, la note suivante :

« Monsieur le ministre de l’intérieur vient de faire quelques changements dans les cadres de son administration ; mais il est si faux que le refus de voter pour l’acte additionnel ait influencé en rien sur cette mesure, que plusieurs employés qui ont signé oui, notamment M. Guizot, ont reçu leur démission, tandis que d’autres employés, à qui leur conscience n’a point dicté un vote aussi empressé que celui de M. Guizot, n’en ont pas moins été conservés. »

Rarement coup de massue tomba plus d’aplomb sur la tête d’un homme.

Mais l’ancien secrétaire de l’abbé de Montesquiou prouva qu’il avait le crâne solide.

Au moment où on devait le croire assommé, il se glissa dans les bureaux du ministère, trouva moyen d’ouvrir le registre compromettant, et renversa, par simple distraction, tout le contenu d’un écritoire sur sa signature. Elle disparut sous un pâté monstre.

Voilà comme un diplomate adroit change une vérité en calomnie.

Ce tour merveilleux exécuté, M. Guizot commanda des chevaux de poste et courut à Gand se plaindre à Louis XVIII des mensonges dont il avait été victime.

Ennemi de la paresse, et ne sachant à quelle occupation consacrer ses loisirs, en attendant les alliés, il rédigea le Moniteur de Gand, pour faire pièce au Moniteur de Paris, dont la conduite à son égard avait été si peu délicate. Le journal de M. Guizot contenait des diatribes odieuses contre l’Empereur ; chacune de ses colonnes était consacrée à l’éloge des armées cosaques.

Une première fois, en 1834, et une seconde fois le 15 novembre 1840, la Chambre des députés refusa d’accueillir les tardives justification de M. Guizot. Vingt années de silence aggravaient ses torts. Le surnom que nous lui avons entendu donner par trois générations successives, l’Homme de Gand, lui reste malgré ses désaveux, et se perpétuera sur les pages les plus reculées de l’histoire.

Napoléon venait de succomber à Waterloo, l’Empire entendait sonner sa dernière heure.

Un Cosaque ramena M. Guizot en croupe.

On lui rendit sa place ; mais il trouva bientôt qu’elle n’était pas en raison de ses mérites, et donna sa démission le jour où l’on put croire qu’il avait, pour se retirer sous sa tente, les mêmes raisons que Barbé-Marbois[9]. Par malheur, il fut nommé presque aussitôt maître des requêtes et conseiller d’État, ce qui permit aux malintentionnés de le croire peu sensible au massacre de ses coreligionnaires de Nîmes.

Si M. Guizot porta le deuil, ce fut au plus profond de son cœur. Personne ne s’en aperçut.

Ses nouveaux emplois lui permettaient de se livrer tout à l’aise à ses goûts d’écrivain. Trois ou quatre publications sorties de sa plume parurent de 1815 à 1819. En voici les titres : Quelques idées sur la liberté de la presse ; — Du gouvernement représentatif et de l’état actuel de la France ; — Essai sur l’instruction publique ; — De la souveraineté et des formes du gouvernement.

Protégé par M. Decazes, il se plaignit de n’être pas assez en relief.

— Quand donc, disait-il au ministre, me ferez-vous sortir de la tombe des sinécures ?

— Mais, répondait M. Decazes, il n’y a pas d’emploi vacant.

— Créez-en un ! fit Guizot, tranchant dans le vif et mettant son protecteur au pied du mur.

Impossible de reculer.

Seulement, il fallait un prétexte à nomination, une sorte de service rendu qui justifiât aux yeux du roi la création d’une place.

Louis XVIII avait pris en grippe la Chambre introuvable. M. Guizot flatta la rancune royale dans un long mémoire où, après avoir catégoriquement établi la nécessité de dissoudre le corps législatif, il indiquait des procédés pleins de finesse pour influencer les élections dans les provinces et ramener au Palais-Bourbon une majorité triomphante.

L’exécution de ce plan superbe ne pouvait être confiée qu’à son inventeur : on créa donc au plus vite pour M. Guizot la place de directeur général de l’administration communale et départementale.

Aussitôt il entama ses manœuvres.

Son premier soin fut de chercher quelques sympathies dans la Chambre. Il s’adressa d’abord à son ancien admirateur du club de Clichy, M. Royer-Collard ; puis au duc de Broglie, avec lequel il était en grande relation ; puis à M. Molé, puis à deux ou trois autres, et l’école doctrinaire se fonda.

L’avocat général Dupin voulut en être.

Il fit, pour cela, des démarches fort actives ; mais il fut repoussé par M. de Broglie, qui donna tout simplement ce distique pour raison :

Je vous le dis, messieurs, l’aîné des Dupin est
Tantôt Dupin rassis, tantôt Dupin mollet.

Nous étions embarrassé d’abord pour expliquer à nos lecteurs l’origine du mot doctrinaire. En vain nous avions remué la poudre des bibliothèques, en vain nous avons compulsé les livres, aucun document n’était venu nous instruire, aucune étymologie vraisemblable ne nous était apparue. Nous interrogions les diplomates : ils nous regardaient d’un air pénétré, semblaient descendre jusqu’aux plus secrètes profondeurs du souvenir et répondaient :

« Nous ne savons pas ! »

Il fallait pourtant qu’une qualification aussi étrange eût sa raison d’être. En désespoir de cause, nous allâmes rôder dans les couloirs de la Chambre, demandant à tous les échos :

« D’où vient le mot doctrinaire ? Peut-on nous dire ce que c’est qu’un doctrinaire ?

— Parbleu ! nous répondit un vieil huissier, c’est le sobriquet que je donnais autrefois à M. Royer-Collard.

