Guerre et Paix (trad. Bienstock)/I/08

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 78-82).


VIII

Le silence s’établit. La comtesse regardait la princesse avec un sourire agréable, sans cacher toutefois qu’elle ne serait nullement attristée de la voir se lever et partir. La fille de la visiteuse rajustait déjà sa robe et regardait interrogativement sa mère, quand, tout à coup, de la chambre voisine près de la porte, on entendit courir des jeunes gens, un bruit de chaise accrochée et renversée, et, dans le salon, accourait une fillette de treize ans qui cachait quelque chose dans sa courte jupe de mousseline et qui s’arrêta au milieu de la chambre. On voyait que c’était par hasard, et parce qu’elle n’avait pas calculé son élan, qu’elle s’était avancée si loin. Presque aussitôt, dans la porte se montrèrent un étudiant au col bleu, un officier de la garde, une jeune fille de quinze ans, et un gros garçonnet, rouge, en jaquette.

Le comte se leva et, en se dandinant, écarta largement les bras autour de la fillette qui courait.

— Ah ! la voilà ! — cria-t-il en riant. — C’est sa fête aujourd’hui, ma chère, sa fête !

Ma chère, il y a un temps pour tout, — prononça la comtesse, feignant d’être sévère. — Tu la gâtes toujours, Élie — ajouta-t-elle en s’adressant à son mari.

Bonjour, ma chère, je vous félicite, — dit la visiteuse. — Quelle délicieuse enfant ! — ajouta-t-elle en s’adressant à la mère. La fillette, très vive, avait des yeux noirs, une large bouche, un joli nez, des épaules graciles, nues, qui se soulevaient du corsage à cause de cette course rapide, des boucles noires relevées, des bras maigres et nus, des pantalons à dentelle, tombant sur les jambes, les pieds chaussés de souliers découverts ; elle était à cet âge délicieux où la jeune fille n’est plus une enfant, et où l’enfant n’est pas encore jeune fille. S’échappant de son père, elle courut vers sa mère et, sans faire attention à son observation sévère, elle cacha son visage pourpre dans sa mantille de dentelle et se mit à rire. Elle riait de quelque chose, et toute essoufflée parlait de sa poupée qu’elle tira de dessous sa jupe.

— Vous voyez ?… poupée… Mimi… vous voyez. Et Natacha ne pouvant plus parler (tant cela lui semblait drôle), tomba sur sa mère et éclata d’un rire si haut et si sonore, que tous, même l’imposante visiteuse, rirent malgré eux.

— Eh bien, va, va avec ton monstre ! — dit la mère, feignant de repousser vivement sa fille. — C’est ma cadette, fit la comtesse à la visiteuse. Natacha, soulevant pour un moment son visage de la mantille de dentelle de sa mère, la regarda en dessous, avec des larmes du rire, et de nouveau cacha son visage.

La visiteuse forcée d’assister à cette scène de famille, crut poli d’y prendre part.

— Dites-moi, ma chère — s’adressa-t-elle à Natacha, — quelle est votre parenté avec cette Mimi ? C’est votre fille sans doute ?

Ce ton indulgent et cette question enfantine de la visiteuse ne plurent pas à Natacha. Elle ne répondit rien, et regarda sérieusement la princesse.

À ce moment, toute la jeune génération : Boris, officier, le fils de la princesse Anna Mikhaïlovna, Nicolas, étudiant fils aîné de la comtesse, Sonia, une nièce du comte, âgée de quinze ans, et le petit Pétroucha, le fils cadet, tous s’installèrent au salon, en s’efforçant visiblement de retenir dans les limites de la politesse l’animation et la gaîté que respirait encore chacun de leurs traits. Il était visible que là-bas, dans la chambre voisine d’où ils étaient accourus avec une telle précipitation, les conversations étaient plus gaies que celles des potins de la ville, du beau temps et de la comtesse Apraksine. De temps en temps, ils se regardaient l’un l’autre et à grand’peine se retenaient de rire.

Les deux jeunes gens, l’étudiant et l’officier, étaient du même âge, amis d’enfance, et tous deux beaux, mais d’une beauté toute différente. Boris était grand, blond, ses traits étaient fins et réguliers, son visage calme et beau. Nicolas n’était pas très grand, il avait des cheveux bouclés, l’expression de son visage était ouverte. Sur sa lèvre supérieure se montrait déjà un petit duvet noir, et tout son visage exprimait l’entrain et l’enthousiasme.

Nicolas rougit dès en entrant au salon. On voyait qu’il cherchait et ne trouvait que dire. Boris, au contraire, se ressaisit immédiatement et raconta tranquillement et en plaisantant qu’il connaissait cette Mimi-poupée quand elle était encore jeune et quand elle n’avait pas le nez cassé, et que depuis cinq ans, elle avait vieilli et avait eu le crâne défoncé. En racontant cela il regardait Natacha. Natacha se détourna de lui, regarda son frère cadet, qui, les yeux clos, riait d’un rire contenu ; et n’ayant plus la force de se retenir, elle sauta et s’enfuit de la chambre aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes agiles. Boris ne riait pas.

— Il me semble que vous voulez aussi partir, maman ? Il faut une voiture, dit-il, en s’adressant avec un sourire à sa mère.

— Oui, va, et donne l’ordre d’atteler, répondit-elle en souriant.

Boris sortit doucement sur les traces de Natacha.

Le gros garçon courut furieux derrière eux ; il paraissait mécontent d’avoir été dérangé dans ses occupations.