Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/01

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 1-6).

GUERRE ET PAIX


(1864 — 1869)




QUATORZIÈME PARTIE


I


La bataille de Borodino, avec l’occupation de Moscou, suivie de la fuite des Français sans nouvelle bataille, est un des phénomènes historiques les plus instructifs.

Tous les historiens sont d’accord que l’activité extérieure des États et des peuples, dans leurs chocs mutuels, s’exprime par les guerres, que grâce au plus ou moins de succès militaires, la force politique des États et des peuples augmente ou diminue.

Quelque étrange que soit la description des historiens narrant comment un roi ou un empereur, après une querelle avec un autre roi ou empereur, réunit son armée pour combattre l’armée de son ennemi, remporte la victoire, tue trois, cinq, dix mille hommes et, grâce à cela, conquiert l’État et le peuple de quelques millions d’hommes, quelque incompréhensible que soit le fait que la défaite d’une armée, une centième partie de toute la force du peuple, oblige celui-ci à se soumettre, tous les faits historiques (tels que nous les connaissons) confirment l’exactitude de ce phénomène : à savoir que les succès plus ou moins grands de l’armée d’un peuple contre l’armée d’un autre peuple sont des causes ou au moins des indices essentiels de l’augmentation ou de la diminution de la force des peuples. L’armée remporte la victoire, et aussitôt, les droits du peuple victorieux augmentent au détriment du vaincu. L’armée a subi la défaite et aussitôt, selon l’importance de cette défaite, le peuple aliène certains droits ; et son armée est-elle anéantie, il se soumet entièrement.

C’est ainsi (selon l’histoire) depuis les temps les plus reculé jusqu’à nos jours. Toutes les guerres de Napoléon confirment cette règle : à cause de la défaite des troupes autrichiennes, l’Autriche est privée de ses droits, et les droits et les forces des Français sont accrus. La victoire des Français sous Iéna et Auerstadt anéantit l’indépendance de la Prusse.

Mais tout d’un coup, en 1812, les Français remportent la victoire sous Moscou. Moscou est prise, et, après cela, sans nouvelle bataille, ce n’est pas la Russie qui a cessé d’exister, mais une armée de six cent mille hommes, et ensuite toute la France de Napoléon. Il est impossible de faire concorder ces faits avec les règles historiques. Il est impossible de dire que le champ de Borodino est resté aux Russes, qu’après Moscou il y eut une bataille qui anéantit l’armée de Napoléon.

Après la victoire des Français à Borodino, il n’y eut pas une seule bataille non seulement générale mais d’une importance quelconque, et l’armée française cessa d’exister. Que signifie cela ? S’il s’agissait de l’histoire de la Chine, nous pourrions dire que ce n’est pas un phénomène historique. (C’est là une de ces échappatoires coutumières aux historiens quand quelque chose ne leur va pas.) S’il s’agissait d’un choc très bref auquel ne participaient que peu de troupes, nous pourrions accepter ce fait comme une exception. Mais cet événement s’est accompli sous les yeux de nos pères pour lesquels se décidait la question de la vie ou de la mort de la patrie, et cette guerre fut la plus grande de toutes les guerres connues.

La période de la campagne de 1812, depuis la bataille de Borodino jusqu’à l’expulsion des Français, a prouvé que la bataille gagnée n’est pas du tout la cause de la conquête : ce n’est qu’un pas, un indice de conquête. Cette période de la campagne a prouvé que la force qui décide du sort des peuples n’est pas dans les conquérants, même pas dans les armées et les batailles, mais en quelque autre chose.

Les historiens français parlant de la situation de l’armée française avant la sortie de Moscou affirment que tout dans la grande armée était en ordre, à l’exception de la cavalerie, de l’artillerie et de l’intendance, et qu’il n’y avait pas de foin pour nourrir les chevaux et les bêtes à cornes. Rien ne pouvait y remédier, puisque les paysans des environs brûlaient leur foin et ne le donnaient pas aux Français.

La bataille gagnée ne donnait pas le résultat habituel parce que les paysans Karp et Vlass, après la sortie des Français, arrivaient à Moscou, avec des chariots, pour piller la ville et, en général, ne montraient pas personnellement des sentiments héroïques, et parce qu’une innombrable quantité de semblables paysans n’apportaient pas de foin à Moscou, même pour les fortes sommes qu’on leur en offrait, et le brûlaient.




Imaginons-nous deux hommes qui se battent en duel à l’épée, selon toutes les règles de l’escrime. Le combat dure assez longtemps. Tout à coup, l’un des adversaires se sent blessé. Comprenant que ce n’est pas une plaisanterie, qu’il s’agit de sa vie, il lâche l’épée et, saisissant le premier bâton qui lui tombe sous la main, commence à s’en servir. Mais imaginons que l’adversaire qui a si bien employé le moyen le meilleur et le plus simple pour atteindre le but, en même temps, animé des traditions chevaleresques, veuille cacher la chose et raconte avec insistance qu’il a vaincu selon toutes les règles de l’art. Peut-on se représenter quel embrouillement aurait la description d’un tel duel ?

L’escrimeur qui exigeait la lutte selon les règles de l’art, c’était les Français, l’adversaire qui avait quitté l’épée pour le bâton, c’était les Russes ; les hommes qui tâchent d’expliquer tout selon les règles de l’escrime, ce sont les historiens qui ont décrit ces événements.

Depuis l’incendie de Smolensk commençait une guerre qui ne ressemblait à aucune autre.

L’incendie des villes et des villages, le recul après les batailles, le coup de Borodino et de nouveau un recul, l’incendie de Moscou et la capture des maraudeurs, la prise des convois, la guerre des partisans, tout cela n’était qu’exceptions à la règle.

Napoléon le sentit et depuis que, dans l’attitude régulière de l’escrime, il s’était arrêté à Moscou et, au lieu de l’épée de l’adversaire, avait remarqué le bâton levé sur lui, il ne cessa de se plaindre à Koutouzov et à l’empereur Alexandre que la guerre était menée contre toutes les règles (Comme s’il existait des règles quelconques pour tuer des hommes !)

Malgré les plaintes des Français, malgré que des Russes, de position supérieure, crussent honteux, on ne sait pourquoi, de se battre avec des bâtons et voulussent se tenir suivant les règles en quarte, ou en tierce, faire une feinte habile en prime, etc., le bâton de la guerre populaire se soulevait avec une force menaçante et majestueuse, et, sans tenir compte des goûts et des règles, avec une sotte simplicité mais utilement, sans tâcher de rien comprendre, se soulevait et s’abaissait, frappant les Français, jusqu’à l’anéantissement de l’invasion.

Et le succès n’est pas au peuple qui, comme les Français, en 1813, saluant selon toutes les règles de l’art, tourne l’épée par la garde et, gracieusement la donne au vainqueur magnanime, le succès est au peuple qui, au moment des épreuves, sans demander comment d’autres ont agi en pareil cas, facilement, simplement, soulève le premier bâton qu’il rencontre et frappe jusqu’à ce qu’en son âme le sentiment de l’offense et de la vengeance fasse place au mépris et à la pitié.