Guillaume de Humboldt et Charlotte Diede

Guillaume de Humboldt et Charlotte Diede
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 200-211).
GUILLAUME DE HUMBOLDT
ET
CHARLOTTE DIEDE

Il n’est personne en Allemagne qui ne connaisse un ouvrage posthume de Guillaume de Humboldt intitulé : Lettres à une amie. Publiées pour la première fois en 1847, douze ans après la mort de l’homme considérable à qui on vient d’élever un monument en face de l’Université de Berlin, ces lettres firent sensation ; on n’a cessé depuis lors de les rééditer, elles ont pris place dans toutes les bibliothèques[1]. C’est le seul livre de Guillaume de Humboldt qui ait pénétré dans le grand public. S’il n’avait pas eu une amie, quelque chose aurait manqué à sa gloire : il n’aurait pas été lu des femmes.

Tout le monde savait que Humboldt avait été un homme d’état, un diplomate, qu’il avait représenté plus d’une fois la Prusse auprès des cours étrangères, qu’il avait signé avec le prince de Hardenberg le traité de Paris et que, sans avoir jamais joué les premiers rôles, il s’était fait remarquer au congrès de Vienne par la netteté et la vigueur de son esprit, par son talent pour la discussion, par la sévérité de sa politesse, assaisonnée d’une ironie froide et tranchante. On savait aussi qu’après avoir quitté les affaires, ce diplomate avait consacré le reste de sa vie à la science, qu’incomparable philologue, ses recherches sur la langue basque, ses lettres sur le génie de la langue chinoise et son introduction à l’étude du kawi avaient renouvelé la linguistique, et que ses livres écrits dans un style abstrait, souvent compliqué, étaient des magasins d’idées où les savans de tout pays ont puisé à l’envi et puiseront longtemps encore.

En ce qui concerne sa vie privée, on n’ignorait pas que, dès sa jeunesse, il avait eu toutes les curiosités, et que les femmes n’étaient pas la partie de cet univers dont il s’était montré le moins curieux. La célèbre Rahel avait dit de lui : « J’admirerais davantage la liberté de son esprit s’il en avait moins dans ses principes. » Varnhagen l’avait défini un parfait païen dans toute la force du terme. Mais les païens sont quelquefois d’excellens maris. En 1791, Humboldt avait épousé Mlle Caroline de Dacheröden, belle et agréable personne, à laquelle il se fit un plaisir d’apprendre le grec et qui lisait avec lui Hérodote et Homère. Ils vécurent jusqu’à la fin dans la meilleure intelligence ; on célébrait ce ménage comme un modèle de cordialité conjugale, d’harmonie, d’entente réciproque, à cela près que, tout en s’aimant beaucoup, il y avait beaucoup de choses qu’on ne se disait pas : « Je pourrais ressentir de grands chagrins et de grandes joies sans éprouver le besoin d’en faire part aux personnes que j’aime le plus ; c’est ainsi que j’en use avec ma femme et mes enfans. Ils ne savent pas le premier mot de beaucoup de choses qui m’occupent, et ma femme partage si bien mon sentiment à ce sujet que, si elle vient à apprendre par hasard quelque incident que je lui avais laissé ignorer, elle n’a pas l’idée de s’en étonner. La confiance est un besoin de l’amitié et de l’amour, mais les grandes âmes ont peu de goût pour les confidences. » Il ajoutait qu’il avait toujours aimé à se tenir sur la réserve, que dans le temps où il était le plus répandu, il avait pratiqué l’art de rester solitaire en société, et que, si heureux qu’il fût avec les siens, rien ne lui manquait lorsqu’il était seul.

Quand parurent les fameuses Lettres, ceux qui avaient approché Humboldt et qui se flattaient de connaître le mieux son caractère, son tempérament, le tour de son esprit, furent bien étonnés d’apprendre qu’il avait eu une amie avec laquelle il était resté en correspondance pendant plus de vingt années et jusqu’à sa mort. Mais les amateurs de scandale n’eurent pas leur compte. Cette amie s’appelait Charlotte Diede, et Humboldt lui a déclaré plus d’une fois qu’il avait un goût particulier pour son nom, qu’il aimait à le prononcer et à l’écrire. Il se plaisait aussi à lui répéter qu’il ressentait pour elle le plus tendre intérêt ; mais il n’y avait là rien qui ressemblât à de l’amour. Toute cette correspondance est écrite d’un style grave, sentencieux, couleur feuille morte, qui fait penser aux épîtres de Sénèque à Lucilius. L’amie était une personne fort mélancolique et qui avait sujet de l’être. Humboldt s’appliquait à la consoler ; il lui enseignait comment il faut s’y prendre pour adoucir ses chagrins, pour porter légèrement le pesant fardeau de la vie. Les cent cinquante lettres qu’on a publiées contiennent tout un traité sur la philosophie du bonheur, et on y chercherait vainement un mot qui soit de nature à compromettre la mémoire d’un philosophe. C’est intéressant, c’est instructif, c’est quelquefois édifiant ; Mme de Humboldt aurait pu tout lire sans trouver de quoi se scandaliser ou se gendarmer.