— Fort bien, mon brave. Mais pourquoi nommiez-vous ainsi l’honorable député ?

— Parce que dans ses discours il rabâchait sans cesse le mot doctrines : « N’ajoutez pas foi à leurs doctrines ! Quelles infâmes doctrines ! — Ces doctrines sont d’une fausseté remarquable, etc. » Quand il avait bien parlé des doctrines des autres, il prêchait ses propres doctrines, et je dis un jour à un de mes camarades : « Est-ce qu’il n’a pas fini de doctriner ? Quel fichu doctrinaire ! »

Nous glissâmes un écu dans la main du bonhomme qui nous tirait d’embarras. Il paraît que la Chambre, quand elle est à court d’esprit, en emprunte à ses huissiers.

Du reste, le mot Fronde fut créé jadis au Parlement d’une manière à peu près analogue, et la Montagne, ce mot terrible, provenait d’une simple élévation de gradins « sur lesquels, disait irrévérencieusement, l’abbé Maury, allaient s’asseoir les plus hauts gredins de l’Assemblée. »

Revenons aux doctrinaires.

Ils eurent tout d’abord M. Guizot pour chef. On les appelait aussi Lycurgues du canapé, parce que M. Beugnot, nouvellement affilié à la secte, et faisant allusion au petit nombre de ses collègues, disait un jour :

— Nous pourrions tous nous asseoir sur le même canapé.

Ce parti, si faible à son berceau, devait acquérir plus tard une force énorme. Il tenait le milieu entre l’ancien régime et le libéralisme pur, occupés à se battre depuis 1815 pour s’arracher le pouvoir, et ne remarquant pas ce troisième larron qui allait enfourcher l’âne.

Graves, solennels, gourmés comme le chef, et jetant avec orgueil du haut de la tribune leurs phrases pédantesques, les doctrinaires, grandissaient chaque jour. Déjà M. Guizot, transportant dans la politique toute sa morgue de professeur, allait bel et bien morigéner la France, quand un nouveau coup de foudre l’abattit encore et le jeta sous les ruines du ministère Decazes.

Le poignard de Louvel venait de frapper aux portes de l’Opéra, l’unique héritier du trône.

Une réaction immédiate eut lieu dans le sens de l’ultra-royalisme.

M. Guizot, destitué de tous ses emplois, se vengea du pouvoir en le griffant de sa plume. La Doctrine se faisait Fronde et poussait la colère jusqu’à prêcher l’émeute.

Il y a des moments où le biographe, qui fouille la vie des hommes du jour, se sent pris d’un profond dégoût à l’aspect honteux de ces revirements, où l’égoïsme joue seul un rôle, où l’ambition déçue jette ses voiles et se montre dans toute sa nudité.

Trois ouvrages frondeurs et révolutionnaires, signés par le grand maître de la Doctrine, parurent coup sur coup[10].

Louis XVIII n’aimait pas les leçons quand elles étaient données avec une sorte de colère orgueilleuse et de mauvaise foi réfléchie. Tout avait été enlevé à M. Guizot, hormis sa chaire d’histoire. On la supprima.

Ce fut une maladresse.

L’homme était de ceux qu’il fallait écraser net ou ne persécuter que médiocrement, parce qu’ils ont l’art de se poser en martyrs et d’éveiller à leur profit la compassion publique.

M. Guizot joua merveilleusement son rôle de victime.

Sa femme, en 1827, tomba dangereusement malade. Il empêcha les prêtres catholiques d’approcher du lit de mort, et convertit Pauline au protestantisme, afin de mieux assurer son salut[11].

Condamné doublement à la retraite par le deuil et par la disgrâce, il écrivit une Histoire du gouvernement représentatif et un Traité de la peine de mort en matière politique, où il continuait à donner au gouvernement de nombreux coups de griffe. Quand il craignait que le public ne le perdît de vue, il se hâtait d’imprimer un livre, qu’on lisait peu, mais que les journaux de l’opposition annonçaient à grand renfort de réclames.

Il poussa l’oubli du voyage de Gand et de son vieux royalisme jusqu’à s’affilier à des sociétés secrètes[12].

Si quelqu’un venait nous dire aujourd’hui que, dans ces conciliabules de mécontents, M. Guizot criait : « Vive la République ! » cela ne nous causerait aucune surprise. Il a été l’homme de toutes les variations et de tous les sauts de carpe.

C’était un Girardin sérieux.

Il gagna de la sorte 1830, dirigeant l’Encyclopédie progressive et la Revue française, deux recueils dont il se faisait des armes et qu’il envoyait gratis aux électeurs de Lisieux.

Martignac, le ministre conciliateur, lui permit de rouvrir son cours.

Guizot en profita pour enthousiasmer les écoles et conquérir une sorte de popularité bourgeoise, dont il reste encore aujourd’hui quelques vestiges[13].

Au mois de mars 1829, on lui rendit sa charge de conseiller d’État, ce qui ne l’empêcha point de siéger à la Chambre sur les bancs de l’extrême gauche. Il voyait l’orage au-dessus du trône et se promettait bien, cette fois, d’esquiver la foudre.

Le comité secret du Palais-Royal écoutait M. Guizot comme un oracle.

On n’agissait que par ses conseils ; on établissait, au profit de la branche cadette, ces menées souterraines qui devaient renverser le trône.

Quand, le 28 juillet, l’homme de Gand franchit les barricades pour aller à la Chambre déclamer ce discours où il parlait de son dévouement à l’auguste dynastie de Charles X, il avait déjà son portefeuille en poche. L’orateur cachait le ministre de Louis-Philippe.

Voilà donc M. Guizot au pouvoir !

