Grazyna
1823

GRAJINA, LÉGENDE LITHUANIENNE.

Le vent du nord fraîchit au milieu des ténèbres.
La lune, au front voilé de nuages funèbres,
Étend sur l'horizon ses changeantes clartés;
L'univers semble un dôme aux piliers argentés:
Et le påle croissant est une meurtrière
Par où l'ange du jour fait jaillir la lumière.
Un antique château, comme un nid de vantours,
Du mont de Novogrod domine les contours.
Comme un phare écroulé, son ombre formidable
Gisant sur les remparts de verdure et de sable,
Se perd dans le marais qui de ses bras noircis
Du manoir féodal couronne le glacis.

Tous les feux sont couverts : seulement la vigie
Des nocturnes gardiens troublant la léthargie,
Vient mêler son qui-vive aux murmures du vent.
Soudain dans le vallon paraît un point mouvant;
Puis on voit des guerriers accourant hors d'haleine,
Leur ombre, en s'agitant, les poursuit dans la plaine:
Ce sont des cavaliers bardés d'or et de fer,
Car ils ont la splendeur et le bruit de l'éclair.
Sous les pieds des chevaux les pavés retentissent.
Autour des bastions trois fantômes se glissent,
Ils se sont arrétés: l'un d'eux saisit le cor,
Il crie à haute voix, il sonne, il sonne encor,

Sur une tour voisine on entend la trompette;
Un flambeau de la tour illumine le fatte,
Les verrous ont grincé, la lumière descend,
Le pont-levis s'abaisse et tombe en gémissant.
La garde du château vers les portes s'élance,
S'approche des guerriers, les entoure en silence.
Le premier est armé comme pour les tournois:
Son large manteau blanc est noirci d'une croix,
Une étoile en brillans décore son armure,
Un pieux chapelet lui pend à la ceinture,
Un cornet de métal sur son dos est jeté,
Sa lance est en arrêt, sa rapière au coté.
A ces signes certains les soldats reconnurent
Un komthour des Croisés, et tout bas ils murmurent:
«Voyez cet échappé du chenil des Teutons,
Gorgé du meilleur sang des Prusses, des Lettons;

Oh! n'était notre duc, bientôt sa tête altière
Au fond de ce marais plongerait toute entière:
Tous trois, en bas du pont, je voudrais les jeter!»...
L'étranger les entend, sans paraître écouter:
Cependant la fureur se peint sur son visage,
Et peut-être avec crainte il reçoit ce présage.
Il demande aussitôt: « Le prince est-il chez lui?»
— «Oui, mais vous ne pouvez lui parler aujourd'hui;
C'est bien tard pour venir frapper à sa demeure.
Adieu donc, à demain.» — «A demain? tout à l'heure!
Certes, je veux le voir, lui parler à l'instant.
Mandez à Litavor un message important,
Allez. Tout le danger, je le prends sur ma tête.
Mais je veux que ce seing me serve d'interprète:
S'il daigne reconnaître un signe convenu,
Il saura qui je suis, pourquoi je suis venu.»

Tout repose à l'entour sous le deuil de l'automne.
Minuit jette en tous lieux son ombre monotone;
Mais pourquoi du donjon qu'habite Litavor
Par la grille un flambeau rayonne-t-il encor?
Il vient d'être à cheval le jour, la nuit entière,
Et le sommeil devrait planer sur sa paupière.
Il veille cependant.—On envoie à la tour,
Il veille; mais aucun des nobles de sa cour,
Ni des gens du château, n'ose franchir sa porte.
Le messager teuton les supplie et s'emporte:
Impuissante prière! inutile courroux!
On va trouver Rymvid; lui seul est parmi tous
Son digne confident, son ministre suprême,
Litavor en disait: «C'est un autre moi-même.»
Ame de ses conseils, doyen des vieux guerriers
Rymvid s'était couvert des plus nobles lauriers;
Au château, dans les camps, en tous lieux, à toute heure,

Il pouvait de son maître approcher la demeure.
Rymvid va le trouver. Luttant contre la nuit,
Une lampe mourante éclaire le réduit:
Le prince, encore armé, qu'un sombre ennui dévore,
Se promène à grands pas sur la dalle sonore
Par moments il s'arrête et son front s'obscurcit:
De son vieux conseiller écoutant le récit,
Il change de couleur, sa poitrine s'enflamme,
Tout son maintien trahit les orages de l'âme;
Il approche une main du flambeau pâlissant,
Il feint de ranimer son éclat impuissant;
Mais sous un doigt distrait la lampe s'est éteinte,
Et la nuit autour d'eux répand sa sombre teinte.
Sans doute voulait-il déguiser ses transports,
Faisant, pour les calmer, d'inutiles efforts;
Voulait-il éviter que Rymvid put connaître
Le douloureux secret qui torture son maître.

Il parcourt le réduit d'un pas plus assuré:
Mais quand son ombre touche au grillage éclairé,
Aussitôt on distingue aux rayons de la lune
Projetant sur ses traits sa lucur importune,
La sombre expression de son front soucieux,
Les sinistres éclairs jaillissant de ses yeux,
Ses lèvres où la rage, où le mépris se joue,
Et la vive rougeur empreinte sur sa joue.
Dans un fauteuil enfin Litavor s'est jeté:
Puis, voilant son courroux d'un sourire affecté,
Il ordonne au vieillard de refermer la porte,
Prend un accent plus calme, et parle de la sorte:
«Ne m'as-tu pas toi-même hier soir informé
Que le prince Vitold, notre duc bien-aimé,
Après tous les bienfaits que sa main nous dispense,
Daigne nous accorder la juste récompense
Des services rendus, et qu'il se décida
A nous donner en fief le pays de Lida,

La dot de mon épouse et mon propre héritage,
Comme un riche butin qu'aux soldats l'on partage?»
«Oui, Monseigneur.»—«Eh bien, suivant sa volonté
Nous recevrons en roi les dons de sa bonté,
Avec tous nos drapeaux à marcher qu'on s'apprête;
Qu'on éclaire la cour comme en un jour de fête;
Que de nombreux clairons, à l'heure de minuit,
Sur la place publique assemblés à grand bruit,
Sonnent aux quatre vents le signal des alarmes
Et dans tout le pays fassent courir aux armes.
Que tous les combattants se lèvent à leurs voix;
Qu'ils aiguisent l'épée, emplissent le carquois,
Que chacun se couvrant du casque et de l'armure,
D'un glaive et d'un poignard garnisse sa ceinture.
Que tout homme avec soi prenne assez d'aliment
Pour pouvoir quelques jours se nourrir aisément.
Qu'on rentre les chevaux laissés au pâturage,
Qu'on les fasse seller, qu'on prenne du fourrage;

Et sitôt qu'à Chorsé rallumant son flambeau
Le soleil de Mendog rougira le tombeau,
Pour marcher sur Lida que tout se réunisse,
Qu'on soit prêt et dispos:-Allez, qu'on obéisse.»
Il se tait. - Le vieillard le regarde étonné:
Il est vrai, pour la route il a tout ordonné;
Mais d'où vient ce courroux? Pourquoi cette heure indue?
Lorsqu'il parle, pourquoi la pensée éperdue
Semble-t-elle à moitié s'épancher de son sein
Et l'autre moitié meurt comprimée à dessein?
Tout son discours trahit une lutte invisible:
Ce brusque accent n'est point sorti d'un coeur paisible!
Le prince impatient, d'un oblique regard
Exprime son désir d'éloigner le vieillard;
De son côté, Rymvid paraît encore attendre:
Car ce qu'il vient de voir et ce qu'il vient d'entendre
Plus il y réfléchit, lui semble présager

De graves actions sous un discours léger.
Que faire cependant? lorsque le prince ordonne,
Il ne veut écouter les conseils de personne:
D'une discussion haïssant les lenteurs,
Il arrange tout bas ses projets destructeurs,
Qui, sitôt arrangés, deviennent des oracles;
Alors, son cœur de feu ne connaît plus d'obstacles.
Mais Rymvid, dès long temps son féal conseiller
Et connu parmi tous pour un preux chevalier,
Se couvrirait de honte au terme de son âge,
S'il n'essayait au moins de conjurer l'orage.
Faut-il se taire ou bien le combattre aujourd'hui?
Enfin il se décide, et s'approchant de lui:
«Quels que soient vos projets, vous savez qui nous sommes;
Montrez-nous le chemin: les chevaux et les hommes,
Tout s'élance avec joie au devant du trépas;
Le vieux Rymvid aussi ne vous trahira pas.

Mais il est, ô mon maitre! il est une distance
Entre ceux que leur âge et leur indépendance
Placent bien au dessus du commun des humains,
Et la foule ignorante, instrument de vos mains.
Il est vrai, Monseigneur, qu'à son conseil de guerre
Votre père était loin d'appeler le vulgaire;
Mais avant de verser le sang de ses sujets,
Il allait aux anciens soumettre ses projets.
Alors, il m'en souvient, au tribunal suprême,
Je pensais librement et je parlais de même.
Veuillez donc pardonner, ô prince bien aimé!
Si j'énonce le vau que mon cœur a formé.
Seigneur, voyez ce front couvert de cicatrices,
Ces cheveux qu'ont blanchis quarante ans de services:
Jamais le vieux soldat vers sa tombe incliné
N'a vu de tels dangers son prince environné.

Cette expédition, comme un flot qui déborde,
Parmi tous vos sujets répandra la discorde.
Vos soldats attendront les prémices offerts,
Et vos fiefs de Lida, l'esclavage et les fers.
Alors la Renommée, en déployant son aile,
Va partout annoncer la guerre fraternelle:
Ces germes, savez-vous quels en seront les fruits?
L'envie au front moqueur, s'emparant des faux bruits,
Publira que, jaloux des bourgades prochaines,
Vous entrez dans Lida pour lui porter des chaînes!
Jadis de ce pays les vaillants potentats
Allaient bien autrement investir leurs États!
Ils marchaient entourés d'opulence et de gloire:
Leurs bienfaits sont toujours présents à ma mémoire!
Imitez, Monseigneur, l'exemple des aïeux,
Comptez sur moi: Rymvid fera tout pour le mieux.