Au surplus, pendant les vingt années qu’a duré cette correspondance, on ne s’est revu que deux fois, un jour à Francfort, en 1817, puis à Cassel, en 1828. Charlotte avait alors cinquante-neuf ans, Humboldt en avait soixante et un. La lettre par laquelle il annonce sa visite n’est point celle d’un amoureux ; il avait le pouls bien tranquille en l’écrivant. « Je suis heureux, ma chère Charlotte, de pouvoir vous dire que nous avons modifié notre plan de voyage et que nous passerons par Cassel. Je me réjouis beaucoup de vous voir, ne fût-ce qu’une heure ou deux. Si j’arrive assez tôt, je serai chez vous le soir de ce même jour ; s’il est trop tard, je vous verrai le lendemain ; si je reste le jour suivant, je vous ferai deux visites, » En définitive, il n’en fit qu’une : « Si vous aviez demeuré plus près, j’aurais passé encore une demi-heure auprès de vous ; mais c’était impossible. Je suis charmé de vous avoir vue dans votre maison, dont je garde une impression fort agréable. » Ce sont là des sentimens qu’on peut avouer à tout l’univers, et pourtant Humboldt se serait cru perdu si ses proches, ses amis, son secrétaire, avaient eu connaissance de sa très innocente et très philosophique intrigue. Il n’en ouvrit jamais la bouche à qui que ce fût. Pour mieux dérouter son monde, il poussa l’abus des précautions jusqu’à faire écrire une fois pour toutes l’adresse de ses lettres à Charlotte par un maître d’école des environs de Tegel. Muni de cette provision d’enveloppes, qu’il emportait dans ses voyages, il se sentait rassuré contre les indiscrétions de la poste. Il y a des gens qui ont la fureur du mystère et pour qui le bonheur suprême est d’avoir quelque chose à cacher.

Il faut tout dire. Si Humboldt ne ressentait plus pour Charlotte qu’une amitié tout à fait tranquille, elle lui avait inspiré dans sa jeunesse un sentiment beaucoup plus vif. On ne risque pas de se tromper en affirmant qu’il en avait été fort amoureux, pas bien longtemps, pendant trois jours. C’était en 1788. Comme il étudiait à Goettingue, la curiosité L’avait amené à Pyrmont, lieu d’eaux très fréquenté. Il y rencontra à table d’hôte une jeune fille d’une beauté accomplie, éblouissante, adorable. Rien n’égalait, parait-il, la fraîcheur de son teint. Son charmant visage ; était encadré par d’abondans cheveux blonds ; ses yeux bleus ont eu jusque dans sa vieillesse le don d’attirer les hommes et de les étonner. C’était la fille du pasteur de Lüdenhausen, village de la principauté de Lippe-Detmold.

Les filles de pasteurs sont beaucoup mieux traitées dans la littérature allemande que les filles de professeurs. Il ne faut pourtant pas juger de ces dernières sur le témoignage suspect de Benjamin Constant, qui l’année même ou Humboldt rencontra Charlotte, arrivait à Goettingne et écrivait à Mme de Charrière : « J’ai fait une visite au professeur Heyne et j’ai vu sa fille. Mon entrée chez celle-ci fait tableau : imaginez une chambre tapissée de rose avec des rideaux bleus, une table avec une écritoire, du papier avec une bordure de fleurs, deux plumes neuves précisément au milieu, et un crayon bien taillé entre ces deux plumes, un canapé avec une foule de petits nœuds bleu de ciel, quelques tasses de porcelaine bien blanche, à petites roses, deux ou trois petits bustes dans un coin ; j’étais impatient de savoir si la personne était ce que cet assemblage promettait. Elle m’a paru spirituelle et assez sensée. » Il ajoutait qu’il faut toujours passer quelques travers à une fille de professeur allemand ; « Mépris pour l’endroit qu’elles habitent, plaintes sur le manque de société, sur les étudians qu’il faut voir, sur la sphère étroite et monotone où elles se trouvent, prétention et teinte plus ou moins foncée de romanesquerie, voilà l’uniforme de leur esprit, et Mlle Heyne, prévenue de ma visite, avait eu soin de se mettre en uniforme. »

