Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/25

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 152-167).


XXV

Vers neuf heures du matin, quand les troupes traversaient déjà Moscou, personne ne venait plus demander les ordres du comte. Tous ceux qui le pouvaient partaient d’eux-mêmes, ceux qui restaient décidaient eux-mêmes ce qu’il leur fallait faire.

Le comte ordonna d’atteler la voiture pour aller à Sokolniki. Les sourcils froncés, jaune, silencieux, les bras croisés, il était assis dans son cabinet de travail. Dans les temps de calme, chaque administrateur pense que c’est uniquement par ses soins que ses administrés vivent, et dans cette conscience de sa nécessité, il trouve la plus grande récompense de son travail et de ses efforts. Tant que l’océan historique est calme, l’administrateur dans sa petite barque chétive qu’il met en mouvement en l’appuyant contre le grand navire du peuple croit que c’est lui qui fait avancer le navire contre lequel il s’appuie en ramant. Mais que l’orage s’élève, que la mer s’agite, et le navire lui-même s’ébranle, alors l’erreur n’est plus possible. Le navire marche de son allure géante, indépendante, la rame n’y est plus pour rien et l’administrateur, la source de la force, se transforme en un homme nul, inutile et faible.

Rostoptchine le sentait et c’était ce qui l’agaçait.

Le chef de police qui avait été arrêté par la foule entra chez le comte en même temps qu’un aide de camp annonçant que les chevaux étaient prêts. Tous deux étaient pâles. Le chef de police, dans le rapport de sa mission, communiqua au comte que dans la cour une immense foule désirait le voir.

Rostoptchine, sans répondre un mot, se leva et, à pas rapides, monta dans son salon luxueux et clair. Il s’approcha de la porte du balcon, prit l’espagnolette, la lâcha, et alla à la fenêtre d’où l’on voyait mieux la foule. Le grand garçon était dans un des premiers rangs : le visage sévère, en agitant les mains, il disait quelque chose. Le forgeron, ensanglanté, l’air sombre, était près de lui. À travers les fenêtres fermées, on entendait le murmure des voix.

— La voiture est-elle prête ? demanda Rostoptchine en s’éloignant de la fenêtre.

— Oui, Votre Excellence, elle est prête, dit l’aide de camp.

Rostoptchine s’approcha de nouveau de la porte du balcon.

— Mais que veulent-ils ? demanda-t-il au chef de police.

— Votre Excellence, ils disent qu’ils se sont réunis pour aller, selon vos ordres, contre les Français. Ils ont crié quelque chose sur la trahison. Mais la foule est houleuse, Votre Excellence. J’ai pu à peine passer. Votre Excellence, je me permets de vous dire…

— Veuillez vous retirer. Je sais sans vous ce que j’ai à faire, cria méchamment Rostoptchine. Il se trouvait près de la porte du balcon et regardait la foule.

« Voilà ce qu’ils ont fait de la Russie ! Voilà ce qu’ils ont fait de moi ! » pensa Rostoptchine en sentant se soulever dans son âme une colère irrefrénable contre quelqu’un à qui l’on pouvait imputer tout ce qui arrivait. Comme il arrive souvent avec les hommes emportés, la colère le saisissait déjà, et il cherchait un objet sur quoi l’assouvir. « La voilà, la populace, la lie du peuple, la plèbe qu’ils ont soulevée par leurs sottises. Il leur faut une victime, » lui vint-il en tête en regardant le grand garçon qui agitait la main. Cela lui venait en tête parce que c’était un argument nécessaire à sa propre colère.

— La voiture est-elle prête ? demanda-t-il pour la seconde fois.

— Elle est prête, Votre Excellence. Qu’ordonnez-vous de faire de Vereschaguine ? Il attend près du perron, demanda l’aide de camp.

— Ah ! s’écria Rostoptchine comme s’il était frappé d’un souvenir inattendu. Et ouvrant rapidement la porte, il sortit résolument sur le perron. Les conversations cessèrent aussitôt ; les chapeaux et les bonnets se soulevèrent et tous les yeux se portèrent sur le comte qui sortait.

— Bonjour, mes enfants ! dit le comte rapidement et à haute voix. Merci d’être venus. Je vais vous rejoindre à l’instant, mais auparavant, nous devons faire l’affaire d’un malfaiteur. Il nous faut punir le brigand qui a causé la perte de Moscou. Attendez-moi ! Et le comte, avec la même vivacité, rentra dans l’appartement en claquant fortement la porte.

