Grazia
Grazia (p. 1-480).
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 23 AVRIL 1878.

(1)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

I

J’avais connu Etfisio Cambazzu en février 1871. Il était de ces volontaires italiens accourus pour défendre la France, et qui, dans les Vosges, avaient repoussé victorieusement l’invasion. Avant de reprendre le chemin de l’Italie, Effisio Cambazzu était venu à Paris, en compagnie d’un de ses frères d’armes, Angelo Rizzi. Je les avais accueillis avec toute la reconnaissance que m’inspirait leur dévouement à ma patrie et nous avions lié amitié. Deux ans après, me trouvant à Gênes, où résidait Rizzi, j’allai frapper à sa porte.

Le héros des Vosges s’était métamorphosé en commerçant. Il était commis dans une agence.

— Que voulez-vous ! me dit-il en soupirant, ce n’est pas mon métier. Mais que faire ? Nous autres, Italiens, nous n’avons guère de choix qu’entre le commerce et le fonctionnarisme. Né Génois, je dois être commerçant, — bien que ce ne soit plus la même chose qu’il y a quatre siècles. — Cherchez les héros de notre indépendance, sans en excepter les glorieux Mille, vous les trouverez dans des boutiques, au moins pour la moitié.

— Et Cambazzu, lui aussi ? demandai-je.

— Lui, non ; il est allé s’enterrer d’une autre manière, en Sardaigne, où il a son héritage paternel.

— Ah ! il est Sarde, je me le rappelle maintenant. Combien je regrette de ne pas le voir !

— Que n’y allez-vous ! C’est un curieux pays à ce qu’il paraît, bien que diablement sauvage. Si je n’étais pas enchaîné ici…

Nous parlâmes des moyens de transport. Il n’y avait qu’à prendre le bateau à vapeur de Gênes, le samedi soir, qui était le surlendemain ; on touchait à Livourne le dimanche, de grand matin, à Bastia le soir ; on jetait l’ancre la matinée suivante, à cinq heures, au port de la Maddalena, une île sarde, voisine de Caprera, Là, si l’on ne voulait, ou si l’on n’osait, aller visiter le grand homme dans son île, on reprenait presque immédiatement le bateau qui va toutes les semaines de la Maddalena à Cagliari, en touchant les ports orientaux de la Sardaigne, et l’on débarquait vingt heures après à Orosei, d’où l’on gagnait par la diligence la ville de Nuoro, située dans la montagne, et où demeurait Effisio. En tout, cinq jours de voyage, — le temps d’aller à Constantinople ou en Égypte ; — mais la mer était admirable, la nuit pleine d’étoiles, tandis que du haut de la terrasse de marbre blanc qui domine le port, nous parlions de ce voyage, en regardant les vapeurs anglais, américains, italiens, français, pressés les uns contre les autres, et dont plusieurs, qui s’apprêtaient à partir, laissaient échapper de blanches fumées.

Rien comme la vue d’un grand port ne donne envie de courir la mer. Des barques, glissant entre les navires, venaient aborder au quai ; les marins criaient et les douaniers rodaient ; l’eau clapotait ; çà et là, flamboyaient des lueurs rouges empruntées aux fanaux, ou brillaient de blanches clartés prises à la lune. Rizzi me parlait avec abondance de la Sardaigne, qu’il ne connaissait pas, mais dont il avait beaucoup entendu dire par Effisio, pays pas tout à fait antédiluvien, mais peu s’en faut, encore jonché des monuments d’une antiquité sans histoire. Il me décrivit les nur hags, me parla de menhirs, me dépeignit le paysan sarde, immobile au milieu des civilisations successives écroulées autour de lui, encore vêtu de la mastruca décrite par Cicéron, portant encore le sagum romain, armé du couteau à la ceinture, et ne quittant jamais son fusil, même à cheval ; ce fusil, tantôt instrument de chasse, avec lequel il abat dans les forêts le cerf, le daim, le moufflon, le sanglier, tantôt instrument de justice, avec lequel il venge son honneur, ou satisfait sa rancune ; car le Sarde ne reconnait pas de tribunaux.

— Oui, me disait-il, elle doit être curieuse à visiter, cette Sardaigne, qui, située aux portes de la France, de l’Espagne et de l’Italie, est plus inconnue que la Chine ; qui autrefois grenier de Rome et dont Polybe, Varron, Strabon et même Horace, vantent la fertilité, que les poëtes romains appellent favorite de Cérés et mère des troupeaux ; dont la population sous Claude s’élevait à cinq millions, est devenue un désert de verdure, parsemé de 600,000 habitants sur 23,483 kilomètres carrés de surface ; moins de cinquante familles de pâtres y possèdent une province. Pays de cocagne et de malaria, aux terrains fertiles, aux eaux poissonneuses, aux bois giboyeux, où le cultivateur, maigre et misérable, ne peut récolter assez pour payer le fisc et voit sa cabane vendue pour quelques sous ; les paysans s’y vêtent d’or et de velours, et couchent pêle-mêle sur des nattes, jetées autour du foyer sans cheminée. Pays d’hospitalité et de jalousie, de bravoure et de servitude, où l’on donne sa vie pour sa vengeance et où les gouvernements ont toujours raison.

— Décidément j’irai la voir, dis-je.

Et en effet, le surlendemain soir, à neuf heures, je me trouvais sur le pont d’un vapeur, qui, tournant le dos à la ville de marbre, fendait les belles eaux de la mer de Gênes, la proue vers le sud.

Quelque beauté qu’offrent les côtes accidentées le long desquelles nous naviguions, et l’ampleur de la mer bleue ensoleillée, cinq jours de bateau à vapeur, de chambre commune et de trépidation plus ou moins forte, sont longs, même par le temps le plus calme ; or, nous étions en avril, saison des pluies et des coups de vent, où subitement la mer devient noire, se creuse et roule des flots d’encre, surmontés de crêtes blanches rageuses. Nous arrivâmes enfin à Orosei, petite ville ornée de ruines féodales, qui de la mer offre l’aspect le plus pittoresque. De près, je ne vis et ne sentis qu’immondices et fus très heureux de monter dans la diligence qui devait me conduire à Nuoro.

Pendant près de six heures, à l’exception d’un village, Galtelli, tout proche d’Orosei, nous roulâmes sans voir autre chose qu’une plaine mal cultivée, à laquelle succédèrent bientôt des montagnes couvertes de chênes-lièges et de chênes verts, et un plus grand nombre, hélas ! découvertes, mouchetées seulement de touffes de lentisques ou de buissons d’olivastro (l’olivier sauvage). Nous longions fréquemment un cours d’eau nommé il fiume d’Orosei (le fleuve d’Orosei) que l’on me dit abondant en truites ; çà et là, dans les vallées, quelques champs de blé, mais pas un hameau sur tout ce parcours ; de deux en deux lieues, une maison blanche au bord de la route ; ce sont les cantoniere qu’à défaut de villages le gouvernement a fait bâtir pour loger avec leurs familles les hommes chargés de l’entretien de la route. Elles servent aussi de relais.

Au milieu de ce désert, j’entends crier des essieux. Ce sont de petits chars triangulaires trainés par des bœufs de petite taille et chargés de larges sacs pleins de liége. Le costume des conducteurs saisit mon attention. Ils ont la tête et les épaules couvertes d’un manteau court de laine noire, grossière, orné de manches de velours noir et à capuchon pointu, qui encadre triangulairement une figure brune et animée, aux cheveux Doirs, épais et longs, à la barbe longue et noire. Sous le manteau, l’on aperçoit un pourpoint de velours bleu, bordé de rouge, omé de boutons d’argent et séparé par une large ceinture de cuir, incrustée de dessins bleus, rouges et or, d’une sorte de jupe de laine noire très courte, d’où sortent deux larges caleçons blancs, qui vont s’enfermer dans des guêtres de laine noire.

Ces gens-là nous disent bonjour amicalement, et je ne me lasse point de les regarder, quand les gémissements plus stridents des roues de leurs chars attirant mon attention, je m’aperçois avec étonnement que ces roues sont de bois plein, et non pas à jantes. C’est tout bonnement une rondelle faite de trois planches épaisses, reliées par des lames de fer. J’ai sous les yeux l’antique char de la villa romaine, contemporain de Cincinnatus, de Caton, de Varron, une antiquité vivante et parlante. Voilà qui donne une haute idée des progrès de la civilisation en Sardaigne ; il est vrai que tous les chars n’étaient pas ainsi ; quelques-uns avaient des roues à jantes.

— Oh ! me dit à ce propos le conducteur, près duquel je suis assis, sur le devant de la diligence, oh ! depuis que l’on a fait ces routes-ci, il y a bien des choses qui ont changé dans notre pays !

À l’air assez résigné, mais triste, dont il dit cela, je doute qu’elles aient changé beaucoup.

Plus loin, ce sont deux cavaliers, vêtus exactement comme les conducteurs de chars, mais qui de plus portent en travers de la selle un long fusil ; un boyau de cuir qui, me dit le conducteur, est leur cartouchière, est joint à la ceinture, et soutient une sorte de petit sabre ou de long couteau.

Ils passent à l’amble de petits chevaux noirs, de tête et jambes fines ; et à l’aspect de ce costume étrange, de des armes, de ces têtes brunes, au type assez fin, et de ces petits chevaux maigres et nerveux ; sur lesquels semble soudé le cavalier, on croit voir des hommes de race arabe bien plutôt qu’européenne. Je me rappelle alors que le roi maure Musat, le vaillant pirate, a conquis foute la Sardaigne, et l’a possédée pendant cinquante ans, après de longues incursions et invasions de ses congénères. Et que les historiens sardes nous présentent Sardus, chef d’une colonie de Libyens, comme le principal colonisateur de l’ile. Une médaille au nom de Sardus pater, fils d’Hercule, atteste même le fait. — Dois-je ajouter qu’elle est postérieure au fabuleux colonisateur ?

