Guerre aux hommes/04/12

É. Dentu, Éditeur (p. 205-231).


XII

L’ESCOMPTEUR


L’escompteur est un homme d’un esprit positif, pratique, comme disent les Anglais, il est intelligent et très-ambitieux.

Rarement, jamais même, il n’a une opinion a lui : il prend celle qui, selon les circonstances et les temps, peut lui rapporter le plus, et le mieux servir son ambition, sa fortune, ou encore sa vanité.

Il est généralement très-souple de caractère, d’un épiderme peu sensible…

L’escompteur se dit ceci :

« L’amitié, l’amour, les relations du monde, tout cela est bel et bon, mais à condition que les uns et les autres vous rapportent quelque chose. »

Alors, son esprit positif prenant le dessus, il se met à escompter tout avec un coup d’œil sûr et sagace, en calculant ce qu’il pourra tirer de l’amitié d’un tel, ce que lui vaudront ses relations dans tel ou tel monde…

Son petit commerce est très-étendu : il escompte sa position, ou celle qu’il n’a pas, son crédit, ou celui des autres, les services qu’il a rendus ou qu’il pourra rendre…

Il n’est pas un ami, une simple connaissance, à qui il n’ait demandé quelque chose, une place, une décoration, une petite sinécure.

Il glane un peu partout, il passe sa vie à glaner, aussi sa récolte est-elle généralement très-abondante.

Si je n’étais la première à blâmer la manière de certains écrivains, qui, pour se donner plus de lecteurs, font des personnalités, sachant que le scandale affriande les masses, je vous raconterais la vie d’un certain monsieur qui est à présent… je ne sais plus quoi… une bonne petite place qui le pose bien, et avec cela des sinécures qui lui rendent beaucoup d’argent et des décorations innombrables.

Il est arrivé à tout cela, on ne sait trop comment. Après avoir escompté la position qu’il n’avait pas, l’influence de ses amis et des amis de ses amis, à présent il escompte la petite influence qu’il a, et celle surtout qu’il prétend avoir… Il a passé sa vie à demander quelque chose, mais comme il est amusant, spirituel, que l’on dit de lui c’est un bon garçon, il n’a pas lassé la patience de ses protecteurs, puis il connaît tant de monde !… Il escompte avec tant de bonne grace !…

Lorsqu’il vous rend un petit service, il est aimable, obligeant avec vous… Un jour il vous dit tout naturellement : « Mon cher, vous connaissez un tel… faites-moi donc le plaisir de lui demander cela pour moi ?… »

Un autre jour, comme il est votre ami, il se prévaut de cette amitié pour aller solliciter auprès d’une de vos connaissances, quelque chose que vous n’eussiez jamais osé lui demander pour vous-même, craignant d’être importun ou indiscret… Mais on le lui accorde, à lui, pour vous faire plaisir.

Ce roi des escompteurs, que nous appellerons Palervent, escompte aussi les connaissances qu’il pourrait avoir, trouvant que ce n’est pas assez d’escompter celles qu’il a. À l’entendre, il connaît tous les puissants de la terre. Je regrette de ne pouvoir vous raconter son histoire, vous verriez à quoi l’a fait arriver son esprit d’intrigue.

Après ce type de l’escompteur en grand, il y a l’escompteur en petit. Celui-ci est fermement convaincu que ses amis, ses connaissances, et les connaissances de ses connaissances, ne sont créés et mis au monde que pour apporter un complément à son bien-être et à ses plaisirs… Lui aussi jette un coup d’œil sagace et profond sur tous ceux qu’il fréquente et il se dit : « Un tel doit me fournir des billets de théâtre, celui-ci doit me donner une place dans sa loge aux Italiens, cet autre une place dans sa calèche. Ce dernier doit me procurer de l’avancement ; monsieur X… doit louer une chasse pour que je puisse me payer ce plaisir gratis. »

Son petit plan ainsi fait, gardez-vous de lui refuser votre contingent ; il se croirait volé !…

De ceux dont il voit qu’il n’y a rien à tirer, il dit d’un petit air dédaigneux : « Ce sont des gens inutiles, » et il s’éloigne d’eux !…

Il va des hommes qui escomptent la reconnaissance !…

Il y a des hommes qui escomptent la haine !…

Il y a des hommes qui escomptent leur lâcheté !…

Il y a des hommes qui escomptent leur courage et leur adresse !…

Il y a enfin des hommes qui escomptent leur déshonneur !…

Hélas ! le nombre des escompteurs est bien grand, et nous n’en épuiserions pas la liste !…


XIII

LES CÉLIBATAIRES


Les célibataires sont des voleurs de profession, mais des voleurs en dehors du Code !

C’est triste à constater, mais le Code a remplacé, pour beaucoup de gens, la conscience…

Jadis, avant de commettre une action, avant de lancer une affaire, on consultait sa conscience.