Un murmure joyeux, approbatif, parcourut la foule : — Il va s’arranger avec tous les malfaiteurs ! — Et tu dis les Français… — Il te montrera tous les ordres ! disaient les gens comme en se reprochant mutuellement leur défiance. Quelques minutes après, la porte principale laissa passer un officier qui ordonna rapidement quelque chose et les dragons s’éloignèrent. La foule se porta précipitamment du balcon au perron. Rostoptchine, en colère, sortit à grands pas sur le perron, jeta un regard rapide autour de lui, comme s’il cherchait quelqu’un.

— Où est-il ? demanda Rostoptchine. Et ce disant, il aperçut au coin de la maison un jeune homme au cou long, mince, la moitié de la tête rasée, qui marchait entre deux dragons. Ce jeune homme était vêtu d’une pelisse courte de renard, recouverte de drap bleu, autrefois élégante et maintenant usée, d’un vieux pantalon de prisonnier rentré dans des tiges de bottes pas cirées, usées. Autour des chevilles nues et faibles pendaient lourdement les fers qui entravaient la marche hésitante du jeune homme.

— Ah ! dit Rostoptchine en détachant vivement son regard du jeune homme en pelisse de renard. Et désignant la marche inférieure du perron :

— Mettez-le ici !

Le jeune homme, en traînant les fers, monta avec peine la marche indiquée et tira avec le doigt le collet de la pelisse qui le gênait. Il tourna deux fois son long cou, poussa un soupir puis, d’un geste docile, croisa sur sa poitrine ses mains fines, inhabituées au travail manuel.

Pendant que le jeune homme s’installait sur la marche, il y eut quelques secondes de silence. Dans les derniers rangs seulement des gens se pressaient en un point, et l’on entendait de là des gémissements, des poussées et des piétinements. Rostoptchine, en attendant qu’il eût pris la place indiquée, fronçait les sourcils, se frottait le visage avec la main.

— Enfants, dit-il d’une voix sonore, métallique, cet homme, Vereschaguine, est ce misérable qui a perdu Moscou !

Le jeune homme en pelisse avait une attitude résignée, les mains jointes sur la poitrine, le dos un peu courbé. Son visage maigre, jeune, déformé par le crâne mi-rasé, l’expression désespérée, était baissé. Aux premières paroles du comte il releva lentement la tête, regarda le comte de bas en haut comme s’il désirait lui dire quelque chose ou au moins rencontrer son regard. Mais Rostoptchine ne le regardait pas. Sur le cou long et mince du jeune homme, la veine, derrière l’oreille, était tendue et bleue. Tout à coup, son visage rougit.

Tous les yeux étaient fixés sur lui. Il regarda la foule, et, comme s’il eût été encouragé par l’impression qu’il lisait sur les visages, il sourit tristement et timidement puis, baissant de nouveau la tête, s’installa plus d’aplomb sur la marche.

— Il a trahi le tzar et la patrie ! Il s’est vendu à Bonaparte ! Seul de tous les Russes il a flétri le nom russe ! C’est par lui que Moscou périt ! disait Rostoptchine d’une voix forte, raide. Mais tout à coup, il baissa rapidement ses regards sur Vereschaguine qui continuait de rester dans la même pose docile. Comme si cette vue l’eût excité, il s’écria, s’adressant au peuple :

— Faites-en votre affaire ! Je vous le livre ! La foule se taisait et se serrait seulement de plus en plus. Se tenir les uns contre les autres, respirer dans cette chaleur empestée, ne pas pouvoir se remuer et attendre quelque chose d’inconnu, d’incompréhensible et de terrible, devenait insupportable.

Les hommes qui se tenaient dans les rangs de devant, qui écoutaient et entendaient tout ce qui se passait devant eux, les yeux effrayés et grands ouverts, bouche bée, tendaient toutes leurs forces pour résister à la poussée de ceux de derrière.

— Frappez-le ! Qu’il périsse, le traître, et qu’il ne souille pas le nom russe ! s’écria Rostoptchine. Hachez-le ! je l’ordonne !

N’entendant pas les paroles mais seulement les sons de colère de la voix de Rostoptchine, la foule frémissait, s’ébranlait, mais s’arrêtait de nouveau.

