Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VI/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 79-85).


XIII

Un soir, pendant que la vieille comtesse, en bonnet et camisole de nuit, sans fausses boucles, avec une pauvre mèche de cheveux qui s’agitait sous son bonnet de nuit, en soupirant et toussotant, faisait sur le tapis les génuflexions profondes de la prière du soir, sa porte grinça et Natacha accourut, les pieds nus dans ses pantoufles, en camisole et papillotes. La comtesse se retourna et fronça les sourcils. Elle achevait sa prière : « Si cette couche devait être mon tombeau ! » Son inspiration pieuse était détruite. Natacha rouge, animée, en apercevant sa mère en prière, s’arrêta tout à coup, s’accroupit sur la pointe des pieds et, involontairement, montra la langue en se menaçant elle-même. Voyant que sa mère continuait sa prière, sur la pointe des pieds, glissant rapidement un pied après l’autre, elle courut au lit, quitta ses pantoufles et bondit dans ce même lit que la comtesse craignait d’avoir pour tombe. Ce lit était très haut avec des couettes de duvet et cinq oreillers de tailles différentes superposés. Natacha bondit, plongea dans le duvet, se tourna vers le mur et s’installa sous la couverture. Elle ramenait ses genoux vers son menton, agitant les jambes et riant à peine. Tantôt elle se couvrait la tête, tantôt regardait sa mère. La comtesse termina sa prière, et, avec un visage sévère s’approcha du lit. Mais voyant que Natacha se couvrait la tête, elle sourit de son sourire bon et faible.

— Bien ! bien ! dit-elle.

— Maman, peut-on causer ? Oui, dit Natacha. Eh bien ! petite âme, une fois encore et ce sera assez. Et elle enlaça le cou de sa mère et la baisa sous le menton. Dans ses rapports avec sa mère, Natacha montrait une brusquerie extérieure de manières, mais elle était très délicate et très adroite, et de quelque façon qu’elle enlaçât sa mère, elle s’y prenait si bien qu’elle ne lui faisait aucun mal, et que ce n’était, pour la comtesse, ni désagréable ni gênant.

— Eh bien ! qu’y a-t-il aujourd’hui ? dit la mère en s’appuyant sur les oreillers et en attendant, pendant que Natacha, en se roulant deux fois, s’allongeait à côté d’elle, sous la même couverture, les mains dehors, et la mine sérieuse.

Ces visites nocturnes que Natacha faisait à la comtesse avant que le comte fût revenu du cercle étaient l’un des plus grands plaisirs de la mère et de la fille.

— Eh bien ! qu’y a-t-il aujourd’hui ? Et moi aussi j’ai besoin de te parler…

Natacha ferma avec sa main la bouche de sa mère.

— Sur Boris… Je sais, dit-elle sérieusement, c’est pourquoi je suis venue. Ne parlez pas, je sais. Non, dites. Elle ôta sa main. Dites, maman, il est charmant ?

— Natacha, tu as seize ans, à ton âge j’étais déjà mariée. Tu dis que Boris est charmant. C’est vrai, il est charmant et je l’aime comme mon fils ; mais que veux-tu, que penses-tu ? Tu lui as tout à fait tourné la tête, je le vois…

En disant ces mots, la comtesse se tourna vers sa fille. Natacha était allongée droite et immobile, et regardait devant elle un sphinx d’acajou sculpté au coin du lit, de sorte que la comtesse ne voyait qu’en profil le visage de sa fille. Ce visage frappa la comtesse par son expression sérieuse et concentrée.

Natacha écoutait et pensait.

— Eh bien ! quoi donc ? dit-elle.

— Tu lui as tout à fait tourné la tête, pourquoi ? Que veux-tu de lui ? Tu sais que tu ne peux pas l’épouser.

— Pourquoi ? demanda Natacha sans changer de position.

— Parce qu’il est jeune, pauvre, parent… parce que toi-même tu ne l’aimes pas.

— Qu’en savez-vous ?

— Je le sais ; ce n’est pas bien, mon amie.

— Et si je veux… dit Natacha.

— Cesse de dire des bêtises.

— Et si je veux…

— Natacha, je parle sérieusement.

Natacha ne la laissa pas achever. Elle attira la longue main de la comtesse et la baisa d’un bout à l’autre d’abord, à l’intérieur, puis à l’articulation de l’index, puis entre deux articulations, puis de nouveau à l’articulation du doigt suivant, et elle chuchotait : « Janvier, février, etc. »

— Dites donc, maman, pourquoi vous taisez-vous ? Parlez, dit-elle en regardant sa mère qui d’un regard tendre la contemplait et semblait en oublier tout ce qu’elle voulait dire.

