Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 334-338).


XIII

Dans la baraque où l’on avait amené Pierre et où il resta quatre semaines, il y avait comme prisonniers vingt-trois soldats, trois officiers et deux fonctionnaires.

Longtemps après, toutes ces gens se présentaient à Pierre dans une sorte de brouillard, mais Platon Karataïev restait pour toujours, dans l’âme de Pierre, le souvenir le plus fort et le plus cher, le symbole de toute la bonté et de la rondeur russes.

Le lendemain matin, quand Pierre aperçut son voisin, sa première impression de rondeur se confirma absolument. Toute la personne de Platon, avec sa capote française courte, son bonnet et ses lapti, était ronde : la tête était ronde, le dos, la poitrine, les épaules, même les bras qu’il tenait toujours comme s’il allait enlacer quelque chose étaient ronds. Le sourire agréable et les grands yeux bruns, tendres, étaient aussi ronds. Platon Karataïev avait probablement plus de cinquante ans, à en juger par ses récits des campagnes auxquelles il avait pris part. Il ne savait lui-même et ne pouvait définir son âge, mais ses dents fortes et blanches qu’il montrait toutes quand il riait, ce qu’il faisait souvent, étaient belles et bien conservées ; ni ses cheveux ni sa barbe n’avaient un seul poil blanc, et tout son corps avait l’air élastique, ferme et résistant.

Son visage, malgré de petites rides arquées, avait une expression d’innocence et de jeunesse ; sa voix était agréable et chantante, mais la particularité principale de ses paroles était la franchise et l’accommodement. Évidemment il ne pensait jamais à ce qu’il disait et allait dire, c’est pourquoi dans la rapidité et la fermeté de ses intonations se montrait une conviction inébranlable.

Sa force physique, son entraînement étaient tels, les premiers temps qu’il fut fait prisonnier, qu’il paraissait ne pas comprendre ce qu’étaient la fatigue et la maladie. Chaque jour, le matin et le soir en se couchant, il disait : « Dieu, fais-moi dormir comme une pierre, lève-moi comme le pain. » Le matin, en se levant, il disait toujours, en secouant les épaules : « Je me suis couché, je me suis enroulé, je me suis levé, je me suis redressé. » En effet, aussitôt couché, il s’endormait comme une pierre, aussitôt levé, sans perdre une seconde, il se mettait à quelque besogne, comme les enfants qui aussitôt levés prennent des joujoux. Il savait faire tout, ni très bien, ni mal : il cuisinait, faisait le pain, cousait, menuisait, faisait des bottes. Il était toujours occupé et seulement à la nuit il entamait des conversations qu’il aimait beaucoup et des chansons. Il ne chantait pas comme ces chanteurs professionnels qui savent qu’on les écoute, mais comme les oiseaux, parce qu’il avait besoin d’émettre des sons comme il avait besoin de s’étirer, de marcher. Et ces sons étaient toujours doux, tendres comme ceux d’une femme triste, et son visage restait sérieux.

Fait prisonnier, la barbe longue, il rejeta de soi tout élément étranger, soldatesque, et, involontairement, revint à son ancien caractère campagnard.

— Le soldat en congé, doit faire sortir la chemise de son pantalon[1], disait-il. Il ne parlait pas très volontiers de son temps de service, bien qu’il ne s’en plaignît pas et répétât souvent qu’au régiment il n’avait pas été battu une seule fois. Quand il racontait, c’était le plus souvent des souvenirs anciens, visiblement chers pour lui, de sa vie de paysan. Les proverbes qui constellaient ses propos n’étaient pas uniquement inconvenants comme ceux qu’emploient les soldats, c’étaient des adages populaires qui, isolément, semblent dénués de sens et qui, tout à coup, décèlent l’expression d’une sagesse profonde quand ils sont employés à propos ; souvent ils se contredisaient mais tous étaient justes. Il aimait parler et parlait bien en usant de mots caressants et de sentences inventées par lui-même, comme il semblait à Pierre. Mais le charme principal de ses récits consistait en ce que les événements les plus simples, parfois ceux que Pierre avait vus sans les remarquer, recevaient un caractère solennel. Il aimait écouter les contes (toujours les mêmes) que, le long des soirées, narrait un soldat, mais surtout, il aimait les histoires vraies. Il souriait joyeusement en écoutant de pareils récits, il y introduisait des mots et posait des questions dont le but était de tirer la morale de ce qu’on racontait. Karataïev n’avait aucun attachement, aucune amitié, aucune affection, comme les comprenait Pierre, mais il aimait et vivait amicalement avec ceux de qui la vie le rapprochait et surtout avec l’homme, non avec un certain homme, mais avec l’homme quelconque qui était devant lui. Il aimait son chien, il aimait ses camarades, les Français, il aimait Pierre qui était son voisin, mais celui-ci sentait que malgré toute sa tendresse envers lui Karataïev ne serait pas attristé pour une seconde en se séparant de lui. Et Pierre commençait à éprouver le même sentiment envers Karataïev.

Pour tous les autres prisonniers, Platon Karataïev était le soldat le plus ordinaire ; on l’appelait le Petit Faucon ou Platocha, on se moquait un peu de lui, on l’envoyait aux commissions, mais à Pierre, dès la première minute il s’était présenté comme l’être incompréhensible, rond, et la personnification constante de la vérité et de la simplicité, et tel il restait pour toujours.

Platon Karataïev ne savait rien par cœur, sauf sa prière. Quand il commençait à parler, il semblait ne savoir par quoi terminer. Quand Pierre, parfois, frappé du sens de ses paroles lui demandait de les répéter, Platon ne pouvait se rappeler ce qu’il avait dit une minute avant, de même qu’il ne pouvait jamais raconter à Pierre sa chanson favorite. Dans cette chanson il y avait : « Ma très chère », « Petit bouleau », « L’angoisse m’empoigne », mais dans le récit ces mots n’avaient aucun sens : il ne comprenait pas et ne pouvait comprendre le sens des mots pris isolément. Chaque mot, chaque acte était la manifestation de l’activité inconnue de lui qu’était sa vie. Mais sa vie, comme il l’envisageait lui-même, n’avait pas de sens en tant que vie particulière, elle n’avait de sens que comme partie d’un tout qu’il sentait toujours. Ses paroles et ses actes se dégageaient de lui avec la même nécessité et la même spontanéité que le parfum se dégage de la fleur. Il ne pouvait comprendre ni le prix ni le sens d’un acte ou d’une parole pris à part.

  1. C’est-à-dire redevenir paysan, car le paysan russe porte sa chemise ou sa blouse par-dessus son pantalon. N. d. T.