Complice d’une chambre qui n’avait aucun mandat, on l’a vu ramasser le sceptre dans la boue sanglante de Juillet, pour le donner à ceux qui, de père en fils, le convoitaient depuis deux siècles.

On souffletterait de grand cœur cette inique et capricieuse femelle qu’on nomme la fortune, lorsqu’on la voir se jouer ainsi des peuples et des rois.

Guizot, l’homme de Gand, ministre d’une royauté populaire !

Guizot triomphant à la suite d’une bataille provoquée par les ordonnances, par les ordonnances dont le texte avait, en quelque sorte, été fourni par lui !

Guizot, fils de la rancune et de l’égoïsme, proclamé fils de la liberté !

Heureusement on se détrompa bientôt, quand on vit cet enfant de hasard mordre sa mère.

Le nouveau ministre posa tout d’abord les bases de ce long système de corruption, qui a descendu la pente de dix-huit années, se grossissant toujours comme l’avalanche, pour mieux écraser celui qui s’en était fait l’apôtre.

Il y eut une curée de places et d’honneurs comme on n’en vit jamais de semblable, même sous la seconde République.

À ce festin de Balthazar du budget furent conviés d’abord les auditeurs les plus complaisants de notre cours d’histoire, puis les amis de nos amis les députés, puis tous les faquins sans vergogne qui reniaient comme nous l’ancienne famille, tous les professeurs de province qui avaient lu nos œuvres, tous les avocats qui les avaient achetées, puis enfin, proh pudor ! notre propre valet de chambre.

Ce domestique de M. Guizot fut nommé sous-préfet[14].

La France tout entière se récria, et Louis-Philippe changea sur-le-champ de ministres.

Mais l’ambitieux résolu que nous suivons dans sa carrière n’a pas approché la coupe de ses lèvres pour la laisser vider par d’autres et ne point la ressaisir.

La reine Marie-Amélie, qui ne manque ni de finesse d’aperçu ni de jugement, disait de M. Guizot :

— C’est un crabe à pattes inflexibles, qui se cramponne au rocher du pouvoir. On ne l’en arrachera qu’avec le rocher même.

Marie-Amélie a été prophète.

Il est aujourd’hui prouvé que M. Guizot, dans les courts intervalles où d’autres le supplantaient au ministère demeurait constamment et secrètement dans l’intimité du roi. Ces deux natures avaient des points de contact sans nombre. Elles nageaient dans le même élément, l’égoïsme ; elles se rencontraient dans le mépris des hommes. Faux-moralistes, cœurs secs et froids, Louis-Philippe et son Olivier Ledain croyaient peu à l’honneur et à la vertu, mais en revanche ils croyaient fortement aux instincts matériels, qu’ils développaient outre mesure.

Cormenin a dit avec raison de Louis-Philippe « qu’il faisait pourrir son siècle. » Le mot est juste.

M. Guizot a aidé son maître dans cette noble tâche. Il prônait avec lui ma maxime honteuse du chacun chez soi, chacun pour soi.

Une anecdote trop connue pour qu’on nous accuse de l’inventer trouve ici sa place.

C’était peu de jours avant la condamnation de M. Teste. Guizot venait d’entrer dans le cabinet du roi aux Tuileries.

— Eh bien ? demanda Louis-Philippe d’un air assez inquiet.

— Sire, dit le ministre, voici les rapports. Il est impossible d’étouffer cette affaire.

— Hum ! réfléchissons pourtant, dit le roi : c’est un ami de la maison.

— Raison de plus, sire. Voulez-vous qu’on nous accuse d’être ses complices ?

— Non, certes… Eh ! tant pis, après tout ! s’écria Louis-Philippe ; on plume la poule, mais on ne la fait pas crier.

Le mot n’a pas besoin de commentaires : il est aujourd’hui du domaine de l’histoire.

On soutenait la corruption, mais jusqu’au scandale exclusivement. Tout se réduisait à un système d’habileté. La conduite du gouvernement, à cette époque, se résume tout entière dans cette harangue d’un chef de voleurs à sa troupe :

— Gare à la maréchaussée ! Les maladroits et les traînards sont pendus !

Teste se noya dans l’opprobre, sans que personne essayât de lui jeter une planche de salut. Hourdequin et autres eurent le même sort. Nous sommes loin de vouloir exciter l’intérêt en faveur des coupables, mais tous ces gens-là ne faisaient que suivre les préceptes qui leur étaient donnés.

— Enrichissez-vous ! criait M. Guizot aux électeurs de Lisieux.

Cela voulait dire : La fortune seule a droit aux respects du monde ; qu’importe le reste ? Un sac d’or est tout, l’honneur ne se compte pas. Combien les votes ? je suis prêt à payer. Quel prix mettez-vous à vos consciences ? je les achète. Enrichissez-vous ! enrichissez-vous !

Il oubliait d’ajouter :

— Mais soyez habiles, ou je vous abandonne.

Après une foule de manœuvres occultes, autorisées en haut lieu, pour gagner dans la Chambre quelque sympathie, M. Guizot reçut de nouveau le portefeuille des mains du roi.

La mort de Casimir Périer lui avait fait la place libre beaucoup plus tôt qu’il ne pensait.

M. de Broglie vint s’asseoir à ses côtés au conseil, ainsi que MM. Thiers et Humann.

On a dit de Guizot qu’il était un télégraphe dont M. de Broglie tenait les fils.

Ce mot est peut-être spirituel, mais il manque de vérité. Si jamais homme fut lui-même, c’est évidemment le chef de la Doctrine. Il a trop d’insolence dans son orgueil, et trop de cachet dans sa personnalité, pour qu’on l’accuse d’être une doublure.

Quant à M. Thiers, qui voulait à tout prix être ministre, il flattait l’école, mais pour essayer de l’étouffer plus tard[15].