Les filles de professeurs sont souvent appelées à vivre dans de petites villes, où elles se trouvent mêlées à toutes les tracasseries, à tous les commérages, à toutes les médisances. Les filles de pasteurs de campagne habitent un village où personne ne leur dispute leur rang ; elles peuvent se dispenser d’avoir des prétentions. Humboldt voulait beaucoup de bien à ces princesses rustiques, qui unissaient, selon lui, les grâces de l’esprit à la simplicité du cœur et des manières et qui avaient du monde sans être des mondaines. Telle lui apparut Charlotte, et ce fut un enchantement. Ils passèrent ensemble trois heureux jours. On ne se quittait guère du matin au soir, on se promenait, on causait ; Pyrmont s’était changé en un lieu d’innocentes délices. En faisant ses adieux à cette aimable créature, l’étudiant de Goettingue lui remit une feuille d’album où il avait écrit ces mots : « L’amour du vrai, du bien et du beau ennoblit et exalte le cœur ; mais c’est peu de chose si une âme sympathique n’est de moitié dans tout ce que nous sentons. Jamais cette conviction n’a été si forte en moi qu’à l’instant où je me sépare de vous avec l’incertaine espérance de vous revoir. » Il avait pourtant promis solennellement qu’avant peu il irait frapper à la porte de la petite cure de Lüdenhausen. Cet étudiant était un baron, il ne tint pas parole. Qu’ils s’appelassent Guillaume ou Alexandre, les Humboldt étaient des hommes avisés, incapables de faire une folie, toujours maîtres de leurs entraînemens, très attentifs à écarter de leur vie tout ce qui pouvait l’embarrasser.

Cependant, à travers toutes les vicissitudes de sa destinée, il n’oublia jamais les cheveux blonds et les yeux bleus qui avaient mis pendant quelques heures sa sagesse en péril ; il se souvenait de certaine allée où un jeune baron s’était promené avec une fille de pasteur, de certain banc où ils s’étaient assis, et quand vingt-six ans plus tard, en, plein congrès de Vienne, il reçut une lettre par laquelle, une femme très malheureuse lui confiait ses détresses et implorait ses conseils, le chapitre de son passé qui se rappelait subitement à lui causa une assez vive émotion à ce diplomate qui se piquait de peu s’émouvoir : — « Je ne sais pas, écrivait-il à Charlotte, si nous nous reverrons jamais ; mais soyez sûre qu’il est resté dans mon âme quelque chose de vous. Vous êtes pour moi comme une apparition d’un passé qui ne s’effacera jamais de ma mémoire… Étrange relation que la nôtre ! Deux êtres qui se sont vus pendant trois jours, il y a de longues années, et qui ont peu de chances de se revoir ! Mais la joie pure et profonde que j’éprouve en ce moment est d’une espèce si rare que j’aurais honte de ne pas vous confesser que votre image s’est toujours confondue en moi avec tous les sentimens de ma jeunesse, avec le souvenir d’un temps qui n’est plus et où l’Allemagne était plus belle qu’aujourd’hui. »

On comprend sans peine qu’il se souciât médiocrement de la revoir. Cet homme peu romantique avait eu jadis son roman ; il craignait de le gâter. Charlotte s’en étant remise à lui du soin de décider si elle devait aller vivre à Brunswick ou à Goettingue, il lui répondit : « Quand j’étais à Brunswick, je ne vous connaissais pas ; à Goettingue, je pensais souvent à vous. Allez à Goettingue. » À la joie de se souvenir se joignit bientôt le plaisir d’avoir une conscience à gouverner. Charlotte l’avait choisi entre tous pour son confesseur, pour son directeur. Il estimait que c’est une grande bénédiction pour un homme que d’avoir sous sa garde un cœur de femme qui s’abandonne à lui entièrement, sans réserve, en pure foi. N’oublions pas qu’il était infiniment curieux. Dans les loisirs que lui laissait l’étude du chinois, du kawi et de l’humanité primitive, sa passion dominante, il en convenait lui-même, était d’étudier les hommes et les femmes de son temps, de se représenter exactement leur façon de vivre et de penser : « Je les définis, je les classe, je les rattache à des idées générales, j’en fais une science particulière. » Charlotte était une personne intéressante à définir et à classer. Il exigeait non-seulement qu’elle lui écrivit souvent, mais qu’elle lui racontât toute son histoire dans le plus grand détail, année par année. Il lui réservait sans doute un alinéa dans ce traité d’anthropologie comparée qu’il rêvait de publier un jour. C’est ainsi que de l’émotion on passe à la curiosité ; puis la correspondance devient une habitude, et à mesure que nous vieillissons, nos habitudes nous sont plus chères. En conseillant et consolant son amie, Humboldt faisait assurément une bonne œuvre ; mais il y trouvait son compte et son plaisir, et il est permis de dire, sans lui faire injure, que c’était le genre de bienfaisance qu’il préférait.