— Comte ! prononça au milieu du silence la voix timide et en même temps théâtrale de Vereschaguine, comte, Dieu seul est notre maître ! — Il leva la tête et de nouveau la grosse veine de son cou fin se remplit de sang, et son visage se décolora. Il ne put achever ce qu’il voulait dire.

— Hachez-le ! je l’ordonne ! s’écria Rostoptchine en pâlissant soudain comme Vereschaguine lui-même.

— Sabre au clair ! cria l’officier aux dragons, en tirant lui-même l’épée.

Une autre poussée encore plus forte parcourut le peuple et, arrivant jusqu’aux premiers rangs, elle ébranla ceux de devant et les approcha aux marches du perron. Le grand garçon, l’air pétrifié, la main soulevée et immobile, se trouva à côté de Vereschaguine.

— Frappe ! murmura presque l’officier aux dragons ; et tout d’un coup l’un des soldats, le visage déformé par la colère, frappa Vereschaguine d’un coup de gaine sur la tête.

— Ah ! gémit avec étonnement Vereschaguine en regardant autour de lui et ne comprenant pourquoi on lui faisait cela.

Le même gémissement d’étonnement et d’horreur parcourut la foule. — Oh ! Dieu ! entendit-on encore. Mais après l’exclamation d’étonnement poussée par Vereschaguine, il cria de mal physique, et ce cri le perdit. Le frein du sentiment humain qui était tendu jusqu’au plus haut degré et retenait encore la foule se rompait momentanément. Le crime était commencé, il fallait l’achever. Le gémissement plaintif de reproche était étouffé par le hurlement terrible, effroyable de la foule. Une onde, comme la septième et dernière onde qui détruit le vaisseau, accourut des derniers rangs, arriva jusqu’au premier, le renversa et engloutit tout. Le dragon qui avait frappé voulut donner un nouveau coup, Vereschaguine, poussant un cri d’horreur, et se défendant avec les mains, se jeta vers le peuple. Le grand garçon sur qui il avait trébuché accrocha ses mains autour du cou fin de Vereschaguine et, avec un cri sauvage, tomba avec lui sous les pieds de la foule en délire. Les uns battaient et frappaient Vereschaguine, d’autres le grand garçon. Les cris des hommes étouffés et de ceux qui tâchaient de sauver le grand garçon ne faisaient qu’exciter la colère de la foule. De longtemps le dragon ne put dégager l’ouvrier ensanglanté, battu, à demi-mort, et pendant longtemps, malgré la hâte fiévreuse avec laquelle la foule tâchait d’en finir, ceux qui frappaient, étouffaient et déchiraient Vereschaguine n’arrivaient pas à le tuer. La foule les pressait de tous côtés en une seule masse compacte : les maintenant au milieu, elle oscillait de côté et d’autre et ne leur donnait pas la possibilité ni de l’achever, ni de l’abandonner.

— Frappe avec la hache, hein ! — On a écrasé… — Traître, il a vendu le Christ !… — Il est vivant… — C’est bien fait. — Hein, est-il encore vivant ?

Seulement quand la victime eut cessé de se débattre et que ses cris eurent fait place à des gémissements prolongés, réguliers, la foule commença à se déplacer hâtivement autour du cadavre ensanglanté qui gisait sur le sol. Chacun s’approchait, regardait ce qui était fait et, d’horreur, de reproche, d’étonnement, reculait.

— Ô Seigneur Dieu ! Le peuple, c’est comme une bête ! entendait-on dans la foule. — Et le garçon est tout jeune. Il appartenait sans doute à la classe des marchands…

— On dit que ce n’est pas celui-ci… — Comment donc… — Seigneur Dieu… — On a battu un autre. On dit qu’il respire à peine… — Hé ! les gens… Ils n’ont pas peur de pécher… disaient maintenant ces mêmes gens avec l’expression douloureuse et plaintive, en regardant le cadavre au visage bleui, souillé de sang et de poussière, et ce cou long et fin écrasé.

Un fonctionnaire de la police ordonna aux dragons d’enlever le cadavre de la cour de Son Excellence et de le porter dans la rue. Deux dragons, saisissant les jambes écrasées, tirèrent le corps. La tête ensanglantée, rasée, souillée de poussière, au long cou, traînait sur le sol. Le peuple s’éloignait du cadavre.

Pendant que Vereschaguine tombait et que la foule se bousculait autour de lui avec des hurlements sauvages, Rostoptchine pâlissant tout à coup, au lieu d’aller vers l’escalier de service où l’attendaient ses chevaux, sans lui-même savoir où ni pourquoi, la tête baissée, se dirigea à grands pas à travers le couloir qui menait dans les chambres du rez-de-chaussée.

