Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VII/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 183-188).


III

Les premières gelées commençaient déjà. Les gelées du matin emprisonnaient la terre trempée par la pluie d’automne, le blé d’hiver commençait à se mettre en touffes et se séparait par sa verdure éclatante des chaumes brunis du blé d’hiver récolté et des chaumes jaune-clair du blé d’été piétinés par le bétail et entrecoupés par les bandes rouges de sarrasin.

Les bouquets d’arbres qui, à la fin d’août, étaient encore comme des îlots verts parmi les champs noirs labourés et les chaumes, étaient devenus des îles dorées et rouge-vif parmi les semailles d’automne vert clair. Le lièvre avait à demi perdu son poil ; les jeunes renards commençaient à se disperser, et les jeunes loups étaient déjà plus grands que des chiens. C’était la meilleure saison pour la chasse. Les chiens de Rostov, qui était un chasseur jeune, ardent, non seulement étaient déjà assez maigres pour la chasse, mais étaient en tel état, que sur le conseil des chasseurs, il fut décidé de donner aux chiens trois jours de repos et de se mettre en route le 16 septembre en commençant par la forêt où une portée de louveteaux était signalée. Tel était l’état des choses au 14 septembre.

Tout ce jour, les chasseurs étaient à la maison. La gelée était piquante. Mais le soir, le temps commença à s’adoucir et il dégela. Le 15 septembre, quand le jeune Rostov, le matin, en robe de chambre, regarda à la fenêtre, il aperçut une matinée, comme on n’en pouvait espérer de meilleure pour la chasse : le ciel semblait fondre et, sans vent, descendre sur la terre. Le seul mouvement, dans l’air, était le mouvement doux, de haut en bas, des gouttes microscopiques de brouillard. Aux branches nues du jardin pendaient des gouttes transparentes qui, elles, tombaient sur les feuilles détachées. Dans le potager, la terre noire, fraîche brillait comme les graines de pavot et se confondait à une petite distance avec la couche humide et terne du brouillard. Nicolas sortit sur le perron mouillé, couvert de boue ; une odeur de forêt fanée et de chiens imprégnait l’air. La chienne noire, Milka, aux taches feu, à la large croupe, de gros yeux noirs obliques, se leva en apercevant son maître, s’étira, se coucha comme un lièvre, puis bondit sur lui à l’improviste et le lécha, droit sur le nez et la moustache. Un autre chien, un lévrier, en apercevant le maître, du parterre de fleurs où il était couché, se jeta rapidement, en courbant le dos, vers le perron, et, en soulevant la queue, se mit à se frotter le long des jambes de Nicolas.

« Oh ! Hoï ! » se fit entendre à ce moment, ce cri inimitable des chasseurs qui unit à la basse la plus profonde le ténor le plus aigu, et le veneur Danilo se montra du coin. C’était un chasseur ridé, gris, les cheveux coupés en fer à cheval, à la mode petite-russienne ; il tenait un fouet à la main, avait cette expression d’énergie et de mépris pour tout l’univers qu’on ne rencontre que chez les chasseurs. Il ôta son bonnet circassien devant le maître et le regarda avec dédain. Ce dédain n’était pas blessant pour le maître : Nicolas savait que ce Danilo qui méprisait tous les autres et qui se sentait plus haut que tous, était son homme et son chasseur.

— Danilo ! dit Nicolas qui, devant la perspective de cette chasse, avec ce temps, ces chiens et ces chasseurs, était saisi de ce frémissement invincible du chasseur qui fait que l’homme oublie toute autre intention antérieure, comme l’amoureux en présence de son amante.

— Que daignez-vous ordonner, Votre Excellence ? demanda la basse, comme celle du premier diacre, enrouée à force d’exciter les chiens, et deux yeux noirs brillants regardaient en dessous le maître qui se taisait : « Quoi, est-ce que tu ne résisteras pas ? » semblaient dire ces yeux.

— La belle journée, hein ? Et la chasse à courre, hein ? dit Nicolas en grattant Milka derrière l’oreille. Danilo ne répondit pas, il se contenta de battre des paupières.

— J’ai envoyé Ouvarka à la pointe du jour, pour écouter, dit la basse après un moment de silence. Il dit qu’elle a passé dans le bois d’Otradnoié et qu’ils ont hurlé là-bas. (A passé, signifiait que la louve, qu’ils entendaient tous les deux, était allée avec ses petits dans le bois d’Otradnoié, endroit réservé pour la chasse, à deux verstes de la maison.)

— Alors, il faut partir ? dit Nicolas. Viens donc chez moi avec Ouvarka.

— Comme il vous plaira.

— Alors, attends un peu, ne donne pas à manger aux chiens.

— J’obéis.

Cinq minutes après, Danilo et Ouvarka étaient dans le grand cabinet de Nicolas. Bien que Danilo ne fût pas de très haute taille, le voir dans une chambre faisait le même effet que de voir un cheval ou un ours sur le parquet parmi les meubles et les autres accessoires de la vie domestique. Danilo lui-même le sentait, et, comme à l’ordinaire, il se tenait près de la porte ; il tâchait de parler plus bas et de ne pas se mouvoir pour ne rien casser dans la chambre des maîtres, et faisait en sorte de dire le plus vite possible tout ce qu’il avait à dire, pour sortir de l’espace plafonné sous le ciel.

Après avoir terminé les questions, et obtenu l’assurance de Danilo que les chiens étaient prêts (Danilo lui-même voulait partir), Nicolas donna ordre de seller. Mais, au moment où Danilo allait sortir, Natacha entra dans la chambre à pas rapides, pas encore habillée ni peignée, dans le grand châle de la vieille bonne. Pétia accourait derrière elle.

— Tu y vas ? dit Natacha. Je le savais ! Sonia disait que vous n’iriez pas. Je savais qu’aujourd’hui la journée est telle qu’on ne peut n’y point aller.

— Partons, répondit sans grand désir Nicolas qui, ayant ce jour-là l’intention d’entreprendre une chasse sérieuse, ne voulait pas emmener Natacha, ni Pétia. Partons, mais c’est la chasse aux loups, tu t’ennuieras.

— Tu sais que c’est mon plus grand plaisir, dit Natacha. C’est mai. Tu pars, tu as ordonné de seller et tu ne nous as rien dit.

Les Russes ne connaissent aucun obstacle[1]. Partons ! cria Pétia.

— Mais toi, tu ne peux pas. Maman a dit que tu ne pouvais pas, dit Nicolas en s’adressant à Natacha.

— Non, j’irai, j’irai absolument, dit fermement Natacha. Danilo, ordonne de seller pour nous, et que Mikhaïlo sorte avec ma meute, dit-elle au veneur.

Être dans une chambre semblait à Danilo incommode et pénible, mais avoir affaire avec la demoiselle lui semblait impossible. Il baissa les yeux et se hâta de sortir, comme si cela ne le regardait pas, en tâchant de ne pas faire, par hasard, quelque dommage à la demoiselle.

  1. Phrase d’une chanson populaire.