Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/08

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 298-304).


VIII

La lettre de Sonia à Nicolas, qui était la réalisation de sa prière, était écrite de Troïtza. Voici ce qui l’avait provoquée. L’idée du mariage de Nicolas avec une femme riche occupait de plus en plus la comtesse. Elle savait que le principal obstacle à ce projet était Sonia, et la vie de Sonia, ces derniers temps, surtout après la lettre de Nicolas dans laquelle il racontait sa rencontre à Bogoutcharovo avec la princesse Marie, était de plus en plus pénible. La comtesse ne manquait pas une seule occasion d’allusions blessantes ou cruelles pour Sonia. Quelques jours avant le départ de Moscou, troublée et émue par tout ce qui se passait, la comtesse fit appeler Sonia et au lieu de reproches et d’exigences, elle la supplia en pleurant de se sacrifier et de payer ainsi tout ce qu’on avait fait pour elle, en rompant tout engagement avec Nicolas.

— Je ne serai pas tranquille, tant que tu ne m’auras pas donné cette promesse.

Sonia, en sanglotant nerveusement, répondit qu’elle était prête à tout, mais ne donna pas de promesse solennelle, et dans son âme, elle ne pouvait se résoudre à faire ce qu’on exigeait d’elle. Il fallait se sacrifier pour la famille qui l’avait nourrie et élevée. C’était l’habitude de Sonia de se sacrifier pour le bonheur des autres. Sa situation dans la maison était telle qu’elle ne pouvait montrer ses qualités qu’en se sacrifiant, et elle était habituée au sacrifice et l’aimait. Mais auparavant, chaque fois qu’elle se sacrifiait, elle sentait avec joie que par ce fait elle se haussait à ses propres yeux et aux yeux des autres et devenait plus digne de Nicolas qu’elle aimait plus que tout. Maintenant son sacrifice devait consister à renoncer à ce qui pour elle faisait toute la récompense du sacrifice, tout le sens de la vie. Et pour la première fois, elle ressentait de l’amertume envers ses bienfaiteurs, ce qui augmentait encore sa souffrance. Elle ressentait de l’envie pour Natacha qui n’avait jamais enduré rien de semblable, qui ne s’était jamais sacrifiée pour personne et qui au contraire, tout en sacrifiant les autres à elle-même, était aimée de tous. Et pour la première fois Sonia entrevit tout à coup dans son amour pour Nicolas le sentiment passionné plus fort que la morale, la vertu, la religion. Sous l’influence de ce sentiment Sonia, qui, à cause de sa vie dépendante, était habituée à la cachotterie, répondit à la comtesse en termes vagues et résolut d’attendre Nicolas non pour le délier, mais au contraire afin de se lier à lui pour toujours.

Le bouleversement et l’horreur des derniers jours que les Rostov passèrent à Moscou étouffèrent en Sonia les idées sombres qui l’envahissaient. Elle était heureuse d’en être arrachée par l’activité pratique. Mais quand elle apprit la présence du prince André dans leur maison, malgré toute la pitié sincère qu’elle éprouvait pour lui et Natacha, l’espoir joyeux et superstitieux que Dieu ne voulait pas qu’elle fût séparée de Nicolas la saisit. Elle savait que Natacha n’aimait que le prince André et n’avait cessé de l’aimer. Elle savait que, maintenant, rapprochés par des conditions si terribles, ils s’aimeraient de nouveau et qu’alors Nicolas, à cause du lien de parenté, ne pourrait épouser la princesse Marie. Malgré l’horreur de tout ce qui s’était passé les derniers jours et les premiers jours de leur voyage, ce sentiment, cette conscience de l’intervention de la Providence dans ses affaires personnelles réjouissait Sonia.

Pendant leur voyage, les Rostov firent leur première station au couvent de la Trinité. Dans l’hôtel du Couvent on donna trois grandes chambres aux Rostov, dont une pour le prince André. Le blessé, ce jour-là, se sentait beaucoup mieux. Natacha était avec lui. Dans la chambre voisine, le comte et la comtesse causaient respectueusement avec le supérieur qui était venu faire visite à de vieilles et fidèles connaissances. Sonia, assise avec eux, était tourmentée par la curiosité de savoir ce que se disaient le prince André et Natacha. À travers la porte arrivaient les sons de leurs voix. La porte de la chambre du prince André s’ouvrit et Natacha, le visage ému, en sortit sans remarquer le moine qui se levait à sa rencontre et retenait la large manche de sa main droite.

Elle s’approcha de Sonia et lui prit la main.

— Natacha, qu’as-tu donc ? Viens ici, dit la comtesse.

Natacha vint recevoir la bénédiction et le supérieur lui conseilla de demander aide à Dieu et à ses saints.

