Guerre de Crimée, lettre au Directeur de la Revue


GUERRE DE CRIMÉE.

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Monsieur,

Permettez que je fasse appel à votre impartialité pour réclamer, non contre la Revue des Deux Mondes, mais contre une publication russe à laquelle la Revue a emprunté des extraits[1] où l’on me fait jouer un rôle, où l’on m’attribue un langage et des façons que je ne saurais accepter. Je veux parler du Journal de l’employé Jakovlef pendant sa captivité chez les Français et les Turcs, récit que je ne connais encore que par les citations que la Revue en a faites.

Chargé par la confiance du maréchal de Saint-Arnaud, avec qui j’avais eu l’honneur de servir en Afrique, alors que j’étais capitaine de la légion étrangère, de la difficile et délicate mission d’organiser et de diriger le service des renseignemens militaires, c’est bien moi en effet qui ai interrogé Jakovlef, lorsqu’il fut amené devant moi le lendemain de la bataille de l’Alma ; mais c’est presque la seule circonstance que je reconnaisse pour tout à fait vraie dans son récit : le reste n’est guère qu’une comédie arrangée par lui pour se faire un beau rôle, pour jouer un peu au héros et pour tâcher peut-être de se recommander à la bienveillance de ses supérieurs. Malgré le temps qui s’est écoulé depuis les événemens qu’il raconte, le souvenir de ce qui s’est passé à son sujet est encore trop présent à ma mémoire pour que je craigne de me tromper à son égard.

Dès le premier jour de notre débarquement sur les côtes de la mer de Marmara, l’armée alliée, avant de combattre l’ennemi, eut à lutter contre le système d’espionnage et de trahison que la Russie avait su habilement organiser tout autour de nos camps. Déjà à Varna l’armée alliée avait vu son matériel et ses approvisionnemens menacés d’une ruine complète par un incendie qu’elle devait attribuer à la malveillance, et sur le champ de bataille de l’Alma on avait trouvé, dans la voiture même destinée au prince Menchikof, des documens qui ne permettaient pas de douter que la trahison ne nous eût suivis jusqu’en Crimée.

Arrêté le jour même de la bataille par un détachement d’artilleurs, dans des circonstances qui pourraient faire supposer qu’il n’appartenait pas à l’armée, l’employé Jakovlef, dès les premiers mots de son interrogatoire, essaya de me tromper. Après avoir pris son nom, je lui demandai quelle était sa qualité. « Employé civil, » me répondit-il avec assurance, et sans que j’aie pu le faire revenir sur cette fausse déclaration. Elle était fausse en effet, et je le savais déjà. Avant d’interroger ce personnage, qui se présentait sous un jour équivoque, j’avais pris des renseignemens sur son compte, et j’avais appris que Jakovlef était un ancien sous-officier écrivain, revêtu d’un emploi de quatorzième classe dans la hiérarchie administrative de l’empire, et qu’il était présentement attaché à la chancellerie militaire du prince Menchikof. Ma défiance fut donc naturellement éveillée, et je cherchai à faire comprendre à Jakovlef la gravité de la situation dans laquelle il semblait vouloir se mettre volontairement. Je ne lui cachai certainement pas qu’il s’exposait à être traité comme espion, et que si les mœurs françaises ne permettaient pas de battre et de martyriser les agens suspects, comme cela se fait en Russie, pour leur arracher des aveux, par de mauvais traitemens, il courait cependant le risque d’être traduit devant un conseil de guerre et d’être condamné à être fusillé. Assurément ce n’était pas gai pour lui, et je comprends qu’il ait gardé un assez fâcheux souvenir de cette entrevue ; mais je ne comprends pas qu’il se soit cru en droit, pour cela, de me prêter le langage brutal et les allures de croquemitaine qu’il m’attribue.