D'abord nous enverrons un message du prince
Aux guerriers de la ville, à ceux de la province,
Pour qu'ils s'assemblent tous avec vélocité
Dans la cour souveraine, au sein de la cité.
Les premiers magistrats. les seigneurs tributaires,
Avec tout leur cortège, afflueront de leurs terres:
Pour moi, je vais partir demain de grand matin
Avec tous les apprêts d'un splendide festin,
Sur les moindres détails veillant avec prudence,
Vin, liqueurs et gibier; le tout en abondance.
Ainsi que les sujets, bien souvent les seigneurs
D'un festin délicat recherchent les honneurs:
Et les grands, de leur prince admirant les largesses,
Se font pour l'avenir les plus douces promesses.
Ainsi firent toujours les Samogitiens
Et les ducs vos aïeux demandez aux anciens!»

Le vieillard ajouta, s'approchant du grillage:
«Quel vent! pour la journée il annonce un orage.
Mais au pied de la tour j'avise un destrier,
Contre lui sur l'arçon s'appuie un chevalier:
Un second... un troisième... oh! des Germains, je jure:
On peut les reconnaître à leur brillante armure;
Faut-il faire monter ces guerriers ennemis,
Ou plutôt par ma voix que vos ordres transmis...»
Tout en parlant ainsi, non sans dessein peut-être,
Il fermait les panneaux de l'étroite fenêtre;
Sans doute il hasardait sa demande en passant
Pour savoir d'où venait ce groupe menaçant.
Litavor lui répond avec impatience:
«Si jamais, incertain de mon expérience
Je réclame un secours dans les conseils d'autrui,
Les tiens seront toujours mon plus fidèle appui.

Toi seul as mérité ma confiance ère:
Toi, vieillard au conseil, toi, jeune homme à la guerre.
Rymvid, je n'aime pas, que des yeux indiscrets
Puissent impunément surprendre mes secrets.
Il faut, germant au coeur, que l'intime pensée
A sortir au dehors ne soit pas trop pressée;
Qu'un projet assez mûr pour paraître au grand air
Soit prompt comme la foudre et frappe avec l'éclair.
Nous partons aujourd'hui pour la Samogitie:
Par ces mots la demande est assez éclaircie.»
—«Impossible, Seigneur.» — «Il le faut, je le veux!
Pourtant tu connaitras l'objet de tous mes vœux.
J'ai su par des agents qu'aposté sur ma roule,
Vitold veut m'assaillir et me perdre sans doute;
A Lida le félon m'attirant à dessein,

Croit me faire captif ou me percer le sein:
Voilà pourquoi tantôt j'ai fait courir aux armes,
Et sonner dans les camps le clairon des alarmes.
Aussitôt que j'ai su ce complot arrêté,
Avec l'Ordre ennemi j'ai du faire un traité:
Avide du butin qu'avec nous il partage,
A nous prêter appui le Grand-Maître s'engage;
Si, comme je l'entends, ses nonces sont venus,
On voit qu'il se souvient des traités convenus.
Donc, avant le coucher des hyades brumeuses,
Nous irons ajouter à nos bandes fameuses
Trois mille chevaliers armés jusqu'aux mentons
Avec deux fois autant de lansquenets teutons.
Moi-même j'ai choisi dans la cour du Grand-Maître
Les hommes, les chevaux... tu dois bien les connaître.

Tu sais combien le glaive est terrible en leurs mains,
Nos dards n'égalent pas les lances des Germains;
Dépassant nos soldats en vigueur, en stature.
Ils sont tout cuirassés, cavalier et monture:
Chacun d'eux est armé d'un reptile de fer,
Il le nourrit de plomb, sortilége d'enfer!
L'œil ouvert, le corps droit et la main prête à l'oeuvre,
Soudain d'une étincelle il touche la couleuvre,
L'éclair brille, et celui que son œil a visé,
Tombe comme un épi que l'orage a brisé.
Tel l'aïeul Gédimin, de divine mémoire,
Sous les murs de Viélonne expirait avec gloire!
Demain, lorsque Vitold, ne se doutant de rien,

Ne laisse dans Vilna que son nom pour gardien,
Au sein de la cité, tombant comme la foudre,
Nous verrons sa grandeur s'écrouler dans la poudre!»
Rymvid, le vieux Rymvid écoute stupéfait
Le projet forcené d'un semblable méfait.
Il ne peut supporter cette horrible pensée;
Entre mille dangers son âme est balancée;
Enfin ne pouvant plus retenir le torrent
De sa juste douleur, il s'écrie en pleurant:
«Seigneur! faut-il encor que le soleil m'éclaire,
Pour que je voie un frère égorgé par un frère!
Celui qui du Germain ose invoquer l'appui,
Hier encor levait sa hache contre lui.

Les Germains dans nos rangs! que plutôt se confonde
Le ciel avec la terre ou la flamme avec l'onde!
On a vu cependant des peuples ennemis
Auxquels de père en fils le combat fut transmis,
Offrant un sacrifice à leurs dieux tutélaires,
Venir sur les autels déposer leurs colères,
On a vu quelquefois le Sarmate pieux,
Et le Lithuanien de sa gloire envieux,
Aux tournois, à la guerre, associer leurs armes,
Et sous les mêmes toits reposer sans alarmes.
La vieille inimitié de l'homme et du serpent
Est plus ancienne encor; mais si le dieu rampant
Est invité par l'homme à ses foyers rustiques;
Si devant l'arbre saint des lares domestiques
Cet homme le nourrit de laitage et de pain,
Le serpent désarmé vient ramper sous sa main,
Réclame à ses repas sa place journalière

Boit aux mêmes bassins une onde hospitalière,
Et souvent au berceau, l'hôte reconnaissant,
Revêt l'enfant qui dort d'un anneau caressant.
Mais l'hydre des Croisés, cette hydre aux mille têtes,
Fut avide en tout temps de nouvelles conquêtes:
Des côteaux de la Prusse aux champs mazoviens
Cette hydre a dévoré notre sang et nos biens;
Et le reptile impur dans sa rage funeste,
Veut des hords du Niémen engloutir tout le reste!
Pour sauver la patrie il faut nous réunir.
C'est en vain que nos ducs, jaloux de les punir,
S'épuisent chaque année en efforts inutiles,
Vont briser leurs remparts, incendier leurs villes,
Sur leurs temples maudits plantent nos étendards;
Cet Ordre teutonique est un monstre aux cent dards:
En vain roule à vos pieds une tête coupée,
Et dix autres soudain grandissent sous l'épée!

Tranchons les d'un seul coup! Il n'est point de traité
Qui nous puisse contraindre à la fraternité.
Est-il donc parmi nous un seul qui ne connaisse
Leur esprit conquérant, leur ruse, leur bassesse;
Qui n'aimât cent fois mieux, en face des Germains,
La mort dans les combats qu'un appui de leurs mains;
Un seul qui n'évitât leur présence funeste,
Comme dans la Krimée on évite la peste;
Qui n'aimât mieux saisir un tison embrasé,
Que de serrer la main d'un chevalier croisé!
Mais Vitold nous menace? Ah! des mains aussi viles
Devraient-elles trancher nos discordes civiles?
Et ne saurions-nous plus entre amis et parents,
En champ clos, sans témoins, vider nos différents?
Ah! plutôt, Monseigneur, que ces mains paternelles
Apaisent à jamais vos luttes criminelles,
Sans réclamer l'appui du perfide étranger,
Et gardant nos efforts pour un même danger!
Qui vous dit que Vitold, dans sa démence extrême,

Foule aux pieds des traités consentis par lui-même?
Veuillez m'entendre, ô prince! et souffrez qu'aujourd'hui
Je resserre à jamais nos liens avec lui.»
- «C'en est assez, Rymvid: je connais mieux mon frère,
Et de tous ses projets la constance éphémère.
Ce prince versatile et changeant comme l'air,
Détestant aujourd'hui ce qu'il aimait hier,
Entre deux volontés jamais ne se décide.
Naguère encor, crédule à sa foi fratricide,
De Lida sans effort je croyais me saisir,
Et voici que le prince a changé de désir:
Sachant qu'à ses foyers j'ai rendu mon armée,
Tandis que sous Vilna la sienne était formée,
Il proclame aujourd'hui que tous les habitants
Du nouveau souverain paraissent mécontents:
A lui donc de Lida le superbe héritage:
Quant à nous, le désert sera notre partage,
La Russie au ciel morne ou les marais finois;
Car c'est là que Vitold, à la chasse, aux tournois,

Prodiguant les trésors de la Lithuanie,
Proscrit de nobles coeurs, des frères qu'il renie;
Et lui-même usurpant le trône des aïeux,
Nous destine la tombe ou l'exil odieux.
Voilà comme il voudrait écraser sur sa route,
Et tous ceux qu'il déteste, et tous ceux qu'il redoute!
Grands dieux! jusques à quand tiendra-t-il nos guerriers
Enchaînés pour le suivre aux combats meurtriers?
Le fer ne quitte plus la sanglante poitrine,
Sur nos fronts tout meurtris le casque s'enracine.
De victoire en victoire affrontant les hivers,
Pour lui nous avons fait le tour de l'univers;
Combattant les Croisés, les Tartares nomades,
Des Sarmates voisins dévastant les bourgades,
Ou chassant devant nous sur les sables mouvants
Les lentes du Mogol que transportent les vents.

Et tous les prisonniers des fréquentes batailles,
Tous les trésors conquis dans les fortes murailles,
Ce qu'épargna le fer, ou la flamme, ou la faim,
De Vitold, sous nos yeux, vient grossir le butin!
S'il grandit tous les jours, il le doit à ce glaive:
Et c'est sur nos travaux que son pouvoir s'élève!
Déjà du Pont-Euxin aux rivages finois
Cent peuples terrassés sont soumis à ses lois.
Quels palais il construit! quels orgueilleux portiques!
On vante des Croisés les châteaux magnifiques
Dont l'aspect fait pâlir les esclaves prussiens;
Ces châteaux sont moins forts et moins beaux que les siens.
On vante du Niémen les rives bienheureuses,
Où, dans les frais bosquets, les Willis amoureuses,
Sêment toujours de fleurs les gazons toujours verts:
Il n'est point de pays plus beau dans l'univers.