Elle garda religieusement les lettres de son illustre ami ; mais elle lui avait ordonné de détruire les siennes. On n’a conservé d’elle que celles qu’elle écrivit à ses sœurs et qu’une personne animée d’un zèle pieux pour sa mémoire a pris la peine de rassembler. M. Otto Hartwig vient de les publier en y joignant une intéressante et agréable notice, qui nous apprend à peu près tout ce qu’il nous importait de savoir[2]. Grâce à lui et à son enquête, nous connaissons désormais la fille du pasteur de Lüdenhausen, et nous pouvons, à notre tour, la définir et la classer.

Elle n’avait pas vingt ans lorsqu’elle eut une fâcheuse et bruyante aventure. Elle s’ennuyait dans son village, elle voulait en sortir à tout prix. Malgré l’opposition de sa famille, elle s’était décidée à épouser le docteur Diede, procureur auprès du tribunal suprême de Cassel. Ce docteur en droit était riche ; mais il avait l’esprit grossier, l’humeur brutale, et quoique fort amoureux, il ne savait pas respecter ce qu’il aimait. Dès les premiers jours, Charlotte s’aperçut qu’elle avait pour lui plus d’éloignement que d’inclination. Son père l’avait élevée dans des principes fort sévères ; elle s’en fit d’autres qui l’étaient moins. Elle était intimement liée avec une femme assez légère, qui exerçait sur elle beaucoup d’empire et qui lui prouvait par son exemple qu’il est des accommodemens avec la loi du mariage. D’ailleurs elle vivait dans un temps où beaucoup de gens proclamaient les droits imprescriptibles de la passion, prêchaient l’affranchissement du cœur, l’amour libre, la vie géniale, qu’ils opposaient à la vie bête. Il y avait à Weimar comme à Iéna des femmes qui faisaient beaucoup parler d’elles ; on les entourait d’hommages, et pour leur faire plaisir, les poètes et les philosophes enseignaient que certains devoirs sont des préjugés bourgeois. « On ne prend plus le mariage au sérieux, die Ehen gellen nicht, » disait Jean-Paul. Les choses n’allaient guère mieux à Cassel qu’à Weimar. Le landgrave Guillaume IX ne s’occupait guère de moraliser ses sujets. Il en était à sa troisième maîtresse officielle, la comtesse de Hessenstein, dont il eut jusqu’à dix-huit enfans. Charlotte Diede céda au courant, elle finit par se persuader qu’on peut se marier avec un homme qu’on n’aime pas, sans que cela tire à conséquence, qu’il y a des consolations permises. Son mari fut imprudent. Ce brutal était fier de la beauté, de l’esprit de sa femme, de tous les empressemens dont elle était l’objet. Parmi les empressés qui fréquentaient sa maison, se trouvait un officier nommé von Hanstein, capitaine au régiment des grenadiers de la garde. Il avait l’esprit fort ordinaire ; mais il était de bonne famille, taillé en hercule et de manières très engageantes. Quoique son visage fût tout couturé de petite vérole, il passait pour le plus irrésistible des séducteurs, et bientôt il se vanta d’être au mieux avec la belle Mme Diede. Le mari eut des soupçons, fit un éclat, maltraita sa femme, qui, désertant le domicile conjugal, chercha un refuge chez son amant.

Le docteur Diede demanda et obtint facilement son divorce. Charlotte ne tarda pas à regretter son coup de tête ; mais elle se flattait de sauver sa réputation en épousant son capitaine de grenadiers, qu’elle adorait. Hanstein, durant quatorze ans, l’amusa par ses promesses, la leurra de vaines espérances, s’engageant tour à tour ou se dégageant sans pudeur jusqu’au jour où il épousa une autre femme. Charlotte payait chèrement sa faute. Il lui fallait des illusions, elle crut mourir en les perdant. Elle passa le reste de sa vie dans les amertumes du regret et dans l’inquiétude du désir. Elle était triste, malade et pauvre. Elle avait le génie des placemens malheureux ; sa modeste fortune s’engloutit dans ce gouffre. Il lui restait des doigts de fée, dont elle se servit pour fabriquer des fleurs d’un goût exquis ; ce fut son gagne-pain. Mais il fallait travailler d’arrache-pied, se coucher après minuit, se lever à la pointe du jour. Son courage résista à toutes les épreuves.