Nous traversons, au milieu de ce désert, une oasis étonnamment fertile oliviers, amandiers touffus, au-dessous croissent encore d’épaisses moissons desquels

— C’est là le trésor de Nuoro, me dit le conducteur, et il me montre en même temps, au haut de la montagne, deux clochers, au-dessus d’un groupe de constructions, qui, de là, produisent le plus pittoresque effet. Nous sommes au revers sud et nous courons le long d’une large et rugueuse montagne, garnie de rochers abruptes, de chênes-liéges, d’yeuses et d’olivastri, qui se déploie comme un paravent en face de Nuoro, — au-dessus d’un ravin à demi cultivé, qui va de plus en plus verdoyant jusqu’aux profondeurs où coule un maigre ruisseau.

Vingt minutes après, nous avions atteint la cime du plateau élevé sur lequel est bâti Nuoro, et bientôt la diligence s’arrête.

Je m’attendais à voir Effisio à l’arrivée, car je lui avais écrit de Gênes deux jours avant mon départ, sans penser, avec la confiance d’un habitué des postes continentales, que ma lettre ne pouvait arriver plus tôt que moi. J’ai appris plus tard que les vapeurs postaux ne partent pour la Sardaigne que deux fois par semaine. Effisio n’était donc point là. Le conducteur avait disparu ; mais il connaissait bien Effisio Cambazzu ; je l’attendis.

Autour de la diligence, près de la porte du bureau, se trouvaient une douzaine d’hommes, les uns indigènes, vêtus à peu près comme ceux que j’avais rencontrés sur la route, les autres portant cet habit européen, qui semble destiné à couvrir la terre jusque dans ses coins les plus reculés. Ceux-ci me regardent avec la superbe indifférence de tout civilisé pour son semblable, quand ce semblable est un inconnu. Mais, en voyant mon air embarrassé, deux ou trois des indigènes viennent à moi, et m’adressent la parole dans une langue étrangère. Je leur demande en italien s’ils veulent me conduire à l’hôtel ? Ils se regardent et recommencent à me parler en ce même langage que je n’entends point.

Ne pouvant causer avec eux, je les contemple, charmé de pouvoir les examiner de plus près que ceux de la route. L’un d’eux, au lieu du manteau à capuchon, porte un grand gilet de cuir tanné, sans manches, et sur la tête un bonnet de laine noire à bout très-long et obtus : le bonnet phrygien ! Un autre, plusieurs autres, sont couverts d’un long vêtement de peaux de mouton, de couleur noire. C’est… assurément, c’est la mastrucca ! Et voici devant moi, dans sa majesté sauvage, le Sarde du temps de Cicéron, d’Annibal, et probablement des Phéniciens, de Sardus, peut-être !

Bientôt, à regarder mieux, je m’aperçois, non sans étonnement, que sous le manteau à capuchon, se trouvent généralement rassemblés tous les vêtements que j’ai décrits : gilet de cuir, mastrucca et bonnet de laine. Cependant, il fait un soleil de fin d’avril dont les rayons sont assez brûlants. Il me paraît que les Sardes n’aiment pas à s’enrhumer.

De l’autre côté de la rue, un groupe de femmes contemplait aussi ce voyageur aux vêtements poudreux, à l’air étranger, qui semblait ne savoir ce qu’il devait faire. Leur costume n’était pas moins curieux que celui des hommes et plus gracieux… mais je n’eus pas le temps de l’analyser : le conducteur revenait, ramené vers moi par un des braves Sardes qui s’étaient bénévolement constitués mes protecteurs. Je lui demandai :

— Où demeure Effisio Cambazzu ? N’y a-t-il pas un hôtel à Nuoro ? Voulez-vous charger quelqu’un de mes bagages ?

Il ne répondit que fort légèrement à toutes ces questions.

— Attendez, me dit-il ; il y a là un parent de votre ami, je vais lui parler.

Et il revint bientôt, accompagné d’un homme de quarante-cinq ans environ, de belle taille et d’air majestueux, vêtu à la mode indigène, qui me tendit tout de suite la main en m’adressant la parole dans ce même idiome, qui me paraissait barbare, parce que je ne le comprenais pas.

— Il signor n’entend pas le sarde, lui dit le conducteur ; c’est un Français.

Et il ajouta, s’adressant à moi en italien, que don Effisio était allé prendre part à une grande chasse dans les environs, qu’il ne reviendrait pas avant deux ou trois jours, et que ce cavaliere était son cousin, don Antonio de Ribas.

Don Antonio de Ribas ajouta immédiatement quelques mots en me regardant, et le conducteur traduisit :

— Don Antonio va vous emmener chez lui.

J’avais entendu vanter l’hospitalité sarde ; cependant, mes habitudes de particularisme l’emportant, je me hâtai, tout en remerciant don Antonio, de décliner son offre, et renouvelai ma question :

— N’y avait-il point d’hôtel à Nuoro ?

S’il ne parlait pas l’italien, don Antonio le comprenait certainement ; car je vis sa sa physionomie, d’affectueuse qu’elle était, devenir glacée ; l’œil s’alluma de colère ; en même temps, le conducteur me dit vivement :

— Ne refusez pas, signor ! ce serait lui faire affront.

Rappelé au sentiment des convenances sardes, j’adressai alors à don Antonio des excuses et des compliments qui valaient une acceptation. Il le comprit ainsi, dit au conducteur quelques mots, qui me semblèrent un ordre relatif à mes bagages, et reprenant subitement les manières courtoises d’un hôte, d’un fort grand air qui ne laissait pas de me surprendre chez ce demi-sauvage vêtu de peaux, il me prit la main pour me sortir de l’encombrement où nous étions, et me mettre dans le chemin de sa demeure.

Nous marchâmes alors côte à côte, silencieusement, dans des ruelles sales et mal pavées, bordées de petites maisons, bâties en granit, couvertes de tuiles et non crépies, dont beaucoup n’avaient pas d’étage, dont la plupart se cachaient au fond de cours encombrées de bois, de chars, d’ustensiles. Cependant, il n’y avait guère de fenêtres d’étage qui n’eussent leur balcon, orné de vieux pots cassés, contenant des basilics ou autres plantes aromatiques. Nous passâmes près d’un grand édifice arrondi ; à fenêtres grillées, que mon hôte me montra en prononçant le mot prigione (prison) ; et je ne pus m’empêcher de trouver cette prison bien grande pour ce village. Toutefois, si les maisons généralement, étaient petites et laides, elles étaient, du moins, fort nombreuses, car nous nous marchâmes longtemps. Cette prétendue ville de Nuoro me semblait tout bonnement une agglomération de villages. En revanche, j’étais frappé du costume extrêmement pittoresque de toute cette population ; celui des petits garçons, mi-parti rouge et bleu, les faisait ressembler, — à part la fraicheur du vêtement et du linge, — à des pages de je ne sais quelle cour du moyen âge.

Quand don Antonio s’arrêta, nous étions à une extrémité de Nuoro, devant la porte d’une cour, au fond de laquelle je vis une maison assez grande, élevée d’un étage et pourvue de jolis balcons de fer aux fenêtres ; mais, comme la plupart des autres, non crépie, ce qui faisait un assez étrange effet. Sur les balcons, étaient quelques pots de fleurs ou de verdure, et j’en remarquai un d’où. pendait une énorme touffe d’œillets qui, en attendant la saison des fleurs, déjà formait un tapis charmant. Par-dessus le mur, qui se continuait le long du chemin, des sarments de vigne et des figuiers faisaient deviner le jardin.

Nous entrâmes ; la cour était en désordre, comme toutes celles que j’avais entrevues ; des araires, des chars, des chaudières, du bois de charpente et de chauffage ; au fond, sous une étroite galerie, deux, chevaux attachés mangeaient de l’herbe, déposée près d’eux sur quelques pierres ; un jeune garçon de dix à douze ans, portant le costume bizarre dont j’ai parlé. Don Antonio l’appela :

— Quirico !

Tandis qu’il parlait à l’enfant, lui donnant des ordres sans doute, j’observais le costume en détail. C’était un justaucorps de velours, mi-parti bleu et rouge : bleu sur la poitrine et la plus grande partie des manches ; rouge sur l’épaule, le haut des manches et cette partie du dos qui, dans un habit descend des épaules aux basques en forme de cerf-volant. Les manches, ouvertes de l’aisselle jusqu’au milieu de l’avant-bras, laissaient passer les manches bouffantes de la chemise et ; fendues également au revers du poignet se rattachaient par des ganses de fil d’argent et des bouton en filigrane d’argent, Un bouton en filigrane d’or attachait le col de la chemise. Pas de cravate. Sur la tête, un long bonnet de laine noire, pareil à celui des hommes. De même, sous la ceinture de cuir, la courte jupe noire, les caleçons blancs bouffants et les guêtres noires. Tout ce costume, comme je le vis plus tard, est absolument le même pour les hommes et pour les petits garçons ; mais ceux-ci n’ont pas de manteau ni de mastruca, et ce n’est qu’au fort de l’été, encore pas toujours, que le Sarde adulte quitte ces deux vêtements, affectés à la virilité, et sous lesquels disparait le beau justaucorps.

Entré dans la maison, je me trouvai en présence de trois femmes de différents âges, auxquelles vint s’adjoindre un instant après une fillette de treize à quatorze ans. De Ribas ayant dit quelques mots, les femmes vinrent à moi :

Siat il ben benit, me dirent-elles.

Et je compris que j’étais le bienvenu.

