É. Dentu, Éditeur (p. 13-41).


II

DE L’HOMME ET DE LA FEMME


Jadis un concile s’assembla pour délibérer sur cette grave question, à savoir, si la femme, tout comme l’homme, avait une âme. Je ne sais trop quelle fut la décision de cette docte assemblée, mais ce que je sais, c’est que j’aurais éprouvé un véritable plaisir à faire la réponse suivante à ces messieurs : « Il faut que vous sentiez que la brute est dominante chez vous pour en être venus à vous demander si celle de qui vous êtes une partie, la chair de sa chair, les os de ses os, si celle qui vous a portés neuf mois en elle, qui vous a mis au monde, qui a guidé vos premiers pas dans la vie, qui a formé votre jeune esprit, votre cœur, est une brute, ou si elle est une créature intelligente créée par Dieu à son image !…

Aujourd’hui, les hommes nous font l’honneur de croire que, comme eux, nous avons une âme : la question est vidée ; mais, dans leur for intérieur, ils sont encore très-persuadés qu’ils ont sur nous une grande supériorité intellectuelle.

Et pourtant quelle erreur et quelle fatuité est la vôtre ! Croyez-moi, rien n’est moins sûr que ça !

Volontiers les hommes disent et croient que la pensée du divin Créateur a été manifeste, qu’il a créé l’homme comme le roi de la création, et qu’il a créé la femme inférieure à lui… Ils ajoutent que l’ordre suivi dans la création l’indique, du reste.

Eh bien ! mais c’est tout juste le contraire. Suivez plutôt mon raisonnement.

Dieu créa d’abord la terre ; il fit ensuite la lumière ; il créa les poissons qui nagent dans l’eau, les oiseaux qui volent dans l’air ; après, il peupla la terre de toutes sortes d’animaux, bœufs, moutons, serpents, buffles, éléphants, etc.

Il se dit ensuite : Faisons un être au-dessus de tous les autres par son intelligence, un être qui ait comme nous une âme immortelle : il prit de la boue, de la simple boue, notez bien cela, et il fit l’homme, Adam, votre père à tous, messieurs !

Puis il créa la femme, Ève ! remarquez que pour elle il trouva que la boue était trop indigne ; il prit une matière qui déjà avait été purifiée par son souffle divin, une côte, une portion d’Adam pour former Ève,

Eh bien ! ou vous êtes forcés de dire et de croire que la boue est une matière moins indigne qu’une partie de vous-même, ce qui serait peu flatteur, ou vous êtes forcés de convenir que le Créateur nous a formées avec plus de soin, plus de délicatesse que les hommes !

À présent, examinons l’ordre qu’il a suivi dans la création des êtres animés : les poissons, les oiseaux, les animaux qui peuplent la terre, l’homme et la femme.

Si les hommes n’admettent pas qu’il a commencé par le moindre, pour arriver au plus, ils seront forcés de reconnaître que les homards, les merlans, les crocodiles, les requins, leur sont supérieurs, puisqu’ils sont leurs aînés dans la création !

Que les chouettes, les hiboux, les canaris, les moineaux, les vautours, etc., leur sont supérieurs, puisque ceux-là aussi jouissent sur eux du droit d’ainesse.

Que les buffles, les ânes, les mulets, les dromadaires, etc., etc., leur sont encore supérieurs.

Si, comme j’en suis sûre, les hommes ne donnent pas à ces animaux le droit de supériorité sur eux, ils seront forcés d’avouer que Dieu a commencé du moins pour arriver au plus, que, dans la création, comme au banquet des élus, la dernière place était la meilleure ; que le divin Créateur a voulu finir l’œuvre créatrice par la plus parfaite, la plus complète créature.

Quelle est cette créature ?

C’est la femme !

De par Dieu donc nous sommes créées non inférieures à l’homme, mais supérieures.

Est-ce assez clair ?

Est-ce assez logique ?