Dans le moment même, Jakovlef était, je n’en doute pas, tout autrement impressionné par le ton que j’avais pris avec lui, et la preuve ne tarda pas à s’en produire. Il ne doit pas l’avoir oublié. Voyant qu’il persistait à me tromper, je l’avais fait emmener et garder à vue. Quelques instans après m’avoir quitté, je le voyais revenir à moi : il se plaignait d’avoir passé une mauvaise nuit à notre bivouac, il avait eu froid, et il me réclamait comme sienne une magnifique pelisse trouvée dans la voiture où il avait été pris. Je la lui fis remettre immédiatement, bien qu’on m’assurât qu’il me trompait encore, que cette pelisse appartenait au chef d’état-major du prince Menchikof, le colonel Voukovitch, à qui elle était envoyée de Sébastopol par sa mère. À vrai dire, cette pelisse excitait bien des convoitises, et j’avais moi-même quelque mérite à l’abandonner à Jakovlef, car je souffrais alors d’un de ces accès de fièvre qui sont si redoutables sous le climat variable de la Crimée.

Voilà toute l’histoire de mes rapports avec Jakovlef. Quelques jours après, on le fit expédier à Constantinople comme prisonnier de guerre, mais en spécifiant sa qualité d’employé de quatorzième classe, qui correspond au grade d’enseigne de ligne, et qui lui donnait le droit d’être traité à l’égal des officiers de l’armée.

Le récit de l’employé Jakovlef, ayant, outre ce qui m’est personnel, la tendance de présenter sous un faux jour les procédés et les traitemens que recevaient dans les camps alliés les prisonniers russes, m’oblige de rompre le silence absolu que je m’étais imposé, et de citer ici quelques traits de mœurs militaires que les fonctions que je remplissais à l’armée me permettaient d’observer et d’étudier jour par jour.

J’avais emmené avec moi de Varna un mollah, prêtre tartare natif de Baktchisseraï, nommé Abdulla-Effendi, qui s’était réfugié en Turquie. Ce Tartare fut mon interprète et l’intermédiaire entre moi et ses compatriotes. Je lui témoignai une grande confiance. Le lendemain du jour où l’armée alliée avait établi ses camps devant Sébastopol, Abdulla entra tout effaré dans ma tente, ses traits étaient bouleversés ; tout annonçait une lutte violente dans l’âme de cet homme, dont la physionomie était toujours calme, impassible, et portait l’empreinte de cette gravité caractéristique de la race orientale, dont il est un des types des plus remarquables. « Je viens te révéler, me dit-il d’un air mystérieux, un grand secret ; je suis obligé de te dénoncer un de mes coreligionnaires. Il m’en coûte beaucoup, car c’est un de mes plus proches parens, mon meilleur ami, mon bienfaiteur ; mais j’ai juré fidélité aux Français et haine éternelle aux Russes oppresseurs de ma patrie. Je te demande seulement de me promettre qu’il n’y aura de malheur pour personne. — Parlez et fiez-vous à nous, lui répondis-je. » Abdulla me tint alors le langage suivant : « Il vient d’arriver du quartier-général russe un mollah de Baktchisseraï très vénéré dans le pays ; il m’a fait la confidence qu’il était envoyé par le tout-puissant prince Menchikof pour lui apporter des nouvelles de l’armée alliée. Il m’a adjuré de le seconder en disant que son sort et celui de toute sa famille dépendaient du succès de sa mission. » Abdulla ajouta qu’il comprenait très bien que son parent, ayant parcouru nos camps, ne devait plus retourner chez les Russes ; mais il supplia qu’on ne lui fît aucun mal et qu’on ne l’arrêtât pas dans l’enceinte du camp où nous nous trouvions, car ce serait violer l’hospitalité sacrée pour un musulman. Je rendis compte de cet incident au général en chef, qui décida que, pour ménager les scrupules de notre ami Abdulla, dont les services nous étaient utiles, l’espion du prince Menchikof ne serait arrêté que hors les limites du camp, et qu’on se bornerait à le renvoyer en Turquie. Cet espion, pour retourner au quartier-général russe, devait passer près de Balaclava, notre ligne d’avant-postes, qui fut gardée par la cavalerie anglaise ; le général en chef en prévint le général Rose, commissaire anglais près l’armée française, qui voulut bien charger son aide de camp, le major Follet, depuis second commissaire anglais, de s’entendre à cet égard avec les autorités anglaises. En effet, deux heures après, le mollah agent du prince Menchikof fut arrêté et embarqué sur un bâtiment anglais qui fit immédiatement route pour Constantinople.