Bien que sa santé fût détruite et que sa beauté eût souffert, elle inspirait encore des passions. On ne l’approchait guère sans tomber amoureux d’elle. Les déclarations qu’on lui faisait n’étaient point pour lui déplaire. Elle ne se fâchait pas ; elle s’étonnait, se récriait et grondait fort doucement. Il ne tint qu’à elle de se faire épouser par un autre officier, qui avait plus de cœur que Hanstein. Mais il était soupçonneux, jaloux, et elle ne s’entendait pas à le rassurer. Quoiqu’elle crût l’aimer passionnément, tantôt elle voulait, tantôt elle ne voulait plus, et tour à tour elle s’avançait ou reculait, a Vous aimez tout le monde et vous n’aimez personne, » lui disait-il avec colère, et de dépit il leva le siège. Un peu plus tard, un homme marié et fort riche, qui lui avait rendu quelques services d’argent, lui fit des propositions qu’elle repoussa avec un geste d’horreur. Elle n’était pas née pour être heureuse, étant trop coquette pour une honnête femme, trop honnête pour une coquette. Quoi qu’on soit, il faut l’être tout à fait ; c’est encore la meilleure chance qu’on ait de réussir dans ce monde.

Elle fut longtemps coquette, elle fut toujours romanesque. Elle ne sut jamais prendre la vie pour ce qu’elle est ni voir les hommes tels qu’ils sont. Elle était sincère dans son repentir autant qu’elle avait été-candide dans sa faute, et elle avait toute, sorte de vertus, de l’honneur, du désintéressement, du courage, toutes les fiertés d’une grande âme. Elle dut contracter plus d’une fois des dettes ; elle s’imposait sans marchander et sans se plaindre toutes les privations pour se mettre en état de s’acquitter. À mesure qu’elle avançait en âge, elle avait plus de délicatesse dans les sentimens. Les lettres qu’a publiées M. Hartwig en font foi, et le style en est aussi noble qu’abondant et facile. Il ne lui manquait qu’une chose, dont on a beaucoup de peine à se passer, c’était le bon sens. Elle adora sottement son capitaine de grenadiers, qui lui soutirait de l’argent et lui reprochait d’humilier son amant en travaillant pour vivre. Elle s’obstinait à voir en lui le plus magnanime des mortels ; il lui fallut plus de dix ans pour s’apercevoir que ce héros était un drôle qui se moquait d’elle.

