Librairie polytechnique Ch. Beranger editeur (p. 217-225).
CHAPITRE VII


L’art du cuir ciselé et modelé : le cuir incisé et buriné et leur application à la reliure, etc.


Le cuir incisé et buriné, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, fut le précurseur d’un art merveilleux que l’on désigne sous le nom de cuir ciselé et modelé. Son application à la reliure, d’après les seuls documents parvenus jusqu’à nous, date de la fin du moyen âge. On la doit à des moines artistes vivant dans un monastère de Nuremberg (Nürnberg).

La collection du prince d’Aremberg, contient plusieurs spécimens authentiques de l’époque ; mais le plus beau spécimen connu (celui datant des premières années de la Renaissance), a été reproduit par les soins de M. Léon Gruel et publié dans son ouvrage : Manuel historique de l’amateur de reliures. Il porte pour titre : Nicolaï de Ausuco (vel Auxmo) supplementum summæ Pisanellæ. — Nürnberg, 1475 — Il est à constater que, depuis cette époque et par intermittence, la ciselure sur cuir et par extension le cuir incisé et buriné, (celui-ci sur des meubles, objets de maroquinerie, écrins, etc.), n’ont cessé d’être pratiqués en Allemagne, surtout à Nuremberg.


Le cuir ciselé et modelé, s’exerce sur le livre relié, préalablement recouvert en peau de veau, de vachette, de maroquin ou de cuir de Russie. Mais la vachette ou le veau sont de tous points préférables pour ce genre de travail. Les cuirs de tous genres, auxquels on applique au préalable, soit des ciselures, modelages etc., ne peuvent, rationnellement prendre place que sur des meubles, ou être affectés à des objets de maroquinerie ; leur agencement à la reliure ne pouvant avoir lieu qu’au détriment de l’un et de l’autre. On ne peut recouvrir une reliure avec du cuir ciselé ou modelé, sans déformer ciselure et modelage et donner une forme présentable à la reliure. Ils servent alors en qualité d’accessoires, prenant place sur la couverture du livre relié au même titre qu’une plaque en ivoire, en bois ou en métal et ce dans des ouvertures ménagées ad hoc dans les cartons de la couverture. Les cartons de ces reliures sont épais, massifs et lourds, souvent, alors qu’il s’agit de formats ordinaires, hors de proportion avec les dimensions du livre.

Voici quelques notions sur la manière de ciseler le cuir d’un volume relié.

La peau de veau la plus forte, ne dépassant guère deux millimètres d’épaisseur, et cette épaisseur étant d’autre part, une cause de difficultés pour exécuter convenablement le travail de la couvrure, on amincit, au paroir les extrémités de la couverture devant servir aux rempliages et à la formation des coiffes, de même que la place des mors proportionnellement au format du volume. Si le volume est d’un grand format, ou que le dessin comporte des mascarons ou ornements qui demandent des reliefs assez prononcés, on trace au préalable, ces parties, sur les cartons de la couverture et on colle à ces places des pièces du même cuir, dont les bords doivent être parés et modelés en conséquence ; puis on couvre le volume en ayant soin de tendre la peau le moins possible, de façon à lui conserver une certaine élasticité. La couvrure étant sèche, on trace le dessin soit au crayon, soit au décalque et on écrase le fonds, d’abord à l’aide de la pointe d’un plioir, ce qui s’appelle cerner et ensuite au moyen de poinçons ou ciselets striés ou granulés. Ces poinçons ou ciselets sont, selon les besoins, en acier quand il s’agit de ciseler à sec ; soit en ivoire ou en bronze alors qu’il s’agit d’opérer sur le cuir humecté. On se sert aussi de ce dernier étant chauffé, afin que l’écrasement soit plus complet et aide par là même à accentuer les reliefs des parties non touchées. Ces parties, plus ou moins humectées à l’aide de vinaigre édulcoré, que l’on applique au moyen d’un pinceau en cheveux, sont en même temps modelés à l’aide de poinçons ou petites spatules en ivoire ou en bronze, d’après la forme exigée par l’ornenementation.