Voilà comment l’armée française fut débarrassée d’un espion de la plus dangereuse espèce, car il avait pour mission non-seulement de nous observer, mais d’organiser l’espionnage et la trahison presque sous la tente du général en chef. L’employé Jakovlef n’était plus auprès du prince Menchikof, mais il peut en toute confiance comprendre ce fait dans ses annales militaires ; je le lui garantis vrai dans tous ses détails.

C’est le même Abdulla qui le lendemain de notre débarquement en Crimée m’accompagna à Eupatoria, où j’étais allé installer les autorités indigènes. À notre arrivée, toute la population tartare vint se précipiter en masse au-devant d’Abdulla ; elle se prosternait à ses pieds, baisait ses mains, les pans de sa robe. Cependant ce n’était qu’un jeune mollah, ancien maître d’école à Baktchisseraï, qui n’avait jamais rien fait pour son pays ; mais il arrivait à l’ombre du drapeau français, et c’est à ce drapeau, pris pour symbole de son émancipation, que le peuple tartare rendait des hommages enthousiastes dans la personne d’Abdulla. Sur ce point, l’employé Jakovlef devrait être bien instruit ; il était alors dans la chancellerie du prince Menchikof, d’où sont partis non-seulement des menaces, mais des ordres précis, des circulaires fulminantes, qui prescrivaient aux Tartares de brûler de leurs propres mains leurs villages, leurs meules de blé, et de fuir au loin notre approche. Ces ordres furent malheureusement suivis d’exécutions : on fusillait, on transportait en Sibérie des familles entières, soupçonnées d’avoir porté dans nos camps, pour nos hôpitaux, des fruits, des œufs ou du lait que nous partagions généreusement avec les blessés russes. L’écrivain Jakovlef avait ces ordres terribles sous les yeux, il les copiait, il les expédiait ; pourquoi a-t-il oublié de les consigner dans son journal, où il ne manque pas de faire figurer les détails les plus insignifians de nos rapports avec les prisonniers ?

On a vu à quelles épreuves les espions russes mettaient notre vigilance. Quelques exemples me suffiront maintenant pour montrer quel traitement les alliés faisaient subir aux prisonniers russes.