Le dirai-je, Rymvid? Dans son château superbe
J'ai cru voir sous la neige et des fleurs et de l'herbe:
Tellement ils sont beaux, ces tapis merveilleux,
Ces festons éclatants suspendus en tous lieux,
Ces ouvrages dorés des Sarmates captives,
Plus charmants mille fois que l'émail de nos rives,
Que les travaux brillants de nos divinités
Du vallon de Kowno ces trésors enchantés!
Au palais de Vitold les immenses croisées
De cristaux transparents me semblaient pavoisées,

Pour lui seul à grands frais amenés d'outre-mer;
Brillant comme Niémen, lorsqu'au sein de l'hiver
Il découvre au soleil sa face étincelante,
Ou comme un Polonais dans l'armure sanglante.
Et moi, qu'ai-je gagné pour prix de tout mon sang?
Moi, qui dès le berceau, soldat presqu'en naissant,
Échangeant mes maillots pour la pesante armure,
Du lait de la cavale ai fait ma nourriture?
Chaque jour un combat; précoce cavalier,
Le crin de mon coursier me servait d'oreiller;

Puis, avant le matin, la trompette sonore,
A des combats nouveaux me rappelait encore!
Et lorsque, chevauchant sur des morceaux de bois,
Les enfants de mon âge, au bruit de leurs exploits,
Charmaient leur jeune sœur, ou leur vieille grand'mère,
Je m'élançais déjà dans la lice guerrière;
J'écrasais le Tartare, ou bien je moissonnais
Les plus nobles lauriers dans les champs polonais.
Pourtant depuis Erdvil, mes labeurs et mes peines
N'ont jamais d'un seul pouce agrandi mes domaines.
Vois ces remparts de bois, ce manoir écroulé,
De mes dignes aïeux refuge désolé;
Parcours ces vieux réduits et ces salles désertes,
D'une froide sueur et de mousse couvertes;
Où sont les pavois d'or, les piliers de métal,
Les armes des vaincus, les vases de cristal?
Je n'ai rien emporté des bras de la victoire,
Ni pays, ni trésors: rien, - rien! hormis la gloire!

La gloire?... mais Vitold, ce prince ambitieux,
N'a-t-il pas élevé la sienne jusqu'au cieux?
Déjà le Vaydelote, enfant de l'harmonie,
A l'égal de Mendog exalte son génie;
Et, couvrant ses hauts fait d'un éclat emprunté,
Le transmet tout vivant à la postérité.
Le front environné d'une fausse auréole,
Des siècles à venir Vitold sera l'idole:
Mais qui pourra sauver du gouffre de l'oubli
Le nom de Litavor, par lui seul ennobli?
Cependant à l'éclat qui jaillit sur sa vie
Ma fière pauvreté ne porte pas envie.
Mais pour Dieu, respectant des traités solennels,
Qu'il épargne les droits et les biens fraternels!
Rappelle-toi ce jour où sa ruse fatale,
Au milieu de la paix, surprit la capitale;
Et chassant Skirgellon du trône de Vilna,
Au joug le plus pesant tous il nous condamna!

Une terre soumise est la seule qu'il aime;
Il voudrait qu'un agent de son pouvoir suprême,
Comme le messager du puissant Kriveitas,
A son gré pût reprendre et donner des États.
Il est temps de fixer un terme à ses conquêtes,
D'abaisser ce tyran qui marche sur nos têtes!
Tant qu'un glaive d'acier peut servir mon dessein,
Tant qu'une âme de feu fera battre mon sein,
Tant que dix palefrois de la belle Krimée,
Seul butin remporté des débris d'une armée,
Au regard flamboyant, aux ailes de vautour,
En frappant sur le roc henniront dans ma cour:
Rymvid en aura deux en retour de son zèle;
Tant que mon coursier vole et mo sabre étincelle...»
Il ne put achever: de son brûlant discours
Un transport de colère interrompit le cours;
Et comme s'il avait rebondi sur sa place,
On entendit gémir sa pesante cuirasse.
Quel est donc cet éclair qui brille dans la nuit?

Comme du haut des cieux une étoile s'enfuit
Lumineuse, en traçant un sillon sur sa route,
Tel son glaive irrité, tournoyant sous la voûte,
Vient frapper sur le marbre, et des milliers d'éclairs
Du sol retentissant jaillissent dans les airs.
Il se fait un silence, et d'épaisses ténèbres
Les entourent tous deux de leurs voiles funèbres.
Litavor reprenant: «Trève à ces vains propos;
La nuit presqu'à moitié nous invite au repos:
Bientôt le second coq va proclamer l'aurore.
Moi, je vais un instant me reposer encore;
Peut-être le sommeil, descendant sur mes yeux,
Va rendre un peu de calme à mon front soucieux:
Depuis trois jours, Rymvid, il fuit ma couche austère!
La nuit au noir linceul pèse encor sur la terre,
Mais la lune d'octobre accomplit son croissant.
Ainsi donc à Lida, bientôt, au jour naissant,
Pour céder à Vitold, qui veut nous la reprendre,
Un amas effrayant de débris et de cendre.»

A ces mots, il frappa sur un timbre argentin.
Quelques vieux serviteurs s'avancèrent soudain;
Litavor se jeta sur un lit. Mais les songes
Viendront-ils le bercer de leurs brillants mensonges?
Il est seul, voilà tout. - Rymvid au désespoir,
Connaissant d'un soldat l'impérieux devoir,
Redescend vers la ville. Au son de la trompette
Il transmet l'ordre aux chefs, l'explique, le répète,
Et revient au château. Veut-il tenter encor
D'ébranler le dessein du bouillant Litavor?
Non, il tourne ses pas vers l'aile solitaire
Qui donne sur la plaine; asile du mystère,
Par l'épouse du prince en ce temps habité,
Et par un pont-levis touchant à la cité.

D'un seigneur de Lida la fille enchanteresse,
(Grajina fut son nom, ou la belle mattresse):
Des rives du Niémen la parure et l'honneur,
Avait de Litavor accompli le bonheur.
Et bien que sa beauté, ce céleste apanage,
Inclinât de l'aurore au midi de son âge,
Les dieux semblent unir sur ce front enfantin
Les splendeurs d'un beau jour à l'éclat du matin;
Les grâces d'une vierge aux appas d'une mère.
On eût dit à la voir le printemps éphémère
Brillant de mille fleurs sous les feux de l'été:
Tel au même rameau le regard enchanté
Voit le fruit qui déjà de vermeil se colore,
Tandis qu'auprès de lui le bouton semble éclore!...

Son front majestueux s'élève parmi tous;
Elle seule à la cour égale son époux:
Couple bien assorti! digne de la couronne!
Lorsque des serviteurs l'essaim les environne,
On croit voir au jardin deux flottants peupliers
Dominant du sommet les communs églantiers.
L'imitant par ses traits, par sa taille élancée,
Son cœur de Litavor reflète la pensée.
Méprisant la quenouille et les jeux féminins,
Souvent elle saisit son épée à deux mains;
Parfois on peut la voir aux travaux endurcie,
Guidant un palefroi de la Samogitie:
Quand le tigre au poitrail, la pesante peau d'ours
Enlacent rudement ses gracieux contours,
Litavor sourit d'aise aux saluts, aux hommages

Des rustiques vassaux apportant leurs fermages,
Et lorsque les chasseurs, par sa forme trompés,
Lui rendent au château des honneurs usurpés.
Grajina partageant ses plaisirs et ses peines,
Avec le même esprit gouverne ses domaines,
Et demande sans crainte à son maître et seigueur,
Sa part dans le travail, comme dans le bonheur.
Ils régnent en commun. Les traités et les guerres
Ont souvent réclamé ses conseils peu vulgaires.
Cependant ni les chefs, ni le peuple indiscret,
Jamais de son pouvoir n'ont connu le secret.
Heurense de l'amour qu'à ce peuple elle inspire,
La princesse avec soin lui cache son empire;
Même les serviteurs, qui suivent tous ses pas,
Subissent son prestige, et ne s'en doutent pas.

Rymvid seul s'en doutait! Son coeur lui dit sans cesse,
Qu'il n'a plus d'autre espoir que la belle princesse.
Il la trouve et lui fait un fidèle récit;
Lui mande quel orage autour d'eux s'épaissit:
Quelle tache sanglante, affreuse, ineffaçable,
Va rendre à son pays le prince méprisable!
Grajina, que ces mots pénètrent de frayeur,
Dissimule pourtant son trouble intérieur;
Feignant de ne pas croire au message sinistre
Qui lui vient aujourd'hui par le grave ministre
Et cachant son effroi sous un calme affecté:
«Je ne sais, lui dit-elle avec sérénité,
Si les faibles conseils, les avis d'une femme,
Mieux que ceux de Rymvid toucheront sa grande ame;
Mais je sais que ses vœux, prudents et modérés,
Par la réflexion sont toujours éclairés.
Si pourtant quelquefois une cause légère
Suffit pour évoquer sa fureur passagère,

Si dans l'emportement de son jeune désir
Il fait de nos dangers son suprême plaisir,
Attendons un quart d'heure, et le temps, la prudence,
Remèdes souverains, calmant la fièvre intense
De ses transports, bientôt réprimés par l'honneur,
Nous rendent à chacun la paix et le bonheur.»
— «Oh! non, ce ne sont pas, ô princesse chérie,
Des paroles sans frein qu'une bouche en furie
Désavoue aussitôt que le cœur est calmé,
Un projet qu'un instant de délire a formé;
Qui pareil au nuage offusquant la lumière
Se dissipe et lui rend sa splendeur coutumière:
Ces éclairs orageux sont un signe vainqueur
Du volcan mal éteint qui couve dans son cœur.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais mon maître!
Je l'ai servi vingt ans, avec gloire peut-être;
Mais jamais Litavor à l'homme aux blancs cheveux
N'a fait de si complets, de si sombres aveux.