Quand elle se fut désabusée, elle chercha ailleurs un cœur d’honnête homme à qui elle pût se prendre. On ne demandait qu’à l’aimer ; c’était la confiance qui faisait défaut, et elle s’en indignait. Elle se plaignait sans cesse que le monde fût sans pitié, qu’il ne comprit pas que le repentir lave la faute et que l’expérience transforme les âmes. Le monde, en effet, a beaucoup de peine à croire au repentir et il admet difficilement qu’il y ait des femmes qui ne commettent qu’une faute et qui se sentent à jamais guéries du désir de recommencer. Elle avait de si beaux yeux qu’elle n’était pas embarrassée de trouver des consolateurs ; mais l’amour ne lui suffisait point, elle exigeait le respect et la foi qui ne raisonne pas. « J’ai fait de bien cruelles découvertes, écrivait-elle à sa sœur. Je verse toutes les larmes de mon corps en songeant que le monde est assez injuste pour ne pouvoir oublier un écart de jeunesse, racheté par de longues années d’une conduite irréprochable. Partout où l’on ignore mon passé, on vient au-devant de moi avec bonté et on me prodigue les marques d’estime ; puis on s’informe et on s’éloigne, après quoi on se ravise quand on me connaît mieux. Mais mon pauvre cœur souffre cruellement ; je me retire en moi-même et je me renferme dans ma triste solitude. » Il lui semblait qu’elle était entourée d’aveugles qui refusaient de laisser opérer leur cataracte. Se pouvait-il bien qu’on passât un quart d’heure auprès d’elle sans soupçonner les trésors de tendresse qu’elle cachait au fond de son âme, sans deviner qu’il y avait en elle de quoi rendre un homme parfaitement heureux ? Respecter Charlotte Diede et s’en faire aimer, oh ! vraiment, c’était goûter sur la terre toutes les joies du ciel. Mais non, ceux qui l’aimaient le plus ne savaient pas croire, ni même douter de leurs doutes ; ils étaient inquiets, ombrageux, jaloux. D’autres lui disaient : « Vous êtes charmante et il ne tient qu’à vous de vous procurer paix et aise. Assouplissez un peu votre humeur et vos principes, tâchez de ressembler à tout le monde, acceptez les propositions qu’on vous fait, et laissez là vos grands airs ; vous n’êtes pas une reine. » Alors elle se redressait, elle montrait du doigt la porte à l’insolent, et c’était un soulagement pour sa fierté outragée et frémissante. Hélas ! l’insolent était parti, mais le chagrin était resté, et, de jour en jour, la vieillesse approchait à petits pas. Elle eût dit volontiers avec Sapho : « La douce pomme rougit au bout, tout au bout de la branche, où les cueilleurs de pommes l’ont oubliée… Non, ils ne l’ont pas oubliée, ils n’ont pas su là cueillir. » Ne pouvant se distraire de ses chagrins, elle tâchait de les étourdir. La dévotion fut son recours et son refuge. La souffrance lui exaltait l’esprit, et elle était aussi romanesque en matière de dogmes et de pratiques religieuses que dans les jugemens qu’elle portait sur les hommes. Il lui semblait qu’un être très puissant et très pervers s’acharnait à la poursuivre, que le diable en personne empêchait les capitaines de grenadiers d’épouser les femmes qui les adorent, et elle suppliait les dominations et les trônes de la sauver du démon. Elle se souciait peu de la providence générale, il lui fallait une petite providence particulière, qui fit des miracles en sa faveur. Elle entendait que son Dieu fût à elle plus qu’à tout le monde, qu’il lui appartint et lui révélât sa présence par de secrets avertissemens. Elle croyait aux rêves, aux voix, aux sorts bibliques. Pour mettre son Dieu à l’épreuve, elle s’avisa de prendre un billet dans une loterie, quoique cinq séries-eussent été déjà tirées. Le billet coûtait trente thalers ; elle en gagna deux mille, et elle eut bientôt fait de les perdre. Le bon sens est un conseiller plus sûr que les sorts, bibliques.

Il est à présumer que lorsqu’en 1814 elle conçut tout à coup la pensée de se rappeler à la mémoire de Humboldt et de lui demander un peu d’assistance et de réconfort, elle le voyait au travers de ses souvenirs qui la trompaient et qu’elle se croyait encore à Pyrmont. Elle espérait obtenir de ce sage un peu plus qu’il ne pouvait lui donner, et sans doute elle eut de la peine à s’accommoder de l’austère morale qu’il lui prêchait. On sent percer dans les lettres de Humboldt la crainte qu’elle ne se méprit, le désir d’arrêter sur une pente dangereuse et de ramener dans le droit chemin cette imagination sujette à s’égarer. Il écrivait le 16 juillet 1825 : « Je regrette que vous vous plaigniez toujours de vos sombres mélancolies, que je ne puis approuver et que vous devez chercher à combattre, ma chère Charlotte. Je les attribue en partie à vos excès de travail, mais assurément je n’y suis pour rien. Si vous savez lire mes lettres, vous devez y voir à chaque ligne l’intérêt, l’affection que je vous porte et combien je serais charmé de vous savoir heureuse. J’ai une idée fort nette de ce que nous pouvons être l’un pour l’autre. Vous connaissez mes sentimens pour vous ; si courte, si fugitive qu’ait été notre première rencontre, j’en ai gardé un cher souvenir, et j’ai saisi avec empressement l’occasion de vous témoigner ma sympathie. Notre belle et tranquille amitié, conforme à mon âge comme à mes inclinations, peut durer jusqu’à la fin de nos jours, il n’y a rien en moi ni en vous, je pense, qui s’y oppose. Si vous pouvez vous en contenter, comme j’en ai l’intime persuasion, tout ira bien. » En homme avisé, il se défiait du précipice, et des deux côtés du pont, il mettait des garde-fous.

Il n’est pas d’art plus difficile que celui de consoler, les affligés. Le philosophe Citophile répondait un jour à une femme, désolée, qui tâchait de l’apitoyer sur ses disgrâces, que l’histoire universelle n’est qu’un enchaînement de malheurs, que la reine Henriette avait vu mourir son royal époux sur l’échafaud, que Marie Stuart avait eu la tête coupée, que la belle Jeanne de. Naples avait été prise et étranglée. — « J’en suis fâchée pour elles, » répliqua la dame, et elle se replongea dans sa mélancolie. — Guillaume de Humboldt s’y prenait tout autrement pour consoler Charlotte Diede. Il n’avait garde de lui représenter que tout le monde a ses chagrins ; il aimait au contraire à lui répéter qu’il y a des gens parfaitement heureux et que Guillaume de Humboldt en était. Il lui racontait ses prospérités, il lui décrivait son beau château de Tegel, ses antiques, ses marbres, ses statues, une tête de Méduse en porphyre dont un pape lui avait fait présent, une charmante nymphe puisant de l’eau, qui décorait l’une des niches de son salon.