Le visage du comte était pâle et il ne pouvait retenir une sorte de tremblement fiévreux de la mâchoire inférieure.

— Votre Excellence, par ici… Où daignez-vous aller ? Par ici, s’il vous plaît, prononça derrière lui une voix tremblante, effrayée. Le comte Rostoptchine ne pouvait rien répondre. Il se tourna, et alla docilement où on lui indiquait. La voiture était près du perron. Le grondement lointain de la foule arrivait jusque-là. Le comte s’installa vivement dans la voiture et ordonna d’aller à Sokolniki, à sa villa. Rue Miasnitzkaïa, n’entendant plus les cris de la foule, il commença à regretter son acte. Il se rappelait maintenant avec mécontentement l’émotion et l’effroi qu’il avait laissé voir devant ses subordonnés. « La populace est terrible, elle est hideuse. Ils sont comme les loups qu’on ne peut apaiser qu’avec de la chair, » pensait-il.

— « Comte, Dieu est au-dessus de nous. » Ces paroles de Vereschaguine soudain le rappelèrent à lui, et un frisson désagréable parcourut son dos. Mais, ce dura peu, le comte Rostoptchine sourit bientôt avec mépris de soi-même. « J’avais d’autres devoirs. Il fallait apaiser le peuple. Bien d’autres victimes ont péri et périssent pour le bien public, » se dit-il, et il se mit à penser aux devoirs généraux qu’il avait envers sa famille, envers sa capitale (confiée à lui) et envers soi-même, non comme Fédor Vassiliévitch Rostoptchine, (il pensait que Fédor Vassiliévitch Rostoptchine se sacrifiait pour le bien public), mais envers soi comme général gouverneur, représentant du pouvoir et délégué du tzar. « Si j’étais simplement Fédor Vassiliévitch, ma ligne de conduite aurait été autrement tracée, mais je dois conserver la vie et la dignité du gouverneur général. »

Légèrement balancé sur les ressorts souples de la voiture et n’entendant plus les cris terribles de la foule, Rostoptchine se calma physiquement, et, comme il arrive toujours, avec le calme physique, son esprit se rasséréna. La pensée qui calmait Rostoptchine n’était pas neuve : Depuis que le monde existe, des gens s’entre-tuent. Jamais homme, ayant commis un crime envers son semblable, n’a manqué de s’en consoler par cette pensée : le bien public, le bien supposé des autres hommes. Pour l’homme qui n’est pas dominé par la passion, ce bien est toujours inconnu, mais celui qui commet un crime sait toujours exactement en quoi il consiste. Et Rostoptchine le savait.

Dans ses raisonnements, non seulement il ne se reprochait pas l’acte qu’il avait commis, mais il y trouvait un sujet de contentement de soi-même, pour avoir su si à propos punir un criminel et en même temps calmer la foule.

« Vereschaguine était jugé et condamné à mort » pensait-il (bien que le Sénat eût condamné Vereschaguine seulement aux travaux forcés). C’était un traître, je ne pouvais pas le laisser impuni, et ensuite, j’ai fait d’une pierre deux coups. Pour calmer le peuple, je lui ai donné une victime et j’ai supplicié le malfaiteur. »

Arrivé dans sa villa, après s’être occupé de ses affaires de famille, le comte se calma tout à fait.

Une demi-heure plus tard, conduit par des chevaux fringants, il traversait les champs de Sokolniki sans déjà se rappeler ce qui s’était passé et ne songeant plus qu’à l’avenir. Il allait maintenant vers le pont Iaouski, où, à ce qu’on lui avait dit, se trouvait Koutouzov. En son imagination, Rostoptchine préparait les reproches brefs et acerbes qu’il ferait à Koutouzov pour sa tromperie. Il ferait sentir à ce vieux renard de cour que la responsabilité de tous les malheurs résultant de l’abandon de la capitale, de la perte de la Russie, retomberait sur sa seule tête qui avait perdu l’esprit. En pensant à tout ce qu’il dirait, Rostoptchine s’agitait avec colère dans la voiture et regardait méchamment autour de lui.

Les champs de Sokolniki étaient déserts. Au loin seulement, près de l’hôpital et de la maison d’aliénés, on apercevait des groupes d’hommes en habits blancs et quelques personnes isolées, vêtues de même, qui marchaient dans les champs en causant et agitant les bras.