Les ordres sont donnés: que le ciel nous seconde!
Je guide son armée à l'étoile seconde,
Aux lieux où de Mendog s'élève le tombeau:
La nuit va s'éclaircir, le chemin sera beau!»
— «Qu'entends-je? cette nuit, à la seconde étoile?
Quel lendemain sinistre à mes yeux se dévoile!
On dira que pour moi deux héros, Dieu puissant!
Sous un fer fratricide expirent dans le sang!
Oh! je vais lui parler, je cours à l'instant même..
Il ne peut refuser, je le connais, il m'aime...
Bientôt je reviendrai devançant le matin,
Il ne partira pas: mon succès est certain.»
Après cet entretien le guerrier se retire,
Mais la même pensée à la fois les inspire:
Grajina que déjà l'espérance conduit,
Par ses appartements vole vers le réduit

Où dort son noble époux. Le soldat moins crédule
Traverse le château, se rend au vestibule,
Du seuil de Litavor il s'approche craintif,
Et par les ais disjoints glisse un oeil attentif.
Bientôt il voit s'ouvrir la porte latérale:
Un fantôme de femme a passé dans la salle.
Le prince se réveille et s'écrie en courroux:
«Qui vive!» — «Moi, dit-elle, oui, c'est moi, mon époux.»
L'entretien se prolonge et le vieillard l'écoute;
Mais les sons de leurs voix réfractés par la voûte,
Ou bien avec l'écho sourdement confondus,
Par le vieux conseiller sont à peine entendus.
Des paroles de feu tantôt semblent éclore,
Tantôt semblent s'éteindre et renaissent encore.
Plus souvent de la femme on distingue la voix:
Litavor est muet, il sourit quelquefois,

La femme se relève en pleurs et tout se tait!
Rymvid écoute encor: la porte latérale
S'entr'ouvre de nouveau; quelqu'un sort de la salle.
Soit qu'elle ait su fléchir le coeur de son époux,
Soit qu'elle ait redouté d'éveiller son courroux,
De joie ou de douleur la poitrine oppressée,
La princesse à pas lents gagne son gynécée.
Le prince se retourne et, pressant l'oreiller,
Sous l'aile du Silence il parait sommeiller.
N'espérant plus rien voir, Rymvid descend l'étage;
Tout au fond de la cour il aperçoit un page
Qui parle vivement aux chevaliers chrétiens.
Il ne peut d'aussi loin saisir leurs entretiens.
Car le vent matinal loin de lui les emporte.
Le page étend la main: il indique la porte:
Rymvid a bien compris ce geste impératif,

L'orgueil du chevalier semble atteint jusqu'au vif,
Car soudain, hors des murs s'élançant en furie,
Il se jette à cheval, se retourne et s'écrie:
«Si je ne portais pas le nom de messager,
Je jure qu'à l'instant je saurais me venger;
Et que pour cet affront ma formidable épée,
De votre sang païen serait déjà trempée.
J'en jure par la croix, signe de commandeur!
Vingt ans près des Césars je fus ambassadeur:
Mais à Rome, à Madrid, l'Empereur ni le Pape
Ne m'ont jamais traité comme votre satrape:
C'est à la belle étoile, au pied de cette tour,
Qu'il m'a fait du matin attendre le retour?
M'en aller sans réponse! et qui l'ordonne? un page!
Ah! c'est peu de ton sang pour laver cet outrage!
Nous ferons de ton peuple un exemple éclatant,
En tournant contre vous ce piége qu'on nous tend.
Ainsi, contre Vitold ton prince nous appelle,
Pour nous trahir ensuite en esclave rebelle!

Nous verrons si Vitold saura parer les coups
De ce glaive vengeur, déjà trop près de vous!
Va redire à celui qui nous fait cette offense
Que sa mort pourra seule assouvir ma vengeance.
Pour tromper un komthour se croit-il bien rusé!
Ne vas rien oublier des discours d'un Croisé
Non plus que du Pater on ne peut rien omettre;
Et ce que je promets, je le tiens à la lettre.
L'abîme que ton maître a creusé sous nos pas,
Bientôt va s'entrouvrir pour son propre trépas:
Il se repentira de cette indigne fraude,
Aujourd'hui, cette nuit. - Moi, Didier de Kniprode,
Je l'annonce à ton maître, et j'engage ma foi
Qu'il sera fait ainsi. - Chevaliers, suivez-moi!»
Cependant il hésite: il semble attendre encore;
Puis enfin il bondit sur la plaine sonore.
Les échos du vallon répètent dans la nuit

Le galop cadencé du groupe qui s'enfuit:
De plus bas en plus bas on entend leurs murmures,
De plus loin en plus loin scintillent les armures;
Un point de feu les suit, s'agite et disparaît
Caché par la colline et la sombre forêt.
«Allez, chrétiens maudits! que votre tyrannie
Disparaisse avec vous de la Lithuanie;
Ainsi disait Rymvid au saillant du rempart.
Mais à qui devons-nous cet ordre de départ?
Le duc céderait-il après tant de colère?
O belle Grajina, notre ange tutélaire,
Toi seule as pu calmer ton époux irrité.
Qui donc peut maintenant dire sans vanité
Que du cœur des humains il connaît les abimes?
Ce maintien belliqueux, ces projets magnanimes!
Il aurait emprunté les ailes d'un vautour
Pour fondre sur Vitold; lorsqu'un seul mot d'amour,

Une douce prière, un gracieux sourire,
Désarme sa vengeance, assoupit son délire,
Le glaive impatient s'échappe de sa main
Et le prince apaisé rompt avec le Germain!
Vieillard aux cheveux blancs, faut-il qu'on te rappelle
Que le prince a trente ans, que la princesse est belle!»
Ainsi parle Rymvid, regardant alentour
Si nul feu ne s'allume au sommet de la tour.
Mais non; chez Litavor la grille est toujours sombre
Et le château repose enveloppé dans l'ombre.
Alors au vestibule il dirige ses pas;
Il écoute longtemps, le duc n'appelle pas,
Au portail du donjon il applique l'oreille:
La chambre est sans lumière et le prince sommeille.
«Un mystère, dit-il, se passe en vérité;
Naguère Litavor, contre un frère irrité,
Fit rassembler l'armée en toute diligence:

Maintenant le sommeil retarde sa vengeance
Et les soldats chrétiens que sa voix appela,
N'attendent qu'un signal: dans une heure ils sont là!
Qui renvoya leur chef? qui porta le message?
La princesse peut-être... oui, c'était bien son page!
Si de leurs entretiens je puis me souvenir...
Mon orcille, il est vrai, n'a rien pu retenir,
Mais j'ai vu ces combats, cette main suppliante...
Quel soupçon! Grajina, d'une âme impatiente,
Aurait-elle une fois dépassé son devoir?
Peut-être, connaissant l'invincible pouvoir
Que toujours sur le prince ont exercé ses charmes,
Son courage a-t-il fait ce que n'ont pu ses larmes?
Il est vrai que son cœur à la crainte étranger,
A toujours avec calme affronté le danger:
Mais ce serait ici passer toute mesure!»
Il se tait. - Mais tandis qu'il revêt son armure,

Une femme s'approche et l'appelle tout bas;
Par des détours secrets elle conduit ses pas
Vers l'aile du château qu'habite la princesse.
Rymvid obéissant à la suivre s'empresse,
Il trouve Grajina dans son appartement,
Et la porte sur eux se ferme lentement.
«Je ne puis vous donner de nouvelle prospère,
Dit-elle, mais l'amour jamais ne désespère.
Si le ciel aujourd'hui se montre rigoureux,
Demain, Rymvid, demain nous serons plus heureux.
Ainsi prenons courage, et que surtout l'armée
Par de fâcheux soupçons ne soit point alarmée.
J'ai bien dû renvoyer l'orgueilleux messager,
Pour que de Litavor le courroux passager
Aujourd'hui ne lui fasse accorder au grand-maître
Ce qu'apaisé demain il rentrait peut-être.
Toi, Rymvid, ne crains rien; quoi qu'il puisse arriver,

La victoire est à nous, rien ne peut l'entraver.
La nuit porte conseil; s'il résiste à mes larmes,
Demain il sera temps de chercher d'autres armes.
Il avait résolu de marcher ce matin;
Mais un départ si prompt me paraît incertain.
A peine a-t-il revu ses autels domestiques,
Suspendu son armure à ces voûtes antiques,
A peine reposé de ses récents travaux,
Pourrait-il aspirer à des combats nouveaux?»
— «Qu'entends-je! est-ce bien vous qui me parlez d'attendre?
Combien dans cet espoir vous devez vous méprendre!
Après tous ces retards, son esprit inconstant
Pourrait-il différer d'un seul jour, d'un instant?
Non, ne l'espérez pas! mais au moins que j'apprenne
Comment le prince hier regul ma souveraine?...»
Grajina répondait dans un trouble profond,
Lorsqu'un danger nouveau l'arrète et la confond.

Le pas d'un cavalier retentit sur la plaine:
Un varlet dans la cour s'élançant hors d'haleine,
Leur apporte le bruit par un poste transmis,
— Surveillant nuit et jour le front des ennemis.
Il avait observé leur marche sans défense; —
Que le camp des Croisés de la forêt s'avance,
Qu'un gros de cavaliers décampé cette nuit,
Suivi de fantassins, se rapproche sans bruit.
Qu'ils veulent, assurés d'un succès trop facile,
Avant l'aube du jour s'emparer de la ville,
Et dans un seul assaut prendre le château-fort.
— «Que Rymvid aille donc chez le prince qui dort
S'informer si les murs doivent seuls nous défendre,
Ou si dans la campagne il vaut mieux les attendre.
Le chef du poste a dit qu'il est moins hasardeux
En masse et sur le champ d'aller au-devant d'eux.
Tombant sur les chevaux on les mettrait en fuite,

Avant que les canons n'arrivent à leur suite;
Leurs pesants cuirassiers, terrassés sans effort,
Dans les marais voisins trouveraient tous la mort;
Puis, sur les lansquenets s'élançant d'un pied leste,
De cette race impie on abattrait le reste.»
Rymvid reste muel et comme foudroyé;
Mais l'oeil de Grajina dans les pleurs s'est noyé.
— «Où sont les messagers? où sont-ils, ô mon page!»
Il se tait; mais fixant sur son pâle visage
Un regard plein d'angoisse, il s'écrie étonné:
«O princesse, tantôt m'avez-vous ordonné...
Voilà quelles étaient vos récentes paroles:
«Le prince, disiez-vous, commande que tu voles
«Prévenir les chrétiens qu'avant l'aube du jour
«Ils doivent de ces lieux s'éloigner sans retour.
Tu les reconduiras hors des portes toi-même!...»
— «C'est vrai,» dit la princesse, avec un trouble extrême

Détournant ses regards; le désordre des sens,
Se peint dans son maintien, dans ses vagues accens;
«C'est vrai, je m'en souviens... oh! j'étais insensée!
Comme tout aujourd'hui se perd dans ma pensée!...
Je cours... ou bien, restons... ces moments précieux...»
Elle n'ose achever; mais on voit dans ses yeux
Voilés par la douleur, dans son front qui se brise,
Poindre quelque lointaine et sinistre entreprise:
Elle erre sur ses trails, s'efface, reparaît,
Soudain elle mûrit et devient un arrêt;
Son visage s'éclaire, alors elle s'avance
Vers les deux serviteurs avec plus d'assurance.
«Oui, je cours chez le prince, et que tout sans retard,
Dans l'armée, au château, se dispose au départ.