Le président du conseil vit bientôt qu’il s’était donné un rival dangereux.

— C’est toi, disait-il à Broglie, qui as glissé dans mon sein cette petite couleuvre !

On peut dire de M. Thiers qu’il a été pendant quinze années consécutives le moucheron persécuteur de Guizot. Toujours bourdonnant à ses oreilles, toujours à sa piste et le harcelant de ses piqûres, il ne lui laissait de repos et ne lui accordait de trêve que le jour où celui-ci, de guerre lasse, lui cédait la place.

On les vit jouer indéfiniment au jeu de bascule.

Thiers descendait, Guizot remontait. Quand le petit ministre était en haut, l’homme pâle était en bas[16].

Mais Guizot ne laissait pas longtemps la victoire à son ennemi. Fort de l’attachement du roi, qui lui permettait de braver l’impopularité, presque aussitôt on le voyait ressaisir l’avantage, et Thiers reprenait son rôle de moucheron.

L’homme de Gand finit par s’accoutumer aux piqûres. Déjà parfaitement insensible aux affronts, il brava les agaceries et continua sa route fatale.

Il faisait beau le voir à la tribune, avec son grand air, ses lèvres pédantes, et son front sur lequel on n’a jamais pu, même avec une insulte, amener la rougeur[17]. Drapé dans sa dignité de commande, toujours calme au milieu des plus rudes orages parlementaires, il traitait ses ennemis d’anarchistes, et les écrasait de son orgueil. Couvrant de sa responsabilité les entêtements du roi, il ne s’appliquait qu’à lui donner raison contre tous. Les éloges du château le consolaient des tribulations de la Chambre. Ne marchant pas avec le pays, il était obligé, pour se soutenir, d’avoir recours au machiavélisme et de s’embourber de plus en plus chaque jour dans l’ornière fangeuse de la corruption. Il achetait les votes, escomptait les dévouements, salariait toutes les hontes, et se croyait honnête parce qu’il ne s’enrichissait pas lui-même.

Le veau d’or est tellement adoré dans ce malheureux pays où nous vivons, qu’on regarde immédiatement comme un être presque surnaturel celui qui refuse d’encenser l’idole.

M. Guizot aimait le pouvoir ; c’était sa passion, il put constamment la satisfaire : que lui importait la fortune ?

On méprise toujours le hochet avec lequel on mène les hommes.

Du reste, par cela seul qu’on n’est pas un voleur, a-t-on droit à un brevet de désintéressement absolu ? M. Guizot ne volait pas , mais il économisait. À Londres, il s’inquiétait peu de soutenir aux yeux de nos voisins sa dignité d’ambassadeur ; il n’avait point d’équipages et courait les rues en parapluie comme un simple croquant. La Révolution de février trouva cet honnête ministre en possession de trente belles mille livres de rente, qu’elle lui laissa.

Nous ne savons plus qui a dit de M. Guizot : « C’est l’hypocrite de la corruption. »

Jamais, en aussi peu de mots, on n’a mieux peint l’homme.

Sachant, après avoir mis la main sur le cœur de la France, que les fibres nobles et généreuses ne battaient pas pour eux, Louis-Philippe et Guizot s’appuyèrent sur la bourgeoisie, cette classe gourmande, émancipée en 93, et qui, jusqu’à ce jour, ne s’est occupée que de son ventre, laissant de côté les grands intérêts intellectuels pour satisfaire ses appétits grossiers.

Ils essayèrent bien aussi de protéger les arts, témoin le Musée de Versailles, mais ils ne réussirent qu’à indisposer les artistes en transportant les mœurs de la boutique dans l’atelier et en marchandant le génie.

Quant aux lettres, il en avaient peur : ils sentaient que le baril de poudre était là. Tous leurs efforts tendaient à le noyer.

Nous allons étudier maintenant M. Guizot sous un autre point de vue que le point de vue politique.

— Est-il vrai, demandait un député du centre à Royer-Collard, que vous avez dit de Guizot : « C’est un austère intrigant ? »

— Je n’ai pas dit austère, répondit Royer-Collard.

Ce mot nous servira de transition.

M. Guizot, l’homme éternellement grave, le puritain par excellence, a eu des faiblesses de cœur, comme un simple mortel. Cette barre de fer politique s’amollissait et devenait flexible devant le sourire d’une femme.

Ceux qui écriront un jour son histoire secrète pourront dire le nom de toutes les Omphales aux pieds desquelles a filé cet Hercule parlementaire.

Plus un homme est guindé au dehors, plus les échasses qui le portent sont hautes, plus il se familiarise et descend dans la vie intime. C’est l’histoire des écoliers. Quand ils sont attentifs et silencieux pendant la classe, ils se montrent mauvais sujets à la maison. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, la corde se détende.

Jamais on ne voyait M. Guizot au spectacle. Il passait invariablement ses soirées dans les boudoirs.

— Les femmes me le perdront ! disait Louis-Philippe, scandalisé d’une foule de petites anecdotes grivoises qui lui revenaient aux oreilles.

Mais le roi ne s’y connaissait pas.

On a prétendu souvent, et nous le croyons, qu’un e des causes principales des succès oratoires du ministre était la présence de deux beaux yeux qui le regardaient des tribunes. C’était là son stimulant. Il avait en perspective la récompense et faisait merveille.

Depuis l’origine du monde, les femmes aiment les dompteurs d’hommes. Or l’éloquence dompte comme le glaive : aussi leur prodigue-t-on le myrte et le laurier.

Tous les soirs, M. Guizot avait sa couronne de myrte.

