Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 298-306).


VII

Deux obus ennemis avaient déjà traversé le pont et il s’y produisait une bousculade. Le prince Nesvitzkï descendit de cheval. Il était debout au milieu du pont, son gros corps serré le long du parapet. En criant il se tournait vers son cosaque qui, tenant deux chevaux par la bride, était à quelques pas derrière lui. Aussitôt que le prince Nesvitzkï voulait avancer, les soldats et les chariots le heurtaient et de nouveau le serraient près du parapet ; et il se remettait à sourire.

— Eh mon cher ! — dit un cosaque à un soldat qui conduisait un fourgon et suivait l’infanterie amassée près des roues et des chevaux, — ne pourrais-tu pas attendre ? Tu vois, le général doit passer. — Mais le conducteur du fourgon, sans faire attention au titre de général, criait après les soldats qui lui barraient la route : « Eh ! Eh ! pays, prends à gauche, attends ! » — Mais les pays, épaules contre épaules, s’accrochant aux baïonnettes, sans s’arrêter se mouvaient sur le pont en une masse compacte. En regardant au-dessus du parapet, en bas, le prince Nesvitzkï voyait les ondes rapides et bruyantes de l’Enns qui, en se confondant et en se brisant aux piles du pont, se dépassaient l’une l’autre. Sur le pont il voyait les mêmes ondes, mais vivantes, des soldats, les képis, les lances, les sacs, les baïonnettes, les carabines, et, au-dessous des képis, les visages aux larges pommettes, les joues creuses et les mines fatiguées et les jambes qui se mouvaient dans la boue collante qui couvrait les planches du pont. Parfois, parmi les vagues monotones des soldats, se soulevait comme l’écume blanche dans les ondes de l’Enns, un officier en manteau, avec une physionomie différente de celle des soldats. Parfois les ondes de l’infanterie enfermaient avec elles, comme un petit morceau de bois sur le fleuve, un hussard à pied, un brosseur ou un habitant de la ville. Parfois, comme une branche sur le fleuve, un chariot de la compagnie, plein jusqu’en haut et couvert de cuir, entouré de tous côtés, glissait sur le pont.

— C’est comme une digue rompue — dit le cosaque en s’arrêtant désespéré. — Y a-t-il encore beaucoup des vôtres, là bas ?

— Un million moins un — répondit un soldat blagueur qui, en manteau déchiré, passait tout près et disparut. Derrière lui venait un autre vieux soldat.

— Si lui (l’ennemi) se mettait à tirer sur le pont, disait sombrement le vieux soldat en s’adressant à son compagnon, alors tu oublierais de te gratter.

Et le soldat passait.

Derrière, un autre soldat était en chariot.

— Où diable as-tu mis les chaussettes ? — dit un homme qui suivait en courant le chariot et y farfouillait. Le chariot et le soldat s’éloignaient aussi.

Après venaient des soldats gais ; évidemment ils avaient bu un peu.

— Mon cher, comme il l’a frappé de la crosse sur les dents… — disait joyeusement, en agitant les mains, un soldat en capote relevée très haut.

— Ah ! c’est ça les doux jambons ! répondit l’autre en ricanant. Et ils passèrent si vite que Nesvitzkï ne sut pas qui on avait frappé sur les dents et que signifiait « jambon. »

— Pourquoi se hâtent-ils ? Parce qu’il a tiré, alors tu penses que tous seront écrasés, — dit méchamment et d’un ton de reproche un sous-officier.

— Quand l’obus a passé devant, mon petit oncle, j’étais ébloui — disait en se retenant de rire un jeune soldat à la bouche énorme. — Vraiment, je te jure que j’étais joliment effrayé, — continuait le soldat comme s’il se vantait de sa frayeur.

Et il passait aussi. Derrière lui suivait un chariot tout différent de ceux qui avaient passé jusqu’ici. C’était une charrette allemande attelée de deux chevaux et paraissant chargée d’une maison entière. Derrière la charrette que conduisait un Allemand était attachée une belle vache bigarrée aux pis énormes. Une femme tenant un nourrisson, une vieille Allemande et une forte fille rougeaude étaient assises dans la charrette, sur une couette. Les habitants du village avaient évidemment reçu la permission de passer. Les yeux de tous les soldats se tournaient vers les femmes et, pendant que le chariot avançait au pas, toutes les remarques des soldats se rapportaient exclusivement à elles. Le même sourire, né des idées scabreuses suggérées par ces femmes, était sur tous les visages.

— V’là cette saucisse qui s’en va aussi !

— Vends-moi ta mère ? — dit en marquant la dernière syllabe un autre soldat s’adressant à l’Allemand. Celui-ci, les yeux baissés, avec colère et effroi, marchait à grands pas.

— Eh ! comme elle s’est attifée ! En voilà des diables !

— Voilà, il te fallait loger chez eux, Fédotov.

— J’en ai vu, mon vieux !

— Où allez vous ? demanda un officier d’infanterie qui mangeait une pomme et, en souriant aussi, regardait la belle fille.

L’Allemand ferma les yeux en signe qu’il ne comprenait pas.

— Veux-tu ? prends, — dit l’officier en tendant une pomme à la fille. Elle sourit et prit la pomme.

Nesvitzkï, comme tous ceux qui étaient sur le pont, ne quittait pas des yeux les femmes qui passaient ; après quoi les soldats continuèrent à défiler avec les mêmes conversations, et enfin tous s’arrêtèrent. Comme il arrive souvent au bout des ponts, les chevaux et les chariots de la compagnie s’emmêlaient et toute la foule devait attendre.