— Grazia ! dit encore de Ribas en s’adressant à une belle jeune fille.

Elle écouta, d’un air doux et docile, ce qu’il disait, et se rapprochant aussitôt de moi :

— Signor, me dit-elle en bon italien, soyez le bienvenu dans notre maison et faites-moi la grâce de me demander tout ce dont vous pourrez avoir besoin et que nous pourrons vous offrir.

Il était impossible de n’être pas touché d’un si doux accueil ; je la remerciais, quand la plus âgée des femmes, l’aïeule sans doute, qui attachait sur moi des yeux étonnamment vifs et perçants, me prit par la main pour me faire asseoir. L’autre, d’une quarantaine d’années qui devait être la femme de don Antonio, s’empressa de mettre le couvert. Toutes ces figures étaient affectueuses et chacun de mes hôtes paraissait me comprendre, sans pouvoir cependant parler la même langue que moi. On apporta des verres, une bouteille, et la belle jeune fille me demanda si je voulais boire du vin ou prendre du café, en attendant le repas que l’on allait préparer. J’acceptai un verre de vin, où je voulus mettre de l’eau, ce qui parut leur causer beaucoup d’étonnement. Ce vin était pourtant d’une force extrême. Mon hôte en avala deux verres tout d’un trait et parut peu content de ma modération.

J’étais dans une salle assez grande, aux murs blanchis à la chaux, et dont les meubles se composaient d’un lit de chêne sans rideaux, de deux ou trois bahuts de chêne sculptés de figures d’un art primitif, de chaises de paille et d’une grande table massive. Au-dessus de la cheminée, étaient suspendus un fusil, une vieille épée, au fourreau déchiré, deux dagues et une paire de pistolets. Dans un coin, d’autres fusils et des gibecières. Près de la fenêtre, se trouvaient deux métiers à tisser qui me causèrent une certaine surprise. Ces dons s’étaient-ils faits tisserands ? L’un des métiers portait une pièce de toile ouvrée, à dessins très-fins, l’autre une pièce d’étoffe de laine brune grossière. Aux murs, de vieux portraits à l’huile, en costumes sardes ou espagnols, presqu’en lambeaux.

Mon hôte sortit bientôt, ainsi que sa femme et la petite-fille, et je me trouvai seul avec l’aïeule, qui filait une quenouille de laine blanche, assise dans un vieux fauteuil, tout en attachant sur moi des yeux animés d’une curiosité douce et caressante, et la jeune fille devenue mon interprète. Celle-ci, pour mieux remplir son rôle, s’était assise près de moi et d’un air simple, sans coquetterie, se faisant évidemment un devoir de soutenir la conversation, elle me questionnait.

— Je venais du continent ? Et quel était mon pays ? Avais-je été en route bien longtemps ? Et que venais-je faire à Nuoro ?

Toutes ces questions, pour être formulées d’une voix douce et d’une physionomie charmante, n’en étaient pas moins plus directes que ne le permet la politesse dans notre pays. J’y répondis en toute franchise. En apprenant que j’étais Français, elle me dit :

— Oh ! c’est un beau pays que la France ! Vous êtes sans doute de Paris ?

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 24 AVRIL 1878.

(2)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

I. — (Suite.)


Elle disait cela d’un ton de certitude, comme si tous les Français devaient être de Paris. Pour moi, qui ne la questionnais point, je n’en eus pas moins au bout d’un instant, — à ce qu’il me parut, — la confidence de son secret le plus intime, quand je répondis à cette question : Ce que je venais faire à Nuoro ? — Voir Effisio Cambazzu.

— Effisio Cambazzu ! répéta-t-elle après un court silence, ah !…

Et là-dessus une rougeur d’aurore se répandit sur ses traits.

Puis elle me parla d’autre chose ; mais bientôt elle y revint :

— Alors, don Effisio est votre ami ?

— Oui, je l’ai vu à Paris et je l’ai aimé pour deux raisons…

— Ah !…

Elle attendait, encore toute émue du choc de cette révélation, que j’étais venu pour Effisio.

— Parce qu’il est accouru défendre ma patrie d’abord, et puis parce que j’ai reconnu en lui des qualités que j’estime avant tout : la franchise, la générosité, une intelligence droite et compréhensive.

De quel doux regard je fus enveloppé ! Bien qu’il ne fut pas pour moi, je ne pus m’empêcher d’en être ému. Elle me demanda ensuite, non sans hésitation, ce que j’entendais par droits et compréhensive. Je le lui expliquai ; alors, elle parut tout à fait satisfaite, et je sentis, sans qu’elle eût besoin de me le dire, que je n’étais plus seulement son hôte, mais son ami.

Tout en me parlant ainsi, elle échangeait de temps en temps quelques paroles en sarde avec l’aïeule, comme si elle lui rendait compte de mes dires, et je m’aperçus bientôt, à la reprise des questions directes, que mon gentil interprète ne parlait pas toujours d’après lui-même.

— Et quel était mon état ? Mon âge ? Étais-je marié ? Avais-je encore mes parents ? Étais-je fiancé ?

La bonne femme n’oublia rien, sauf de s’enquérir du chiffre de ma fortune, question réservée sans doute, comme sacrée, mais autour de laquelle les autres tournaient. Je m’étonnais que l’aimable Grazia se prétât à cet interrogatoire ; car il y avait en elle une distinction naturelle qui me semblait comporter toutes les autres. Il fallait que la politesse sarde ne s’opposât pas à cela.

Je la regardais, elle et son costume, et les trouvais également poétiques. Elle portait le vêtement du pays, que j’avais entrevu déjà dans la rue, mais lui donnait une grâce toute particulière. Le corsage surtout était charmant. La chemise, échancrée en rond autour du cou et finement froncée autour d’une petite bande de percale brodée, était attachée sur le devant par un bouton double en filigrane d’or ; un corset, à peu près semblable pour la forme à celui de nos paysannes du centre de la France, mais d’étoffe de brocart et bordé d’un large ruban bleu, très échancré par devant, s’arrêtait de chaque côté au bord de la gorge, qu’il s’attachait à dessiner, aidé en cela par une ceinture, large de trois doigts, en galon d’argent, qui maintenait et serrait sur la gorge les plis de la chemise. Pardessus le corset, une casaque de drap rouge écarlate, à basques, bordée d’un ruban de même couleur, avait les manches ouvertes, de l’aisselle au milieu de l’avant-bras, sur celles de la chemise, éclatantes de blancheur ; fendues également de l’autre côté, au revers du poignet, ces manches y étaient rattachées par deux boutons d’argent avec ornement de ganses d’argent et de bandes de ruban. La jupe, très ample et très longue, d’une grosse étoffe de haine brune, était ornée au bas d’un large ruban rouge.

Pour la coiffure, elle consistait en un grand fichu de laine brune imprimée, pareils à ceux que portent sur le sein nos paysannes du Centre, et qui probablement est le même ; car la Sardaigne tire de France la plus grande partie des objets manufacturés. Ce fichu, posé sur la tête fort en avant, de manière à jeter de l’ombre sur le front, avait les deux bouts relevés sur la tête et formait ainsi une coiffure carrée assez semblable à celle des Romaines. Ces bouts, relevés sans être attachés, de temps en temps retombaient ; alors Grazia les relevait avec un mouvement d’une grâce si jolie et d’un geste si arrondi, que je ne pus m’empêcher de la soupçonner de coquetterie. Plus tard, je vis que c’était une simple habitude, car toutes font de même.

Dans la rue, j’avais remarqué une autre coiffure beaucoup moins jolie. C’était une large bande blanche, noire, jaune ou brune, amenée sur le front de manière à cacher entièrement les cheveux, puis roulée autour du cou, et venant se fermer sur le bas du visage au-dessus de la bouche, quelque chose d’entièrement monacal. Celle-ci, qu’on appelle sa benda, la bande, est, comme j’appris ensuite, la coiffure de sortie, que beaucoup d’ailleurs gardent à la maison, mais en laissant alors flotter par derrière les pans destinés à envelopper le cou et le visage au dehors.

Grazia avait eu le bon goût d’adopter le négligé, c’est-à-dire le fichu de laine, et sous l’ombre de cette coiffure, semblable à celle des vierges chrétiennes, son visage, d’un type allongé, délicat et rose, me semblait plus aimable à mesure que je la regardais. Dans cette physionomie, où la douceur n’excluait pas l’intelligence, il y avait un je ne sais quoi de rêveur, de profond et d’indécis que je ne pouvais définir. Était-ce rêve d’amour ? Faiblesse de caractère ? Aspiration idéale ? Ou tendance mystique ? Je ne pouvais me prononcer que sur un point : elle était vraiment charmante, et rien n’était plus propre que cet air rêveur à faire rêver… Avec cela, une taille déliée, souple, qui n’empêchait des trésors arrondis, révélés par la chaste indiscrétion du corsage. Quelle inspiration pensai-je, de l’avoir appelée Grazia ! — Et il me semblait que ce nom-là elle avait dû l’apporter en venant au monde. Cet Effisio n’était pas un maladroit.

Notre colloque à trois ne fut pas long. Deux voisines entrèrent en disant je ne sais quoi et vinrent se planter en face de moi pour me contempler. Deux ou trois enfants se glissèrent entre leurs jupes ; ensuite, vint un homme, puis deux, puis je ne sais combien, et à mesure qu’il en sortait, d’autres entraient, et ces gens-là me considéraient sans vergogne ni embarras, comme si j’étais tombé de la lune. Je vis avec plaisir que mon amie Grazia n’était pas très-contente de cette indiscrétion. Elle me protégeait de son air doux, répondait elle-même aux questions qu’on lui demandait (je le voyais bien) de m’adresser et d’un ton sérieux qui semblait dire : En voilà bien assez ! Mais il était évident qu’ils ne comprenaient pas et se croyaient parfaitement dans leur droit. J’entendais répéter : Francese ! Francesel et : Parigi ! Parigi !