Écuyer, mon cheval: cours amener Hestère;
Je vous prescris le zèle et surtout le mystère.
Qu'on soit prêt à l'instant; je vous l'ordonne à tous,
Au nom de Lilavor, au nom de mon époux.
Rymvid de tout cela me répond sur sa tête:
Où tendent nos desseins, quel voyage s'apprête,
Nos guerriers le sauront demain, au point du jour;
Allez, bientôt leur chef paraîtra dans la cour.»
A ces mots Grajina dans sa chambre s'élance.
Rymvid court aux guerriers. Il médite en silence:
«Où vais-je, et dans quel but? lorsque chefs et soldats
N'attendent qu'un signal pour voler aux combats!...
Je cherche vainement; l'aube déjà prochaine
Va finir mon supplice et l'effroi qui m'enchaîne.

Mais je dois lui parler, s'il dort ou ne dort pas.»
Vers le sombre réduit il s'avance à grands pas,
Il monte les gradins, lorsque entr'ouvrant la porte,
Le prince dans la cour apparaît sans escorte.
On se presse aussitôt autour de Litavor;
Ses riches vêtements brillent de pourpre et d'or,
Toujours il les prenait pour se rendre aux batailles;
Le léopard au front et la cotte de mailles
Au lieu d'une cuirasse emprisonne son sein;
Un léger bouclier s'arrondit dans sa main,
Et de l'autre avec force il étreint une épée.
Soit qu'il eut d'un remords l'âme préoccupée,
Ou le cœur oppressé des plus graves soucis,
Au milieu des seigneurs il s'avance indécis.
Quand les chefs, les soldats, environnent leur maître,
A peine son regard daigne les reconnaître.
Il reçoit en tremblant ses dards et son carquois;
Et le glaive à sa droite attaché cette fois

Des princes, des guerriers provoque la surprise;
Nul n'ose cependant relever sa méprise.
Il approche. Déjà son étendard doré
Des feux de l'Orient s'agite coloré.
Il s'élance à cheval. Aussitôt tous ses gardes
Le veulent saluer de leurs cornes criardes,
Mais il donne du geste un signal de départ,
Et bientôt avec eux il franchit le rempart.
Par son ordre on conduit les nombreuses cohortes
Des serfs hors du château, dont on ferme les portes.
Bientôt abandonnant le chemin de Lida,
Vers la droite au vallon le prince les guida.
Ils traversent les champs, les arides bruyères;
Alors par un circuit, ses légions guerrières,
Se pressent au galop dans un col plus étroit,
Qui plus près du chemin s'arrondit en détroit.
Aussi loin du glacis de la ville ducale
Qu'un mousquet allemand peut porter une balle,

Coule un ruisseau sans nom, qui paisible, ignoré,
Festonne le bois vert d'un filet azuré.
Arrivant au grand lac il élargit ses ondes
Et se jette écumant dans ses gorges profondes.
Dominant le désert, un mont audacieux
Près du lac argenté s'élève jusqu'aux cieux.
Les guerriers engagés dans la rase campagne
Aperçoivent soudain, au pied de la montagne,
Des armes, des drapeaux, qui rayonnent la nuit.
L'éclair brille, un coup part, et soudain à ce bruit
De soldats, de chevaux, une troupe innombrable
Se dresse devant eux comme un mur redoutable.
Tels les bois suspendus au front de Ponari
Livrent aux aquilons leur feuillage flétri:
Quand la rosée attache à leurs flottantes crètes
Des colliers de rubis, de brillantes aigrettes,
Le voyageur croit voir sous leur dais colossal

Des rameaux argentés, des feuilles de cristal.
Le prince à cette vue, enflammé de colère,
L'épée en main, s'élance avec un cri de guerre,
Parmi les cavaliers à sa suite entraînés.
Mais les chefs, plus prudents, demandent consternés,
Pourquoi leur souverain laisse au loin son armée
Qui sortant de la gorge est à peine formée?
Quels sont les combattants qu'il confie à leur voix,
Et lui-même où veut-il diriger ses exploits?
Alors le vieux Rymvid, par ses ordres sans doute,
Parcourt les escadrons, les range sur la route,
Les dispose en croissant tourné vers les rochers:
Les triaires au centre, aux ailes les archers;
Ainsi toujours nos rangs pour combattre s'ordonnent.
Le signal est donné; des cordes qui résonnent
S'envole dans les airs un nuage mouvant:
«Jésus et Notre-Dame! — En avant! en avant!»

Les deux ailes dehors, dans un morne silence,
L'armée à l'ennemi comme un aigle s'élance.
Oh! pourquoi cette nuit, de son voile envieux,
Couvrit-elle à jamais tant d'exploits glorieux!
Les vainqueurs, les vaincus, se frappent, se saisissent,
Tous luttent corps à corps: les armes retentissent,
Les fronts heurtent les fronts, les cimiers sont brisés,
Ceux qu'épargne le fer expirent écrasés.
Litavor intrépide au plus fort du carnage,
Cent fois comme un plongeur disparaît et surnage.
Tout cède à son aspect: les Teutons en fuyant
Reconnaissent de loin son manteau flamboyant;
L'ennemi fugitif pousse un cri de détresse:
Le prince triomphant le poursuit et le presse.
Mais quel d'eu, quel prodige a détruit sa vigueur?
Que lui sert de lutter, de poursuivre en vainqueur,

Et de frapper toujours, s'il n'immole personne?
Si le glaive impuissant sur les casques résonne,
Ou frappe sur l'armure au poitrail bien trempé,
Ou semble défaillir quand le fer l'a frappé?
Les fuyards, avertis et reprenant courage,
Reviennent sur leurs pas, poussent un cri de rage,
Sur le prince entraîné fondent de toutes parts,
Et l'entourent soudain d'une forêt de dards.
Le héros comme à bout de ses forces éteintes
Ne sait plus se défendre et parer leurs atteintes.
Quel prodige à présent pourra sauver ses jours!
Les Croisés de leurs traits le menacent toujours,
Lorsqu'un détachement de guerriers intrépides.
Délivre Litavor, le prend sous les égides,
L'entoure comme un mur, et d'un commun effort,
Répand autour de lui la terreur et la mort.

L'ombre s'évanouit; des roses de l'Aurore,
Le ciel oriental doucement se colore,
La lutte cependant ne se ralentit pas;
Aucun des combattants n'a reculé d'un pas:
Le dieu guerrier, dieu fort, qui préside en silence
Au sort des nations, dans sa juste balance
Pèse le sang versé, mais l'arrêt du Destin
Parmi les deux partis flotte encore incertain.
Tel le père Niémen se redresse et s'arrète
Quand du roc de Rumchis il rencontre la crête;
De ses bras furieux il presse le géant,
Bat le roc suspendu sur son gouffre beant;
Celui-ci le retient. -Ses épaules nerveuses
Compriment les efforts des ondes furieuses;
Le Niémen écumant veut poursuivre son cours,
Et le roc ébranlé lui résiste toujours.
Les ennemis lassés, chancelants, hors d'haleine,

Du pied de la montagne appellent sur la plaine
Un dernier bataillon conduit par le komthour,
Qui devait protéger et couvrir leur retour.
Par de si longs efforts les troupes épuisées
Leur cèdent le terrain; les lignes sont brisées,
Les Germains secourus triomphent en tous lieux,
Lorsqu'un long cri de guerre a traversé les cieux.
Soudain tous les regards se tournent d'épouvante;
Et comme un frêne altier de sa cime mouvante
Secoue autour de lui les neiges d'un glacier,
Tel paraît un guerrier sur un sombre coursier.
Il porte un manteau noir agité par la bise:
Tout est noir, son cimier, son casque, sa devise;
Il a rugi trois fois, il fond comme l'éclair.
Quel front brisera-t-il sous sa hache de fer?
Il court sur les Croisés, dans leur foule il se noie:
L'aspect du sang germain semble exciter sa joie;

On ne voit pas l'acier, mais au râle des morts,
On devine en quels lieux il porte ses efforts.
Là s'abîme une enseigne, ici tombe une tête;
La foule se retire haletante et muette.
Comme des bûcherons, ébréchant leurs outils,
S'entourent dans un bois d'un immense abatis;
On entend retentir la pesante cognée,
De temps en temps s'affaisse une cime éloignée,
Enfin on aperçoit dans les bois renversés,
L'acier brillant aux mains des hommes exercés:
Ainsi le guerrier noir, en pressant sa cavale,
De morts sur sa course a jonché l'intervalle.
O guerrier! hâte-toi de rejoindre les rangs,
De ranimer les cours des braves expirants,
Avant que sous tes yeux Litavor ne périsse!
De dards, de boucliers l'enceinte protectrice

N'existe déjà plus: Kniprode furieux
Appelle Litavor, le demande en tous lieux;
Et le prince paraît, il baisse sa visière:
L'un ou l'autre bientôt va mordre la poussière.
Litavor bondissait debout sur l'étrier,
Lorsqu'atteint par le plomb d'un tube meurtrier,
Il chancelle, il gémit; de ses mains défaillantes
Le fer s'échappe, tombe, et les rênes sanglantes
Flottent au gré des vents sur le dos du coursier.
Le front blanc comme un lys effloré par l'acier,
Sous les pieds du Germain il s'abattait peut-être,
Quand Rymvid accourut au secours de son maître.
L'homme noir a rugi de loin. Comme l'éclair
Tonne et perce d'un trait les espaces de l'air,
Ainsi vers le komthour, le fer haut, il s'élance.
A peine en mille éclats a-t-il rompu sa lance,

Kniprode roule à terre, et déjà son rival,
Sur le corps palpitant fait passer son cheval.
Puis il court à l'endroit où Litavor expire
Entouré de soldats: il saisit, il déchire
Les liens de l'armure et le cuir teint de sang:
Sonde le plomb fatal, l'arrache en gémissant,
Quand soudain de la plaie un sang plus noir ruisselle.
Le rayon de la vie un instant étincelle
Aux yeux mourants du prince, ouverts par la douleur;
Il abaisse l'armet sur un front sans couleur,
Éloigne avec effroi la foule bienveillante,
Et, pressant en secret d'une main défaillante
La main du vieux Rymvid, il lui dit: «Bon vieillard,
Garde bien mon secret; je meurs... il est trop tard!
O ma patrie, adieu! toi qui me fus si chère!
Adieu tout ce que j'aime; et toi, pardon, ma mère!...
C'est en vain que tes soins veulent me secourir,
Rymvid... c'est près de lui que je voudrais mourir!...»