Quoique nous n’ayons pas les lettres de Charlotte, les réponses de son grand ami nous les font suffisamment connaître. L’entretien qui s’engageait entre eux peut se résumer comme suit : — Eh ! quoi, demandait en soupirant cette personne triste, malade et pauvre, vous êtes vraiment heureux ? — Certes, et comment ne le serais-je pas ? Toute ma vie, j’ai joui de la liberté que donne la fortune et j’ai pu me livrer sans contrainte à mes goûts. Ma santé est bonne, mon humeur est égale. Les petits incidens de la destinée me touchent peu. Je ne me laisse attrister ni par le mauvais temps ni par les brumes de l’hiver ; un ciel gris et bas a du charme pour moi, et je ne connais rien dans le monde entier d’où je ne puisse tirer quelque plaisir ou quelque profit. Quand j’ai dû renoncer aux affaires, il m’en a peu coûté ; l’étude m’a tenu lieu de tout. Je travaille tout le jour, je ne quitte ma chambre qu’assez avant dans la soirée, et je suis toujours tranquille, toujours actif, toujours content de moi et des autres. — Ainsi il ne vous manque rien ? — Non, je ne connais pas la servitude du besoin. Je sais jouir, je sais aussi me priver. J’ai beaucoup de plaisir à voir ma femme, mes enfans, mes amis ; quand je ne les vois pas, ils ne me manquent point, et je m’arrange pour me suffire à moi-même. — À ce compte, vous qui m’engagez à vous écrire et qui m’assurez que mes lettres vous plaisent, vous n’avez pas besoin de les recevoir ? — Que vous dirai-je, ma très chère Charlotte ? les vrais plaisirs sont ceux dont on pourrait se passer, car tout besoin est une douleur commencée. — Mon Dieu ! s’écriait-elle, épouvantée de l’insolence de ce bonheur, que faut-il donc que je fasse pour moins souffrir ? — Il faut faire comme moi, devenir indifférente à beaucoup de choses, vous persuader que tout ce qui nous aide à mûrir est bon, tenir soigneusement votre âme en équilibre, tâcher d’acquérir ce repos du cœur que j’ai possédé dès ma jeunesse et qui est préférable à la joie.

Elle affectait d’approuver sa méthode, elle avait bien de la peine à l’appliquer, et les recettes qu’il lui vantait n’étaient guère à son usage. Il l’engageait à se distraire de ses maux en contemplant le ciel étoile : « Avez-vous remarqué, lui écrivait-il, la beauté du ciel dans ces dernières nuits de septembre et d’octobre ? Trois planètes et une étoile de première grandeur se trouvaient rassemblées ; on apercevait Mars et Jupiter dans la constellation du Lion ; Vénus brillait à côté de Sinus. Le plus beau moment était entre trois et quatre heures du matin. Nous nous sommes relevés presque chaque nuit, ma femme et moi, et nous sommes restés longtemps à la fenêtre, nous repaissant de ce spectacle. J’ai toujours aimé à regarder les étoiles. En les contemplant, on se dégage de tout ce qui est de la terre. En face de ces mondes répandus dans l’immensité de l’espace, nous nous sentons disparaître ; nos destinées, nos plaisirs, nos privations, auxquelles nous attachons tant d’importance, deviennent un pur néant. Ajoutez que ces astres toujours en mouvement relient entre elles toutes les générations des hommes et toutes les époques de la nature ; ils ont tout vu dès le commencement et jusqu’à la fin ils verront tout. C’est une pensée où j’aime à me perdre. Vous devriez étudier l’astronomie, ma chère Charlotte ; si vous le désirez, je vous donnerai des instructions à ce sujet, en vous indiquant des livres qui vous seront utiles. »