Je pris le parti de les examiner, comme ils m’examinaient eux-mêmes : c’était, autant que j’en pusse juger par les échantillons que j’avais sous les yeux, et ce que j’avais déjà vu, une race assez forte et assez belle, qui se différenciait de l’italienne par un teint coloré et une expression plus douce. Quand mes yeux rencontraient les leurs, ils me souriaient avec une simplicité fraternelle ; je n’en vis pas un seul qui n’eût les cheveux et la barbe d’un noir de corbeau. Quant à la chevelure des femmes, rien, hélas ! ne pouvait en faire deviner la couleur, sous la guimpe brune, jaune ou noire, dont elles avaient presque toutes la tête enveloppée. La plupart portaient le justaucorps mi-parti bleu et rouge, à manches ouvertes, pareil à celui des hommes et des petits garçons. Elles semblaient, à côté de Grazia, de vraies paysannes, et la fille me fit comprendre ce titre nobiliaire espagnol, le don, accelé au nom du père, et qui d’abord m’avait fait sourire.

Enfin, la curiosité des gens du quartier parut satisfaite, ou du moins elle voulut bien se suspendre. Peut-être ce fut l’heure du repas qui les écarta, quand la femme et la plus jeune fille de mon hôte servirent la table. Cette petite fille à son tour me regardait, un peu plus à la dérobée que n’avaient fait les voisins, mais avec une paire d’yeux noirs gigantesques. Elle aussi était jolie, et surtout devait le devenir, avec une expression différente et beaucoup plus vive que celle de sa sœur. L’entendant nommer Effisedda, je demandai à Grazia si Effsio était son parrain ?

— Non, me dit-elle en souriant. Oh ! il ne manque pas d’Effisio et d’Effisia par toute la Sardaigne ; c’est à cause du grand saint Effisio, notre patron.

J’avouai ne pas le connaitre ; elle se donna la peine de me raconter son histoire. Saint Effisio, capitale de l’empereur romain en Sardaigne, s’était converti au christianisme par le miracle d’une croix apparue dans les nuages — comme il en paraissait tant en ce temps-là. — Il fut mis aux fars, s’échappa miraculeusement, et fit encore bien d’autres miracles, dont il augmente la liste continuellement, par le moyen de ses reliques, déposées à Cagliari et que l’on promène tous les ans en grande pompe, cléricale et municipale.

Grazia me dit tout cela d’un air simple et convaincu. Elle était catholique. Et comment ne l’eût-elle pas été ?

Don Antonio me fit mettre à table près de lui. Dans cette demeure paysanne, je fus un peu surpris de l’abondance des mets qu’on me servit : potage aux pâtes, poule bouillie, la moitié d’un agneau, un jambon de sanglier, des saucissons de porcs, du fromage, du miel, des pâtisseries sèches. On nous servit au dessert un plat composé d’œufs, de pommes de terre et de miel, aussi savoureux qu’original. Avec cela, deux sortes d’excellent vin, blanc et rouge, et le café. Mon hôte et sa femme bourraient mon assiette et paraissaient désolés de ne pas me voir manger comme deux ou trois.

Le sanglier était le produit de la chasse de mon hôte. Don Antonio me fit à ce sujet des récits qui le posaient en grand chasseur et me promit d’organiser pour moi très-prochainement une chasse au sanglier. Tout ceci par l’intermédiaire de sa fille ; car je ne pouvais toujours pas le comprendre, bien que par-ci par-là je saisisse quelques mots italiens, latins ou espagnols, qui me faisaient deviner Je sens de ce qu’il disait — quand ils ne me fourvoyaient pas.

On me conduisit ensuite dans ma chambre. J’avais évidemment la plus belle de la maison. Le lit de vieux chêne sculpté était orné de courtines de damas de soie, un peu déchirées et remontant sans doute à plus de doux siècles. Ce lit formait, avec une table et un bahut, quelques chaises, tout l’ameublement. La fenêtre donnait sur le jardin, où je ne vis que des choux, des salades, quelques figuiers et abricotiers. Mais, au delà, vue magnifique, donnant sur la montagne et le ravin, séparés par la ligne blanche de la route que j’avais parcourue, celle d’Orosei. Je dormis là d’un bon sommeil, que l’impression de l’hospitalité sarde rendit plus doux.

Je passai deux jours dans cette famille, en l’absence de mon ami, sans trop m’ennuyer. En fait de livres, la maison renfermait Dante, Le Tasse, Pétrarque et les inévitables Promessi sposi, outre un recueil de poésies sardes, que je m’amusais à déchiffrer. Je causais avec Grazia, je faisais des courses à cheval avec mon hôte, et je ne manquais pas dans cet étrange milieu de sujets d’observation. Les deux enfants, Effisedda et Quirico, se donnèrent à moi avec enthousiasme, et nous arrivâmes quelque peu à nous entendre, en dépit du langage inintelligible qu’ils me parlaient.

Au bout de deux jours, Effisio parut enfin ; il avait lu ma lettre à son arrivée et se jeta dans mes bras en m’exprimant toute la joie et toute la reconnaissance que lui causait ma visite. J’aurais eu peine au premier abord à le reconnaître ; il portait le costume du pays, que faisaient admirablement valoir sa taille bien prise, une coupe plus soignée, des étoffes plus fines et l’air intelligent et assuré d’un homme qui a du monde. On eût dit un jeune seigneur des vieux temps, et je m’expliquai la fascination qu’il devait exercer sur la fille de don Antonio, habituée à ne voir autour d’elle que les jeunes gens du village, ou les raides et prétentieux continentaux que j’avais aperçus à l’arrivée.

Elle était là, silencieuse à son métier, tandis que nous causions avec abondance de tant de choses, qui s’étaient passées depuis notre rencontre, et je voyais de temps à autre ses regards timides se porter furtivement sur mon ami, jusqu’au moment où un mouvement léger de sa part, ou de la mienne, les lui faisaient abaisser bien vite. Car c’était elle, le tisserand dont j’avais admiré la toile finement ouvrée ; les métiers de laine et de toile placés près de la fenêtre de la salle commune étaient ceux des femmes ; ce sont elles, comme autrefois les Grecques d’Homère, qui en cette province, l’antique Gallura, tissent les vêtements de la famille. Effisio, tout d’abord, voulut m’emmener chez lui ; mais alors entre lui et de Ribas un débat s’établit, qu’à l’éclat des voix, à la vivacité des gestes, à l’entrecroisement des paroles, je crus voir dégénérer en altercation. Cela se passait en sarde, pourtant, à certaines expressions, il me sembla que j’en étais l’objet, et je voyais Grazia toujours silencieuse, mais palpitante, écouter, les lèvres entr’ouvertes, comme si elle eût désiré et n’eût pas osé y prendre part. Cependant elle fit quelque pas, de manière que le regard d’Elfisio tombât forcément sur elle, et dit une faible parole, dont mon ami, bien qu’il n’y répondit point, parut frappé. À partir de ce moment, le ton crescendo de l’entretien s’abaissa et finit par se fondre dans un murmure harmonieux.

De Ribas vint à moi et me prit la main. Effisio, d’un air un peu confus et regrettant encore, me dit :

— Mon cher ami, don Antonio ne veut pas me permettre de vous emmener ce soir chez moi. Il allègue les droits de l’hospitalité, qu’il a conquis par mon absence ; il dit que si vous quittez sa maison aussitôt mon arrivée, cette hospitalité semblera de sa part comme de la vôtre une chose forcée, que l’on se hâte de cesser dès qu’elle n’est plus nécessaire. Il ne l’entend pas ainsi ; sa maison, me dit-il, est à vous, pour aussi longtemps que vous lui ferez l’honneur d’y rester, et il espère que vous ne la fuirez pas avec trop de hâte. D’ailleurs, il veut bien ajouter qu’elle sera la mienne comme la vôtre, tout le temps que vous y habiterez. Nous accepterons tous deux, si vous le voulez bien, pour cette semaine, l’offre de notre digne et généreux ami, don Antonio, et j’emploierai ce temps à rendre ma pauvre, demeure plus digne de vous recevoir…

Je vis qu’on avait décidé mon sort, que je n’avais plus qu’à accepter. De Ribas, pendant le petit discours d’Effisio, débité en italien, attendait avec des yeux brillants et altiers, fixés sur moi, ma réponse. J’allai le remercier ; il parut content, me serra la main et répéta à plusieurs reprises : caccia caccia ! (chasse) d’où je compris qu’il avait à cœur de tenir la promesse qu’il m’avait faite, d’une grande chasse au sanglier. Pour Grazia, elle s’était remise à son métier, et l’on eût dit que tout cela lui était devenu indifférent. Ce qu’elle désirait était obtenu, mais ce n’était pas moi qui avais à lui savoir gré de ce désir. — Ah ! la rusée ! pensai-je, — car Effisio allait avoir à toute heure ses entrées à la maison. Non, ce n’était pas pour moi qu’elle avait parlé.

Je sortis ensuite avec Effisio, qui m’exprima en particulier son regret de ne pas m’avoir de suite chez lui, mêlé d’excuses sur le peu de confortable de son ménage de garçon, tenu par une vieille servante, et pauvre comme il l’était lui-même.