Le soir de la bataille de l’Alma, un des interprètes attachés au service que je dirigeais m’avait remis un portefeuille appartenant à un major russe, nommé Kopkin. Blessé d’un coup de feu à la poitrine, ce brave officier supplia l’interprète de prendre ce portefeuille et d’envoyer les 800 roubles qui s’y trouvaient en papier à sa sœur, dont il était l’unique soutien, et qui habitait, je crois, le gouvernement de Pultava. Le nom et l’adresse étaient tracés illisiblement, mais j’avais appris que le général Schelkanof, commandant la brigade dont ce major faisait partie, se trouvait prisonnier à bord de l’Agamemnon, qui était à l’ancre à l’embouchure de l’Alma. Considérant comme un devoir sacré l’accomplissement des vœux d’un vaillant soldat expirant sur le champ de bataille, je montai à cheval pour aller moi-même auprès du général russe afin de le prier de se charger du portefeuille du major Kopkin et de l’envoyer à sa destination par un agent d’une puissance neutre, lorsqu’il serait lui-même à Constantinople, qui était désigné pour le lieu de sa résidence. Le général n’ayant pas cru devoir en prendre la responsabilité, le portefeuille, ainsi que d’autres valeurs recueillies par nos soldats, ont été expédiés plus tard par un parlementaire à Sébastopol. Je me souviens qu’à cette occasion le général Schelkanof lui-même, en me parlant de la manière dont il était traité, rendait le plus sincère hommage à l’hospitalité de nos alliés anglais. Je rapporterai même, aussi fidèlement que possible, ma conversation avec ce général, vétéran des armées russes. « J’ignore, me disait-il en riant, pourquoi on me retient ici. Dites à vos chefs qu’à mon âge je ne pourrais faire grand mal ni à la France ni à l’Angleterre. C’est la première fois que je me trouve sur un vaisseau, et il me semble que je suis dans une maison de fous. Ces marins font un tapage infernal, l’un d’eux se promène toute la nuit au-dessus de ma tête (c’était l’officier de quart), et ne me laisse pas fermer l’œil. Cependant je dois avouer que les Anglais sont pleins de galanterie, sans en avoir l’air. Imaginez-vous ce qu’ils viennent de me faire. J’ai été pris sur le champ de bataille, lorsque je ralliais mes troupes, renversé par terre avec mon cheval, qui venait d’être blessé. Je suis vieux, comme vous voyez, je me relevai avec peine, mais je ne pouvais pas me remettre en selle. Entouré aussitôt par les soldats anglais, je fus désarmé, et dans la bagarre, je perdis l’objet auquel je tenais le plus, ma tabatière. Cette tabatière, je l’avais reçue en cadeau, lorsque j’avais été nommé officier ; elle a fait avec moi toutes les guerres : c’était mon talisman, ma compagne fidèle, je l’aimais et je croyais que nous ne nous séparerions plus jamais. Eh bien ! ne parlant ni français ni anglais, j’ai fait connaître comme j’ai pu à ces gens-là (en montrant les officiers du bord) la peine que j’avais de perdre ma chère tabatière. Jugez de ma surprise, de ma joie extrême, lorsque ce matin à déjeuner, en ouvrant ma serviette, j’ai vu tomber à mes pieds ma tabatière ! » En me parlant, il tirait la tabatière de sa poche, m’offrait une prise, il en prenait une lui-même, et me désignait du doigt un marin de petite taille à qui, disait-il, il était redevable d’avoir retrouvé sa tabatière. « Aussi je n’en veux plus aux Anglais, ajoutait-il gaiement, de m’avoir si mal arrangé mes vêtemens. » Et ce disant, il découvrait sa grande capote grise, puis faisant un demi-tour, il me montrait ainsi qu’à tous les témoins de cette conversation, avec le geste le plus comique, son pantalon vert foncé, mis en lambeaux par les balles anglaises.

Le marin de petite taille que je voyais pour la première fois, et qui en ce moment ne se distinguait des autres officiers par aucun signe extérieur de son grade, c’était le brave amiral Lyons. Sachant les regrets et les préoccupations de son prisonnier, il en avait prévenu lord Raglan, occupé en ce moment à faire enterrer les morts et transporter sur les vaisseaux les blessés abandonnés sur le champ de bataille par l’armée russe. Lord Raglan avait immédiatement donné l’ordre de rechercher la tabatière, et elle avait été rapportée par un Écossais, qui, dit-on, n’avait voulu recevoir aucune indemnité.

En Russie, à en juger d’après les récits des journaux, l’empereur actuel, les autorités supérieures, la noblesse, ont montré des sentimens généreux pour les prisonniers des armées alliées, qui partout auraient reçu un accueil hospitalier ; mais malheureusement il existe des faits irrécusables qui prouvent que sur le théâtre de la guerre et sur le champ de bataille, malgré une discipline sévère, les troupes russes ont manifesté plus d’une fois des instincts d’un peuple sinon barbare, pour ne pas dire un mot blessant même à des ennemis, mais bien moins humain et moins civilisé que le soldat français ou anglais.

