Guillaume à sa tour monte

Guillaume à sa tour monte
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 241-250).

GUILLAUME À SA TOUR MONTE[1]


Dans la nuit du 14, l’Empereur, accompagné de son fidèle Karl Rosner, attendait, sur une tour, le déclenchement de la suprême offensive…
Les Journaux.


Oh ! quand je serai triste et frappé d’un ennui,
Qu’on me raconte
Ce quatorze juillet où Guillaume, la nuit,
À sa tour monte !

Guillaume à sa tour monte… Il monte… Il est monté.
Ostentatoire,
Il veut avoir, du haut d’une tour, assisté
À sa victoire.

Il est si sûr de vaincre et de l’effort puissant
Qui s’échelonne,
Que déjà, sur sa tour, en plein ciel, il se sent
Sur sa Colonne !

Il rit. L’ordre est donné. La victoire est dans l’air.
Il la respire…
Ciel de quatrième acte. Étoiles. Voir Schiller…
Non : voir Shakspeare.


Car toujours, dans Shakspeare, au héros le plus noir,
Un Clown s’agrafe.
Le Clown est là : Guillaume a près de lui, ce soir,
Son biographe.

Ce Karl Rosner, jocrisse et chroniqueur sournois
Du tyran fourbe,
Est un Viennois. Il est fait de ce bois viennois
Que l’on recourbe.

Guillaume ne peut pas dire une bourde sans
Que dare-dare
Elle ne soit jetée aux vents dans tous les sens
par ce Pindare.

Sur le bord du manteau de son maître il s’assoit ;
Il prend des notes…
Sans se lever, de peur que sa langue ne soit
Trop loin des bottes.

Donc, ce soir, tout en haut des durs degrés étroits,
Le Clown fantasque,
L’Empereur, ils sont là, tous les deux….. Tous les trois :
Car, sur le casque,

Il y a l’Aigle. Elle est toujours sur le cimier,
L’aile entr’ouverte.
Et c’est bien l’Aigle encor de Frédéric Premier,
Mais recouverte.

Le couvre-casque gris la cache. C’est l’oiseau
De Barberousse,
Mais captif, mais aveugle, et pris comme au réseau
Sous cette housse.


L’Aigle a dit chaque jour : « Sire, ôtez ce drap gris :
Ses plis me serrent ! » —
« Je l’ôterai demain pour entrer à Paris. »
Quatre ans passèrent.

Et l’Aigle attend toujours sous sa housse de drap.
On se demande
Jusques à quand, sous cette housse, elle attendra,
L’Aigle allemande !

Et, ce soir, cependant qu’au loin, dans la fureur,
Le sort se règle,
Ils sont là, sur la tour, tous les trois, l’Empereur,
Le Clown, et l’Aigle.

L’Empereur dit, en se drapant, car le tableau
Est historique :
« J’aurai l’Europe avant qu’elle ait traversé l’eau,
Leur Amérique ! »

Le Clown dit : « J’écrirai ces choses, la beauté
De cette attente !
Ô romantique tour ! ô nuit ! Sa Majesté
Sera contente ! »

L’Aigle dit : « Demain soir ! On fera, demain soir,
Tomber mon voile !
Demain soir, je vais battre enfin sous ton voussoir,
Arc de l’Étoile ! »

Le canon tonne au loin. — « C’est la victoire ! » dit
Le Clown prophète.
Ils attendent. La nuit passe. L’aube grandit.-
Pas d’estafette.


Pas de signal. Va-t-elle ou non selon leurs vœux,
Cette offensive ?
Rien. Le Clown est bavard. L’Empereur est nerveux.
L’Aigle est pensive.

Assis sur le manteau, le Clown dit : « Gengis-Khan ?
Timour ? Cambyse ?
Cyrus ? Napoléon ? Des feuilles mortes, quand
Souffle la bise !

« Guillaume seul existe ! » — Et l’homme au manteau gris
Qui seul existe
Se dit tout bas : « Comment ! Gouraud n’est pas surpris ?
Gouraud résiste ?

« Que se passe-t-il donc ? Quel ordre a donc donné,
Sans crier gare,
Leur Foch, en mâchonnant encor son satané
Petit cigare ? »

Et l’Aigle se demande : « Est-ce que, par hasard,
Arioviste
Vient, encore une fois, de rencontrer César
À l’improviste ? »

Et l’Empereur se penche, et le vent, dans la tour,
Fait un bruit d’orgue.
Quoi ! des soldats ?… déjà de retour ?… Ce retour
Manque de morgue !

Le temps passe. On attend. — Reims aurait-il tenu ?
La canonnade
Faiblit. Guillaume a froid comme s’il était nu
Sur l’esplanade.


Ah çà ! s’est-il donné, devant tout l’Avenir,
Le ridicule
D’être à sa tour monté pour ne rien voir venir ?
Pâle, il calcule

Qu’on la verra, sa tour, de tous les points du temps
Et de l’espace !
« On l’aurait pu choisir, dit-il entre ses dents,
Un peu plus basse. »

Et sentant s’éloigner la victoire qu’il faut
Coûte que coûte,
L’Empereur et le Clown n’échangent pas un mot,
Car l’Aigle écoute !

Le Clown dit, car il faut que l’Aigle par sa voix
Soit amusée :
« J’aperçois un gotha… J’entends Bertha… Je vois
Une fusée…

« Il faut attendre encor… » — Et puis il a fallu
Ne plus attendre.
Il a fallu descendre… Ah !

! que j’aurais voulu
Les voir descendre !