Notez ici que nous ne le blâmons pas. S’il faut qu’un homme ait une passion, mieux vaut encore celle-là qu’une autre. L’indifférence de notre héros à l’égard de ces millions, que beaucoup de ministres ont empoché sans scrupule, provenait sûrement de son ardeur pour les doux triomphes. On ne peut songer à tout ni s’occuper de tout. Quand on aime l’amour, on oublie l’argent. Nous les savons par expérience.

Il aurait néanmoins été convenable que M. Guizot, en rentrant dans la vie politique, eût fermé le rideau de manière à ne pas laisser voir les divinités dont la bouche mignonne dictait les oracles.

La République de février, qui a fouillé partout comme une curieuse, a trouvé de singulières lettres et les a lues tout haut.

Si l’on avait à solliciter une place, à demander une faveur, pas n’était besoin d’invoquer ses droits ou son mérite ; il suffisait de faire dire un mot au ministre par madame la princesse de Liéven. Les plus hauts personnages passaient volontiers sous ces fourches caudines gracieuses, sachant qu’ils n’arriveraient jamais par une autre route à la bienveillance du ministre.

Trois semaines avant la Révolution, M. le duc de Noailles écrivait ceci :


« Ma chère princesse,

« Veuillez avoir la bonté de remettre ce petit mot à M. Guizot, que vous verrez probablement dans la journée. C’est pour lui dire le sujet de la conversation que je désire avoir avec lui, et le prier de ne pas prendre, avant de nous avoir entendus, mon beau-frère le duc de Mortemart et moi, de décision sur une chose à laquelle nous attachons un grand prix.

« Agréez tous mes hommages les plus empressés,

« Le Duc de Noailles. »

Il s’agissait de la légation de Hanovre à donner à M. Palamède de Janson, neveu du signataire.

Madame de Liéven, toutefois, n’était pas la seule à demander et à obtenir des grâces. D’autres sourires avaient du pouvoir, d’autres yeux charmants essayaient leur empire. On connaissait le côté vulnérable du ministre, et ce fut par une femme qu’un journaliste très connu réussit à puiser à pleines mains dans le coffre des fonds secrets.

Écoutez ! la lettre est piquante.


Dimanche, 19 novembre 1843.
« Monsieur,

« Le désir de vous servir l’emporte sur la crainte d’être indiscrète en vous écrivant.

« Ma reconnaissance commence. Voilà ce qui s’est passé entre M***[18] et moi. Il a fort bien accueilli ma démarche, et, quoique très difficile, le succès de la négociation que vous m’aviez confiée a été complet. Il serait toutefois opportun que votre entrevue avec le publiciste fût pleine de prévenance, enfin de cette grâce qui s’allie si bien chez vous à la gravité de votre esprit.

« Je ne me permettrais point, monsieur, de vous donner ces renseignements, s’ils ne m’avaient pas si bien réussi auprès de la conquête que nous allons partager.

« Auquel des deux, du ministre ou du journaliste, devrais-je demander le service suivant ?

« Il s’agit de mon protégé, M. le baron Vidil, la goutte d’eau qui fait déborder le vase et le prétexte de nos hostilités. Je sollicite pour lui l’intérim de M. Foy à Athènes, ou toute autre position équivalente en Europe.

« La hardiesse de cette pétition et même de cette lettre vous prouve, monsieur, que je veux beaucoup vous servir, puisque je ne crains pas de tant vous devoir.

« Esther Guimont. »

Cette dame au style câlin et mystérieux est universellement connue dans le monde parisien sous le nom de la Lionne.

Elle passe à tort ou à raison pour l’Égérie de M. Émile de Girardin.

Souvent de jolies provinciales luttaient victorieusement avec les Parisiennes et envoyaient des votes au ministre dans la plus affectueuse de toutes les correspondances.

Pour être longue, la troisième lettre que nous allons citer n’en aura que plus de charme.


Arras, 30 juillet 1846.

« Vous ne savez pas l’attrait infini qu’un de vos discours me fait éprouver. Le mot attrait n’est peut-être pas celui dont je devrais me servir, et cependant c’est celui qui rendrait la sensation que j’éprouvais ce matin en vous lisant. C’était pour moi une joie de la pensée, une joie de la raison, une joie du cœur, que de vous avoir trouvé en lisant mon journal.

« Je ne suis pas très forte en politique, et, si je n’avais pas eu pour vous une parfaite admiration, une croyance extrême, si enfin vous n’étiez pas en toute chose mon étoile, je ne sais pas trop ce que j’aurais été. J’ai le sang un peu mélangé ; mes grands parents l’avaient fort pur. Ils ne comprenaient que l’amour de la dynastie une et indivisible. Pour eux, elle était un épi dont les grains bons et mauvais ne devaient pas être séparés. Mais, monsieur, je veux vous dire que j’ai trouvé, dans les définitions de la politique que vous suivez, une grandeur de pensée encore plus parfaite que celle que nous vous connaissons. Votre beau talent, dans votre dernier discours, semble s’être servi d’un burin encore plus pur pour graver dans l’esprit des hommes de notre époque l’amour de la patrie tel qu’il doit être. Puissent les pauvres êtres qui ne savent pas penser par eux-mêmes y apprendre le savoir de la conscience !

« Je suis ici entourée de gens fort occupés ; on s’écoute, on se compte. La grande question d’être ou de ne pas être n’est pas toujours belle en province : l’intrigue vous prend à la gorge. Croiriez-vous que, ce matin, j’ai eu le désir de saisir une voix indifférente ? Un de mes vieux amis, voisin de la ville où je suis en cet instant, m’écrivait : « J’irai dimanche à Lille, si vous y passez ; mais il n’est pas sûr que ce soit pour y voter. Aucun des candidats n’a le don de me plaire. » Je lui ai répondu qu’il y en avait peut-être un qui lui déplairait le moins ; que celui-là était peut-être celui qui me plairait le plus ; que, le sachant très indifférent à l’état de choses actuel, peu lui importait de me donner sa voix. J’ai fait la coquette dans ma lettre. Ce n’est pas bien, n’est-ce pas ? mais que voulez-vous ?

