Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 243-248).


VII

Pendant qu’il en était ainsi à Pétersbourg, les Français avaient déjà dépassé Smolensk et s’approchaient de plus en plus de Moscou. L’historien de Napoléon, Thiers, de même que les autres historiens de Napoléon, dit, en tâchant de réhabiliter son héros, que Napoléon était attiré sous les murs de Moscou, malgré lui. Il a raison, comme ont raison tous les historiens qui cherchent l’explication des événements historiques dans la volonté d’un seul homme. Il a raison comme les historiens russes qui affirment que Napoléon était attiré à Moscou par l’habileté des capitaines russes. Ici, outre la loi de rétrospectivité qui représente tout le passé comme une série de préparatifs pour un fait qui a eu lieu, il y a encore la réciprocité, qui embrouille toute l’affaire. Un bon joueur qui a perdu aux échecs est franchement convaincu que sa perte est causée par sa faute, et il la cherche dans le début de son jeu, mais il oublie que dans chaque coup, durant tout le jeu, il y avait de pareilles fautes, que pas un seul coup n’était parfait. La faute sur laquelle il attire l’attention, il la remarque seulement parce que son adversaire en a profité. Combien est plus compliqué le jeu de la guerre qui se passe dans certaines conditions de temps, où ce n’est pas une seule volonté qui guide des machines inanimées et où tout découle des chocs innombrables de diverses causes !

Après Smolensk, Napoléon cherche la bataille au delà de Dorogobouge près de Viazma, ensuite près de Tzarevo-Zaïmistché. Mais par une série innombrable de circonstances il se trouve que jusqu’à Borodino, à 112 verstes de Moscou, les Russes ne peuvent accepter la bataille.

Après Viazma, Napoléon donna l’ordre de marcher tout droit à Moscou. Moscou, la capitale asiatique de ce grand empire, la ville sacrée des peuples d’Alexandre, Moscou avec ses innombrables églises en forme de pagodes chinoises. Moscou ne donnait pas de repos à l’imagination de Napoléon. Entre Viazma et Tzarevo-Zaïmistché, Napoléon allait à cheval accompagné de la garde des pages et des aides de camp. Le chef d’état-major, Berthier, était retardé par l’interrogatoire d’un prisonnier russe pris par la cavalerie. Au galop, accompagné du traducteur Delorme d’Ideville, il rejoignit Napoléon et, le visage gai, il arrêta son cheval.

Eh bien ? dit Napoléon.

Un cosaque de Platow. Il dit que le corps de Platow s’unit à l’armée et que Koutouzov est nommé général en chef. Très intelligent et bavard.

Napoléon sourit, ordonna de procurer un cheval au cosaque et de le lui amener. Il désirait causer avec lui personnellement. Quelques aides de camp se hâtèrent, et, une heure après, le domestique de Denissov, cédé par celui-ci à Rostov, Lavrouchka, en veste de brosseur, sur une selle de cavalerie française, le visage rusé, joyeux et aviné, s’approcha de Napoléon. Napoléon le fit placer près de lui et l’interrogea.

— Vous êtes cosaque ?

— Cosaque, votre seigneurie.

« Le cosaque, ignorant la compagnie dans laquelle il se trouvait, car la simplicité de Napoléon n’avait rien qui pût révéler à une imagination orientale la présence d’un souverain, s’entretint avec la plus extrême familiarité des affaires de la guerre actuelle, » dit Thiers en décrivant cet épisode. En effet Lavrouchka qui, la veille, s’était enivré et avait laissé son maître sans dîner, avait été fouetté puis envoyé chercher des poules dans le village ; il s’était laissé entraîner par la maraude et avait été pris par les Français. Lavrouchka était un de ces valets grossiers et effrontés qui ont vu beaucoup de choses et croient de leur devoir d’agir en tout avec négligence et ruse, qui sont prêts à faire n’importe quoi pour leurs maîtres et qui devinent les mauvais penchants de ceux-ci, et surtout la vanité et la mesquinerie.