Le jour du combat devant Balaclava, après la brillante charge fournie par la cavalerie anglaise, les soldats en position sur les hauteurs qui dominent la plaine ont vu avec horreur les soldats russes courir après les cavaliers anglais pour les frapper lorsqu’ils étaient gisans par terre, désarmés et blessés. On sait qu’après la bataille d’Inkerman le généreux lord Raglan s’est vu obligé de faire passer devant une commission d’enquête un major russe accusé d’avoir percé de son épée un soldat anglais blessé et couché par terre.

Les Russes, s’ils sont justes et reconnaissans, ne doivent jamais parler qu’avec respect des traitemens qu’ils ont reçus dans les camps des armées alliées. On ne peut reprocher à aucun officier, à aucun soldat français ou anglais, des procédés comme ceux qui ont été signalés du côté des Russes, et qui appartiennent déjà à l’histoire.

Il est connu et avéré que pendant l’hiver les Cosaques à pied enlevaient nos sentinelles dans les tranchées, en employant le lacet, dont se servent dans les petites villes de la Russie les exécuteurs de hautes œuvres pour débarrasser les rues des chats et des chiens errans. Je sais qu’un soldat français, un chasseur d’Afrique, je crois, ayant été enlevé par ce barbare stratagème, fut amené devant le général Kiriakof, qui le présenta au prince Menchikof et aux grands-ducs Nicolas et Michel, présens alors au quartier-général. Le jeune soldat, encore tout plein d’une vive indignation, ne craignit pas, en présence des généraux et des princes, de traiter de barbare cette manière de faire la guerre. Donnez-moi un fusil, s’écriait-il, je vous ferai voir comme les Français combattent. Je présume même que la leçon ne fut pas inutile à l’ennemi, car depuis ce temps cet odieux genre de combat ne fut pas renouvelé.

Il a été constaté plus d’une fois que les soldats français et anglais pris dans les tranchées ont été immédiatement dépouillés de leurs vêtemens. Un jour, au milieu du terrible hiver que nos troupes ont si héroïquement supporté, un soldat anglais prisonnier se présenta tout nu sur la plate-forme d’une batterie, où se trouvait un groupe d’officiers. L’amiral qui y commandait, saisi d’une juste indignation contre ses soldats, fit donner des ordres les plus sévères pour que ces actes de cruauté ne fussent pas renouvelés ; néanmoins rarement un soldat français ou anglais prisonnier fut assez heureux pour conserver sa capote. On m’a assuré qu’un général commandant une division, et dont je tairai le nom, avait institué une prime de 4 roubles d’argent (16 francs) pour l’uniforme d’un highlander, comme on fait ailleurs pour la peau d’un loup ou d’une bête fauve. Il est vrai que ce n’était pas par un sentiment de haine qu’il portait à ces braves soldats, c’était par passion de collectionneur qu’il recherchait ces costumes pittoresques des Écossais.

Pendant ce temps, je recevais du général en chef Canrobert et du général Trochu, qui veillait avec une noble sollicitude sur le sort des prisonniers, des ordres pour faire distribuer aux soldats russes le linge et les vêtemens qui étaient disponibles dans nos dépôts et dans nos ambulances. Je ne dois pas oublier qu’en mettant le pied sur le sol de la Russie, le premier acte de l’armée française a été un acte de générosité et de bienveillante galanterie. Notre cavalerie, ayant pris à Saki plusieurs employés russes, les conduisit au quartier-général. Le maréchal de Saint-Arnaud ayant su, par le rapport que je lui avais fait, que parmi ces prisonniers il y avait des pères de famille inoffensifs, des femmes et des enfans, ne les lit pas seulement mettre en liberté : il les combla des attentions les plus délicates, faisant envoyer aux enfans des plats de sa propre table et des cadeaux pour adoucir leur captivité.