Je crois que oui.

Les hommes donnent encore comme preuve de leur supériorité sur la femme, la plus grande dose de force brutale que Dieu leur a donnée !

Croyez-vous que cela constitue une supériorité ? Alors je vous assure que l’éléphant en a une grande sur nous. Il peut tuer roide un homme d’un coup de sa trompe, l’écraser en marmelade sous son large pied. Le chameau porte sur son dos avec le plus grand calme des poids de mille et mille kilos : le croyez-vous supérieur à vous autres pour cela, messieurs ?… Non, vous dites : il a plus de force physique, voilà tout.

Eh bien ! la femme a moins de force physique ou brutale que l’homme, voilà tout !

Arrivons à l’intelligence !…

Si nous remontons à Adam et Ève, vous m’avouerez bien que ce bon père Adam en a peu montré : la fameuse pomme a été mangée !

L’histoire nous dit : Ève a pris l’initiative et a tenté son époux.

Si elle n’a pas fait preuve d’esprit, d’obéissance, elle a au moins prouvé qu’elle avait l’esprit d’initiative et de l’imagination ! Adam n’en avait pas, le courage de résister lui a manqué aussi. Vrai, son rôle a été assez bête, et le père des hommes n’a pas donné une haute idée de sa supériorité sur notre mère Ève !… Depuis, dans les siècles passés, dans le siècle présent, si l’homme arrive à faire de grandes et belles choses, c’est toujours pour la femme et par la femme !

Un juge disait, avec raison peut-être, quand on lui amenait un criminel : « Où est la femme ? »

Dans les œuvres d’art, de génie, de bravoure, on peut aussi demander par chaque homme qui les a accomplis : « Où est la femme ? »

Si elle est la cause du crime, elle est aussi le mobile du grand, du beau, du sublime !…

Depuis que le monde est monde, depuis que la femme est femme, il est des femmes qui se sont illustrées dans toutes les œuvres de l’esprit, de l’intelligence, qui se sont rendues célèbres dans les arts, la science et la guerre, par leur bravoure, leur héroïque courage.

Souveraines, guerrières, artistes, savants, nous avons eu tous les beaux types, et la femme a prouvé qu’en tout et pour tout elle était aussi bien organisée que l’homme.

Le nombre des femmes qui se sont rendues illustres est moins grand que celui des hommes, dira-t-on.

C’est vrai.

Mais cela ne prouve nullement que la femme ait moins d’intelligence, soit moins apte aux grandes œuvres du génie que l’homme.

Non.

Si le nombre de femmes arrivant à la célébrité est minime par comparaison, cela tient à trois causes.

La première, c’est qu’à la femme Dieu a donné la plus belle, la plus noble, mais aussi la plus pénible, la plus douloureuse des missions : celle de former dans son sein, de mettre au monde les enfants, de guider leurs premiers pas incertains, de former leur cœur, leur esprit, de leur inculquer les premières notions du bien et du mal. Mission sublime, qui mieux que tout prouve ce qu’elle est, ce qu’elle vaut.

Pour que Dieu lui ait confié cette mission, il faut qu’il l’en ait jugé digne, il faut qu’il ait eu bien soin de lui donner un cœur accessible à tous les beaux et nobles sentiments, à cet inaltérable dévouement, à cette suprême abnégation que demande l’état maternel : il faut qu’il lui ait donné une grande intelligence pour la juger digne de former celle de ses enfants.

Il faut qu’il l’ait dotée d’une grande dose de force morale, et physique même, pour lui imposer les souffrances, les douleurs de la maternité !… Cette tâche pénible, cette sublime mission prend beaucoup de son temps et lui enlève les loisirs de s’adonner aux œuvres d’art et de science ; mais cela n’empêche pas qu’elle n’ait les aptitudes nécessaires à ce genre de travail, quand elle le peut, et si elle le veut.