Assez de compliments, lui dis-je ; votre hospitalité dépasse mes prévisions. J’étais venu avec l’idée d’aller à l’hôtel et de ne vous déranger de vos habitudes que par une amitié de plus et le soin de me montrer et de m’expliquer votre pays…

— L’hôtel ! répéta-t-il en se récriant, l’hôtel est pour les étrangers de passage ; mais ceux qui ont des amis ne vont pas à l’hôtel ; ce serait une honte ! Et vous voyez qu’en cas d’absence les parents se font un devoir de nous remplacer. Je crains seulement que vous vous ennuyiez un peu chez de Ribas ; agissez-en tout à fait à votre aise et comme avec moi.

— Vous me prêterez, lui dis-je, une histoire de la Sardaigne, car il n’y en a pas dans la maison, et je désire savoir combien de temps a duré ici la domination espagnole pou y avoir laissé tant d’empreintes. Votre parent est un hidalgo ?

— Oui, c’est le descendant d’une grande famille aragonaise, qui est venue s’établir ici au temps de la conquête, c’est-à-dire au 14e siècle. Tous pauvres et tous nobles, vous savez ? Mais les de Ribas, depuis longtemps, ne regardent plus à leurs alliances et vivent tout à fait en paysans. Don Antonio travaille à la terre… pas beaucoup, il est vrai ; mais on reproche aux Sardes et aux Espagnols d’être un peu paresseux. Bah ! notre terre est fertile et nous sommes peu exigeants. Dona Francesca, la femme de don Antonio, est la fille d’un paysan, ancien syndic de Nuoro. Cependant, don Antonio est resté magnifique de goûts et généreux de caractère. Bien qu’il sache à peine signer, il a la noble ambition d’instruire ses enfants ; Grazia est allée passer deux ans à Sassari, chez une tante, pour son éducation. Il en sera de même d’Effisedda, et Quirico, lorsqu’il aura passé l’école primaire, doit être placé dans un séminaire pour y apprendre le latin ; du moins si don Antonio peut faire ce qu’il projette ; car il est pauvre.

— Pauvre, lui dis-je, mais son hospitalité est large, et sa table fort bien servie.

— Oh ! me dit Effisio en souriant, l’agneau, le pore, le fromage, ne manquent jamais chez nous, qui avons des troupeaux dans la montagne ; la venaison, pendant les deux tiers de l’année, ne manque guère non plus chez un bon chasseur ; nos vignes donnent abondamment ; on récolte le froment nécessaire à la nourriture ; mais tout cela n’est pas de la richesse.

— Pardon, lui dis-je, c’est la plus essentielle et la plus sûre, et beaucoup d’habitants des villes vous l’envieraient. Mais, et vos habits de velours ? Et vos ornements d’argent et d’or ?

— Nos habits de velours sont trop souvent des guenilles, répliqua-t-il, en me montrant les justaucorps en lambeaux de plusieurs gamins qui jouaient dans la rue ; quant aux bijoux, cela passe en héritage ; mais il est certain que les plus pauvres trouvent moyen de s’en procurer ; car cela est considéré comme nécessaire. Du reste, l’or que vous voyez à nos chemises est tout celui que nous possédons. Il n’y a guère ici de thésauriseurs. Le plus pauvre journalier économisera pendant des années pour pouvoir offrir les bijoux indispensables à sa fiancée. Il n’y a que du linge dans nos bahuts.

— Ainsi la belle Grazia n’aura pas de dot ?

— Pas que je sache, mais son trousseau sera magnifique et abondant. Le père y met son orgueil, et elle-même tisse à son métier les serviettes et les draps de son futur ménage.

— Vous êtes fort instruit ; seriez-vous l’heureux fiancé ?

— Moi ! dit-il en tressaillant, quelle idée ? Pourquoi pensez-vous cela ?

Il rougit en même temps.

— Je vous en ferais mon compliment. Elle est charmante.

— Vous trouvez ? dit-il, avec une satisfaction évidente, et il jeta les yeux d’autre part, avec plus d’embarras que d’indifférence.

— Allons, je vois que vous ne voulez rien me dire.

— Mais il n’y a rien, je vous jure ; voilà deux mois à peine qu’elle est de retour de Sassari. Je ne l’ai pas vue d’abord, étant allé passer une quinzaine chez un parent du Logudoro. Je me la rappelais à peine ; elle avait dix ans quand j’ai quitté le pays ; car j’ai cinq ans de plus qu’elle… une bonne et gentille enfant… mais je ne faisais pas attention à elle, alors…

— Et maintenant ?

— Et maintenant je suis de votre avis : c’est une charmante personne…

— Qui me paraît vous distinguer entre tous.

— Vous croyez ? dit-il en rougissant de nouveau, vous croyez cela ?

Et comme je me taisais, il reprit avec une curiosité, dont l’émotion passa dans sa voix :

— Qui vous le fait croire ?

Il m’a semblé.

Mais il ne voulut pas se contenter d’une si vague réponse.

À quels signes ?

— Ses regards.

— Elle ne me regarde pas plus que d’autres.

— Au moins pas de la même manière.

— Je ne m’en suis pas aperçu.

— Le désir qu’elle avait de me voir rester…

— Eh bien, c’était pour vous…

— Quand son père vous invitait à fréquenter la maison comme la vôtre tout le temps que j’y serais.

— Allons donc ! mon cher, votre explication est forcée.

— Admettons-le.

Mais il ne le voulut pas. Et reprenant la parole, d’un air qu’il s’efforçait de rendre indifférent, il battit la campagne autour du même sujet, avec l’intention évidente de provoquer de ma part de nouveaux détails : je lui dis en effet que lorsque j’avais prononcé son nom, Grazia avait rougi, et lui parlai du vif intérêt qu’elle avait mis à m’entretenir de lui. Il m’écoutait en silence, quand nous arrivâmes devant la porte du café, où notre conversation cessa forcément.

Un café et les habitués d’un café, même à Nuoro, ressemblent à tous les autres, sauf des consommations moins variées et des propos plus lourds. Il y avait là surtout l’élément continental, qui dans les villes de Sardaigne, forme, à peu d’exceptions près, le personnel administratif et judiciaire. De plus quelques avocats indigènes. On parla de la politique française et j’eus à rectifier plus d’une erreur. Cependant il faut dire qu’ils en savent beaucoup plus sur nous que nous n’en savons sur eux, et que, même au fond de la Sardaigne, tous nos événements sont connus et commentés.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 AVRIL 1878.

(3)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

I. — (Suite.)

Un jeune fils de famille, il signor Cesare Siotto, s’attacha à nos pas au sortir du café ; il était charmé de faire ma connaissance, mais il me plaignait d’avoir à vivre à Nuoro ; je ne pouvais manquer d’y regretter les plaisirs de Paris. Du moins, il se mettait à ma disposition pour me procurer tous ceux qui étaient à la portée des habitants de la ville. Je viendrais causer le soir au café, à l’heure où les belles signore se promènent sur la route ; il m’en montrerait une, charmante à son avis, à laquelle il était engagé comme fiancé. Il m’offrit même, tant sa bonne volonté pour moi était grande, de me conduire chez sa maitresse, une merveilleuse brune, et il me ferait connaître certaine autre…

— Je croyais qu’on était jaloux dans ce pays ? lui dis-je.

— Oh ! certainement ; cela dépend des gens toutefois. Ma maîtresse est une jeune veuve (vedovella) et, soyez tranquille, il ne manque pas à Nuoro, comme ailleurs, de femmes de bonne volonté, que l’on peut aborder sans danger.

Je trouvai ce garçon fort impertinent pour moi et pour son pays, et quand il nous eut quittés, je demandai à Effisio s’il en faisait son ami.

— Non, me répondit-il, mais je ne puis l’éviter. Que voulez-vous, il est d’une famille importante ici.

— Pourquoi ne l’appelle-t-on pas don, lui aussi ?

— Parce qu’il n’est pas noble. Le titre de don ne se donne qu’aux cavalieri, autrement dit-aux descendants des caballeros espagnols.

— Et l’on tient encore ici beaucoup à la noblesse ?

— Comme on tient à toutes les distinctions, partout où la vanité règne. N’oubliez pas autant que possible d’appeler votre hôte don Antonio. C’est la seule gène que vous lui causiez ; mais il finirait par vous en vouloir de cet oubli.

— Merci, j’y penserai.

Nous rentrâmes. Grazia était à son métier, elle leva seulement la tête en nous voyant.

— Quelle ardeur au travail, lui dis-je, car je voyais mon ami subitement embarrassé pour lui parler.

— Il faut bien travailler, me dit-elle.

— Quand on veut se marier, ajoutai-je.

Grazia devint couleur de rose et détournant la tête :

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— C’est Effisio qui me l’a appris.

— Quoi ?… Que vous a-t-il dit ?… Que signifie cela ?…

— Je suis calomnié, balbutia Effisio, perdant contenance.

— En quoi ? Vous m’avez dit que dona Grazia travaillait, comme font les jeunes filles de ce pays, au linge de son futur ménage, n’est-ce pas cela ?

— Sans doute, et il n’y a pas de quoi…

— C’est mon avis, dis-je en riant de leur émoi à tous deux. Qu’y a-t-il de plus, dona Grazia ? Je n’en sais rien, moi.

— Il n’y a rien de plus, dit-elle, si ce n’est que vous m’appelez dona. Pourquoi ? Vous ne le faisiez pas ce matin.

— Parce que mon ami m’a déjà donné des leçons de politesse locale.

— Il a eu tort. Vous êtes très-poli, vous, plus poli que tous les autres, et ils n’ont pas de leçons à vous donner !

Il y avait sous ses paroles, assurément, quelque rancune contre Effisio. Il le sentit, rougit jusqu’aux yeux et me dit d’un air piqué :

— Mon cher, je vous félicite.

— Ne vous y trompez pas, répliquai-je, dona Grazia préfère les Sardes aux Français.

