Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/01

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 1-7).

GUERRE ET PAIX


(1864 — 1869)




ONZIÈME PARTIE


I


L’intelligence humaine ne saurait comprendre la continuité absolue du mouvement. Les lois de n’importe quel mouvement ne deviennent compréhensibles pour l’homme que s’il examine séparément les unités dont il est composé. Mais en même temps, de ce fait qu’on isole arbitrairement et qu’on examine à part les unités inséparables du mouvement continu, découlent la plupart des erreurs humaines. On connaît bien le sophisme des anciens : Achille ne rattrapera jamais la tortue qui a de l’avance sur lui, bien qu’Achille marche dix fois plus vite qu’elle. Dès qu’Achille aura parcouru l’espace qui le sépare de la tortue, celle-ci aura parcouru un dixième de cet espace ; quand Achille parcourra ce dixième, la tortue parcourra un centième, et ce jusqu’à l’infini. Ce problème semblait insoluble aux anciens. L’absurdité de la solution (qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue) venait seulement de ce qu’on admettait arbitrairement la séparation des unités de mouvement, tandis que les mouvements d’Achille et de la tortue se produisaient sans discontinuité.

En prenant des unités de mouvement de plus en plus petites, nous ne faisons que nous rapprocher de la solution de la question, mais ne l’atteignons jamais. Ce n’est qu’en admettant les infinitésimaux et leur progression ascendante jusqu’à un dixième et en faisant la somme de cette progression géométrique, que nous obtenons la solution de la question. La nouvelle branche de la mathématique : l’emploi des infiniment petits, résout actuellement des questions qui paraissaient autrefois insolubles. Cette nouvelle branche, inconnue aux anciens, dans l’examen des questions du mouvement rétablit la condition principale du mouvement (la continuité absolue) et par là même corrige cette faute que l’intelligence humaine ne peut éviter en examinant les unités séparées du mouvement au lieu du mouvement continu.

Dans l’examen des lois du mouvement historique il se passe absolument la même chose. Le mouvement de l’humanité, produit d’une quantité innombrable de volontés humaines, se fait sans interruption.

La compréhension des lois de ce mouvement est le but de l’histoire. Mais pour comprendre les lois du mouvement continu, résultante de toutes les volitions des hommes, la raison humaine admet des unités arbitraires séparées. Le premier procédé historique consiste à prendre arbitrairement une tranche des événements ininterrompus et à l’examiner séparément des autres, alors qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de commencement à aucun événement et que toujours un événement découle d’un autre. Le second procédé consiste à examiner les actes d’un homme, empereur ou capitaine, comme la résultante des volitions des hommes tandis que cette résultante ne s’exprime jamais dans l’activité d’un personnage historique pris isolément.

La science historique, en évoluant, accepte toujours des unités de plus en plus petites pour ses recherches et, par cela, elle tâche à se rapprocher de la vérité. Mais quelque petites que soient les unités qu’emploie l’histoire, le fait de séparer les unités, d’admettre le commencement d’un phénomène quelconque, de voir s’exprimer dans l’activité d’un seul personnage les volitions de tous les hommes, ce fait l’entache d’erreur.

Sous le moindre effort de la critique, chaque conclusion de l’histoire tombe en poussière et ne laisse rien derrière elle par cela seul que la critique choisit pour mesure d’observation une unité plus grande ou plus petite — ce qui est son droit puisque l’unité historique est toujours arbitraire.

Ce n’est qu’en prenant pour notre observation l’unité infiniment petite — les différentielles de l’histoire, c’est-à-dire les aspirations uniformes des hommes, — et en acquérant l’art d’intégrer (unir les sommes de ces infiniment petits), que nous pouvons espérer comprendre les lois de l’histoire.




Les quinze premières années du dix-neuvième siècle présentent en Europe un mouvement extraordinaire de millions d’hommes. Tous quittent leurs occupations habituelles, se jettent d’un côté de l’Europe sur l’autre, pillent, s’entretuent, triomphent, désespèrent ; toute la marche de la vie se modifie pour quelques années et présente un mouvement qui d’abord va croissant, puis diminuant. Quelle fut la cause de ce mouvement, ou selon quelles lois s’est-il produit ? — demande la raison humaine.

Les historiens qui répondent à cette question nous exposent les actes et les discours de quelques dizaines d’hommes dans un des bâtiments de la ville de Paris et donnent à ces actes et à ces discours le nom de Révolution. Ensuite ils nous donnent les biographies détaillées de Napoléon et de quelques hommes sympathiques ou hostiles à lui. Ils parlent de l’influence de quelques-uns de ces hommes sur les autres et ils disent : Voilà pourquoi s’est produit ce mouvement, et voici ses lois.

Mais non seulement la raison humaine refuse d’accepter cette explication, elle nous dit tout nettement que cette explication n’est pas juste parce qu’elle prend l’événement le plus faible pour la cause du plus fort. La somme des volitions humaines a produit la Révolution et un Napoléon, et c’est elle seule qui les a supportés et renversés.

« Mais chaque fois qu’il y eut des conquêtes, il y eut des conquérants ; chaque fois qu’une révolution s’est faite dans un État, il y eut de grands hommes, » dit l’historien.

En effet, chaque fois que parurent des conquérants, il y eut des guerres, répond la raison humaine, mais cela ne prouve pas que les conquérants soient la cause des guerres et qu’on puisse trouver les lois de la guerre dans l’activité personnelle d’un individu. Chaque fois que je regarde ma montre, quand l’aiguille s’approche du chiffre X, j’entends le carillon qui commence à l’église voisine, mais de ce fait que le carillon commence chaque fois que l’aiguille marque dix, je n’ai pas le droit de conclure que la position de l’aiguille est cause de la mise en branle des cloches. Chaque fois que je vois une locomotive s’ébranler, j’entends un sifflement, la soupape s’ouvre, les roues se meuvent, mais je n’ai pas le droit d’en conclure que le sifflement et le mouvement des roues sont la cause du mouvement de la locomotive.

Les paysans disent, quand le printemps vient tard, qu’il soufflera un vent froid parce que le chêne bourgeonne ; et en effet, à chaque printemps, quand le chêne bourgeonne, il souffle un vent froid. Mais bien que j’ignore pourquoi il fait un vent froid quand le chêne bourgeonne, je ne puis croire avec les paysans que la cause du vent froid soit l’éclosion des bourgeons du chêne. Je ne puis le croire parce que la force du vent est hors de l’influence du bourgeonnement. Je vois seulement une coïncidence de faits, comme il s’en rencontre dans chaque phénomène vital, et je crois que j’aurais beau observer et étudier attentivement l’aiguille de la montre, la soupape et les roues de la locomotive, les bourgeons du chêne, je ne connaîtrais pas la cause du carillon, du mouvement de la locomotive et du vent de printemps. Pour cela, il me faut changer mon point d’observation et étudier les lois du mouvement de la vapeur, de la cloche et du vent. L’historien doit agir de même. Et de pareilles tentatives ont déjà été faites.

Pour étudier les lois de l’histoire, nous devons changer tout à fait l’objet de l’observation, laisser tranquilles les rois, les ministres, les généraux, et étudier les éléments communs, infiniment petits, qui guident les masses. Personne ne peut dire jusqu’à quel point l’histoire pourra atteindre par cette voie la compréhension des lois de l’histoire, mais il est évident que sur cette voie seule se trouve la possibilité de saisir ces lois, et que sur cette voie la raison humaine n’a pas fait la millième partie des efforts qui ont été déployés par les historiens pour décrire les actes de divers rois, capitaines et ministres, et pour exposer leurs considérations à propos de ces actes.