La seconde raison est celle-ci :

Les hommes sont égoïstes ; ils sont jaloux de cette prépondérance qu’ils se sont abusivement donnée, et ils font tout leur possible pour amoindrir, étouffer l’intelligence de la femme… On lui donne une instruction élémentaire, insuffisante… On la relégue au second plan, lui attribuant les détails prosaïques de la vie…

Si l’une d’elles brise les entraves et essaye de s’élever… de suite mille voix railleuses la huent, la persifflent ; votre colère dissimulée sous une amère moquerie la poursuit ; bien loin de lui tendre une main secourable et amie, d’une main sacrilége et impie vous essayez de briser le piédestal qu’elle veut se faire ou qu’elle s’est fait.

Vos lois, vos usages, tout est créé par les hommes de façon à asservir, à amoindrir les qualités, l’intelligence des femmes, et à empêcher qu’elles puissent prendre leur essor naturel : ce qui tendrait à prouver que le sexe fort a conscience que la femme pourrait bien finir par lui prouver sa supériorité. On n’est jaloux que de ce qu’on craint.

La troisième raison est bien celle qui prouve le moins en faveur des hommes.

Dès qu’une femme arrive dans la guerre, dans l’art de gouverner, dans les sciences, dans les arts, dans la littérature à se faire une réputation ; dès que les hommes la voient marcher vers la célébrité, ils sont tous acharnés après elle, ils discutent son talent, la raillent impitoyablement, ils essayent par tous les moyens possibles de l’amoindrir, de l’annihiler.

Je pose en fait, que pour qu’une femme réussisse dans quelque carrière que ce soit, il faut qu’elle ait dix fois plus de talent qu’un homme : car, lui, trouve une camaraderie prête à l’aider, à le soutenir, et la femme a à lutter contre un parti pris de malveillance.

L’homme en marchant dans une carrière a un but ; il sait que ses efforts seront couronnés, récompensés. L’Institut, l’Académie, lui ouvrent leurs portes ; la croix de la Légion d’honneur, un poste élevé lui seront donnés… Mais la femme n’entrevoit rien de tout cela : on croirait que l’intelligence, le talent, doivent être récompensés aussi bien chez la femme que chez l’homme… Ce dernier en a jugé autrement ; étant juge et partie, il a tout gardé pour lui.

On pourrait appeler cela de l’égoïsme !

Ce sentiment de colère, d’envie, qu’excite chez l’homme la gloire de la femme, s’est manifesté dès le cinquième siècle de l’ère chrétienne.

Tout le monde sait que la fameuse école d’Alexandrie avait pour orateurs les plus grands théologiens et les plus grands philosophes ; saint Jérôme, Origène, Théophile, Chrysostome, Cyrille, etc., en faisaient partie.

Au milieu de toutes ces vastes intelligences, de tous ces sublimes génies, soudain apparaît une jeune fille, belle de ses vingt ans, et d’une rayonnante beauté, et aussi d’une vertu sans tache, elle leur dit à tous : Place pour moi !

Moi aussi je veux cueillir les lauriers de la gloire !

Elle monte dans la célèbre chaire d’Alexandrie, et se met à expliquer à une foule enthousiaste et charmée Aristote et Platon.

Son succès égale son talent et son éloquence ; on fait foule pour entendre la jeune et belle Hypathias, fille du mathématicien Théon.

Eh bien ! que croyez-vous que firent ses adversaires barbus ?… Qu’ils l’applaudirent, l’encouragèrent !… Allons donc !…

Furieux, exaspérés de voir une faible femme oser leur disputer la palme du savoir et de l’éloquence, ils l’écharpèrent, la mirent en pièces…

Voyez plutôt comment l’histoire nous raconte cet horrible assassinat :

« Un jour, les adversaires, les collègues d’Hypathias, ayant saint Cyrille en tête, attendirent la jeune fille dans une rue où elle avait coutume de passer en sortant de faire son cours.