— Qu’en savez-vous ? murmura-t-elle.

— Je l’ai deviné.

— Je ne sais ce que vous avez aujourd’hui, vous êtes méchant, vous qui avez été très-bon jusqu’ici.

Elle cachait sa tête dans sa main, toute éperdue. Je pris l’autre main, celle qui tenait encore la navette, et la réunis dans la mienne à celle d’Effisio :

— Faisons la paix, leur dis-je.

Leurs mains frémissaient ; je retirai la mienne. Ils en firent autant ; mais je les vis un moment aussi abasourdis l’un que l’autre.

Le soir même, Effisio partagea notre souper. Il y avait droit, ayant fait porter chez de Ribas toute sa part de chasse, plusieurs kilogrammes de cerf, une hure de sanglier, des côtelettes de daim. De Ribas nous fit boire outre mesure, et nous allâmes nous coucher assez tard. Effisio me conduisit à ma chambre. À peine y étions-nous, qu’il fit, je ne sais comment, tomber l’entretien sur Grazia, m’obligeant par cent questions, plus ou moins détournées, à dire que je la trouvais charmante, bonne, gracieuse, aimable. Lui-même en faisait l’éloge, s’épuisant cependant, par un reste d’hypocrisie, à trouver des correctifs, qui se changeaient bientôt en éloges nouveaux.

— Elle était bien simple, n’est-ce pas ? bien paysanne ? Mais cela valait mieux que les prétentions de certaines poupées, qui n’avaient pas la centième partie de la distinction native qui éclatait dans Grazia ; elle ne savait presque rien, la pauvre enfant, mais c’est qu’on ne lui avait rien appris, et cela n’empêchait pas qu’elle ne fut supérieure aux autres filles en instruction ; car elle était fort intelligente et avait beaucoup, profité de son séjour à Sassari. Sa tante eût bien voulu la garder à la ville et l’y marier près d’elle ; mais Grazia n’avait pas pu vivre loin de ses chères montagnes, et ses parents, orgueilleux d’elle, la voulaient également près d’eux. Elle aimait à lire, elle chantait bien, elle faisait de jolis ouvrages de main, et, avec cela, une excellente ménagère.

Au bout d’une heure de ce verbiage :

— Allons, lui dis-je, avouez tout bonnement que vous en êtes amoureux.

Le sommeil me gagnait et j’avais voulu terminer ainsi la conversation, mais j’oubliais qu’on ne se fait pas impunément confident d’amour. Je me sentis pressé, étouffé dans les bras de mon ami, des confidences intarissables sortirent de sa bouche, ou plutôt c’était toujours la même confidence, mais qui lui plaisait tant, qu’il la répétait sur tous les tons et la conjuguait sur tous les modes.

Eh bien ! oui, j’avais eu raison, il l’aimait. Il n’avait pas voulu jusque là se l’avouer à lui-même ; il n’était pas décidé à se marier, à passer la vie dans ces montagnes ; il avait eu peur d’éprouver des regrets plus tard, ayant goûté au monde et à des idées qui ne pénétraient guère dans la Gallura. Mais, après tout, que faire ailleurs ? Il avait vu combien il était difficile de conquérir une place dans la foule et combien la pauvreté est cruelle dans les villes. Et là-bas que de femmes trompeuses, tandis qu’ici rien de plus rare, au moins en de telles familles, que le déshonneur au foyer. Puis, aimer une autre que Grazia, vraiment, cela ne lui paraissait pas possible. Passer sa vie avec une autre, non ! ce serait une chaine insupportable, tandis qu’avec elle.

Son visage s’enflammait d’enthousiasme et il répétait :

— Vrai ? vous croyez qu’elle m’aime ?…

Assurément, rien n’est plus doux et plus réjouissant à l’âme que ces belles effusions d’amour ; aussi m’endormis-je le sourire aux lèvres, après avoir vu l’aiguille de ma montre passer minuit. Je fus réveillé par une fanfare ; mais je n’ouvrais pas encore les yeux, quand je sentis une main presser la mienne, C’était Effisio.

— Quel diable d’homme vous êtes ! dis-je en refermant les yeux, au moins laissez dormir les gens le matin.

— Mais vous avez terriblement dormi, répondit-il. Ne voulez-vous pas venir à la chasse qui se donne en votre honneur ? Vous entendez bien la fanfare ?

— Ah ça ! lui dis-je, en remarquant des oreillers sur un bahut, vous avez passé la nuit ici ?

— Il le fallait bien, la maison était fermée, tout le monde dormait.

— Que n’avez-vous partagé mon lit ? Il est assez large.

— Non, j’étais trop agité ; je n’ai fait que rêver, regarder la lune et penser à… Je n’ai dormi qu’une heure ce matin. Mais je cours chercher mes armes et mon cheval.

Il partit, et bientôt ce fut mon hôte qui entra, portant un fusil qu’il me présenta et une dague, avec une ceinture, qu’il passa lui-même autour de moi. Nous allâmes dans la chambre commune où Grazia, en souriant, me présenta le coup de l’étrier. Elle était fraîche comme la veille, mais avec un peu de langueur dans les yeux.

— Votre ami vous a empêché de dormir, me dit-elle ; je l’ai vu sortir ce matin. Ce n’est pas bien, et je lui en ai fait reproche.

— Il avait beaucoup à me dire, lui répondis-je.

— Ah ! oui. Vous avez vu ensemble tant de choses ! Effisio a beaucoup voyagé. Il est rare chez nous qu’on quitte le pays ; aussi ne ressemble-t-il pas du tout aux autres, n’est-ce pas ? Mais il a le cœur vraiment sarde, puisqu’il est revenu.

— Il a le cœur vraiment sarde ! répétai-je.

— Hier, il me disait qu’il ne trouvait rien, de si beau que nos montagnes. Est-ce possible, dites-moi ?

— Il m’a dit quelque chose d’équivalent.

Grazia parut très-satisfaite de cette assurance. Elle me parlait ainsi naïvement, poussée par le besoin de s’entretenir d’Effisio, et sans paraître craindre mes commentaires. J’étais l’ami de celui qu’elle aimait ; pour cela, sans hésiter, elle m’avait donné toute sa confiance.

Les chevaux étaient prêts, et dans la rue une dizaine d’hommes et de jeunes gens a cheval nous attendaient. Nous partîmes. Sur la route qui descend en pente rapide, un des jeunes gens lança son cheval au galop ; tous l’imitèrent. Il me fallut bien faire comme les autres, mais j’avoue que la chose me paraissait imprudente et que je m’attendais à chaque instant à voir se dérober sous moi le petit cheval que je mentais. En pareil cas, rien n’eût été plus facile que d’aller rouler au fond du ravin. Cependant nous arrivâmes sans accident au bas de la pente, et nous suivîmes avec moins de fougue la route, taillée sur le flanc de la montagne, par laquelle j’étais venu.

— Nous allons dans les montagnes d’Oliens, me dit Effisio, en me montrant de loin uu gros village, situé sur une haute montagne blanche et unie, un bloc immense de granit.

— Il y a plus de gibier de ce côté ?

— Oui ; seulement ceux d’Oliena ne sont pas contents lorsqu’on va chez eux, sans être invités et conduits par quelqu’un d’eux. Cela produit quelquefois des lite (querelles). Je l’ai dit à de Ribas ; mais il ne veut entendre aucune observation. Je ne voudrais pourtant pas, à cause de vous…

— Quoi ? que craignez-vous ?

— Eh ! dans ce pays les fusils parterat aisément.

— Une bataille entre gens du même pays !

— Eh ! mon cher, entre gens da même village, cela arrive parfois. Du moins, dit-il en se reprenant, cela était ainsi autrefois ; maintenant c’est beaucoup plus rare.

— Est-il possible ! Et la force publique ?

Effisio haussa les épaules d’un air assez méprisant.

— Elle fait ce qu’elle peut, mais c’est difficile. Si les Sardes se battent entre eux, ils sont tous unis contre elle, et la justice, de son côté, ne trouve pas de témoins. Cependant, ajouta-t-il, il y a eu de graves condamnations, et cela fait réfléchir. Oh ! nous sommes plus sages, et j’espère bien qu’il n’arrivera rien aujourd’hui. D’ailleurs, ils ne tireraient jamais sur un étranger.

— Oh ! ne vous occupez pas de moi. S’il y a bataille, je serai au feu comme les autres, voilà tout.

— Bah ! il n’y aura rien, à moins qu’au retour nous ne rapportions trop de gibier, comme ils auront eu le temps de se monter la tête… Ah ! une bonne idée ! venez avec moi.

Il rejoignit de Ribas.

— Dites-moi, cousin, que n’allons-nous prendre Antioco Tolugheddu ? il nous conduirait dans ses montagnes ; ce sont les meilleures : c’est un bon chasseur.

— Si c’est pour notre hôte que tu veux éviter les querelles, je veux bien, dit de Ribas, dont Effisio me rapporta plus tard les paroles. Pour moi, je m’en moque ; si les Ollenais veulent se frotter à nous, je suis prêt. Mais pour notre hôte… Eh bien, soit ! allons chez Tolugheddu.

Ce fut en conséquence de cette décision que nous pénétrâmes dans Oliena. Ce village aux rues étroites, sales et tortueuses perdait, vu de près, tout son prestige. Gens déguenillés, maigres et malpropres, montrant effrontément par les crevés de leurs justaucorps de velours, en loques, un linge de couleur isabelle.

— Il faudra revenir le dimanche, me dit Effisio : ceux qui ce jour-là changent de chemise sont alors très-beaux.