Il se tait. De Rymvid qui peindra la détresse?
Il croit qu'un rêve affreux le poursuit et l'oppresse,
Son front est inondé de mortelles sueurs.
Laissant tomber la main qu'il baignait de ses pleurs,
Il entend cette voix qu'il a pu méconnaître:
O dieux! ce n'étaient pas les accents de son maître!
Cependant le vainqueur en pressant le départ,
Abandonne la rêne à la main du vieillard;
Il étanche avec soin la blessure récente,
Embrasse le mourant d'une main caressante,
Et tous trois à cheval d'un vol précipité
Quittant ces lieux d'effroi, rejoignent la cité.
Ils approchent du fort: aussitôt une foule
Accourt au devant d'eux comme un fleuve qui roule;
En lançant leurs chevaux, les guerriers empressés
Par des flots d'habitants traversent les fossés;
Le pont-levis se dresse, et l'homme noir ordonne
Aux gardiens du château, de n'ouvrir à personne.

Bientôt, dans la cité, rentrent tous ses enfants;
Et, bien que couronnés de lauriers triomphants,
Aucun, chef ni soldat, n'a revu la princesse.
On s'informe du maître; on demande sans cesse:
Le prince est-il en vie, ou déjà dans les cieux?
Le deuil est dans les cours, l'effroi dans tous les yeux.
De l'horrible secret, rien ne transpire encore:
Tous les ponts sont levés, on espère, on ignore...
Cependant les soldats descendent dans les champs;
Et les bois d'alentour, sous leurs glaives tranchans,
Tombent déracinés: les sapins et les ormes,
Les arbustes rampants et les chênes énormes,
Au sein de la cité sont traînés sur des chars
Et sément en passant l'effroi dans les remparts.
Dans ces lieux pleins d'horreur où l'oiseau du tonnerre,
Auprès du dieu des vents, avait construit son aire,

Où les boeufs, les chevaux et les béliers dorés,
Rougissaient les autels de leur sang colorés
Fait de troncs équarris, de poutres bien soudées,
Là, s'élève un bâûcher haut de trente coudées.
Un chêne est au milieu. Muet et consterné,
Un captif allemand à l'arbre est enchaîné,
A cheval, sous le casque, et dans sa panoplie.
Trois fois autour du corps, la chaîne se replie;
C'est Didier de Kniprode, arrêté par nos mains,
C'est l'assassin du prince et le chef des Germains!
Le peuple, les soldats l'entourent en silence.
Dominés tour à tour par l'effroi, l'espérance,
Du destin de leur maître ils attendent leur sort;
Ils jettent quelquefois un regard sur le fort,
Recueillant tous les bruits d'une oreille attentive;
Une fausse rumeur par instants le captive.

Le cor a retenti du faîte de la tour.
Le pont tom he: un convoi s'avance dans la cour,
Portant sur un écu les dépouilles sacrées,
De drapeaux éclatants et d'aigles entourées.
Près d'elles, l'arc, le glaive et les épieux polis,
La pourpre d'un manteau les étreint de ses plis,
Voilà ses vêtements, son casque, son armure,
Mais sa face est couverte et le peuple murmure:
«C'est lui! c'est Litavor! glorieux souverain,
Homme au vaste savoir, soldat au cœur d'airain;
Qui saura, comme lui, se montrer équitable,
Aux Russes, aux Teutons se rendre formidable?...
Mais pourquoi des aïeux les rites redoutés
Ne sont-ils plus chez nous saintement écoutés?
Non! ce n'est pas ainsi que jadis nos ancêtres
Honoraient, à la mort, tes parents et leurs maîtres!
Pourquoi, comme jadis, ô prince gracieux,
Ne prends-tu pas son page avec toi dans les cieux?

Et des sanglants périls comme toi-même avide,
Ton cheval en drap noir, triste, la selle vide?
Et le faucon chéri, les fidèles limiers
Aux nasaux pénétrants, et les prompts lévriers?»
La foule ainsi se plaint. Les chevaliers déposent
Le corps sur le bûcher et les prêtres l'arrosent
De torrents parfumés de lait et d'hydromel.
Alors le Vaydelote approche de l'autel;
Tous entonnent en chœur le chant des funérailles.
Les cors ont résonné. Déjà dans les entrailles
Des béliers le grand-prêtre a plongé son acier...
Arrêtez!... Voici l'homme au funèbre coursier.
Quel est cet homme noir et quel dessein l'amène,
On l'ignore; -est-ce lui qui tantôt, sur la plaine,
Quand les nôtres pliaient, jetant leur étendard,
Quand nos chefs succombaient, nous servit de rempart,
Au bruit de ses exploits, nous rendit le courage
Et des Croisés vainqueurs commença le carnage?

Oui, c'est lui: voilà tout ce que l'on peut savoir.
C'est le même coursier, le même manteau noir;
Mais quels sont les projets, le nom de ce fantôme?
Arrêtez et voyez! il soulève le heaume,
Il découvre son front: Litavor, dieux puissants!
La surprise ravit la parole et les sens,
De joie et de bonheur tous agitent leurs armes.
«C'est lui pour qui nos yeux ont versé tant de larmes,
C'est lui, c'est Litavor!» mille cris à la fois,
Éclatent vers les cieux comme une seule voix.

Le prince, armant ses traits d'un calme imaginaire,
Des acclamations écoute le tonnerre.
Regardant à l'entour comme sans y songer,
Il sourit tristement... Sourire mensonger!
Ce n'est pas cet éclair, jailli du fond de l'âme,
Qui dans les yeux reflète une céleste flamme;
C'est plutôt ce sourire éphémère, contraint,
Qui se pose un moment sur la lèvre et s'éteint;
Aux pleurs du désespoir qui parfois se marie,
Comme au front d'un cadavre une rose flétrie!...

«Allumez!» l'incendie a monté jusqu'aux cieux.
«Connaissez-vous, dit-il, ces restes précieux?
Ce guerrier, ce martyr, que dévore la flamme?»
On se tait. — «Apprenez que c'était une femme
Femme par ses attraits, héros par ses vertus...
Amis, je suis vengé; mais elle ne vit plus!»
Il dit, court au bûcher près de sa bien-aimée,
Et périt dans l'enfer de flamme et de fumée.

ÉPILOGUE DE L'ÉDITEUR.

Amy lecteur qui ceste legende as parcourrue avecques patience: sy la fin d'icelle n'est pas selon ton souhait, ela ne m'esbahira. La curiosité esveillee par recict embrouslié est incontinent incitee quand ne se voit moult satisfaicte.

En vain de moy vouldrois-tu t'enquesrir pourquoy le prince resta ceans ayant sa femme renvoyé: pourquoy dans ceste bataille sy tardivement en aide arriva, pourquoy Litavor se prist de discord avecques les Allemands et sy la princesse ès son chief a tenu le lieu de son espoux.

Sachez doncques l'escrivain qui ceste histoire recueillit, ayant faict brief recict de ce qu'il avoit veu et ouy (il estoit adonques dedans la ville) se tint coy sur le reste et n'en dict mot: et quand il trespassa, ie devins heritier du manuscript. Ne pouvant demesler le vray, et cuidant, mon cher lecteur, vous faire plaisir publiant les secrets de ceste histoire, toutefois ne vous abusant par vaines coniectures, souvent ie m'enquesray des Novogrodiens, hommes de bonne feauté; mais nul ne cognoisçoit rien fors le vieil Rymvid: et iceluy estant de vieillesse trespassé a aulcun ne confia son secret comme sy fast par seriment lié. Par adventure un aultre homme encor ce mystere cognoisçoit et celuy la estoit le paige de la princesse, present a tout ce qui fust faict. Iceluy comme homme simple, mais de langue moins posé, racontoit, et moy i'escrivois voyant d'iceluy les revelations estre d'accord avecques le dict de l'aucteur.

Toutefois sy sont icelles en touts poincts veritables, il seroit difficile de l'asseurer, et ie ne demanderay en champ clos qui deceveur me traictera, car en ceste occasion ie n'invente rien de ma teste, et ce que de la bouche du paige ay ouy, mot pour mot le conteray. Et le paige disoit ainsy: « La princesse navree a genoulx supplioit son espoux n'attirer plus nouveaulx ennemis sur les bras a la Lithuanie; mais lui courroucé fut intraictable et quand ayant escouté avec visaige moqueur les prieres et tousiours respondu «Non» a touts sollicitements, icelle renvoya n'ayant rien accordé. La princesse souloit plus facilement luy en autre iour persuader: manda que sur les remparts heraults soyent retenus quelque temps ou que soyent hors les murs reslaschez. Ce qu'avecques grande diligence fict, et de la tout le mal advint. Car le Komthour, irrité d'une response trop dure, a la place du secours apporta flamme et beliers; et quand i'arrivay apportant ceste nouvelle a Madame, icelle derechief vers son espoux courrut, et de loing ie suivois.

«Quand nous entrames il faisoit desia sombre et nuict dedans la salle. Le prince, de fatigues lassé, estoit d'un profond somme endormy. Icelle s'arresta en face du lict, mais n'osa le resveiller soit que vaines suppliques ne voulust plus faire soit iceluy dans son repos troubler a la fin d'un aultre stratagemme fict employ. Prenant l'espee au chief du prince, de sa cotte de mailles son sein revestit et le ducal mantel sur ss espaules suspendit; et doulcement la porte fermant, vers le balcon se hasta m'ayant interdict d'ouvrir la bouche sur ceste chose la.

«Desia le destrier estoit sellé et harnaché quand icelle a le monter s'appresta el a son costé gauche ie n'ai plus veu l'espee pendante, icelle l'ayant apparemment oubliee ou perdue dans les tenebres. Ores ie cours, ie quiers et reviens. Mais desia la porte estoit close. Par la fenestre ie regardoy: helas! desia la troupe bien avant chevauchoit dans la plaine. Et l'effroy m'a saisy comme si charbons ardents me couvroient. le pleure, ie sue, me desmene ne sachant quoy faire. L'on voit esclairs reluire tonnerre des canons bien loing on ouyt. Ie me figuroy que les Allemands la bastaille commençoient. Soudain Litavor saulta du lict, soit qu'il eust assez long temps dormy, soit qu'il fust par le fracas esveillé, Il commande, en sa main frappe, commande derechief. Moy, tremblant, espoanté, me glisse sur genoulx vers un coing obscur de la salle. J'ai veu comme ses armes et son haubergeon il quesroit, et sur la porte frappoit. Soudain dans la chambre de la princesse il court, revient, brise verroulx et saulte dedans la salle. Moy, m'cslevant tout doulcement a la fenestre (et le iour commençoit à poindre), i'ay veu le prince iettant les yeulx tout au tour, escoutant avecques soing, criant; mais au chasteanl il n'y a plus ame vivante. Apres comme tout fors de soy saulte en bas on sont ses palefroys a lcurs cresches attachez, part au galop vers les remparts ou faict un temps d'arrest, escoutant d'ou venoit le bruict des armes et feu des canons, et comme un esclair vole bride abattue à travers cour, pont, poterne du costé de la capitale. Moy, ie regardoy lousiours a la fenestre, attendant avecques grande impatience la fin: et tout s'apaisa, et vers le lever du soleil tout s'éteignit.