Aujourd’hui on consulte le Code ; s’il dit, cet intéressant livre de la morale officielle, que l’on n’a rien à craindre, que moyennant tel ou tel biais on ne sera pas condamné par tel ou tel article, cela suffit, on marche hardiment et sans remords aucuns.

Jadis on disait : Il faut vivre en paix avec sa conscience ; maintenant, grâce au progrès et à la civilisation, on dit : Il faut vivre en paix avec le Code.

Les célibataires sont donc, je le répète, des voleurs de profession ; mais au genre de vol qu’ils commettent, le Code n’a rien à voir. Ne se contentent-ils pas de voler l’honneur d’une pauvre femme, son bonheur, sa vie, quelquefois !… Au tranquille et confiant ami qui, sans méfiance, leur ouvre l’accès de son foyer ils ne volent ni sa bourse, ni sa montre, mon Dieu ! non : ils préfèrent lui ravir ce qu’il a de plus cher au monde, sa femme ou sa fille, honneur et bonheur à la fois…

Pour si peu le Code vraiment ne saurait s’émouvoir ! Ah ! si l’un de ces messieurs s’avisait de voler à un ami intime qui l’a toujours traité comme un frère, une pièce de cent sous pour s’acheter du pain, ce serait grave !… Le Code alors punirait.

Nous allons personnifier deux types du célibataire dans M. de Vallonsac et M. Dupondier.

M. de Vallonsac s’est trouvé à vingt-sept ans possesseur de cinquante mille livres de rentes. Il s’est dit : « Je pourrais me marier avec cinquante mille autres livres de rentes, mais serai-je plus avancé d’en avoir cent ? Une femme qui veut aller dans le monde, aux eaux ! des enfants qui un jour dépensent à leur tour, bah ! mieux vaut rester garçon. De cette façon je n’aurai pas l’ennui d’un ménage, j’en trouverai dix dont je pourrai bénéficier : et sans avoir les inconvénients d’une femme à moi, j’aurai celles de tous mes bons amis : vrai, c’est plus commode ! »

Il s’est donc voué au célibat, mais ce serment il l’a tenu secret, car il a compris les avantages qu’il pourrait retirer de sa position de jeune homme riche à marier. En effet, bien des familles lui ont fait des avances, l’ont choyé, dorloté, le traitant déjà de futur gendre.

Il s’est laissé faire, et pour témoigner sa reconnaissance il a séduit la fille ou la maîtresse de la maison.

Pendant dix ans il a joué le rôle d’un jeune homme en quête d’un cœur, d’une compagne, cela lui a ouvert tous les salons, et lui a valu libre accès auprès des jeunes filles. — Il en a séduit deux qui, se voyant un beau jour abandonnées, se sont tuées pour échapper au déshonneur ; — trois autres trompées par une promesse de mariage, se sont laissé glisser sur la pente fatale du vice…

Une fois, il s’est posé en soupirant, en futur d’une belle et candide jeune fille, qui s’est mise à l’adorer de bonne foi, sans comprendre qu’elle était le prétexte et sa mère le but… et lorsqu’un jour la pauvre enfant a pu se convaincre qu’entre lui et sa mère existait une liaison coupable… elle a souffert, oh ! bien souffert !… Mais, sublime de dévouement, elle a continué son rôle pour sauver sa mère, seulement elle en est morte, elle aussi !

Plus tard, arrivé à trente-cinq ans, il a avoué franchement qu’il renonçait au mariage… Abandonnant les jeunes filles, il a passé aux jeunes femmes.

Là, il a pris un rôle d’utilité, et s’est rendu indispensable dans un salon. Toujours prêt à aller chercher une loge, un bouquet, il s’est fait le complaisant du mari, le complice de ses fautes… se réservant de consoler sa femme.

Ses liaisons furent nombreuses avec des femmes du monde, et il peut se vanter d’avoir apporté le trouble et la désunion dans bien des ménages… Mais peu lui importe, les conséquences sont à la charge du mari, et il trouve tout naturel que ses amis endossent ses créances !

Et vous me direz que cet homme-là n’est pas un voleur !…

Il l’est, et même de la pire espèce !…

Si sa liaison avec la dame du monde amène entre elle et son mari une rupture… il lui dira avec un cynisme effronté : « Il fallait être plus adroite, ma chère, et ne pas vous laisser surprendre. Du reste, en devenant ma maîtresse, vous saviez à quoi vous vous exposiez ; vous comprenez bien que n’ayant pas voulu me marier pour n’avoir pas la charge d’une femme, je ne veux pas me donner celle d’une maîtresse ! »

Et il l’abandonnera lâchement, cette femme qu’il a perdue, pour aller recommencer son métier de voleur dans un autre ménage.

Voici quelle sera probablement la fin de ce célibataire. Vers l’âge de cinquante-cinq à soixante ans une adroite cocotte s’emparera de M. de Vallonsac, qui se laissera plumer par elle, si elle ne le force pas à l’épouser. Peut-être bien aussi un cordon-bleu émérite deviendra sa compagne, pour lui rendre la vie dure.

