Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 444-448).


XV

Dans les premiers jours d’octobre, un parlementaire arriva encore chez Koutouzov avec une lettre de Napoléon, et proposa la paix. La lettre était faussement datée de Moscou, car Napoléon n’était alors pas bien loin de Koutouzov, sur la route de Kalouga. Koutouzov répondit à cette lettre comme à la première apportée par Lauriston. Il se contenta de dire qu’il ne saurait même être question de paix.

Bientôt après, on reçut du détachement de partisans de Dolokhov, qui se trouvait à gauche de Taroutino, une nouvelle que des troupes se montraient à Fominskoié, qu’elles se composaient de la division de Broussier et que cette division, séparée des autres, pouvait être facilement écrasée. Les soldats et les officiers exigeaient de nouveau l’activité : les généraux de l’état-major, excités par les souvenirs de la victoire sous Taroutino, remportée si facilement, insistaient auprès de Koutouzov pour qu’il donnât suite à la proposition de Dolokhov.

Koutouzov ne voyait pas la nécessité d’une attaque. On prit une mesure moyenne : on envoya à Fominskoié un petit détachement qui devait attaquer Broussier.

Par un hasard étrange, cette mission — la plus difficile et la plus importante, comme on le sut après — fut confiée à Dokhtourov, à ce même petit et modeste Dokhtourov que personne ne nous a présenté composant des plans de batailles, galopant devant un régiment, jetant les croix sur les batteries, etc., ce Dokhtourov qu’on appelait l’indécis, l’impénétrable, ce même Dokhtourov que nous trouvons pendant toutes les guerres entre la Russie et la France, depuis Austerlitz jusqu’en 1813, commandant partout où la situation était difficile. À Austerlitz il reste le dernier près de la digue d’Aughest, rassemble le régiment, en sauve tout ce qu’il peut, quand tous s’enfuient et se perdent et qu’il n’y a pas un seul général à l’arrière-garde. Malade, ayant la fièvre, il va à Smolensk avec vingt mille soldats, défend la ville contre toute l’armée de Napoléon. Dans un accès de fièvre, il s’endort presque sur les portes de Machovsky : une canonnade l’éveille, et Smolensk résiste toute la journée.

À la bataille de Borodino, quand Bagration est tué et les troupes de notre flanc gauche écrasées dans la proportion de neuf contre un, quand tout le feu de l’artillerie française est dirigé là-bas, on y envoie précisément Dokhtourov l’indécis, l’impénétrable, et Koutouzov se hâte de réparer sa faute quand il en envoie un autre. Et le petit et modeste Dokhtourov va là-bas, et Borodino est la meilleure gloire de l’armée russe. Or nous célébrons en vers et en prose beaucoup de héros, mais de Dokhtourov pas un mot.

On envoie de nouveau Dokhtourov, là-bas, à Fominskoié, et de là à Mali Iaroslavetz où a lieu la dernière bataille avec les Français, à cet endroit où commence indiscutablement la perte des Français. Et de nouveau on nous décrit beaucoup de génies et de héros de cette période de la campagne, mais de Dokhtourov on ne dit rien ou à peu près. Ce silence à l’égard de Dokhtourov, mieux que tout, prouve ses qualités.

Il est naturel qu’un homme qui ne comprend pas le fonctionnement d’une machine en la voyant en activité croie que la partie la plus importante de cette machine, c’est ce petit copeau qui est tombé par hasard et entrave sa marche. Celui qui ne connaît pas la construction de la machine ne peut pas comprendre que ce n’est pas ce petit copeau qui a de l’importance dans son activité, et que le petit pignon qui tourne sans bruit est l’organe le plus important de la machine.

Ce même jour du 10 octobre, quand Dokhtourov ayant parcouru la moitié de la route jusqu’à Fominskoié s’arrêta au village Aristovo, se préparant à exécuter ponctuellement l’ordre à lui donné, toute l’armée française arrivée d’un mouvement impulsif à la position occupée par Murat, à ce qu’il semble pour y livrer la bataille, tout à coup, sans aucune cause, tournait à gauche la nouvelle route de Kalouga et commençait à entrer à Fominskoié où, auparavant, se trouvait Broussier seul. À ce moment Dokhtourov avait sous ses ordres, outre celui de Dolokhov, les deux petits détachements de Figner et de Seslavine.

Le soir du 11 octobre, Seslavine arriva à Aristovo, chez son chef, avec un soldat de la garde française fait prisonnier. Celui-ci apprit que les troupes entrées ce jour à Fominskoié formaient l’avant-garde de toute la grande armée, que Napoléon se trouvait là, que toute l’armée, quatre jours auparavant, avait quitté Moscou. Le même soir, un serf domestique venu de Borovsk raconta avoir vu entrer dans la ville une grande armée. Les Cosaques du détachement de Dolokhov disaient qu’ils avaient vu la garde française qui marchait sur la route dans la direction de Borovsk. De tous ces renseignements il était évident que là où l’on pensait trouver une seule division, était toute l’armée des Français qui venait de Moscou, dans une direction imprévue, sur la route de Kalouga. Dokhtourov ne voulait rien entreprendre puisque maintenant il voyait clairement en quoi consistait son devoir. On lui avait ordonné d’attaquer Fominskoié. Mais là, auparavant, Broussier était seul ; maintenant toute l’armée française y était. Ermolov voulut agir à sa guise, mais Dokhtourov insista sur la nécessité d’avoir des ordres de Son Altesse. On résolut d’envoyer un rapport à l’état-major.

On choisit pour cette mission un officier très intelligent, Bolkhovitinov, qui, outre le rapport écrit, devait raconter l’affaire de vive voix. À minuit, Bolkhovitinov, après avoir reçu l’enveloppe et l’ordre verbal, avec un Cosaque et des chevaux de rechange, partit au galop à l’état-major.