«Adoncques Litavor resvient Rymvid suivant: ayant descendu de la selle Graiina defaillante sur leurs bras icelle portoient. Horrible a penser! par ou passent un rieu de sang marque la trace. Transpercee au sein d'un coulp mortel, devant luy muette elle tombe, tantost d'iceluy les genoulx embrassant, tantost tordant et tendant vers luy mains glacees: «O mon espoux, pardonne; c'est de moi premiere et derniere infeauté.»

»Le prince pleure, icelle releve, mais s'evanonist encor et rend l'ame. Iceluy se leva, s'esloigna, et dans les mains son chief cachant immobil desmoura. Moy a l'escart tout voyois, et quand se prindrent a deposer d'icelle le corps sur lict mortuaire, ie vuidoy le camp. Ce qu'il advint depuis, touts vous cognoiscez.»

Voicy comment raportoit le paige: d'abord sous secret; mais Rymvid estant mort, la peur de la desfense estant dispareue (car Rymvid avoit interdict de publier rien emmy le peuple), ceste nouvelle au commencement celee fut respandue de plus en plus, et maintenant nul en Novogrod qui ne chante la chanson sur Graiina: les joueurs de vielle cognoiscent icelle, les filles repetent, et a ce champ

de bastaille on a baillé nom de Champ de la Lithuane.
NOTES DE GRAJINA.

(P. 160, 1. 9.)- Novogrod (la petite) ou Novogrodek, ville antique de la Lithuanie, possédée primitivement par les lazvingiens, puis par les Russes, détruite par les Tartares lors de l'incursion de Baty, et, après leur retraite, occupée et rétablie par Erdivil Montvilowicz, duc de Lithuanie, Stryikowski raconte ainsi cette prise de possession: "Après avoir passé le Niémen, les Lithuaniens rencontrèrent, quatre milles plus loin, une grande et belle montagne, sur laquelle était l'ancien château des ducs russiens, Novogrodek, ruiné par le tzar Baty. Erdivil y établit sa résidence et rehàlit le château, et, s'étant rendu maître sans coup férir d'une grande partie des terres russiennes, qui n'avaient ni défenseurs ni habitants, il prit le titre de grand-duc de Novogrodek (Chron. de Stryikowski, page 266, édit. de Konigsberg.) Les ruines du château existent encore.

(P. 162, 1. 15) - L'Ordre des Chevaliers de la Croix, nommés aussi Frères hospitaliers, Marianites, Chevaliers teutoniques, fondé en Palestine l'an 1190, appelé vers 1250, par Konrad, duc de Mazovie, au secours de ses États menacés par les Prusses et les Lithuaniens. Ils devinrent par la suite les ennemis les plus redoutables, non-seulement des peuples païens, mais encore pays chrétiens qui se trouvaient dans leur voisinage. Les annalistes du temps s'accordent à les peindre comme un Ordre avide, sanguinaire et peu soucieux de la fei chrétienne. Les Évêques se plaignaient au pape de ce que les chevaliers étaient un obstacle à la conversion des païens, qu'ils pillaient les églises et opprimaient le clergé. On pourrait trouver de nombreuses preuves à l'appui de ces assertions dans les accusations tant de fois portées contre eux devant les papes et les empereurs. Voici, à ce sujet, les expressions de Jean de Winterthur, ecclésiastique allemand, et comme tel ne pouvant être suspecté de partialité en faveur des païens; Vers ce temps, comme je le tiens de personnes dignes de foi, les chevaliers teutoniques, maître de la Prusse, ayant déclaré guerre au roi de Lithuanie, le dépouillèrent d'une partie de ses États. Pour recouvrer son bien, Mendog leur offrit d'embrasser la foi catholique; mais, comme les chevaliers se montraient peu disposés à tenir leurs promesses, le roi dit en langue lithuanienne: "Je vois qu'il y va non de ma foi, mais de mes richesses: c'est pourquoi je reste paien. "On assure (et ce serait bien affligeant et bien préjudiciable à la religion catholique) que les chevaliers prefèrent voir ces peuples plongés dans l'idolâtrie, afin de pouvoir faire des conquêtes sur leur sol et leur faire payer un tribut, que de les voir baptisés et libres de ce tribut (chose qu'ils ne manquaient pas de demander religieusement).

"On dit encore que les chevaliers exerceut également leurs ravages sur les terres des princes fidèles et sur celles des princes infidèles." (Corpus historiarum medii ævi, editio Joannis Georgii Eccard. Lipsia, page 1874.)

Un écrivain, d'ailleurs peu favorable à la Lithuanie et à la Pologne, Aug. Kotzebur, rapporte à peu près les mêmes détails sur la conduite injuste et cruelle des chevaliers à l'égard des Prusses, dans son ouvrage: Preussens cellere Geschichte. On ne saurait lire sans horreur les récits des atrocités exercées sur un peuple malheureux. Nous en citerons un seul exemple. A la fin du quatorzième siècle, lorsque la Prusse entière était soumise à l'Ordre Teutonique, le grand-maître, Konrad Wallenrod, irrité contre l'évêque de Kourlande, fit couper la main droite à tous les paysans de son diocèse: témoin Leo, Treter et Lucas David. Tels étaient les chevaliers de l'Ordre Teutonique, tout composé d'Allemands; ce qui fut bien longtemps pour les Slaves et les Lithuanes un motif d'aversion contre les Allemands.

(P. 163, 1. 2)- Il n'est donc pas étonnant si les Prusses et leurs frères les Lithuaniens avaient voué une haine tellement implacable à leurs oppresseurs, qu'elle devint, pour ainsi dire, inhérente à leur caractère national. Aux temps de leur idolâtrie, et même après leur conversion, les pleureurs chantaient aux funérailles d'un Prusse ou d'un Lithuanien: "Va, puuvre défunt, quitte ce monde misérable pour un monde meilleur, où l'Allemand ne régnera pas sur toi, mais bien toi sur lui." (Voy. Bielski et Stryikowski). Jusqu'à nos jours, au fond de la Lithuanie prussique, on ne peut pas faire à un paysan de plus grande insulte que de l'appeler Allemand.

Allemand; niemiec, en slave, signifie muet, par opposition à stave, qui signific homme parlant.

(P. 166, 1. 14.)- Vitold, fils de Keystout, un des plus grands hommes que la Lithuanie ait produits. Pour ses faits politiques et militaires, outre les chroniques nationales, voyez l'ouvrage de Kotzebue, cité plus haut, ainsi que son Histoire de Svidrigellon. Leipzig, 1820.

(P. 168, 1. 1-2.) Chorsé, bourg antique à l'est de Novogrodek. Mendog ou Mindove, Mindagos, Mendolph, fils de Ringold, grand-duc de Lithuanie, fut le premier qui, après avoir entièrement affranchi son pays du joug de l'étranger et après l'avoir rendu redoutable à tous les peuples voisins, embrassa le christianisme en 1252, et, avec l'assentiment du pape, fut couronné roi de Lithuanie, à Novogrodek. Non loin de cette ville on montre jusqu'à présent une colline que l'on croit être le tumulus de ce héros.

(P. 172, 1. 10.) - Deux articles essentiels des banquets de l'ancienne Lithuanie.

(P. 175, 1. 5.) L'Ordre Teutonique était gouverné par un grand-maître élu par le chapitre des chevaliers; puis le grand komthour, le tretzler, ou trésorier de l'Ordre; le maréchal, ou chef militaire, et les commandeurs, ou komthours des communautés, établis dans différentes villes et châteaux.

(P. 175, 1. 10.)- Les Lithuaniens avaient une manière spéciale de mesurer les saisons, les mois, les heures et les jours. La constellation précitée s'appelait dans leur langue Retis.

(P. 175, 1. 12-13.) - L'armée Teutonique était composée de frères ou chevaliers de l'Ordre, des écuyers et des laïques attachés au service de l'Ordre, des reitres ou cavaliers, volontaires ou choisis parmi les vassaux, et d'hommes de pied à la solde de l'Ordre, appelés lansquenets, c'est-à-dire fantassins.

(P. 176. 1. 3.) Dans presque toutes les descriptions de batailles, les chroniques affirment que les Allemands surpassaient les Lithuaniens par la taille et la force physique, que les coups de leurs lances étaient irrésistibles. Keystout et Narimund furent ainsi désarçonnés en combat singulier.

(P. 178, I. 16.) - Les Lithuaniens honoraient les serpents et les nourrissaient dans leurs maisons. Jean Lasiçki nous a donné de ce culte les notions les plus exactes, en parlant de diis Samogiltarum: Nutriunt etiam quasi deos Penates, nigri coloris obesas et quadrupedes serpentes quosdam, givoitos vocatos." (Resp Polon, et Lith.) Stryikowski et Guagnin prétendent en avoir encore vu de leur temps dans les environs de Vilna.

(P. 181, 1. 18.). Les contrées voisines de la mer de Wariag ou de Normandie, aujourd'hui mer Baltique. Les grands-dues de Lithuanie avaient soin d'investir leurs parents de terres conquises sur l'ennemi. Montvil, Mendog, Gédimin, usèrent de ce droit féodal.

(P. 183, 1. 7.) - Khozares, nom asiatique des Cosaques. La mer des Khozares est la mer Noire.

(P. 185, 1. 12.)- Troki, avec ses deux châteaux, dont l'un bâti sur une île, au milieu d'un lac, fut d'abord la capitale de Keystout, puis celle de Vitold. (Voy. Koialowicz. p. 261.) Les ruines du château existent encore.