Pour aider à la formation des reliefs et surtout pour les accentuer, on pratique à leur base, des incisions dans la peau et ce au moyen de la pointe d’un canif très fin et pointu, que l’opérateur tient avec la main droite, tout en appuyant l’index sur le dos de la lame afin de l’amener vers lui tout en exerçant la coupe en suivant les contours du dessin. On perce alors la peau à certaines places, à l’aide de poinçons plus ou moins courbés (dans le genre de ceux dont se servent les cordonniers, mais d’une trempe plus fine et plus forte afin qu’ils soient moins cassants) et on soulève la peau avec une partie du carton. On arrive ainsi à former des reliefs très accentués, propres à modeler des mascarons, des figurines, etc., etc. Ces modelages exécutés sur peaux de veau ou de vachette faisant corps avec les cartons de la couverture du volume relié, acquièrent par là une consistance absolue. Les touches les plus puissantes autant que les plus délicates y restent acquises. L’artiste peut imprimer, il imprime, aux sujets qu’il interprète la forme des plus belles sculptures en bas relief. Le fini des ciselures et modelages que l’on aime à voir sur les bijoux les plus précieux, médailles et camées d’art.

Nous le disions c’est un art merveilleux dont on ne peut se faire une idée qu’en ayant sous les yeux, les beaux travaux de G. Hulbe, de Hambourg ; surtout les chefs-d’œuvre sortis de la maison Léon Gruel, à Paris ; nombre de pièces émanant de ces deux maisons ont été admirées à l’exposition universelle de 1900.

Il n’en est pas de même des ciselures et modelages que l’on exécute sur le cuir libre ; pourtant un art fort intéressant et qui appliqué à l’ameublement, à la maroquinerie, la sellerie, etc., s’y trouve à sa place et excite la curiosité. Il en est de même de la pyrogravure, celle-ci est tout aussi à sa place sur la couverture du livre préalablement relié, pourvu qu’elle soit exercée par un artiste connaissant son art et sachant réellement dessiner.

Bien que le coloriage n’ajoute rien à la valeur du cuir ciselé et modelé tel que nous venons d’en faire la description ; il est néanmoins certain cas, dans lesquels le talent de l’artiste soit parvenu, par ce moyen, à en rehausser l’éclat. Ces coloriages sont de divers genres ; certains fonds gagnent en intensité et font ressortir avec plus de vigueur les reliefs de l’ornementation. Les modelages en bas relief exécutés sur veau grenat clair, à fonds ciselés or mat ; exécutés avec talent et en connaissance de cause sont de toute beauté. On emploie pour ces fonds, la poudre d’or en coquille, que l’on trouve chez les batteurs d’or et que l’on fait adhérer par les moyens o rdinaires.

Les peaux de veau, vachette, etc., étant plus ou moins poreuses, il convient de les encoller, tout d’abord


Fig. 76. — Reliure en cuir ciselé.
Fig. 76. — Reliure en cuir ciselé.
Fig. 76. — Reliure en cuir ciselé.


à la colle d’amidon puis à la gélatine ou à la dextrine, avant d’appliquer les teintures. On y applique parfois des couleurs à l’huile ; il convient alors, outre l’assise indiquée ci-dessus, d’avoir recours à une couche de métal ; l’or en feuilles est de tous points préférable. On le fait adhérer à la peau au moyen d’une couche de blanc d’œuf, préparé comme pour la dorure sur cuir, voir page 41- L’application du blanc d’œuf se fait au moyen d’un pinceau en cheveux ; on applique l’or en feuilles, immédiatement après, en appuyant et en tamponnant à l’aide d’une pelote d’ouate. Il importe de laisser sécher complètement avant de procéder aux coloriages. La couche d’or en feuilles ou en coquilles sert, non seulement d’assise aux couleurs mais apparaît selon le cas, à travers celles appliquées en couches plus légères ainsi qu’aux endroits laissés intentionnellement à découvert. L’art byzantin se prête admirablement à ce genre de décoration.

Comme nous le disions ci-dessus, le cuir préalablement incisé, modelé et ciselé et que l’on a désigné : eu égard à la plupart des objets que l’on a pu voir dans nombre de nos exhibitions[1] et surtout ce que l’on ne comprend pas, à nos expositions des beaux-arts ; sous le nom de cuir tripoté, ne pouvant être utilisé, tel qu’il convient, pour des reliures. Il nous semble superflu d’en définir plus amplement la technique, que l’on trouve du reste dans des publications spéciales.

Appliqué à l’ameublement, à la maroquinerie, tel que le pratiquent les Frères Mora à Milan ; la maison Colin à Berlin (le cuir Colin), la maison G. Hulbe à Hambourg, Berlin et Francfort, d’autre part, professé à Paris par MM. Saint-André et Dubouchet, et interprêté par des artistes de talent, cet art en ce qui concerne cette destination peut, même à un très haut degré, exciter la curiosité.

Il nous reste à parler du cuir de bœuf incisé et buriné.