En tout cas, sa vieillesse sera peu heureuse. Il n’aura pour l’embellir et la charmer que de certaines mèches de cheveux blonds, bruns, rouges ou châtains, comme souvenirs de ses victimes, quelques portraits, et des liasses de billets doux… Tout cela peut distraire un instant, mais ne donne pas à coup sûr le bonheur qu’on trouve dans une conscience calme, et dans la bonne affection d’une femme avec qui on a vécu et vieilli et vis-à-vis de laquelle on n’a rien à se reprocher ; je ne parle même pas de ces joies intimes qu’éprouve la vieillesse entourée d’une nombreuse famille : l’amour que vous portent vos enfants, celui que l’on sent dans son cœur pour eux, sont des sentiments inconnus au célibataire !

M. Dupondier appartient à une autre catégorie…

Peu riche, six ou sept mille livres de rentes, beau garçon, d’un esprit agréable, il s’est fait dès vingt-cinq ans le raisonnement suivant :

« Travailler, c’est ennuyeux, je ne me sens pas né pour le travail ; le dolce farniente me paraît la chose la plus désirable… Mais, avec sept mille livres de rentes, j’ai juste de quoi vivre, et je ne pourrais pas me payer certain luxe. — Le luxe est pourtant une belle chose : comment vivre sans une loge à l’Opéra ou aux Italiens, sans un bon dîner, bien fin, un dîner à la Brillat-Savarin… » Il s’est dit tout cela, et après avoir longuement médité sur sa position, il a fini par trouver le moyen de s’entourer d’un certain luxe, sans en grever son petit budget.

Il devient l’amant d’une femme du monde, sur le retour, — cela peut avoir son bon côté, — il la choisit riche, possédant une bonne table, un intérieur confortable, une loge dans le théâtre qu’il préfère, un château où l’on puisse chasser, si par hasard il a ce goût-là, et ce choix étant fait, il devient le cavaliere servente de cette femme, il s’établit chez elle comme chez lui, y dîne et y passe ses soirées, accompagne madame au bois, au spectacle, va passer les six mois de l’été dans son château, chasse avec sa meute, monte ses chevaux, et se promène dans sa voiture…

M. Dupondier a vécu ainsi avec une vieille marquise pendant dix ans… À sa mort, il s’est mis en quête d’une autre maison. Un sien ami riche l’a invité chez lui ; il a trouvé sa cave bonne, son cordon-bleu parfait, sa maison de campagne agréable… Il est devenu le parasite de la maison, en mettant tout en œuvre pour séduire la femme de son ami, et il y est parvenu… Pendant six ans il a mangé les dîners de ce bon Dandin, qui l’invitait toujours chez lui en ville et à la campagne, en répétant sans cesse : « Ce pauvre Dupondier n’a pas d’intérieur, peu de fortune, que voulez-vous qu’il fasse… » Enfin un beau jour le mari confiant apprit le secret de la liaison de Dupondier et de sa femme… Son cœur en saigna douloureusement… « Lui… lui… mon meilleur ami !… lui, en qui j’avais une confiance illimitée, qui était l’hôte bien aimé de mon foyer !… »

Le pauvre mari s’est battu, les lois de l’honneur l’exigeaient, il a reçu un bon coup d’épée qui l’a mis au lit pour deux mois : sa femme chassée de chez elle, folle de honte et de désespoir, crut pouvoir se réfugier chez son complice. Où pouvait-elle aller ? mais le complice lui dit gentiment qu’il n’avait pas les moyens de la garder.

À l’heure qu’il est elle brode dans une mansarde, et lui s’est fait un nid bien chaud dans un autre ménage !

Il est devenu l’ami d’une grande lorette, richement entretenue ; il lui offre son bras, l’accompagne au bois, au théâtre, lui porte son toutou, son manchon, son ombrelle et se dit son humble esclave. La dame est enchantée, dit-on, et a mille bontés pour lui… car les hommes qui lui prodiguent leur or lui refusent le plus souvent un salut en public.

Les célibataires qui liront ces lignes vont, je gage, jurer que je suis une vieille fille, furieuse de porter la cornette de sainte Catherine… et que c’est à cause de cela que je leur dis des choses désagréables… Eh bien ! non, messieurs, je ne suis point une vieille fille… et croyez-moi, pour mon compte personnel, je n’aurais pas été fâchée qu’il n’y eût en France que des célibataires.

Du reste, je ne médis pas de tous les célibataires sans exception : ceux, par exemple, qui se sont voués au célibat par un désespoir d’amour ont toutes mes sympathies ; ceux qui ne se marient pas parce qu’ils se reconnaissent trop de défauts pour ne pas rendre une femme malheureuse, méritent mon admiration. Les plus sages et les plus prudents sont ceux qui attendent pour trouver une femme selon leur cœur, et ceux-là je les applaudis des deux mains.