— Pourquoi s’arrêtent-ils ? Il n’y a pas d’ordre, — disaient les soldats. — Où pousses-tu ? — Diable ! On ne peut pas attendre. — Ce sera pire quand il allumera le pont. — Voilà, regardez : on serre un officier — disait de divers côtés la foule en arrêt en regardant et se pressant toujours vers la sortie. Pendant qu’il regardait sous le pont les eaux de l’Enns, Nesvitzkï, tout à coup, entendit encore le son nouveau pour lui de quelque chose qui s’approchait rapidement : le son de quelque chose de grand tombant dans l’eau.

— Voilà où il vise ! — dit sévèrement un soldat qui était près de là et se dressait au son.

— Il nous encourage à passer plus vite, — fit un autre, inquiet.

La foule s’agita de nouveau. Nesvitzkï comprit que c’était un obus.

— Eh ! cosaque, mon cheval, — dit-il. — Vous autres, écartez-vous, écartez-vous. La route !

À grand peine il arriva jusqu’à son cheval et sans cesser de crier avançait. Les soldats se serraient pour lui donner passage, et, de nouveau, le poussaient tant qu’ils lui firent mal aux jambes ; mais les plus voisins n’étaient pas coupables car eux-mêmes étaient poussés fortement.

— Nesvitzkï ! Nesvitzkï ! Toi, animal ! — prononça derrière lui une voix rauque.

Nesvitzkï se détourna et aperçut à quinze pas de lui, au delà de la masse grouillante de l’infanterie en marche, Vaska Denissov, rouge, noir, ébouriffé, casquette sur la nuque et le dolman bravement jeté sur l’épaule.

— O’donne à ces diables de laisser la ’oute ! — cria Denissov, visiblement enfiévré : ses yeux mobiles, noirs comme le charbon, brillaient, il agitait dans sa main nue, petite, aussi rouge que son visage, son sabre encore dans le fourreau.

— Eh, Vaska ! qu’as-tu donc ? — cria joyeusement Nesvitzkï.

— On ne peut fai’e passer l’escad’on, cria Vaska Denissov en montrant rageusement ses dents blanches et éperonnant son beau coursier noir, pur sang, qui, sous les piqûres des baïonnettes, agitait les oreilles, reniflait en jetant autour de lui de l’écume qui couvrait les rênes, frappait de ses sabots les planches du pont et semblait prêt à sauter le parapet si son cavalier le lui permettait.

— Quoi ? Qu’est-ce ? Des moutons, de v’ais moutons. À bas, laissez le chemin !… Attends là-bas !… cha’iot du diable. Je f’appe’ai à coups de sab’e, — cria-t-il ; il tirait, en effet, son sabre du fourreau et commençait à le brandir.

Les soldats, les visages effrayés se serrèrent l’un contre l’autre et Denissov rejoignit Nesvitzkï.

— Comment, tu n’es pas ivre aujourd’hui ? — dit Nesvitzkï à Denissov quand celui-ci fut près de lui.

— On ne donne’a pas même le temps de boi’e, — répondit Vaska Denissov. — Toute la jou’née on t’aîne le ’égiment là ou là. S’il faut se batt’e, qu’on se batte, autrement le diable sait ce que c’est.

— Comme tu es élégant, aujourd’hui, — dit Nesvitzkï, en regardant son nouveau dolman et la housse de son cheval.

Denissov sourit, tira son mouchoir qui répandit l’odeur de parfums et le fourra sous le nez de Nesvitzkï.

— On ne peut fai’e aut’ement. Je vais à la bataille. Tu vois, je me suis ’asé, j’ai b’ossé mes dents et me suis pa’fumé.

La figure imposante de Nesvitzkï accompagné de son cosaque et la persévérance de Denissov qui agitait son sabre et criait à pleine gorge, produisaient tant d’effet qu’ils traversèrent le pont et arrêtèrent l’infanterie. Près de la sortie, Nesvitzkï trouva le colonel à qui il devait donner l’ordre et, sa commission faite, il retourna sur ses pas.

Ayant dégagé la route, Denissov s’arrêta à l’entrée du pont. Retenant négligemment l’étalon impatient qui piaffait, il regardait l’escadron qui venait à sa rencontre. Les sons métalliques des sabots résonnèrent sur les planches du pont, comme si quelques chevaux couraient au galop, et l’escadron, les officiers en tête et quatre hommes de front, s’allongea sur le pont et commença à sortir de l’autre côté.

Les fantassins qui, arrêtés près du pont, se pressaient dans la boue pataugée, observaient les hussards propres, élégants qui passaient gracieusement devant eux, avec ce sentiment malveillant d’envie et de moquerie qui se manifeste toujours entre les différents corps d’armée quand ils se rencontrent.

— Ils sont très chics les garçons ! Tout prêts pour la promenade de Podnovinskoïé !

— Eh ! que peut-on attendre d’eux ! C’est pour le décor qu’on les garde ! — dit un autre.

— L’infanterie ne fait pas de poussière ! — plaisantait un hussard dont le cheval lançait de la boue sur les fantassins.

— Je te ferais faire deux marches sac au dos, alors tes brandebourgs s’useraient, — répliqua le fantassin en essuyant de la manche la boue de son visage ! Regardez, il n’est pas comme un homme, mais comme un oiseau.

— Voilà, Zikine, si l’on te mettait sur un cheval, tu serais élégant, — disait un caporal raillant un pioupiou maigre, courbé sous le poids de son sac.

— Prends un bâton, mets-le entre tes jambes, ce sera ton cheval, — fit le hussard.