« Maintenant que je suis un peu reposée, je vais me jeter de nouveau sur les chemins de fer. Je ne m’arrêterai qu’un jour à Bruxelles pour serrer la main d’une vieille amie de ma mère. Je serai à Paris vers le 15, si Dieu et la vapeur me prêtent vie ! Mille affectueux sentiments. Vous avoir lu ce matin m’a rendue gaie.


« Marguerite. »

Adorable petite femme !

Quoi ! vraiment, les discours de M. Guizot vous émoustillent à ce point ?

Si notre petit livre vous tombe entre les mains, madame, apprenez à ne plus être aussi expansive. Les révolutions sont bavardes, elles trahissent jusqu’aux secrets du cœur. Nous avons lu votre autographe dans les bureaux de la Revue rétrospective. M. Guizot, qui tenait à le conserver sans doute, n’eut pas le temps de le serrer dans sa valise, je jour où ces mêmes hommes, dans l’esprit desquels il gravait si bien l’amour de la patrie, le chassèrent avec la plus noire ingratitude. Un ministre qui se sauve oublie est papiers intimes ; on les trouve, on les publie ; et que dira votre époux, si vous en avez un ? Il trouvera tout au moins bizarre que vous ayez signé Marguerite tout court. C’est bien familier, madame ! Annoncer, en outre, que vous serez à Paris le 15 est une phrase compromettante après les phrases qui précèdent. Vous donnez clairement rendez-vous à ce cher M. Guizot, pour lequel vous avez des sentiments si tendres, et le canapé de la doctrine, personne ne l’ignore, ne se montrait jamais ingrat pour les jolies femmes qui l’aidaient à conquérir des votes.

Cette partie de l’histoire de M. Guizot nous semble bouffonne.

On affirme que, sa passion pour madame de Liéven[19] devenant trop publique, le roi lui dit :

— Que ne l’épousez-vous ?

— Ah ! sire, répondit Guizot, vous n’y songez pas : on la soupçonne d’être en correspondance avec le czar.

— Raison de plus, répliqua Louis-Philippe ; nous dicterons les lettres.

— Oui, mais elle ne veut perdre ni ses titres ni son rang, balbutia le ministre. Jamais elle ne consentira à s’appeler madame Guizot.

— À la bonne heure ! dit le roi, donnez au moins le motif véritable : je comprends celui-là.

Peut-être ne devrions-nous pas égayer ainsi nos lecteurs aux dépends des personnages dits sérieux. Cela n’arriverait point si messieurs les ministres imitaient les éléphants et cachaient leurs amours.

M. Guizot s’est toujours cru fort bel homme.

Ses prétentions à cet égard vont jusqu’au ridicule. Il tient à voir partout son image, et, chez lui, l’envahissement du portrait n’a point de bornes.

La peinture à l’huile, le pastel, le burin, le crayon et la photographie ont rivalisé d’ardeur pour reproduire cette tête hautaine et fière, posée comme un point d’exclamation sur une charpente osseuse. Sa maison[20] ressemble à un immense musée qui répète constamment le même tableau et ne change que le cadre. Il y a trente portraits de M. Guizot dans la chambre à coucher, vingt dans le salon, quinze dans l’antichambre et dix à la cuisine. M. Guizot daigne quelquefois y descendre.

Nous ne comptons ni les médaillons ni les bustes.

On n’a jamais vu, depuis Narcisse, homme plus épris de son image. Il l’eût volontiers contemplée du matin au soir dans le cristal d’une fontaine.

Ceci est un trait de plus, qui sert à caractériser ce profond égoïsme, que M. Guizot a pris au fond de son âme pour l’inoculer à son siècle. Il prononce moâ comme M. Prudhomme, avec la même intonation prétentieuse et la bouche largement ouverte, afin de donner plus d’ampleur à l’accent circonflexe.

Son regard orgueilleux semble dire : « Je suis tout, vous n’êtes rien ! »

Du mépris qu’il a pour les autres il fait un trône à sa propre estime.

On l’a vu sacrifier sans cesse les intérêts les plus chers du pays à cette personnalité monstrueuse. Il alla jusqu’à ériger sa constante présence au ministère en système, et trouva de chauds prosélytes pour défendre avec lui cette nouvelle doctrine.

Nous avons découvert à la Bibliothèque impériale une épopée burlesque, la Guizotide, écrite à la manière de Scarron, et où se lit ce passage :

Ce fut lors que ses camarades,
De Thiers méprisant les ruades,
Reçurent le nom si flatteur,
Le beau nom de Conservateurs,
Non pas qu’ils conservent la France
Dans une noble indépendance ;
Non : ce titre dit avant tout
De conserver Guizot debout.

Mannequin volontaire d’un roi qui n’acceptait pas franchement son rôle constitutionnel, et qui finassait avec la nation, M. Guizot s’attachait aux bras des fils de marionnettes, dont il plaçait respectueusement l’extrémité dans la main du maître.

Ces deux hommes n’avaient qu’une même volonté, qu’une même action, et, disons-le, qu’une même rouerie.

Lors de l’ambassade de Londres, M. Guizot recevait des notes secrètes du roi. Il n’obéissait pas à M. Thiers. On a voulu nier ce fait, qui, dans un autre dictionnaire que celui des diplomates, s’appellerait une trahison.