(P. 185, I. 13.) - Vallée délicieuse, consacrée par les Lithuaniens païens au culte de Milda, gracieuse divinité de l'amour. Aujourd'hui ce lieu s'appelle la vallée de Mickiewicz, et c'est ainsi que la Lithuanie, devenue chrétienne, a perpétué chez elle le culte de la beauté. (Voyez Koialowicz, p. 38; Cellarius, p. 656; Rostowski p. 358)

(P. 187, 1, 3, 4.) - Les Vaydelotes, Sigonoles, Lingustones étaient des prêtres chargés de raconter au peuple, dans un langage rhythmique, les fastes des aïeux à toutes les solennités, et principalement à celle du Bélier, célébrée en automne. Que les anciens Lithuaniens et Prusses aimaient et cultivaient la poésie, nous en avons la preuve dans l'immense quantité de vieilles chansons populaires et dans le témoignage des historiens. Stryikowski nous apprend qu'aux funérailles des princes un Vaydelote chantait leurs exploits; mais les détails les plus curieux à ce sujet se trouvent dans l'ouvrage allemand: Versuch einer Geschichte der Hochmeister; Berlin. 1798. L'auteur de ce livre estimable, Becker, cite une ancienne chronique de Vincent de Mayence, chapelain du grand-maître Dusener von Arlberg, et qui écrivit l'histoire de son temps depuis 1346. Nous y lisons, entre autres, qu'au banquet d'élection du grand-maître Vinrik de Kniprode, un minnesinger obtint pour prix de ses chants, outre les applaudissements qui lui furent prodigués, une coupe d'or. Un pareil succès encouragea le Prusse Rizelus, présent au festin, à faire aussi valoir son habileté; il demanda la permission de chanter dans son langage lithuanien et il célébra les hauts faits du premier des rois lithuaniens, Vaydevout; le grand-maître et les chevaliers ne comprenant pas le lithuanien, huèrent le poète et son poème, et lui donnerent en récompense un plat de noix vides. Kotzebue et Bohusz ont donc raison de soutenir que la littérature lithuanienne devait être riche en poèmes historiques, quoique fort peu en soit parvenu jusqu'à nous. Les croisés défendirent, sous peine de mort, l'usage de cette langue aux magistrats et à tous ceux qui approchaient de la cour; ils expulsèrent du pays, avec les Bohémiens et les Juifs, les Vaydelotes, Bardes lithuaniens, qui seuls pouvaient connaîtrea et chanter les fastes de leur nation. Dans la Lithuanie elle même, après l'introduction de la langue polonaise et du christianisme, les anciens rites et l'idiome national furent proscrits; le bas peuple, réduit au servage et à la culture des terres, oubliant le métier des armes, désapprit aussi ses chants héroïques pour des chants plus analogues à sa nouvelle situation, comme l'idylle et l'élégie. S'il restait encore quelque chose des anciennes traditions et des chants héroïques, on n'en faisait part au peuple qu'à la célébration d'anciennes cérémonics superstitieuses, qu'il accompagnait du plus profond mystère. Simon Grunai, dans le seizième siècle, dit avoir assisté par hasard, en Prusse, à la fête du Bélier, et à peine put-il sauver ses jours en jurant aux villagenis de ne rien révéler de ce qu'il aurait vu on entendu. Quand le sacrifice fut terminé, un vieux Vaydelote se prit à chunter les actions des anciens guerriers de la Lithuanie, en entremêlant ses chants de prières et de leçons morales. Grunau, qui comprenait parfaitement le lithuanien, avoue ne s'être jamais attendu à quelque chose de pareil de la bouche d'un Lithuanien, tant il y avait de beauté dans le sujet et de charme dans l'expression

(P. 187, 1. 17) — Skirgellon, frère et lieutenant de Jagellon.

(P. 188, 1. 3.). Le gouvernement de l'ancienne Lithuanie était en partie théocratique, et les prètres y exerçaient une grande influence. Le grand-prètre portait le titre de Krivé-kriveyto. Les chroniqueurs qui veulent donner aux Lithuaniens une origine grecque ou romaine prétendent que ce nom vient de Κυρίος Κυρίοτατος. La résidence de ce grand-prêtre était aux environs de Szwentamesta, en Prusse, où l'on voit aujourd'hui le village de Heiligenbeil. C'est là, qu'à l'ombre d'un chêne sacré, il recevait les offraudes du peuple et donnait ses ordres aux Vaydelotes, qui parcouraient ensuite le pays avec les marques de leur mission, et proclamaient les volontés du grand-prêtre. (P. 192, 1 12 et p. 209, 1. 1.) — Race particulière de chevaux samogitiens appelés Hesteres. Ces chevaux, dont la cavalerie lithuanienne savait si bien se servir, ne doivent pas avoir été aussi débiles que nous les voyons aujourd'hui. Voici une ancienne chanson sur le cheval de Keystout, qui ne sera pas lue sans intérêt:

Le Germain peut vanter son sabre et son armure,
L'Arabe son coursier,
Mais Keystout à Vilna fit prendre sa monture
El forger son acier.
Son cheval est grisâtre et de petite taille;
Son fer rouge sos mains:

Pourquoi devant sa mante au vent de la bataille,
Tremblent Turks et Germains?
Le Germain contre lui, dans la lutte enflammée,
Brisera son damas,
Le Khan fuirait en vain: son coursier de Krimée
Ne le sauvera pas!
Car le sang lithuane et sa soif meurtrière
Passent jusqu'à l'acier;
Car le cour du héros dans la lice guerrière
Enflamme son coursier.

(P. 213, 1. 17.) - On reconnait ici le cri de guerre distinct des deux nations. Celui des Germains était: «Hop, hop! dastich und poss!» (P. 222, 1. 13, 16.) - Perkounas, dieu du tonnerre, adoré en Lithuanie, et Pochvist, dieu des orages chez les Russiens. On montre jusqu'aujourd'hui, à Novogrodek, les restes des temples de ces deux divinités.

(P. 225, 1. 6.) - Les Lithuaniens brûlaient, en l'honneur des dieux, les prisonniers de guerre et particulièrement les Allemands. Ceux qui se distinguaient le plus par la naissance ou la valeur étaient désigués pour ce sacrifice; lorsqu'il y en avait plusieurs, le sort choisissait la victime. Après la victoire que les Lithuaniens remportèrent sur les chevaliers, en 1313, Stryikowski en cite un exemple: «Les Lithuaniens et les Samogitiens, pour remercier les dieux de cette victoire et du riche butin fait sur l'ennemi, leur offrirent un sacrifice, et des prières. Ils allumèrent un grand bücher sur lequel ils firent monter, avec son cheval et son armure, un brave chevalier, Gérard Rudda, staroste en la province de Sambie, un des plus considérables d'entre les prisonniers, et ils envoyèrent son âme au ciel avec la fumée et ses cendres à tous les vents.» A la fin de ce même siècle les Prusses, déjà baptisés, s'étant soulevés et ayant défait quatre mille Allemands, le komthour de Memel fut pris et brûlé.

(P. 225, 1. 5, 6.)- L'usage de brûler les corps, commun à presque toute l'antiquité, se conserva en Lithuanic jusqu'à l'introduction du christianisme. Les chroniqueurs veulent Y voir une des preuves de l'origine grecque ou romaine qu'ils attribuent aux Lithuaniens. Stryikowski décrit en plusieurs endroits les cérémonies funèbres avec beaucoup de détails, particulièrement celles qui eurent lieu à la mort de Keystout. «Le corps de Keystout fut amené de Vilna par Skirgellon, frère de Jagellon, avec tous les honneurs dus aux princes. Un grand bûcher de bois sec fut élevé dans le lieu sacré, et on fit tous les préparatifs pour brûler le corps selon les coutumes des pères. On lui mit son armure et ses habits de prince, puis, avec son sabre, sa lance, son carquois et son cor de chasse, on le placa sur le bûcher, et à ses côtés son ami fidèle, son cheval tout vivant et tout caparaçonné: deux faucons, deux lévriers et plusieurs autres chiens, des griffes d'ours et de panthère; puis, après avoir invoqué les dieux et chanté les exploits du guerrier défunt, on alluma le bûcher dont le bois résineux fut promptement consumé ainsi que le corps et tout ce qui l'accompagnait. Ensuite les ossements furent réunis et renfermés dans un cercueil. Telle fut la fin et la dernière pompe du grand prince Keystout.» (Page 467.)

(P. 228. 1. 5.) - Le caractère et l'action de Grajina paraîtront peut-être peu conformes aux mœurs du temps, vu que les historiens font un tableau peu flatteur de la condition des femmes dans l'antique Lithuanie. Ces malheureuses, victimes de l'oppression et de la barbarie, vivaient méprisées et condamnées à des travaux d'esclaves. Mais, d'un autre côté, nous trouvons chez les mêmes historiens quelques détails contradictoires. Ainsi d'après Shütz KoIzebüe, Belege und Erleuterungen), on voyait sur les anciennes monnaies et les drapeaux des Prusses une femme couronnée, d'ou l'on pourrait inférer qu'une femme avait jadis régné sur ce pays. Des traditions beaucoup plus certaines et plus rapprochées de notre temps nous ont apporté les noms de Gézana et de Kadina, prêtresses divinisées, dont les reliques ont été long-temps conservées dans les églises devenues chrétiennes. Une chronique volhynienne manuscrite rapporte les faits héroïques des femmes d'une ville de la Lithuanie, qui, en l'absence de leurs maris partis pour la guerre, défendirent jusqu'à l'extrémité les murs de leur ville, et qui, voyant l'impossibilité de résister plus long-temps, préférèrent à l'esclavage une mort volontaire. Kromer raconte quelque chose de semblable au sujet du château de Pullen. (Polonia sive, etc., p. 206). On peut accorder ces récits contradictoires, si l'on considère que la nation lithuanienne était composée de deux races depuis long-temps réunies, mais toujours un pen différentes l'une de l'autre, c'est à dire les autochtones et les anciens conquérants du pays, à ce qu'il paraît Normands. Ces derniers avaient sûrement conservé les sentiments de respect et de dévouement pour le beau sexe, qui était propre à leur origine. Et même dans les anciennes lois et coutumes des Lithuaniens, les femmes de cette race étaient honorées d'égards tout particuliers. D'ailleurs le mépris des femmes et leur avilissement ne se font apercevoir que dans des temps plus avancés, tandis que le siècle où nous plaçons l'action de ce poème est empreint d'un esprit chevaleresque et presque aventurier. Nous voyons le vaillant et sévère Keystout aimer tendrement sa Biruta simple jeune fille consacrée aux dieux, dont il avait fait son épouse après l'avoir, au péril de ses jours, arrachée du sanctuaire, et, un peu plus tard, Vitold sauvé de la prison et d'une mort certaine, grâce au courage et à l'adresse de son épouse.

(P. 228. 1. 8.) - La fin de Litavor est conforme aux usages de l'époque. Les Lithuaniens, affligés d'un grand malheur ou d'une maladie douloureuse, mettaient le feu à leur maison et mouraient dans les flammes. Leur premier roi et grand-prètre, Vaydevout, mourut de cette manière, ainsi que la plupart de ses successeurs. Ce genre de mort était regardé comme trèshonorable.