La population grecque et russe du petit village de Karani, placée dans une gorge au milieu de nos camps, peut surtout fournir aux littérateurs russes qui voudraient écrire sur cette campagne des preuves sans nombre de la générosité française. Entassée dans quelques chétives maisons, cette population était en proie à toutes les misères, et la fièvre typhoïde décimait ses habitans. L’état-major français leur faisait distribuer régulièrement des vivres ; on y avait envoyé un détachement pour veiller sur leurs propriétés, et des médecins pour les soigner. Une famille entre autres avait en peu de jours perdu tous ses grands parens. Une jeune fille de seize ans, atteinte du typhus, et quatre enfans en bas âge, dont deux malades, restaient abandonnés dans une misérable cabane. Le lieutenant qui commandait le détachement désigna un soldat pour aller veiller sur cette famille. Le brave homme s’établit dans la cabane, d’où l’on venait d’enlever quatre cadavres. Il se fit garde-malade de la jeune fille et des enfans, il les soigna jour et nuit, et lorsque la jeune fille au bout de quelques jours eut rejoint ses parens dans la tombe, il resta l’ange tutélaire des malheureux enfans. J’allais souvent les visiter, et j’ai vu plus d’une fois le soldat occupé à préparer le repas des enfans. Il les peignait, les lavait et les habillait comme eût pu le faire la nourrice anglaise la plus soigneuse. Lorsque le temps devint plus doux, il les promenait et les amusait en leur chantant des chansons en patois auvergnat, la seule langue qu’il sût, et cependant son ingénieuse charité lui avait appris à se faire comprendre par les enfans et à deviner lui-même leurs besoins. Ceux-ci au moins, en grandissant, n’oublieront pas, il faut espérer, leur sauveur, et ceux qui au plus fort de l’épidémie allaient leur porter des secours et des consolations.

Je puis, en terminant cette lettre, dire avec orgueil et citer comme un des traits les plus remarquables de cette longue et laborieuse campagne que pendant tout le temps de mon séjour à l’armée, à Varna comme en Crimée, pas un agent ou espion grec, russe ou tartare, n’a été fusillé. Dans la crainte de se tromper et de condamner les gens sans preuves suffisantes, on se bornait à mettre ceux qui étaient suspects dans l’impossibilité de nuire à l’armée, en les expédiant à Constantinople ou en France, où ils étaient traités avec humanité.

Aujourd’hui les prisonniers russes sont déjà revenus dans leur patrie. Ne pouvant incriminer aucun de nos actes, citer un seul fait contraire aux droits de la guerre reconnus par les nations civilisées, quelques-uns d’entre eux publient nos moindres paroles, les propos les plus insignifians, qui, tronqués ou mal rendus, prennent sous leurs plumes un sens qui était loin de notre esprit et bien plus loin encore de notre cœur.

Que ces terribles interrogatoires que je leur ai fait subir leur servent de titres à des faveurs, tant mieux pour eux ! Je ne veux pas scruter leurs réponses ni contester leur patriotisme. Ils iront peut-être, en récompense de leurs services, surveiller dans les citadelles, dans les déserts et les mines de Sibérie, des milliers de prisonniers polonais qui y gémissent depuis plus d’un quart de siècle. Qu’ils se rappellent que ces prisonniers étaient de vaillans soldats, qu’ils ont appartenu à l’une des plus belles armées de l’Europe, et dont le nom cependant est effacé aujourd’hui des fastes militaires. Ils ont été, eux aussi, animés du plus pur patriotisme, et ont héroïquement combattu pour l’indépendance et les libertés de leur pays, garanties par des traités solennels. Qu’ils montrent à leur égard, lorsqu’ils seront leurs gardiens, les sentimens d’humanité et de générosité dont ils ont éprouvé eux-mêmes les effets dans les camps de l’armée française, car, j’en suis sûr, beaucoup d’entre eux, lorsqu’ils seront loin de l’œil de leurs chefs, béniront le nom français et porteront toujours au fond de leur âme un souvenir reconnaissant de leur séjour au milieu de nos camps.


Tanski,



  1. Dans sa livraison du 15 août dernier.