Nous n’avons qu’un mot à répondre :

En laissant isoler la France dans la question d’Orient, l’ambassadeur a été inhabile ou il a été fourbe. Sortez de ce dilemme !

La complaisance du ministre pour le roi ne se bornait pas à la politique seule, elle descendait aux niaiseries les plus sottes et aux détails les plus extravagants.

Un exemple :

Ce que Louis-Philipe aimait le mieux en théâtre était la farce du Malade imaginaire. M. Guizot prenait soin d’inscrire cette pièce au programme toutes les fois que la Comédie-Française jouait à la cour. Jamais la scène des lavements ne manquait son effet sur le roi : il riait aux éclats, et le ministre faisait chorus.

Un soir, par les ordres de M. Guizot, un des comparses, armé de l’instrument connu, lança un jet liquide au nez d’Argan.

— Ah ! bravo ! bravo ! s’écria Louis-Philippe, heureux de cette charmante fioriture ajoutée à l’œuvre de Molière.

Et M. Guizot de se tenir les côtes comme le roi.

Quand le commissaire royal auprès du théâtre de la rue Richelieu allait prendre ses instructions pour de nouvelles représentations, soit aux Tuileries, soit à Versailles, le ministre disait :

— Donnez le Malade, toujours le Malade… Et surtout beaucoup de seringues !

Il était impossible d’apporter dans la flatterie plus de goût, plus de tact et plus de délicatesse.

En se mettant corps et âme à la merci d’un homme qui lui rendait en pouvoir ce qu’il recevait en soumission, M. Guizot a pu satisfaire, dix-huit années durant, ses orgueilleux instincts ; Mais il a fini par se précipiter dans un gouffre, en y entraînant Louis-Philippe, sans que la France daignât leur tendre la main pour les sauver.

Le ministre ne voyait pas que cette nation, qu’il essayait de conduire avec sa férule de pédagogue, n’avait qu’un mouvement à faire pour l’écraser.

Surpris par le tremblement de terre de 1848, il fut saisi d’épouvante, et se sauva sous le déguisement qui pouvait le mieux protéger sa fuite[21].

L’heure de l’infortune et du châtiment sonnait pour lui.

Avant de partir, il ne put même pas embrasser sa mère, la seule affection véritable qu’il eût au monde. Lorsque celle-ci voulut le rejoindre à Londres, elle comptait sans la mort, qui l’arrêta en chemin.

Il faut être aveugle pour ne pas voir ici le doigt de Dieu.

Du trône où il est monté en trois jours par les pavés et les barricades, Louis-Philippe descend en trois jours par les barricades et les pavés.

Guizot, qui eût donné tout son sang pour fermer les yeux de sa mère ne put même pas venir prier sur sa tombe.

On dit Louis-Philippe et son ministre vivaient dans l’exil éloignés l’un de l’autre. Le remords ne rapproche pas deux complices.

M. Guizot, depuis cinq ans, se résigne difficilement à l’oubli. Sa plume lui reste, et il cherche à réveiller quelques intrigues, à aiguillonner quelques passions, mais l’indifférence publique fait justice de ces tentatives.

L’écrivain, du reste, n’a plus de souffle, le diplomate est éreinté.

Son Histoire de la Démocratie en France et son fameux article de la Revue contemporaine, Cromwell sera-t-il roi ? ressemblent aux sermons de l’archevêque de Grenade, après l’apoplexie. Entouré des vieux haillons de son ancienne défroque légitimiste, il eût voulu faire croire que le cabinet de rédaction de l’Assemblée nationale était un berceau, quand il n’était qu’un sépulcre.

Nous dirons avec Laurent Pichat :

Faites place ! Rentrez dans la nuit, vieilles ombres.
Tous ces gens-là sont morts, il faut les enterrer.

Cet excellent docteur Véron, dans ses Mémoires d’un Bourgeois de Paris, consacre dix ou douze pages d’une style fort lourd à une sorte de réhabilitation de M. Guizot.

Ah ! que vous êtes bien venu, docteur, à plaider une pareille cause !

Quoi ! l’auteur des Martyrs et d’Atala vous a dit que M. Guizot n’avait jamais travaillé au Moniteur de Gand ? Il est fâcheux que celui dont vous invoquez le témoignage dorme sous le rocher de Saint-Malo. La tombe est muette, elle ne dément jamais personne.

Quoi ! ce n’est pas M. Guizot, mais bien un frère à lui, qui a signé le fameux acte additionnel aux constitutions de l’Empire ?

Voilà, docteur, une vérité boiteuse qui a mis du temps à faire sa route.

Ces vérités-là, que l’on voit tout à coup surgir, après trente-huit ans, quand elles devaient apparaître tout d’abord et rayonner au grand jour, ressemblent furieusement aux fantômes d’un rêve. Est-ce que vous écrivez tout endormi, docteur ?

Laissez marcher l’histoire, et ne lui donnez pas de croc-en-jambe.

Votre honnête bourgeoisie s’abuse ; il n’y a nulle part, fût-ce dans une boutique d’apothicaire, une drogue assez puissante et assez corrosive pour effacer la tâche d’encre.

Guizot reste l’homme de Gand, malgré vous et malgré tous ceux qui voudraient le défendre.

Il a été le grand prêtre de l’égoïsme, ce dieu ventru de nos jours.

Sans conscience ministérielle, comme Talleyrand, il avait de moins la franchise et la gaieté. Calvin de la diplomatie, on l’a vu nier souvent, en politique, le dogme de la bonne foi et la présence réelle de l’honneur.

Non, ce n’est point là un fils de la France !

