Guillerm, Recueil de chants populaires bretons du pays de Cornouaille, 1905 - Préface

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PRÉFACE





Monsieur Champfleury a dit quelque part qu’en Normandie on pouvait compter presque autant de chansons que de pommes. Ceci est encore bien plus vrai de notre chère Bretagne.

Bien que le vent de la folie ignorante pousse les nouvelles générations a oublier les traditions esthétiques du passé, on chante encore cependant dans nos campagnes.

Ce qui a contribué a jeter quelque discrédit sur la chanson populaire bretonne, est ce fait, il semble, que désormais il est de bon ton en société, que la jeunesse se lamente sur quelques extraits d’opéra, ou gémisse quelques romances de café-concert, déplorables lamentations qui vous donnent envie de fuir. Et puis, il faut l’avouer, l’éducation musicale populaire laisse à désirer en Bretagne. On réagit, mais depuis peu.

Notre unique but est de collaborer au réveil du génie celtique en matière de chansons populaires, et vraiment la chose n’est pas aussi difficile qu’on se l’imagine. Il suffit d’un peu de bonne volonté, et de faire comprendre à notre entourage que tout ce qui vient de la Capitale n’est pas à louer ni à imiter. On nous traitera vraisemblablement de naïfs, laissons dire et rira bien qui rira le dernier. Quand nous avons des autorités telles que les Bourgault-Ducoudray, les Tiersot, les Pierre Aubry, les savants professeurs du Conservatoire et de la Schola Cantorum avec nous, nous pouvons sans hésiter croire que l’œuvre du chant populaire mérite une place honorable dans l’éducation.

Bretons, chers compatriotes, les musiciens de renom, à l’envi, proclament la beauté pure, calme et idéale de nos chansons bretonnes, pourquoi ne pas cultiver ces mélopées qui sont comme l’expression de nos sentiments intimes et du caractère si noble de notre race ?

On a répété et redit mille fois que la musique bretonne est triste. Rien n’est plus faux. Elle est expressive et rend tous les sentiments selon les circonstances, mais il est bon de connaître la langue des aïeux pour savourer toutes les délicatesses du langage mélodique. l’accent tonique breton est, en effet, un puissant facteur d’expression mélodique. Notre poésie n’a cure de la poétique des nations latines ; si elle se rencontre sur le même terrain que ses voisines, elle a des rythmes qui sont qualifiés d’originaux et qui lui sont propres.

Dans les chants vraiment populaires, l’accent tonique breton correspond toujours avec l’accent musical, ou plutôt, il règle l’accent musical. Ceci nous procure des éléments rythmiques différents dans la même mélodie ou produit des rythmes qui seuls sont usités dans la musique savante. Mais il y a aussi le nombre de syllabes dans les vers qui vient enrichir l’élément rythmique de la mélodie bretonne.

Prenons la petite grammaire bretonne d’Ernault. Au chapitre de la versification nous trouvons des vers de 2, 4, 6, 7, 8, 9 syllabes. — A partir de 10 syllabes jusqu’à 17, un élément nouveau entre en ligne de compte, c’est la césure. Voici ce que dit M. Ernault :

Le vers de 10 syllabes = 4 + 6 ou 5 + 5
celui de 12 — = 6 + 6
celui de 13 — = 7 + 6, quelquefois 6 + 7
celui de 15 — = 8 + 7
et celui de 17 — = 8 + 9.


Y a-t-il à s’étonner dès lors que nous nous servions dans notre art musical des mesures de la musique moderne, et en plus des mesures à cinq et sept temps ?

La mesure à cinq temps est même très fréquente chez nous. On s’en rendra compte par la suite.

Notre but n’est pas de donner ici la synthèse d’un cours de musique bretonne. Nous jetons à bâtons rompus quelques idées sur le papier, renvoyant au Clocher breton pour plus amples développements. Il est bon cependant que nous nous expliquions au sujet d’une assertion qui fait le tour… des salons. (Le peuple se soucie fort peu en quel mode chante le voisin). Or, pour être poli, il faut en compagnie affirmer que le charme de la musique bretonne a son principal facteur dans le mode… mineur.

D’accord. Mais de quel mineur, s’il vous plaît ? Eh bien ! il y a tantôt deux ans que nous nous occupons de Folk-lore, et nous n’avons pas encore trouvé trace du mode mineur moderne. Nous ne prétendons point qu’il n’existe pas. En tout cas, il est rare.

Les modes mineurs anciens, oui, sont mis largement à contribution. Ainsi, on trouvera dans ce recueil le premier ton du plain-chant sans si  : le premier ton avec si . Ce dernier se confond avec l’hypodorien ancien qui n’est autre que la gamme mineure sans la sensible. — Ces mineurs-là existent et ont une expression modale qui est loin d’être aussi efféminée que celle du mineur européen. Malgré cela, la musique bretonne est gaie même avec ses modes mineurs, et n’exclue aucun mode.

Assez fréquemment la musique celtique a quelque chose de vague et de voilé dans sa forme modale. Il faut du tempérament alors pour en saisir les trames harmoniques, et encore ne réussit-on pas toujours à satisfaire pleinement sa curiosité de chercheur ou d’amateur.

Bornons-nous, au sujet des modes, à ces quelques lignes. Les musiciens trouveront ailleurs de quoi satisfaire leurs désirs, les amateurs se contenteront de la mélodie pure et simple.

Avant que de terminer, nous donnerons simplement ce conseil (si on veut bien l’accepter) : Jugez de la mélodie bretonne, en breton. Que la musique moderne ait ses exigences, cela ne nous tracasse guère. Elle adore la carrure. Notre art national breton connaît également cette forme du langage musical. Il va même plus loin dans la voie du progrès (on dira encore que les Bretons sont arriérés !). En effet, il évolue dans la période binaire, dans la période ternaire, dans la période à cinq phrases, et quelquefois même exprime le trop-plein de sentiment dans une phrase intermédiaire ou indépendante, la période mésodique des anciens. En un mot : la musique bretonne ne semble destinée qu’à parler le langage du beau. Elle s’est acquittée à travers les siècles d’une partie de sa mission. Aux enfants de Breiz-Izel de continuer les traditions séculaires.

Que ce recueil aille porter l’espérance à nos compatriotes. Qu’il soit un témoignage de notre profond amour pour notre Très Chère Petite Patrie.

Breiz da virviken !


H. G.