En présence de Napoléon, qu’il avait reconnu aussitôt et très facilement, Lavrouchka n’était nullement confus et tâchait seulement, de toute son âme, de mériter les bonnes grâces de ses nouveaux maîtres.

Il savait très bien que c’était Napoléon en personne et la présence de Napoléon ne pouvait pas le gêner plus que celle de Rostov ou d’un maréchal des logis armé de verges, puisque, ni le maréchal des logis ni Napoléon ne pouvaient rien lui prendre.

Il raconta tout ce qu’on disait parmi les brosseurs. Il y avait beaucoup de vrai. Mais quand Napoléon lui demanda ce que pensaient les Russes, s’ils vaincraient ou non Bonaparte, Lavrouchka cligna des yeux et devint pensif. Il perçut ici une ruse très fine, — les gens comme Lavrouchka voient en tout la ruse. Il fronça les sourcils et se tut.

— C’est-à-dire, s’il y aura une bataille prochainement ? fit-il l’air pensif ; alors, c’est vous qui vaincrez. C’est sûr. Mais si c’est dans trois jours à partir d’aujourd’hui, alors cette même bataille peut tourner contre vous.

On traduisit cela à Napoléon de la façon suivante : Si la bataille était donnée avant trois jours, les Français la gagneraient ; si elle était donnée plus tard, Dieu sait ce qui en arriverait, traduisit en souriant Delorme d’Ideville.

Napoléon n’a pas souri, bien qu’il fût visiblement de bonne humeur ; il ordonna de répéter ces paroles.

Lavrouchka le remarqua et pour l’égayer dit, en feignant de ne pas connaître son interlocuteur :

— Nous savons que chez vous il y a un Bonaparte qui a battu tout le monde, mais quant à nous, c’est une autre affaire, dit-il ; sans savoir ni pourquoi ni comment, à la fin, le patriotisme se glissait dans ses paroles.

Le traducteur transmit ces paroles à Napoléon, sans la fin. Bonaparte sourit : « Le jeune cosaque fit sourire son puissant interlocuteur », dit Thiers. Après avoir fait quelques pas en silence, Napoléon s’adressa à Berthier et lui dit qu’il voudrait savoir quel effet produirait sur cet enfant du Don la nouvelle que l’homme à qui il parlait était l’empereur lui-même, cet empereur qui avait inscrit sur les Pyramides son nom immortel et victorieux.

Ce fut fait.

Lavrouchka, comprenant qu’on voulait l’éblouir et que Napoléon pensait l’effrayer, pour faire plaisir à ses nouveaux maîtres feignit aussi d’être étonné, étourdi, il roula les yeux et prit le même visage que celui qu’il avait quand on l’avait emmené pour être fouetté.

« À peine l’interprète de Napoléon, dit Thiers, avait-il parlé, que le cosaque, saisi d’une sorte d’ébahissement, ne proféra plus une seule parole et marcha les yeux constamment attachés sur ce conquérant dont le nom avait pénétré jusqu’à lui à travers les steppes de l’Orient. Toute sa loquacité s’était subitement arrêtée pour faire place à un sentiment d’admiration naïve et silencieuse. Napoléon, après l’avoir récompensé, lui fit donner la liberté, comme à un oiseau qu’on rend aux champs qui l’ont vu naître. »

Napoléon partit plus loin en rêvant à ce Moscou qui occupait tant son imagination, et l’oiseau qu’on rendit aux champs qui l’avaient vu naître galopa aux avant-postes en inventant d’avance ce qui n’était pas et qu’il raconterait aux siens. Il ne voulait pas raconter ce qui lui était réellement arrivé, parce que ce lui semblait indigne de récit.

Il rejoignit les Cosaques, demanda où se trouvait le régiment qui faisait partie du détachement de Platov, et, ce soir même, il trouva son maître Nicolas Rostov : il était à Jankovo et venait de monter à cheval pour faire, avec Iline, une promenade dans les villages voisins. Il ordonna de donner un autre cheval pour Lavrouchka et l’emmena avec lui.