Aussitôt après le départ du supérieur, Natacha prit son amie par la main et alla avec elle dans la chambre où il n’y avait personne.

— Sonia. Oui ! Il vivra ! dit-elle. Sonia, je suis heureuse et malheureuse ! Sonia, ma chérie, tout comme autrefois, seulement qu’il vive ! Il ne peut pas… parce que… parce que… Et Natacha se mit à pleurer.

— C’est ça ! Je le savais ! Grâce à Dieu, il vivra ! prononça Sonia.

Sonia était non moins émue que son amie par sa crainte, sa douleur et ses pensées personnelles qu’elle ne racontait à personne. En sanglotant, elle embrassait et consolait Natacha. « Qu’il vive seulement ! » pensait-elle. Après avoir pleuré, causé, essuyé leurs larmes, les deux amies s’approchèrent de la porte de la chambre du prince André. Natacha l’ouvrit doucement et regarda dans la chambre. Sonia était debout à côté d’elle près de la porte entr’ouverte. Le prince André était couché haut sur trois oreillers. Son visage pâle était calme, ses yeux fermés, sa respiration régulière.

— Ah ! Natacha ! s’écria presque tout à coup Sonia en saisissant la main de sa cousine et se reculant de la porte.

— Quoi ? qu’y a-t-il ? demanda Natacha.

— C’est ça… c’est ça… fit Sonia, le visage pâle, les lèvres tremblantes.

— Tu te rappelles, dit-elle, l’air effrayé et solennel, tu te rappelles quand je t’ai remplacée pour regarder dans le miroir à Otradnoié, pour Noël… Te rappelles-tu ce que j’ai vu ?

— Oui, oui, fit Natacha en ouvrant largement les yeux, mais ne se rappelant que vaguement que Sonia avait raconté alors qu’elle voyait le prince André couché.

— Tu te rappelles ! continua Sonia. Je l’ai vu alors et l’ai dit à toi et à Douniacha. Je l’ai vu couché sur un lit, — disait-elle, et à chaque détail elle faisait un geste de la main, le doigt soulevé. — Il fermait les yeux, il avait précisément une couverture rose et ses mains étaient jointes, dit Sonia, convaincue d’avoir vu alors ces mêmes détails qu’elle voyait maintenant. Alors elle n’avait rien vu, et racontait ce qui lui passait en tête, mais ce qu’elle disait maintenant lui paraissait vrai comme tout autre souvenir.

Ce qu’elle avait dit alors : qu’il la regardait et lui souriait, qu’il était couvert de quelque chose de rose, non seulement elle se le rappelait mais elle était fermement persuadée qu’elle l’avait dit alors et l’avait vu enveloppé d’une couverture rose, précisément rose, et les yeux clos,

— Oui, oui, rose, c’est vrai, dit Natacha qui maintenant aussi semblait se rappeler que Sonia avait dit rose, et elle voyait en cela une extraordinaire et mystérieuse preuve de prédiction.

— Mais, qu’est-ce que cela signifie ? demanda Natacha pensive.

— Ah ! je ne sais pas. Comme tout cela est extraordinaire ! dit Sonia en se prenant la tête. Quelques minutes après le prince André sonna. Natacha vint près de lui, et Sonia, éprouvant une émotion inattendue et rare, resta près de la fenêtre, réfléchissant à tout l’extraordinaire de ce qui était arrivé.




Ce jour-là, l’occasion s’offrait d’expédier des lettres à l’armée, et la comtesse écrivit à son fils.

— Sonia, dit-elle en levant la tête de dessus sa lettre, quand sa nièce passa devant elle, Sonia, est-ce que tu n’écriras pas à Nicolas ? — Sa voix était basse, tremblante, et dans le regard de ces yeux fatigués qui la regardaient à travers des lunettes, Sonia lut tout ce que la comtesse voulait exprimer par ces paroles. Ce regard exprimait la prière et la peur du refus, la honte de prier, et, toute prête, une haine invincible en cas de refus. Sonia s’approcha de la comtesse, se mit à genoux et lui baisa la main.

— J’écrirai, maman, dit-elle.

Sonia était radoucie, émue, attendrie par tout ce qui s’était passé ce jour, surtout par cette coïncidence mystérieuse avec la prédiction qui venait de se révéler. Maintenant qu’elle savait que Nicolas ne pourrait épouser la princesse Marie, à cause du renouvellement du lien entre le prince André et Natacha, elle sentait le retour de cet état de sacrifice auquel elle était habituée et dans lequel elle aimait vivre. Les larmes aux yeux, avec la conscience joyeuse de l’acte généreux accompli, s’interrompant plusieurs fois à cause des larmes qui remplissaient ses yeux noirs veloutés, elle écrivit cette lettre touchante dont la réception frappa tant Nicolas.