Elle faisait toujours ce qu’il lui disait ; elle se mit à observer le ciel, mais sans parvenir à s’oublier ; elle cherchait dans le vague du firmament l’étoile où elle trouverait le bonheur en quittant cette triste terre. Il la grondait là-dessus ; il ne se lassait pas de lui répéter que le secret du vrai contentement est de sortir de soi-même, de se détacher de son cœur pour vivre dans le monde des idées éternelles, immuables, qui sont pour l’homme la source d’une félicité sans mélange et la seule amitié qui ne le trompe jamais. Elle tâchait de l’en croire, elle se mettait péniblement en route pour le monde des idées ; mais elle y emportait ses souvenirs, ses regrets, ses chagrins. Elle pensait aux perfidies de Hanstein, aux cruautés des hommes à son égard, et, quelques efforts qu’elle fit pour se fuir, elle retrouvait partout Charlotte Diede. Aussi bien, lorsqu’on est inquiet de son lendemain, lorsqu’il faut passer des nuits à fabriquer des fleurs et qu’on a des créanciers qui deviennent pressans, il est plus difficile de pratiquer l’amor intellectualis de Spinoza ou l’ataraxie des stoïciens que quand on a le bonheur d’être baron, de n’avoir ni créanciers ni peines de cœur et d’habiter à Tegel un beau château très confortable, plein de statues qui portent sur leur front et dans leurs yeux sans regard toute la sérénité de l’Olympe. Si l’on s’en rapporte au témoignage d’une de ses amies, jusqu’à sa mort Charlotte se rongea, se dévora : « Il y avait toujours en elle, nous dit-on, comme une flamme d’inquiétude : Es war bis ans Ende der Tage eine flammende Unruhe in ihr. » Et cependant, les lettres de Humboldt étaient pour elle un trésor que le ciel même lui envoyait. Il lui était doux de penser qu’un grand homme s’occupait d’elle et daignait l’exhorter à contempler les étoiles. Elle le traitait « d’ami céleste, d’ami divin. » Ce n’étaient pas les consolations qui lui faisaient du bien, c’était le consolateur, et en cela, comme en toute chose, elle était vraiment femme.

L’ami divin n’a pas rempli son devoir jusqu’à la fin. Pendant longtemps, il avait servi à Charlotte une petite pension de près de 400 francs, qui lui était bien nécessaire pour l’aider à nouer les deux bouts. Il mourut en 1835 sans avoir pensé à lui rien laisser. M. Gutzkow s’en prend à son insouciance, M. Hartwig à sa passion pour le mystère : il ne voulut pas que ses héritiers trouvassent le nom de Charlotte dans son testament. Nous inclinerions plutôt à croire qu’il avait fait ses comptes dans sa tête et décidé qu’il était quitte et en règle avec l’amitié. Comme son frère Alexandre, Guillaume de Humboldt était de ces hommes qui calculent toutes leurs actions comme toutes leurs générosités et qui savent exactement où finit le devoir, où commence la sottise. La pauvre Charlotte était destinée à éprouver l’un après l’autre tous les délaissemens. La mémoire de l’ami divin ne lui en fut pas moins chère. Mais la vieillesse commençait à lui faire sentir ses atteintes, les infirmités étaient venues et ses doigts de fée lui refusaient le service. A quelque temps de là, elle en fut réduite, pour ne pas mourir de faim, à adresser au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, un suppliant appel qui fut entendu. Le roi lui accorda une pension d’un peu plus de 1,000 francs, qu’elle ne devait pas toucher souvent. L’année suivante, elle était morte ; ce fut dans le cimetière de Cassel qu’elle goûta pour la première fois le repos.

Les lettres que lui écrivit Humboldt seront toujours intéressantes à relire ; on y trouve partout la marque d’un grand esprit. Mais il y manque le charme, le naturel, la simplicité qui s’abandonne. Cette sagesse si sûre d’elle-même et si superbe dans Bon apparente bonhomie, cette sagesse qui ne se dément jamais, qui n’a pas de mauvais jours, qui emploie sa vie à se regarder vivre, qui ne sait ni s’égayer, ni s’émouvoir, ni se fâcher, cause à la longue un êtonnement mêlé d’un secret malaise. Que deviendrait ce pauvre monde si on en bannissait et le rire et la sainte miséricorde et les saintes colères ? Gœrres avait dit en 1814 : « Guillaume de Humboldt est clair et froid comme un soleil de décembre. » Les Lettres à une amie ont la sévère beauté d’une journée d’hiver sereine et lumineuse. Le ciel n’a pas un nuage, l’air est pur, le soleil brille sur les buissons chargés de givre ; mais ce soleil n’est pas celui qui fait fleurir les roses et chanter les oiseaux.


G. VALBERT.

  1. Briefe an eine Freundin, von Wilhelm von Humboldt. Elfte Auflage. Leipzig ; Brockhaus, 1883.
  2. Charlotte Diede, die Freundin von W. von Humboldt, Lebensbeschreibung und Briefe, herausgageben von Auguste Piderit und Otto Hartwig. Halle, 1884.