Ayant pénétré jusqu’au centre du village, nous nous arrêtâmes devant une maison presque neuve et de belle apparence. Un des nôtres déjà nous avait précédés. Aussi vîmes nous de suite paraitre un vieillard qui nous engagea à mettre pied à terre et nous offrit d’un vin blanc de ses vignes, vieux et d’excellente qualité. Mais l’heure s’avançait et les plus impatients s’écriaient :

— Antioco ! Antioco !

Le fils de la maison vint enfin, en costume de chasseur, et serra la main à tout le monde, la mienne également, en m’affirmant qu’il était heureux de faire ma connaissance. C’était un beau garçon dans l’acception vulgaire, grand, fort, le visage épanoui, l’air bon enfant et satisfait de lui-même. Il se mit en selle aussitôt, et pour regagner le temps perdu, nous partîmes à fond de train sur les rochers qui pavent les rues d’Oliena et les routes de la montagne. Bientôt nous fûmes au milieu des chênes et des lentisques, et la battue commença. Je pris le parti de laisser mon cheval se conduire lui-même à la suite des autres, et je fis bien, car, tout en galopant, il évitait, avec une adresse remarquable, les troncs d’arbres où il aurait pu me briser les jambes. Les cris de nos compagnons retentirent, on signalait le sanglier. Je m’efforçais de suivre Effisio, qui galopait avec autant d’ardeur que les autres et criait de même. Ce n’était plus le soldat sérieux de la République universelle, ni l’amant rêveur de la jolie fille des Ribas, mais un vrai Sarde, chasseur et montagnard, enivré de course et de grand air. La balle de Ribas abattit le sanglier ; mais Antonio Tolugheddu l’avait blessé le premier. Après cette victoire, nous battîmes encore la montagne pendant plusieurs heures ; mais nous ne primes qu’un daim, bien que don Antonio demandât un cerf à grands cris. Quelle qu’eût été mon insuffisance comme chasseur, j’eus la meilleure part à la curée ; tout le monde cria :

— Double part à l’étranger !

C’est une habitude hospitalière. Je remerciai en termes qui plurent à mes compagnons, et tous se déclarèrent mes amis intimes. Et moi aussi, cette vivacité de sentiment me gagnait le cœur.

Nous reconduisîmes chez lui Antioco et le quittâmes en lui disant au revoir ; car, ininvité par de Ribas, il devait venir à Nuoro, fêter le 1er mai, qui était le surlendemain.

Puis, nous reprîmes le chemin du retour. Bêtes et gens étaient fatigués. Néanmoins, quand un des jeunes gens se fut écrié que si nous ne faisions pas quelque hâte, nous n’arriverions pas avant la nuit, bon gré mal gré, nos pauvres montures durent prendre le galop.

— Et qu’importe la nuit ? dis-je à Effisio, Notre nombre et nos armes ne nous permettent pas de craindre une attaque.

Il sourit.

— Ce n’est pas cela. Si nous rentrons la nuit, on ne nous verra pas, et nous rapportons des trophées.

En effet, aux abords de Nuoro, une bande. de gamins, parmi lesquels au premier plan Quirico, vint à notre rencontre, en poussant de grands cris de joie. À la vue des peaux de daim et de sanglier, Quirico s’informa quels étaient les vainqueurs, et en apprenant que c’était son père qui avait tué le sanglier, il s’empara de la peau, la mit sur une perche, et se plaça fièrement devant don Antonio, comme on portait autrefois à Rome devant le vainqueur les dépouilles de l’ennemi. Un de ses acolytes en fit autant pour celui qui avait tué le daim ; et ce fut ainsi que nous fîmes notre entrée dans la ville de Nuoro, en ayant soin de prendre la grande rue — qui n’était nullement le chemin de la maison des Ribas — où toute la troupe nous reconduisit.


II

Les jours suivants, il devint évident pour moi, qu’en me cédant pendant huit jours à de Ribas, Effisio n’avait pas fait un sacrifice douloureux. Car il avait ainsi, grâce à moi, l’occasion de voir Grazia tous les jours et de lui parler librement. Les droits que la maison de Ribas avait à ma présence furent scrupuleusement respectés. Rarement, Effisio, de lui-même, me proposa de sortir, et je ne fis guère d’autres promenades que celles qui me furent imposées par mon hôte, Ce n’est pas que mon ami ne se proposât de me montrer tout ce qu’il jugeait de nature à m’intéresser et ne projetât de fort belles courses, mais tout cela était remis après mon installation chez lui. Le matin — car il venait dès le matin, — il s’installait dans ma chambre. Ma fenêtre donnait sur le jardin et, justement vers l’heure où arrivait Effisio, Grazia avait à sarcler ses salades, ou à arroser ses fleurs. Nous nous mettions. à la fenêtre ; d’abord, les paroles s’échangeaient de loin, à voix contenue, pleine d’inflexions prudentes, qui signifiaient pour moi comme pour eux :

— Prenons garde ! qui sait si quelqu’un ne voudrait pas troubler la joie si grande que nous éprouvons de nous parler ? le mystère est si bon en amour !

Puis, tout doucement, peu à peu, Grazia se rapprochait ; les voix descendaient alors au ton de la confidence, et l’italien, par lequel on débutait toujours quand on se parlait de loin, le cédait au sarde aussitôt, sans respect pour ma présence. Je ne leur en voulais pas ; ils le savaient, et Grazia de plus en plus me témoignait l’amitié d’une sœur.

L’après-midi, fidèles à une consigne tacite, Grazia et moi nous attendions Effisio dans la salle commune. C’était l’heure où l’aïeule, dans son coin favori, la quenouille sur ses genoux, le fuseau dans sa main pendante, sommeillait. Quant à don Antonio, le plus souvent il partait dès le matin, le fusil sur l’épaule, pour aller donner un coup de main à ses vignes, ou surveiller ses champs, ou visiter ses troupeaux, et ne rentrait que le soir. Peut-être ne travaillait-il guère, comme disait mon ami ; mais il s’agitait beaucoup. Effisio, qui se permettait de le critiquer en cela, en prenait autrement à son aise. Qui aurait pu deviner en lui un propriétaire rural ? Il ne bougeait de Nuoro, je veux dire de chez les Ribas. Et là, sans vergogne, à deux pas de moi, prétexte de sa visite, ils se parlaient tous les deux, m’oubliant au point que de nouveau, bientôt, ils retombaient de l’italien dans le sarde — l’aïeule était trop sourde pour les entendre. — Sans comprendre ce qu’ils disaient, sauf quelques mots qui commençaient à me devenir familiers, je voyais bien pourtant qu’ils se bornaient à s’entendre secrètement, sans se déclarer qu’ils s’aimaient. Tout pénétrés de cette pudeur, qui serait un calcul de volupté, si de telles impressions n’excluaient pas tout calcul, ils savouraient une à une les intonations de leur tendresse, et recueillaient mutuellement, avec délices, des révélations que celui qui les formulait recevait lui-même d’une force inconnue. Vaine était leur précaution de se parler dans une langue que je ne comprenais pas ; car ce qu’ils se disaient, justement, était moins dans les paroles que dans tout ce qui parle aux yeux. Je les voyais parfois rougir ensemble, ou l’an après l’autre, par la seule raison que l’autre avait rougi, celui-ci peut-être ne sachant lui-même pourquoi. À certains moments, ils se taisaient en baissant les yeux, et c’est comme si j’eusse senti leurs cours battre à grands coups. Moi-même j’avais honte de ma présence en ces doux et sacrés mystères, et me retirais au fond de la chambre. Effisio m’en gronda, un jour que la mère était venue, et ne m’avait pas trouvé près d’eux.

Cette mère, heureusement, n’était pas gênante ; c’était l’être le plus effacé de la maison : silencieuse, douce, avec des yeux placides, un peu rêveurs, elle allait et venait sans cesse, veillait à tout et servait son mari avec l’humilité d’une esclave. — Francesca ! disait-il sans cesse. Et elle accourait obéissante, n’objectant jamais rien à ses ordres, recevant sans murmure ses brutalités. Pendant les huit jours que je passai dans cette famille, je pus voir combien chez ce peuple, comme chez tous les peuples primitifs, la femme est encore a baissée. Le Sarde est monarchique ; il y a dans son histoire une longue et noble résistance à la conquête étrangère ; mais on n’y trouve point de révolte contre les divers gouvernements établis, sauf en 93 et 94, où l’ébranlement de la Révolution française vint jusqu’à soulever dans leurs forêts ces paysans et ces pasteurs à demi sauvages.

La monarchie donc régnait au foyer des Ribas, absolue, incontestée. Au froncement de sourcils du maître, tout se taisait ; les serviteurs, comme les enfants, comme l’épouse, obéissaient sans mot dire. Grazia, l’orgueil de son père, n’en tremblait pas moins devant lui. L’aïeule, plus respectée, seule avait de l’influence. Peut-être cela tenait-il surtout à la communauté d’idées entre elle et son fils. Cette femme, âgée de soixante-dix ans, qu’on appelait encore l’Effisia, avait une expression d’énergie remarquable, un peu mystique. On la voyait habituellement, absorbée, silencieuse, filer sa quenouille au fond de la chambre. Quelquefois, d’un filet de voix clair, point cassé, même harmonieux, mais qu’on eût dit arriver de loin, à travers je ne sais quels espaces, elle chantait les chants de sa jeunesse. L’Effisia n’était pas méchante, elle ne tracassait personne ; elle était plutôt bienveillante, et même gaie, quand elle parlait avec ses voisines, ou avec ses petits-enfants. Mais on sentait en elle quelque chose d’inflexible et de formé. On voyait que, repliée sur ce qui avait été sa vie d’autrefois, elle ne pouvait plus rien recevoir du temps actuel. Comme ces vieillards du passé, qui étaient les temples de la tradition, elle gardait en elle, dépôt sacré, le souvenir exact, scrupuleux, des coutumes du pays et de la famille. On la consultait sur ce point avec déférence et elle donnait ses avis avec autorité.