L’un d’eux courut en coupant la route devant la voiture de Rostoptchine. Le comte lui-même, son cocher et ses dragons, tous regardaient avec un sentiment vague d’horreur et de curiosité ces fous délivrés et surtout celui qui courait vers eux.

Ce fou, sur de longues et maigres jambes vacillantes, en robe flottante, courait rapidement et fixait ses yeux sur Rostoptchine en lui criant quelque chose d’une voix rauque et lui faisant signe d’arrêter.

Le visage du fou, encadré de mèches irrégulières, d’une longue barbe fauve, était maigre et jaune.

Les prunelles noires, mobiles, inquiètes, couraient à la partie inférieure de l’œil.

— Hé ! Arrête-toi ! te dis-je ! cria-t-il d’une voix perçante, et il ajouta encore autre chose avec des contorsions et des gestes désordonnés.

Il rejoignit la voiture et courut à côté d’elle.

— On m’a tué trois fois ; trois fois j’ai ressuscité d’entre les morts. Ils m’ont lapidé ; ils m’ont crucifié… je ressusciterai… ressusciterai… ressusciterai… Ils ont estropié mon corps. Le royaume de Dieu disparaîtra. Trois fois je détruirai et trois fois je bâtirai ! criait-il toujours et de plus en plus fort.

Tout à coup le comte Rostoptchine pâlit comme il avait pâli quand la foule s’était jetée sur Vereschaguine. Il se détourna.

— Va… va plus vite ! cria-t-il au cocher d’une voix tremblante. La voiture filait à toute vitesse, mais pendant longtemps encore le comte Rostoptchine entendait derrière lui le cri lointain, fou, désespéré, et devant ses yeux, il voyait le visage étonné, ensanglanté du traître en pelisse courte fourrée. Bien que ce souvenir fût récent, Rostoptchine sentait que déjà il était entré profondément dans son cœur. Il sentait nettement que la trace sanglante de ce souvenir ne s’effacerait jamais, qu’elle resterait aussi longtemps que durerait sa vie, et que plus il vivrait, plus douloureuse elle serait dans son âme. Il lui semblait entendre maintenant les sons de ses paroles :

« Frappez-le ! Vous en répondez sur vos têtes ! » — « Pourquoi ai-je dit cela ? se demanda-t-il par hasard. J’aurais pu ne pas le dire. Alors, il n’y aurait eu rien. »

Il revoyait le visage d’abord effrayé, puis courroucé du dragon qui frappait, et le regard de reproche timide que jetait sur lui le garçon en pelisse de renard. « Mais je ne l’ai pas fait pour moi. Je devais agir ainsi. La plèbe, le traître, le bien public, » pensa-t-il.

L’armée se pressait toujours près du pont Iaouski. Il faisait chaud. Koutouzov, triste, les sourcils froncés, était assis sur un banc, près du pont, et, avec sa cravache, faisait des dessins sur le sable quand, avec un grand bruit, une voiture s’approcha de lui. Un homme en uniforme de général et chapeau à plumes, avec des yeux qui couraient tantôt colères, tantôt effrayés, s’approcha de Koutouzov et se mit à lui dire quelque chose en français.

C’était le comte Rostoptchine. Il déclara à Koutouzov qu’il était venu ici parce qu’il n’y avait plus ni Moscou, ni capitale, mais seulement une armée.

— Ce serait autrement si Votre Excellence n’avait pas dit que vous ne rendriez pas Moscou sans livrer une bataille. Tout cela ne serait pas, dit-il.

Koutouzov regardait Rostoptchine et, comme s’il ne comprenait pas le sens des paroles à lui adressées, il tâchait de lire quelque chose de particulier sur le visage de son interlocuteur. Rostoptchine confus se tut. Koutouzov hocha un peu la tête, et sans quitter du regard le visage de Rostoptchine, il prononça doucement :

— Mais oui, je ne donnerai pas Moscou sans livrer la bataille.

Koutouzov pensait-il à autre chose en prononçant ces mots, ou les disait-il en ayant conscience de leur insanité ? Mais le comte Rostoptchine ne répondit rien et s’éloigna hâtivement de Koutouzov, et, chose étrange, le général gouverneur de Moscou, le fier comte Rostoptchine, prenant une cravache à la main, s’approcha du pont et, avec des cris, se mit à faire circuler les chariots entassés.