Guerre et Paix (trad. Bienstock)/IX/17

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 125-130).


XVII

Natacha était plus calme mais pas plus gaie. Non seulement elle évitait toutes les occasions extérieures de joie : bals, promenades, concerts, théâtres, mais elle ne riait pas une seule fois sans qu’on perçût des larmes à travers son rire. Elle ne pouvait pas chanter, bien qu’elle commençât à rire, ou quand, seule, elle essayait de chanter, les larmes l’étouffaient : larmes de repentir, de souvenir de ce temps pur disparu, de dépit que cela ait été en vain, d’avoir perdu sa jeunesse qui pouvait être si heureuse. Le rire et le chant surtout lui semblaient le sacrilège de sa douleur. À la coquetterie elle ne pensait même pas ; elle n’avait pas besoin de se retenir. Elle disait et sentait que maintenant tous les hommes étaient pour elle la même chose que le bouffon Nastasia Ivanovna. Le gardien intérieur lui défendait fermement toute joie : elle n’avait même plus les intérêts de la vie d’autrefois. de cette vie de jeune fille, sans soucis, pleine d’espoirs. Elle se rappelait surtout et avec le plus de peine les mois d’automne : la chasse, l’oncle, la Noël passée avec Nicolas à Otradnoié. Que ne donnerait-elle pas pour revenir à ce temps, ne serait-ce qu’un seul jour ! Mais c’était fini pour toujours. Le pressentiment que cet état de liberté et de franchise pour toutes les joies, déjà, ne reviendrait plus ne la trompait pas alors. Mais il fallait vivre.

Elle avait de la joie à penser qu’elle n’était pas meilleure, — ce qu’elle s’imaginait autrefois, — mais pire, bien pire que tout au monde. Mais c’était peu. Elle le savait et se demandait : Et après ? Et après il n’y avait rien. Il n’y avait aucune joie dans la vie et la vie passait. Natacha s’efforçait visiblement à ne déranger personne, elle n’empêchait personne de travailler, mais pour elle-même il ne fallait rien. Elle s’éloignait de tous ses familiers, elle ne se sentait à l’aise qu’avec son frère Pétia. Elle préférait passer son temps avec lui plutôt qu’avec les autres, et parfois, dans leurs tête à tête, elle riait.

Elle ne sortait presque pas de la maison, et des hôtes qui la fréquentaient, un seul lui faisait plaisir, Pierre. On ne pouvait se tenir avec plus de tendresse, plus d’égards et en même temps plus de sérieux que le comte Bezoukhov se tenait avec elle. Natacha sentait inconsciemment cette tendresse, c’est pourquoi elle trouvait un grand plaisir dans sa société. Mais elle ne lui était même pas reconnaissante de sa tendresse. Rien dans la bonté de Pierre ne lui semblait le résultat de l’effort. C’était si naturel que Pierre fût bon avec tout le monde qu’il n’y avait aucun mérite à sa bonté. Parfois, Natacha remarquait que Pierre était gêné et mal à l’aise en sa présence, surtout quand il voulait lui être agréable ou quand il avait peur que quelque chose ne vint à lui rappeler les souvenirs pénibles. Elle remarquait cela et l’attribuait à sa bonté spécifique et à sa timidité qui, selon elle, devait être la même avec tous. Après les paroles : que s’il était libre, jeune, il lui offrirait sa main et son amour, paroles dites en l’air, au moment d’une si grande émotion pour elle, Pierre ne lui avait jamais rien dit de ses sentiments ; et il était clair pour Natacha que ces paroles, qui alors l’avaient tant consolée, avaient été dites comme on dit des paroles dénuées de sens pour consoler un enfant qui pleure. Non parce que Pierre était marié, mais parce que Natacha sentait entre elle et lui, au plus haut degré, cette force des obstacles moraux, absents pour elle dans la présence de Kouraguine, il ne lui venait jamais en tête que de ses relations avec Pierre pourrait résulter non seulement de l’amour de sa part, ou encore moins de l’autre, mais même cette sorte d’amitié tendre, poétique entre l’homme et la femme dont elle connaissait quelques exemples.