Il a livré le pays aux insultes des nations rivales. Valet obséquieux d’une dynastie qui sentait le trône chanceler sous elle, rien ne lui coûta pour affermir ce trône. La paix à tout prix n’eut pas de plus intrépide défenseur. Dédains, humiliations, outrages, il avait un mandat pour tout accepter. Quand l’étranger versait l’affront, le ministre de Louis-Philippe tenait la coupe et nous forçait à boire.

Assez donc, assez, docteur !

Nous préférons à votre jugement celui de Cormenin. Lisez ce qu’il écrivait de M. Guizot en 1838[22], de M. Guizot l’homme implacable dans son ambition, dans ses doctrines et dans ses rancunes.

« Il passe, dit-il, pour être cruel. Ses yeux flamboyants, sa figure blême, ses lèvres contractées, lui donnent l’apparence d’un proscripteur. La profonde estime et le contentement inaltérable qu’il a de lui-même remplissent trop son âme pour y laisser quelque place à d’autres sentiments. Il s’enfonçait la tête la première dans l’Océan, qu’il ne conviendrait pas qu’il se noie, et il croit à sa propre infaillibilité avec une foi violente et désespérée.

« Il ressemble à ces anges d’orgueil qui bravaient la colère du Dieu vivant, et qui, les ailes renversées, étaient précipités dans les profondeurs de l’abîme. »


FIN.


  1. Il entra gratuitement au gymnase de cette ville.
  2. Les Hommes et les Mœurs, page 44. Sous ce titre général, tous les articles de M. Hippolyte Castille sont réunis en un seul volume.
  3. Page 44.
  4. Peu de temps après, dit Loménie, M. Guizot arriva à la possession complète de cette chaire d’histoire.
  5. Montesquiou avait suivi le comte de Provence à Londres après le 10 août, et s’était lié fort étroitement avec lui.
  6. Lieu de réunion des légitimistes.
  7. M. Guizot, après maintes métamorphoses successives, se trouvait, en 1830, dans les rangs de l’opposition. Ce plagiat, qu’il n’avait pu prévoir, força tout le monde à reporter les yeux vers le passé. Le ministre de Louis-Philippe, moins heureux que beaucoup d’autres, ne put dissimuler ses trahisons ni jeter l’oubli sur ses parjures.
  8. Carnot.
  9. Ce ministre s’en alla parce qu’il désapprouvait les réactions sanglantes du Midi.
  10. Examen du gouvernement de la France depuis la Restauration ; — Des Conspirations et de la Justice politique ; — Des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France.
  11. M. Guizot se remaria, peut de temps après, avec une charmante Anglaise, dont il était éperdument amoureux. Plus âgée que lui, sa première femme eut toujours à souffrir de cette différence d’âge. Elle savait, en mourant, qui allait lui succéder.
  12. M. Guizot était l’un des membres les plus actifs de la Société Aide-toi, le ciel t’aidera.
  13. De 1825 à 1827, il publia un Essai sur Calvin et des collections de mémoires sur l’histoire d’Angleterre et sur l’histoire de France.
  14. Biographie de Germain Sarrut et de B. Saint-Edme, t. I, IIe partie, p. 296.
  15. Nous renvoyons nos lecteurs, pour beaucoup de détails, à la biographie de M. Thiers. L’histoire de ces deux hommes est connexe : ils se complèteront l’un par l’autre.
  16. M. Guizot mettait continuellement des espions aux trousses de M. Thiers, et celui-ci le lui rendait bien.
  17. On se rappelle ce mot fameux : « Vos mépris n’arriveront jamais à la hauteur de mon dédain. »
  18. Le nom est en blanc. Que le lecteur fasse comme nous et devine.
  19. Sa seconde femme était morte. On affirme que M. Guizot, comme Louis-Philippe était bon époux et bon père. Nous sommes loin d’effacer de leur histoire cet éloge, qui sent un peu l’épitaphe. Toutefois, pour ce qui concerne le ministre, nous élèverons quelques doutes. Il est difficile de croire aux qualités d’un homme qui pose éternellement pour mettre ces qualités en relief. Très souvent, au retour de la Chambre et après les discussions les plus orageuses, M. Guizot rentrait chez lui et se mettait à jouer au cheval fondu avec ses enfants. Mais il avait toujours soin de se laisser voir. Jugez de l’effet de l’anecdote quand on la racontait le lendemain : Henri IV ne pouvait plus soutenir le parallèle. Lorsque sa seconde femme et ses fils moururent, il porta lui-même leurs cadavres sur une table de marbre, les purifia, les aromatisa et leur rendit tous ces devoirs pieux en présence des domestiques. Il ne parlait jamais à sa mère que la tête découverte et en donnant les marques du plus grand respect. Chacun peut apprécier ces faits à sa manière ; mais nous éprouvons involontairement de la défiance pour l’homme qui pose jusque dans ses affections et dans sa douleur.
  20. Rue de la Ville-l’Évêque, n° 8.
  21. Dans son trouble, il arriva une heure trop tôt à l’embarcadère du Nord. Il était en blouse et en casquette. Pour ne pas être reconnu, il se mit à lire toutes les affiches placardées sur les murs voisins. Il écrivit ces détails à sa mère, et lui peignit ses angoisses dans une longue lettre que celle-ci montra chez madame de Récamier. La princesse de Liéven se trouvait dans le salon de cette dernière. Quand on vint dire que Louis-Philippe se sauvait au travers de la Normandie avec un costume de paysan et coiffé d’un bonnet de coton : — « Et Guizot ? demanda-t-elle sans quitter des yeux un journal qu’elle tenait à la main. — Il s’est déguisé en ouvrier, madame. — Bon ! je le reconnais là ! fit la princesse. N’ayez aucune crainte, il se tirera d’affaire. » Puis elle continua de lire avec le plus grand calme.
  22. Livre des Orateurs, page 518.