L’application du cuir de bœuf à la reliure est d’une époque plus récente, non qu’il soit possible de relier un volume quel qu’il soit avec ce genre de peaux, qui non seulement sont trop épaisses, mais aussi trop coriaces pour se prêter à ce genre de travail. Mais ces cuirs, battus et laminés en plaques de 3 à 6 millimètres d’épaisseur, s’appliquent sur des plats de livres, dont les cartons doivent être découpés de telle sorte que l’on puisse y enchâsser ces plaques en cuir de bœuf, comme on pourrait le faire de toute autre plaque ou planche, soit en métal en ivoire ou en bois sculpté. La reliure proprement dite, une fois ces préparations faites, peut être recouverte d’une peau quelconque. Celle-ci encadre la plaque en cuir de bœuf, que l’on ajuste avec la précision voulue pour qu’elle fasse corps avec la couverture.

L’ornementation de ces plaques se fait généralement avant leur application au volume. Voici la manière d’opérer :

Le dessin que l’on désire reproduire se trace d’abord dans tous ses détails, au moyen de traits au crayon destinés à être enlevés à la gomme ordinaire après l’ornementation ; puis, à l’aide de la pointe d’un canif ou toute autre pointe bien affilée. On incise à pic et à 1 millimètre et demi de profondeur environ, tous les contours du dessin, puis on pratique une seconde incision en suivant les mêmes contours, à la distance de une ou deux lignes, selon le plus ou moins de développement du sujet, mais en taillant cette fois en biais, de façon à rejoindre à sa base la première incision, ce qui permet d’enlever des brindilles de cuir et de former un creux suffisant pour faire ressortir en forme de relief les diverses parties du dessin.

Ces filets creux sont ensuite repassés avec un poinçon

en acier, dont la pointe est plus ou moins émoussée, et assez chaud pour donner à ces parties creusées une forme nette et bien tranchée, l’opérateur ayant grand soin en passant la tige chauffée de l’appuyer le plus fortement possible contre la paroi taillée à pic.

Certains praticiens n’opèrent pas tout à fait ainsi, ils ne font qu’une seule incision verticale ; puis, à l’aide d’un outil chauffé à blanc, ils creusent, à côté de l’incision qui leur sert de guide, un filet plus ou moins fort en brûlant la peau. Cette méthode, assez désagréable à pratiquer, provoque d’autre part des scories charbonneuses qu’il faut ensuite enlever avec soin, ce qui n’empêche pas qu’il faut encore parachever certains détails à l’aide de la pointe à couper.

Le burinage à chaud peut être remplacé par le burin du graveur, à la condition que le cuir soit fortement battu ou laminé. L’emploi du burin nécessite des études spéciales et fait partie de l’art du graveur. Il faut, de plus, des burins creux en acier d’une trempe très fine et un affûtage spécial qui permette de buriner le cuir avec la netteté voulue.

L’application de cette dernière méthode et l’habitude de manier un burin permettent de supprimer l’incision des contours du dessin. Pourtant, et malgré toute l’adresse de l’opérateur, quelques incisions de détail restent indispensables.

Comme on le voit, le cuir de bœuf, soit par l’une ou par l’autre des opérations que nous venons de décrire, ne présente à l’oeil qu’un relief simulé. En effet, il ne saurait être question dans ce cuir si coriace de former, par un travail à la main, des reliefs accentués. Toutefois, on arrive à modeler en relief certaines parties du dessin au moyen de poinçons en acier, soit droits ou légèrement courbés que l’on enfonce en biais dans la peau. En soulevant légèrement les parties perforées, on forme des ondulations qui servent à modeler des feuillages, les parties noueuses de certaines branches et même certaines parties de la figure, etc. Ces ondulations, faites d’abord à froid, sont ensuite accentuées au moyen des mêmes poinçons que l’on fait fortement chauffer, ce qui durcit le cuir à ces places et aide à maintenir ces parties saillantes dans la forme qu’on leur a donnée. On a également recours à la ciselure pour abaisser certains fonds auxquels on donne la forme unie ou granulée, selon les besoins de la cause.

On peut également recourir au coloriage pour enjoliver les dessins. On imite ainsi des mosaïques ou tout autre genre, mais il faut avoir soin d’encoller les parties que l’on désire teindre ou colorier. Sans cette précaution, le cuir, qui est très poreux, absorbe les couleurs et les fait changer de tons.

Indépendamment de la reliure, les ciselures sur cuir ont souvent été appliquées sur des coffrets ou autres menus objets de maroquinerie. Certaines applications en ont été faites sur des meubles recouverts en divers genres de cuir ; mais qui, eu égard à leur étendue, n’ont été ornés que de dessins fort simples et sans grande recherche artistique.

  1. WS : exibitions -> exhibitions