Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/20

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 122-126).


XX

Cependant. Moscou était vide. Il y avait bien encore des gens, un cinquantième de la population, mais elle était vide. Elle semblait vide comme une ruche sans reine.

Dans une ruche sans reine il n’y a déjà plus de vie, mais pour un regard superficiel, elle semble vivante comme les autres : De même dans les rayons chauds du soleil de midi, les abeilles tournoient gaiement autour d’une ruche sans reine comme autour des autres ruches vivantes ; de même, au loin, on sent l’odeur de miel ; de même sortent des abeilles. Mais si l’on observe attentivement, on comprend que dans cette ruche il n’y a plus de vie. Les abeilles n’en sortent pas comme d’une ruche vivante ; ce n’est pas la même odeur, les mêmes sons qui frappent l’apiculteur. S’il heurte la paroi d’une ruche malade, au lieu de la réponse habituelle du bourdonnement de dizaines de mille abeilles qui menacent de leurs aiguillons et, avec un battement rapide des ailes produisent un son léger, vivant, au lieu de cela, des bourdonnements isolés, qui éclatent dans divers endroits de la ruche vide, seuls lui répondent. De la ruche ne s’exhale pas, comme auparavant, l’odeur parfumée du miel et du poison ; il n’en vient pas de chaleur, mais à l’odeur du miel se mêle un relent d’inhabité et de pourri. Il n’y a plus là-bas de gardiens prêts à périr pour la défense de la ruche et qui donnent l’alarme et soulèvent leur abdomen. Il n’y a plus ce son régulier et doux, ce frémissement ouvrier semblable au bruit de l’ébullition. Mais on entend les bruits isolés du désordre. Dans la ruche volent puis sortent, timidement, à la dérobée, les abeilles voleuses, noires, longues, couvertes de miel. Elles ne piquent pas, elles s’éloignent du danger. Auparavant les abeilles entraient dans la ruche avec un butin et en sortaient nues. Maintenant elles sortent avec le butin. L’apiculteur ouvre la partie inférieure et la regarde attentivement : au lieu des abeilles grasses, fatiguées de travail, noires, pendues jusqu’au bas, se tenant par les pattes et qui, avec le bourdonnement ininterrompu du travail tirent la cire, ce sont des abeilles à demi endormies qui errent de divers côtés, en bas et sur les parois de la ruche. Au lieu du sol bien collé et balayé par les ailes, en bas, il y a des miettes, des excréments d’abeilles, des abeilles demi crevées qui agitent à peine leurs pattes et des abeilles crevées, laissées là.

L’apiculteur ouvre la partie inférieure et regarde le sommet de la ruche. Au lieu des rangs d’abeilles couvrant toutes les alvéoles, il voit le travail artistique, compliqué des alvéoles, mais plus sous son aspect de virginité d’autrefois : Tout est souillé et délaissé. Les abeilles noires, voleuses, quittent rapidement et en cachette leur besogne. Les abeilles de la ruche, desséchées, ratatinées, fanées comme si elles étaient vieilles, errent lentement sans rien empêcher, sans rien désirer, sans conscience de la vie. Les mâles, les bourdons et les papillons se battent contre les parois de la ruche. De çà, de là, parmi la cire et le miel, on entend rarement un bourdonnement irrité. Quelque part, deux abeilles, par vieille habitude, nettoient le nid de la ruche et, avec des soins au-dessus de leurs forces, tirent dehors une abeille morte ou un bourdon, ne sachant elles-mêmes pourquoi elles le font. Dans un autre coin, deux vieilles abeilles se battent paresseusement, ou se nettoient, ou se nourrissent l’une l’autre, sans savoir si elles le font avec un sentiment amical ou avec hostilité. Ailleurs, une foule d’abeilles s’étouffent contre une victime quelconque, la battent et l’étranglent. Et l’abeille affaiblie ou tuée, légère comme un duvet, tombe dans le tas de cadavres. L’apiculteur retourne les deux parties médianes pour voir le nid. Au lieu du cercle compact, noir d’autrefois, au lieu des milliers d’abeilles accolées dos à dos et gardant les plus hauts mystères de la ruche, il voit des centaines d’abeilles, tristes, demi-mortes, endormies ; presque toutes sont mortes et les autres ignorent ce qu’elles gardent et qui n’existe plus.

Une odeur de pourriture et de mort se dégage d’elles. Quelques-unes seulement se remuent, volent paresseusement et se placent sur la main ennemie, n’ayant pas la force de mourir en la piquant. Celles qui sont mortes tombent dans le bas, comme des écailles de poisson. L’apiculteur ferme la ruche, la marque avec la craie et, au moment voulu, la brise et l’écrase.

Ainsi était Moscou quand Napoléon, fatigué, inquiet, les sourcils froncés, marchait de long en large sur le rempart Kamer-Collège, attendant au moins cette convenance extérieure qui, selon lui, était nécessaire : la députation.

Dans les divers coins de Moscou des gens s’agitaient sans raison, par vieille habitude, sans savoir ce qu’ils faisaient.

Quand, avec toutes les précautions possibles, on eut déclaré à Napoléon que Moscou était vide, il regarda le messager de cette nouvelle, et, se détournant, continua de marcher en silence.

— La voiture ! dit-il. Il s’y assit à côté de l’aide de camp de service et partit dans le faubourg.

— « Moscou déserte ! quel événement invraisemblable ! » se disait-il.

Il n’entra pas dans la ville et s’arrêta à l’auberge du faubourg Dorogomilov.

Le coup de théâtre avait été raté.