Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 303-310).


XII

Comme dans chaque vraie famille, dans la maison de Lissia-Gorï vivaient ensemble des gens tout à fait différents qui, en gardant chacun leurs particularités et se faisant des concessions mutuelles, formaient un tout harmonieux. Chaque événement qui arrivait dans la maison était également joyeux ou triste, important ou non pour toutes ces personnes, mais chacune avait des causes particulières, indépendantes des autres, pour s’attrister ou se réjouir de tel ou tel événement. Ainsi l’arrivée de Pierre était un événement important, joyeux, et il était tel pour tous.

Les domestiques, les meilleurs juges des maîtres parce qu’ils jugent non d’après les conversations et l’expression des sentiments mais par les actes et le train de la vie, étaient contents de l’arrivée de Pierre parce qu’ils savaient qu’en sa présence le comte cesserait d’aller chaque jour dans le domaine et serait plus gai et meilleur, et encore parce que tous auraient de beaux cadeaux pour la fête.

Les enfants et les gouvernantes se réjouissaient de l’arrivée de Pierre parce que personne autant que lui ne les entraînait dans la vie commune ; lui seul savait jouer au clavecin cette écossaise (le seul morceau de son répertoire) aux sons de laquelle, disait-il, on pouvait danser toutes les danses ; et, il apportait certainement des cadeaux à tout le monde.

Nikolenka, qui était maintenant un garçon de quinze ans, maigre, maladif, très intelligent, avec des cheveux blonds bouclés et de beaux yeux, se réjouissait parce que l’oncle Pierre, comme il l’appelait, était l’objet de son admiration et de sa tendresse passionnée. Personne n’avait poussé Nikolenka à aimer particulièrement Pierre et il le voyait rarement ; la comtesse Marie employait toutes ses forces pour lui faire aimer son mari et Nikolenka aimait son oncle, mais il l’aimait avec une légère nuance de dédain ; et Pierre, il l’adorait. Il ne voulait être ni hussard, ni chevalier de Saint-Georges comme l’oncle Nicolas, il voulait être savant, intelligent et bon comme Pierre. En présence de Pierre son visage avait toujours une expression joyeuse et il rougissait de plaisir quand Pierre s’adressait à lui. Il ne laissait pas échapper un seul mot de ce que disait Pierre, et ensuite, avec Desalles ou seul, il cherchait la signification de chacune de ses paroles.

La vie passée de Pierre, ses malheurs jusqu’en 1812 (dont il s’était fait une idée vague et poétique d’après ce qu’il en avait entendu), ses aventures à Moscou, sa captivité, Platon Karataïev (dont il avait entendu parler par Pierre), son amour pour Natacha (qu’il affectionnait aussi d’un amour particulier) et, principalement, son amitié pour son père, dont il ne se souvenait pas, tout cela, pour lui, faisait de Pierre, un héros, un être sacré.

Des paroles entrecoupées sur son père et sur Natacha, de cette émotion avec laquelle Pierre parlait du défunt, de cette tendresse idolâtre avec laquelle Natacha parlait de lui, le jeune garçon qui commençait à peine à deviner l’amour, s’était fait l’idée que son père aimait Natacha et, en mourant, l’avait laissée à son ami. Et ce père, dont le fils ne se souvenait pas, se présentait à lui comme un dieu qu’on ne peut s’imaginer vivant et il n’y pensait pas sans un tremblement de cœur, des larmes de tristesse et d’enthousiasme. Et Nikolenka était heureux de l’arrivée de Pierre.

Les hôtes étaient contents de l’arrivée de Pierre, comme de celle d’un homme qui toujours anime et unit chaque société.

Les adultes de la famille, sans parler de sa femme, étaient contents de voir un ami auprès de qui la vie était plus facile et plus agréable.

Les vieilles femmes étaient contentes à cause des cadeaux qu’il apportait et surtout parce que Natacha s’animerait de nouveau.

Pierre sentait ces différents espoirs fondés sur sa personne et il se hâtait de donner à chacun ce qu’il attendait.

Pierre, l’homme le plus distrait, avait cependant acheté d’après la note faite par sa femme, tout, sans oublier les commissions de la mère et du frère ni la robe, cadeau pour madame Biélova, ni les jouets pour ses neveux. Aux premiers temps de son mariage l’exigence de sa femme de remplir toutes ses commissions et ne pas oublier tout ce qu’on l’avait chargé d’acheter lui semblait étrange, et à son premier voyage il fut étonné de ce que sa femme fût triste parce qu’il avait tout oublié.

Sachant que Natacha ne donnait pas de commissions pour elle-même et ne le faisait pour les autres que quand lui-même proposait ses services, il éprouvait maintenant un plaisir enfantin, qu’il n’aurait pu s’imaginer, à ces achats de cadeaux pour toute la maison, et il n’oubliait jamais personne. Maintenant s’il méritait des reproches de Natacha, c’était pour avoir acheté trop et trop cher. À tous ses défauts, selon l’opinion de tout le monde : négligence de la toilette, laisser-aller, qualités selon Pierre, Natacha en avait acquis un autre : l’avarice. Depuis que Pierre vivait en famille, avait un grand personnel exigeant beaucoup de dépenses, à son étonnement il remarquait qu’il dépensait deux fois moins qu’auparavant et que ses affaires, les derniers temps surtout, malgré les dettes de sa première femme, commençaient à se rétablir. Il faisait moins cher à vivre parce que sa vie était régulière : le luxe le plus cher, qui consiste à pouvoir changer de train de vie en chaque moment, Pierre ne l’avait plus et ne désirait plus l’avoir. Il sentait que son train de vie était définitivement établi, jusqu’à sa mort, qu’il n’était plus en son pouvoir de le changer, et c’est pourquoi ce train de vie était bon marché.