« Elle arrive dans son char, le front brillant de beauté et de gloire, elle est acclamée par la foule.

« Saint Cyrille et ses compagnons, dont faisait partie Pierre, un des licteurs de l’Église, entourent le char, en arrachent Hypathias, ils l’écharpent, jetant au vent les lambeaux de sa chair… »

Voilà un procédé peu parlementaire s’il en fut, pour avoir raison d’une rivale !

Croyez-vous que cet horrible assassinat fût puni ?

Non.

La belle Hypathias n’avait-elle pas commis le crime de prouver à ces doctes savants qu’une simple femme pouvait s’élever aussi haut qu’eux !…

Voilà l’accueil peu encourageant que les hommes ont fait à la première femme qui a eu le noble amour-propre de vouloir s’élever par la science !…

Cela a pu un peu refroidir l’émulation des autres.

Vrai, il y avait de quoi.

Dans notre siècle, il faut l’avouer, on y met plus de procédé. Les femmes qui cherchent à se faire une petite place au soleil, qui se posent dans les arts ou dans les lettres comme rivales des hommes, n’ont plus à redouter le triste sort d’Hypathias…

Non, ces messieurs se contenteront d’écharper leur réputation, de discuter, de railler leur talent… un objet d’art, un livre est-il signé par une femme, de parti pris ils critiquent, sans faire l’honneur à cette œuvre d’une attention sérieuse et impartiale.… C’est d’une femme, disent-ils, avec une petite moue dédaigneuse !

Il faut une grande dose de courage et de persévérance à la femme pour ne pas se rebuter et pour arriver…

Et celle qui a, hélas ! besoin de travailler, de réussir, a beaucoup de difficultés, tellement elle rencontre peu de bienveillance chez les hommes, grâce à un sot égoïsme d’esprit de corps.

Certains hommes ont toujours à la bouche et au bout de la plume, cette phrase :

« Les femmes sont créées pour faire cuire leur pot-au-feu et ravauder des chaussettes. » Très-bien…

Mais lorsqu’elles n’ont ni pot-au-feu, ni chaussettes, et qu’il faut qu’elles gagnent de l’argent pour s’en acheter, que faut-il qu’elles fassent ?

Autre chose que des arts ou de la littérature, direz-vous.

Ceci est de la tyrannie ridicule… L’homme qui a besoin de travailler pour vivre choisit l’état, la profession qui conviennent le mieux à ses aptitudes, à ses goûts.

Pourquoi voudriez-vous enlever ce droit à la femme ?

À celles qui, à cause de leur éducation, de leur famille, de leur nom, ne peuvent, si l’adversité les frappe, se faire femmes de chambre, lingères ou ouvrières, il ne reste, hélas ! pas tant de carrières ouvertes pour vouloir leur interdire les arts ou la littérature.

Depuis que Molière a fait les Femmes savantes, certaines gens s’entêtent à ne voir dans la femme écrivain, qu’une femme bas-bleu, pédante, romanesque, qui, pour chercher une vaine gloire, néglige son intérieur, les soins à donner à ses enfants.

C’était peut-être vrai au temps de Molière ; mais, aujourd’hui, ce que je sais fort bien, et ce que certaines personnes ignorent ou font semblant d’ignorer, c’est que la plupart des femmes qui prennent la plume en main ont un but plus pratique, plus noble, plus sérieux, que de donner carrière à leur esprit romanesque et au désir d’une vaine gloire. Elles ont le but de gagner de quoi acheter leur pot-au-feu, leurs chaussettes, de nourrir et faire élever leurs enfants !

On a dit et l’on dit que le peuple français est le peuple le plus galant du monde.

C’est possible.

Mais, en tout cas, les femmes préféreraient qu’il fût un peu moins galant et mieux pénétré de ce qu’il doit au sexe qui, pour lui, est le synonyme de mère, sœur et fille.