Et l’Aigle, qui de tout avec avidité
Veut qu’on l’informe,
Dit : « Je sens l’air moins vif. Est-ce qu’on a quitté
La plate-forme ? »

L’Aigle, qui sent, à chaque marche, avec effroi,
L’Empereur fondre,
Crie : « On descend ! Je sens que l’on descend ! Pourquoi ? »
Et, sans répondre,


Il descend, d’un pas lent d’abord, et puis, bientôt,
D’un pas rapide,
Traînant le Clown qui reste assis sur le manteau
D’un air stupide !

Et dans la tour, dont quelque Erynnie à présent
Est la tourière,
Karl Rosner doit compter les marches qu’il descend
Sur son derrière !

Mais il dit : « Tout va bien ! — Hourra ! — Par lrmensul,
Quelle tactique !
— Victoire ! » Il rebondit en criant : « Le recul
Est élastique ! »

Et l’Empereur descend. Et l’ombre est sans appuis,
Froide, glissante.
Ce qui semble une tour quand on monte est un puits
À la descente.

Il s’enfonce, soufflant de peur. Sous le tissu
Qui la camoufle,
L’Aigle, qui jusqu’ici n’a rien vu, n’a rien su,
Entend ce souffle.

Ils descendent. Ô tour française où leurs orgueils
Montaient aux astres,
Chacun de tes degrés dans l’ombre est un des seuils
De leurs désastres !

On sent, vieil escalier construit en caracol,
Que ton hélice
Les a pris dans le ciel pour les jeter au sol
Avec délice !


La tour a frappé l’heure avec le vieux marteau
De son horloge !
Et l’Empereur descend, coiffé de son oiseau
Qui l’interroge.

« Où vas-tu ? que fais-tu ? » répète sans arrêt
L’Aigle du heaume ;
« Vers quoi m’entraînes-tu dans l’ombre ? Et que pourrait
Dire Guillaume ?

Il ne sait rien ! Il se demande, plus penché
À chaque marche,
Si Humbert marchera, si Degoutte a marché,
Si Mangin marche ;

Si Pershing, qui toujours verra de Rochambeau
Blanchir les voiles,
Pour le bâton de Foch va prendre à son drapeau
Quelques étoiles !

Si Douglas Haig… — Il sait que la fin, maintenant,
Est commencée !
Et dans l’escalier noir il tourne, en retournant
Cette pensée.

Alors, c’est le repli sans fifre et sans tambour !
Berlin qui doute !
C’est Ludendorff qui se dédore, et Hindenburg
Qui se décloute !

Il descend. S’il rencontre, aux murs suintants et sourds
Une lucarne,
Il retire la tête en hâte, car toujours
Il voit la Marne !


Et, — Hussard de la Mort de l’Allemagne, — il l’a
Redescendue, Sa tour !
— Cuirassier Blanc de Peur ! Seigneur de la
Guerre Perdue !

L’escalier gironné tourne. Sur les girons,
Guillaume tâche
De faire encore un peu sonner ses éperons…
L’Aigle se fâche.

Elle crie : « Où va-t-on ? » Et sans répondre rien,
Il se dérobe. « 
Victoire ! » dit le Clown, qu’il traîne comme un chien
Sur une robe.

Mais ne croyant plus rien de ce qu’on dit tout haut,
L’oiseau de proie
Crie : « Et ma proie ? On m’a promis ma proie ! Il faut
Que je la voie ! »

Le groupe affreux descend. L’ombre les ventousa
Comme une pieuvre.
Cet escalier tournant qui les tient, qui les a,
Qui les manœuvre,

C’est, dans cette tour creuse où leur mensonge rend
Le son d’un râle,
Leur Destin qui se tord sous eux, les aspirant
Dans sa spirale !

Cercle infernal ! Terreur que change en vertigo
L’Aigle obsédante !
L’Entente a fait contre eux collaborer Hugo,
Shakspeare et Dante !


Oh ! dût-on voir la fin sinistre des combats,
Il faut qu’on sorte !
Ils se hâtent. Déjà, dans l’ombre, ils voient, en bas,
Luire la porte.

Mais, tout d’un coup, criant : « Je veux voir ! Je veux voir ! »
Le fier rapace
Fend la housse du bec… Et l’Aigle va savoir
Ce qui se passe !

On ne peut plus sortir : l’Aigle y voit ! Le menteur
Et son complice
Hurlent, sentant sur eux cette aile, avec lenteur,
Qui se déplisse !

Guillaume alors voudrait, portant comme un vautour
Son accipitre,
Rester captif de son mensonge et de sa tour,
Avec son pitre !

Ils s’arrêtent. Aux murs déjà moins ténébreux
Le jour se cendre.
Ils essayent de remonter… L’Aigle est sur eux.
Il faut descendre.

Leurs doigts s’agrippent aux parois. L’Aigle les mord.
L’ombre est moins noire.
— Ah ! je me nourrirai, je crois, jusqu’à ma mort,
De cette histoire !

Le moment vient. Il vient comme vient tout moment
Que l’on ajourne.
C’est en vain qu’ils voudraient aller plus lentement :
L’escalier tourne,


Tourne comme une vis… Et maintenant, hagards,
Les misérables
Voudraient, pour que jamais l’Aigle, de ses regards
Inexorables,

Ne pût voir tout ce sang inutile et vermeil
Que rien n’éponge,
Et le soleil sur leur défaite, et le soleil
Sur leur mensonge,

Et la rencontre, sur les cadavres, du fils
Avec le père,
Voudraient que l’escalier, tournant comme une vis,
Entrât sous terre !


Edmond Rostand.
  1. Copyright by Edmond Rostand, 1918.