Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/28

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 416-420).


XXVIII

Plusieurs historiens disent que la bataille de Borodino ne fut pas gagnée par les Français parce que Napoléon avait un rhume de cerveau, et que sans cela, ses ordres, avant et pendant la bataille, eussent été encore plus remarquables, que les Russes auraient succombé, et que la face du monde eut été changée. Pour les historiens qui admettent que la Russie s’est formée par la volonté d’un seul homme : Pierre le Grand, et que la France s’est transformée de République en Empire et que les armées françaises sont parties en Russie par la volonté d’un seul homme, Napoléon, ce raisonnement : que la Russie a vaincu, parce que Napoléon, le 26, avait un violent rhume de cerveau, est très logique.

Si de la volonté de Napoléon il dépendait de donner ou non la bataille de Borodino, si de sa volonté il dépendait de faire telle ou telle disposition, évidemment le rhume de cerveau, qui pouvait avoir une influence sur les manifestations de sa volonté, peut aussi avoir été la cause du salut de la Russie, et, par suite, le valet de chambre qui, le 24, oublia de donner à Napoléon des bottes imperméables, fut le sauveur de la Russie. Dans cette voie du raisonnement, cette conclusion est indiscutable ; elle est aussi indiscutable que celle de Voltaire quand il dit, en plaisantant, que la nuit de la Saint-Barthélemy eut lieu à cause d’une indigestion de Charles IX.

Mais pour ceux qui n’admettent pas que la Russie s’est formée par la volonté d’un seul homme, Pierre Ier, ni que l’empire français et la guerre contre la Russie aient été faits par la volonté d’un seul homme, Napoléon, ce raisonnement non seulement est inexact, déraisonnable, mais contraire à tout esprit humain ; et à cette question : « quelle est la cause des événements historiques ? » il se présente une autre réponse : « que la marche des événements est prédestinée, qu’elle dépend de la concordance de tous les actes des hommes qui participent à ces événements et que l’influence des Napoléons sur la marche de ces événements n’est qu’extérieure et fictive. »

Quelque étrange que paraisse au premier abord la supposition que l’ordre par lequel Charles IX ordonnait le massacre de la Saint-Barthélemy n’avait pas lieu par sa volonté et qu’il lui semblait seulement l’avoir ordonné, que la bataille de Borodino, où quatre-vingt mille hommes succombèrent eut lieu non par la volonté de Napoléon (bien qu’il ait donné des ordres sur le commencement et sur la marche de la bataille) mais qu’il lui semblait seulement qu’il l’ordonnait, quelque étrange que paraisse cette supposition, la dignité humaine qui me dit que chacun de nous, s’il n’est pas plus grand que Napoléon, n’est pas moindre, cette dignité humaine nous pousse à admettre cette solution de la question et les recherches historiques confirment abondamment cette hypothèse.

À la bataille de Borodino, Napoléon ne tirait sur personne et ne tuait personne, ses soldats faisaient cela : alors ce n’était pas lui qui tuait des hommes. Des soldats de l’armée française allaient tuer leurs semblables, dans la bataille de Borodino, non par ordre de Napoléon, mais de leur bon gré.

Toute l’armée — Français, Italiens, Allemands, Polonais — affamée, déguenillée, à bout de forces par la marche, en vue de l’armée qui lui barrait Moscou, sentait que le vin est tiré et qu’il faut le boire. Si Napoléon, à ce moment, leur eût défendu de se battre avec les Russes, ils l’auraient tué et se seraient battus avec les Russes parce que cela leur était nécessaire.

Quand ils eurent écouté l’ordre de Napoléon qui, pour les consoler de leurs blessures et de la mort, leur disait, paroles pour la postérité, qu’ils étaient de la bataille de Moscova ! ils criaient : Vive l’ empereur ! de même qu’ils criaient : Vive l’empereur ! devant l’image d’un enfant qui perçait le globe avec un bâton de bilboquet, de même qu’ils criaient : Vive l’empereur ! à chaque insanité qu’on leur disait.

Il ne leur restait plus rien à faire qu’à crier : Vive l’empereur ! et à aller se battre pour trouver à Moscou la nourriture et le repos des vainqueurs. Alors ce n’est pas à cause de l’ordre de Napoléon qu’ils ont tué leurs semblables.

Et ce n’était pas Napoléon qui dirigeait la marche de la bataille, puisque de sa disposition rien ne fut fait, et que, durant la bataille, il ne savait pas ce qui se passait devant lui. Alors ce fait que des hommes se sont entre-tués s’est accompli non par la volonté de Napoléon, mais indépendamment de lui : par la volonté de centaines de mille hommes qui participaient à une œuvre commune. À Napoléon, il semblait seulement que tout se faisait par sa volonté ; c’est pourquoi la question : « Avait-il ou non un rhume de cerveau ? » n’a pas plus d’intérêt pour l’historien que la question du rhume de cerveau du dernier soldat du convoi. Le 26 août le rhume de cerveau de Napoléon avait d’autant moins d’importance, et les affirmations des historiens : que le rhume de cerveau de Napoléon avait influencé sa disposition (moins bien faite que les anciennes) et les ordres durant la bataille (moins bons que ceux d’autrefois), sont tout à fait injustifiées.

La disposition précitée n’était pas pire — elle était même meilleure — que celles avec lesquelles des batailles avaient été gagnées. Les ordres imaginaires pendant la bataille n’étaient pas plus mauvais que les anciens et semblables à tous les autres. Mais cette disposition et ces ordres ont semblé pires parce que la bataille de Borodino était la première que Napoléon ne gagnait pas. Les dispositions et les ordres les plus forts, les plus sagaces, semblent très mauvais, et chaque savant militaire les critique avec importance, quand ils ne gagnent pas la bataille, tandis que la disposition et les ordres les plus médiocres semblent très bons, et les hommes sérieux consacrent des volumes et des volumes pour prouver l’excellence d’ordres mauvais quand avec eux la bataille est gagnée.

La disposition faite par Veyroter pour la bataille d’Austerlitz était un modèle de perfection du genre et cependant, on l’a condamnée pour cette trop grande perfection de détails. Dans la bataille de Borodino, Napoléon a rempli son rôle de représentant du pouvoir aussi bien et encore mieux que dans les autres batailles. Il ne fit rien de nuisible à la marche de la bataille, il inclina aux opinions les plus raisonnables, il ne s’embrouilla pas, ne se contredit point, ne s’effraya pas, ne déserta pas le champ de bataille, il exerça avec soin, avec son tact et son expérience militaire, tranquillement et dignement, sa part de commandement imaginaire.