À la fin du jeûne de la Saint-Pierre, Agraféna Ivanovna Biélova, voisine de campagne des Rostov, vint à Moscou pour y saluer les reliques. Elle proposa à Natacha de faire ses dévotions et celle-ci accepta avec empressement. Malgré que le docteur lui eut défendu de sortir de bonne heure, Natacha insista pour faire ses dévotions, et les faire non comme à l’ordinaire chez les Rostov, c’est-à-dire assister, à la maison, à trois offices, mais comme les faisait Agraféna Ivanovna, c’est-à-dire ne manquer ni matines, ni messes, ni vêpres, pendant toute une semaine.

La comtesse fut heureuse de ce zèle de Natacha. Dans son âme, après le traitement médical infructueux, elle espérait que la prière la soulagerait plus que les remèdes, et, non sans crainte et en cachette du docteur, elle accéda au désir de Natacha et la confia à madame Biélova. Agraféna Ivanovna venait éveiller Natacha à trois heures du matin, mais le plus souvent elle la trouvait déjà éveillée. Natacha avait peur de manquer les matines. Elle se levait vivement, s’habillait le plus modestement possible, vêtait une vieille robe, un vieux manteau, et, frissonnant de froid, elle sortait dans les rues désertes éclairées par l’aube matinale. Sur les conseils d’Agraféna Ivanovna, Natacha ne faisait pas ses dévotions dans sa paroisse mais dans une église où, selon la pieuse madame Biélova, il y avait un prêtre aux mœurs les plus austères et les plus dignes. À l’église il y avait toujours peu de monde. Natacha et madame Biélova se plaçaient devant l’icone de la Vierge, derrière l’autel de gauche, et un sentiment nouveau pour Natacha : d’humilité devant le grand, l’incompréhensible, la saisissait quand, à cette heure matinale, en regardant l’image noircie de la mère de Dieu éclairée par les cierges qui brûlaient devant elle et par la lumière du matin qui tombait du vitrail, elle écoutait les sons du service qu’elle tâchait de suivre et de comprendre. Quand elle en saisissait le sens, son sentiment personnel se joignait à la prière. Quand elle ne comprenait pas, elle avait encore plus de joie à penser que le désir de comprendre n’est que de l’orgueil, qu’on ne peut tout pénétrer, qu’il faut seulement croire et s’adresser à Dieu qui, dans ce moment, elle le sentait, dirigeait son âme. Elle se signait, s’inclinait bas et quand elle ne comprenait pas, ayant horreur de sa vilenie, elle suppliait Dieu de lui pardonner tout et de la guérir. Les prières qu’elle préférait étaient celles du repentir. En rentrant à la maison, à l’heure matinale où l’on rencontre seulement les paveurs allant à leur travail, les portiers qui balayent la rue, quand tous dorment encore, Natacha éprouvait un sentiment, nouveau pour elle, de la possibilité de se corriger de ses défauts, d’une vie nouvelle, pure, et du bonheur.

Pendant toute la semaine qu’elle mena cette vie, ce sentiment augmenta chaque jour. Le bonheur de communier lui apparaissait si grand qu’il lui semblait qu’elle n’atteindrait pas cette heure bénie.

Quand ce jour heureux arriva, quand Natacha, dans ce dimanche mémorable pour elle, en robe de mousseline blanche, revint de la communion, pour la première fois après plusieurs mois elle se sentit calme et en paix avec la vie qui était devant elle.

Le docteur qui vint la voir ce jour-là ordonna de continuer les dernières pilules qu’il avait prescrites deux semaines avant.

— Il le faut absolument, matin et soir, comtesse, dit-il, évidemment convaincu de son succès. Je vous en prie, plus régulièrement. Soyez tranquille, comtesse, bientôt elle chantera et s’amusera de nouveau. Le dernier remède l’a beaucoup, beaucoup remontée. Elle se sent très bien, dit-il d’un ton plaisant, en saisissant avec adresse la pièce d’or qu’on lui coulait dans la main.

Pour conjurer le sort la comtesse regarda ses ongles, cracha, puis après, entra au salon avec un visage joyeux.