— Ce n’est pas bien, mon amie. Tous ne comprennent pas votre amitié d’enfance, et à vous voir si intimes, cela pourrait te nuire aux yeux de certaines gens qui viennent chez nous. Surtout, ça n’aboutira à rien. Il s’est peut-être déjà trouvé un parti riche, et maintenant il devient fou.

— Il devient fou ? répéta Natacha.

— Je te dirai ce qui m’est arrivé à moi-même… J’avais un cousin…

— Je sais, Kyril Matvéitch. Mais c’est un vieillard !

— Il ne l’a pas toujours été. Mais voilà, je parlerai à Boris. Il ne faut pas qu’il vienne si souvent…

— Pourquoi, s’il le veut ?

— Parce que je sais que ça n’aboutira à rien.

— Pourquoi le savez-vous ? Non, maman, ne lui dites pas. Ce sont des bêtises, dit Natacha du ton d’une personne à qui l’on veut ôter son bien. Eh bien ! je ne me marierai pas, mais qu’il vienne : c’est agréable pour moi et pour lui aussi.

Natacha regardait sa mère en souriant.

— Pas se marier, mais comme ça, répéta-t-elle.

— Comment donc, comme ça, mon amie ?

— Mais comme ça. Bah ! ce n’est pas absolument nécessaire de se marier, mais comme ça.

— Comme ça, comme ça, répéta la comtesse, et en tremblant de tout son corps, tout à coup elle rit de son bon vieux rire.

— Ne riez pas, assez, assez ! s’écria Natacha. Vous faites remuer tout le lit. Vous êtes tout comme moi, une rieuse… Attendez…

Elle prit les deux mains de la comtesse, baisa sur l’une l’os de l’auriculaire, — juin, et continua de baiser sur l’autre main, — juillet, août.

— Maman, est-il très amoureux ? Qu’en pensez-vous ? Était-on si épris de vous ? Et il est très charmant, très très charmant ! Seulement pas du tout à mon goût. Il est aussi étroit que la pendule de la salle à manger… Vous ne comprenez pas ? Étroit vous savez, gris-clair…

— Qu’est-ce que tu chantes ? fit la comtesse.

Natacha continua :

— Est-ce que vous ne comprenez pas ? Nikolenka comprendrait… Bezoukhov, celui-ci est bleu, bleu foncé avec du rouge, et puis il est carré…

— Est-ce que tu coquettes avec lui aussi ? demanda en riant la comtesse.

— Non, j’ai appris qu’il est franc-maçon. Il est bon, bleu foncé avec du rouge, comment vous expliquer…

— Petite comtesse ! Tu ne dors pas ? prononça la voix du comte derrière la porte.

Natacha bondit pieds nus, prit à la main ses pantoufles et s’enfuit dans sa chambre.

De longtemps elle ne put s’endormir. Elle pensait sans relâche que personne ne pouvait comprendre tout ce qu’elle comprenait et qu’il y avait en elle.

« Sonia ? pensa-t-elle en regardant la petite chatte avec son énorme tresse enroulée. Non ! elle est trop vertueuse. Elle s’est éprise de Nikolenka et ne veut savoir rien de plus. Même maman ne comprend pas. C’est étonnant comme je suis intelligente et comme… elle est charmante, » continuait-elle en parlant de soi à la troisième personne et s’imaginant que c’était dit par quelqu’un de très intelligent, par la personne la plus intelligente et la meilleure… « Tout, tout, elle a tout en elle, continuait cette personne d’une intelligence supérieure, charmante et en outre belle, extraordinairement belle, habile. Elle nage, monte admirablement et quelle voix ! Il n’y a pas à dire, une voix superbe ! » Elle chanta sa phrase favorite de l’opéra de Chérubini, se jeta sur son lit, rit à la pensée joyeuse qu’elle allait dormir tout de suite, appela Douniacha pour éteindre la bougie, et Douniacha n’avait pas encore eu le temps de sortir de la chambre qu’elle était déjà passée dans l’autre monde plus heureux, dans ce monde des rêves, où tout était si facile et beau comme en réalité, mais encore mieux, parce que c’était autrement.




Le lendemain, la comtesse invita Boris à causer avec elle et, depuis, il cessa de fréquenter les Rostov.