Pierre, avec un visage souriant, satisfait, dépliait ses achats.

— C’est pas mal ? fit-il en déroulant comme un boutiquier un coupon d’étoffe.

Natacha qui, assise en face de lui, tenait sa fille aînée sur ses genoux, passait rapidement des yeux brillants de son mari à ce qu’il montrait.

— C’est pour madame Biélova ? C’est bien. Elle touchait le tissu. Probablement un rouble l’archine ?

Pierre lui dit le prix.

— C’est cher, remarqua Natacha. Eh bien, comme les enfants seront contents, et maman. Seulement ce n’était pas la peine de m’acheter cela, ajouta-t-elle sans pouvoir retenir un sourire en admirant un peigne d’or orné de perles, ce qui commençait à être à la mode.

— C’est Adèle qui m’a poussé à l’acheter, dit Pierre.

— Quand pourrai-je le porter ? Elle le piqua dans ses tresses. Quand nous commencerons à sortir Machenka peut-être qu’on le portera de nouveau. Eh bien ! allons.

Prenant les cadeaux ils allèrent d’abord dans la chambre des enfants, ensuite chez la comtesse.

Quand Pierre et Natacha, les paquets dans les bras, entrèrent au salon, la comtesse, à son habitude, était assise près de madame Biélova et faisait une grande patience.

Elle avait passé la soixantaine, ses cheveux étaient tout blancs et elle portait un petit bonnet dont la ruche encadrait son visage. Son visage était crispé, la lèvre inférieure rentrée ; ses yeux étaient vitreux.

Depuis les morts si rapprochées de son fils et de son mari, elle se sentait un être sans but ni sens, oublié dans ce monde par hasard. Elle mangeait, buvait, dormait, veillait, mais ne vivait pas. La vie ne lui laissait aucune impression. Elle ne demandait rien à la vie sauf la tranquillité, et, cette tranquillité, elle ne pouvait la trouver que dans la mort. Mais en attendant, il lui fallait vivre, c’est-à-dire dépenser ses forces vitales. En elle, on remarquait au plus haut degré ce qu’on remarque chez les tout petits enfants ou les très vieilles personnes : dans sa vie on ne voyait aucun but extérieur, seule se montrait la capacité d’exercer ses diverses fonctions et aptitudes. Elle avait besoin de manger, de dormir, de penser, de pleurer, de causer, de travailler, de se fâcher, etc., uniquement parce qu’elle avait un estomac, un cerveau, des muscles, des nerfs, un foie.

Tout cela, elle le faisait sans y être provoquée par rien d’extérieur, et non comme cela arrive chez les hommes dans la plénitude de la vie quand à travers le but auquel ils aspirent on n’en remarque pas d’autres auxquels ils appliquent leurs forces. Elle parlait parce que, physiquement, elle avait besoin de faire jouer ses poumons et sa langue. Elle pleurait comme un enfant parce qu’il lui fallait se moucher, etc.

Ainsi le matin, surtout, si elle avait mangé la veille quelque aliment gras, elle avait besoin de se fâcher et prenait pour prétexte la surdité de madame Biélova. Du bout de la chambre elle commençait à lui dire quelque chose, très bas.

— Il me semble qu’il fait un peu plus chaud aujourd’hui, ma chère, murmurait-elle. Et quand madame Biélova répondait :

— Sans doute, il est arrivé, elle ripostait méchamment :

— Mon Dieu, comme elle est sourde et sotte !

Un autre prétexte, c’était le tabac à priser qu’elle trouvait tantôt sec, tantôt humide ou mal frotté. Après ces chicaneries, la bile se répandait sur son visage et ses femmes de chambre savaient à des indices sûrs quand madame Biélova serait de nouveau sourde, le tabac humide et le visage jaune. De même qu’elle avait besoin de faire circuler sa bile, de même elle sentait parfois le besoin d’user de la capacité de penser qui lui restait, et elle en trouvait l’occasion dans une patience. Avait-elle besoin de pleurer, elle parlait du défunt comte.

Quand elle avait besoin de s’inquiéter, le prétexte était Nicolas et sa santé ; quand il lui fallait mortifier quelqu’un, c’était la comtesse Marie ; quand il lui fallait se dérouiller la voix — c’était en général vers sept heures du soir après la digestion dans sa chambre sombre — le prétexte était toujours la même histoire racontée aux mêmes auditeurs.

Tous les familiers comprenaient l’état de la vieille, bien que personne n’en parlât jamais, et tous s’efforcaient le plus possible de satisfaire ses désirs. Ce n’était que dans les très rares regards demi-souriants demi-tristes échangés entre Nicolas, Pierre, Natacha et la comtesse Marie que s’exprimait la compréhension réciproque de sa situation.

Mais ce regard disait encore autre chose : il voulait dire qu’elle avait accompli déjà sa tâche en ce monde, qu’elle n’était pas toute en ce qu’on voyait maintenant, que tous deviendraient comme elle et que c’était une joie d’obéir, de se contenir pour cet être autrefois cher, autrefois plein de vie et maintenant si misérable. Memento mori, semblait dire ce regard.

Parmi les gens de la maison, seules les personnes tout à fait mauvaises ou sottes et les petits enfants ne comprenaient pas et s’éloignaient d’elle.