André Léo.
(À suivre)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 26 AVRIL 1878.

(4)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

II. — (Suite.)

Effisedda allait à l’école, et, au retour, avait pour occupation d’exécuter les ordres de tout le monde. Partout où la femme est maltraitée, on abuse extrêmement des petites filles. Cette Cendrillon, toutefois, au-dessous de laquelle il y avait encore une petite bonne, dont on abusait bien autrement, n’avait rien de mélancolique. Vive, fraiche, forte, elle attachait sur moi les yeux les plus grands et les plus curieux que puisse avoir une fillette de treize à quatorze ans ; puis se pendait au cou de sa sœur, qu’elle paraissait aimer beaucoup.

Le jeune garçon, Quirico, ne s’entrevoyait guère qu’aux heures des repas, encore pas toujours. Il était censé, lui aussi, aller à l’école ; mais sa principale occupation était de chasser au piége ou à la fronde, les petits oiseaux ; de plus, il élevait un sale vautour et courait sur les chevaux. Quelquefois il obtenait la permission d’aller passer des journées avec les pâtres dans la montagne. À dix ans, il maniait déjà un fusil et parlait de suivre avec nous la chasse prochaine. Ce petit garçon s’arrogeait le droit de commander à ses sœurs, même à l’aînée. Apporte-moi ceci, Grazia. — Effisedda, je te châtierai !

Cela me causait un déplaisir extrême, souvent de l’indignation, quand l’arrogance de la brutalité masculine allait à l’excès, et je n’en étais que plus porté à affirmer ma déférence envers les femmes, qui n’étaient nullement inférieures en réalité, envers Grazia surtout, que de plus en plus je trouvais intelligente et bonne. L’amour aussi la développait, comme une journée de soleil bâte l’éclosion d’une fleur encore en bouton. Son rôle d’interprète vis-à-vis de moi nous créait forcément une intimité dont nul ne s’effarouchait ; la religion de l’hospitalité donnant à l’étranger tous les droits d’un membre de la famille et supposant chez lui une religion réciproque. Ce sentiment était en moi ; je respectais Grazia comme une sœur, et pour cela même avais-je à cœur de venger sa dignité outragée par un commandement brutal et dédaigneux.

Un jour que, rapportant du linge de la fontaine, fatiguée, elle s’était laissée tomber sur un siége, son père lui commanda de me donner un verre qui était presque à portée de ma main, je me levai aussitôt, la priant de ne pas se déranger, et je pris moi-même le verre.

Don Antonio fronça le sourcil.

— J’avais commandé cela à ma fille, dit-il.

J’avais compris ; mais n’en fis point semblant.

— C’était à moi de vous le donner, dit Grazia, venue près de moi.

— Pas du tout, lui répondis-je ; en France, où beaucoup se croient aussi plus forts que les femmes, ils trouvent dans cette idée une raison de les servir. D’autres, qui croient à l’égalité, ne les servent pas, mais auraient honte de les commander.

— Votre ami, me dit-elle, évitant de prononcer devant son père le nom d’Effisio, pense aussi comme cela ?

— Je le crois.

— Oh ! je l’ai vu ! Tous deux, vous êtes bien bons, meilleurs qu’on ne l’est ici.

Je lui serrai la main pour la remercier ; elle la retira bien vite, et je vis de Ribas se lever, plein d’émotion. Il prononça quelques mots, d’une intonation colère, et Grazia me dit en rougissant :

— Signor, ce n’est pas l’usage chez nous qu’un homme touche la main d’une femme, à moins d’être son fiancé.

— Faites mes excuses à votre père, lui dis-je, car j’ignorais cela ; mais dites-lui bien en même temps que c’est parce que nous traitons les femmes en égales que nous leur donnons ainsi la main. C’est de la fraternité.

Elle dut rendre ma pensée exactement ; de Ribas, d’ailleurs, m’avait entendu et je le vis très-surpris. Il haussa les épaules en me regardant, afin d’exprimer sa pensée dans une langue commune à tous les pays, puis il me tendit la main et nous quitta. À partir de ce moment, il prit au sujet de ma politesse pour les femmes l’air d’indulgence et de supériorité que nous aurions vis-à-vis des mœurs patagoniennes, et j’eus la mortification de voir que mon exagération des vertus françaises avait considérablement nui à la France dans son esprit.

Le surlendemain de notre chasse, au point du jour, un concert bizarre me réveilla. C’était un chant sur des paroles sardes, chanté à l’unisson, par deux ou trois voix d’hommes, et accompagné d’un chœur de sons gutturaux faisant la basse avec des modulations diverses. Peut-être n’était-ce pas très-harmonieux ; mais cela était plein d’une saveur sauvage et j’écoutais en rêvant, quand on frappa.

C’était mon hôte, suivi d’Effisio.

— Pardon de vous réveiller, me dit celui-ci ; mais nous sommes au 1er mai, le mois des fleurs ; on le fête ici, et j’ai pensé que vous seriez content de voir cela, que peut-être vous n’avez jamais vu ailleurs.

Je m’empressai de m’habiller et suivis Effisio à la porte de la maison, où je vis les chanteurs. Ils étaient de ceux avec lesquels nous avions chassé, et parmi eux je reconnus Antioco Tolugheddu ; tous avaient des fleurs attachées sur la poitrine et des bouquets à la main, et ceux qui faisaient la basse enflaient leur voix en mettant les mains devant leur bouche, et se contorsionnant d’une manière bizarre. Bientôt, des maisons voisines sortirent des jeunes filles qui vinrent se joindre à nous ; Grazia parut tour. Elle était fort parée, ainsi que ses compagnes. Les jeunes gens avaient également leurs plus beaux habits ; de gros boutons d’or attachaient le col de leur chemise (ils ne portent pas de cravate). Effisedda vint en courant de la maison, apportant un grand drap blanc, que l’on déplia en riant beaucoup. En même temps, une jeune fille, tenant une corbeille couverte, la présentait successivement à chacun.

— Mettez-y un objet quelconque, me dit Effisio, mais que vous puissiez reconnaître.

J’y déposai une petite clef ; la tournée finie, je vis tout le monde s’asseoir en rond devant la porte, en se couvrant du drap élevé en conque au-dessus des têtes. J’observai qu’Effisio se glissa près de Grazia, assez prestement pour empêcher un autre de prendre la place. On m’avait fait asseoir le premier. Alors s’éleva la voix de Grazia, chantant sur un air simple, d’une jolie voix pure, ces paroles, dont je compris à peu près le sens :

    Maju, maju, beni venga,
    Cum totu su sole e amore,
    Cum s’arma et cum su flore,
    E cum sa margaritina. >

    Mal, mai, sois le bienvenu,
    Avec tout le soleil et l’amour,
    Avec l’arme et avec la fleur,
    Et avec la marguerite.

Elle continua :

Que tes jours soient épais comme l’herbe,
    Riants comme la fleur ;
    Que des parfums s’exhalent
      Autour de tes pas.

Et elle s’arrêta, pendant que sa petite sœur plongeait la main dans la corbeille et en retirait le porte-cigare d’Effisio.

Des bravos éclatèrent.

— Pourquoi cela ? demandai-je à mon ami.

— On me félicite du bon augure que je viens de recevoir ; maintenant, pour celui qui va suivre, ce sera tout le contraire.

Grazia chantait de nouveau :

Prends garde au scorpion
Qui hante les murs sombres,
À l’infidèle amant,
Aux paroles trompeuses.

L’enfant éleva à sa main un nouvel objet et un cri se fit entendre, poussé par une jeune fille qui, un moment auparavant, était venue embrasser Grazia, et que celle-ci avait saluée du nom de Raimonda.

— C’est à toi ! dit la fillette, en jetant l’étui sur les genoux de Raimonda.

Mais celle-ci cachait son visage dans ses mains, comme saisie de tristesse et de crainte.

C’était une fille au visage bruni, aux traits accentués, un peu forts, mais non sans beauté. J’avais déjà remarqué cette figure, qui avait quelque chose de romain. On la plaisanta, mais elle resta sombre, et je vis ses regards chercher ceux d’Antioco Tolugheddu, qui lui répondit la première fois par un signé d’intelligence, puis ne s’en occupa plus. Il regardait Grazia. Celle-ci passa bientôt la chanson à un autre, et le jeu continua ainsi, par des strophes alternativement favorables et défavorables, que le sort attribuait à tel ou tel. Antioco Tolugheddu eut la bonne chance : il reçut l’augure de succès d’amour et de noces pompeuses ; quant à Grazia, cette strophe lui fut appliquée :

Le lierre est pour les nids
Comme pour les tombes ;
L’amour donne la vie
Comme il donne la mort.

Ces paroles prononcées, en voyant retirer le dé d’or qu’elle avait déposé dans la corbeille, Grazia devint toute attristée.

— Est-il possible que vous soyez superstitieuse au point de vous affecter d’un tel hasard ? lui dis-je.

— Eh ! que sait-on ? me répondit-elle, plus profondément qu’elle ne pensait dire.

Les gages furent épuisés sans que le mien se trouvât au fond de la corbeille.

C’était une malice, ou plutôt une attention de Grazia, qui s’en était saisie, de peur sans doute que la mauvaise chance tombât sur moi ; l’élevant en l’air, elle pria un des assistants de composer un compliment pour moi.

Le jeune homme qu’elle avait nommé, Nieddu, se leva aussitôt, et sans prendre une minute de réflexion, improvisa quatre vers aimables et bien rhythmés, en langue sarde ; il me remerciait de l’honneur que j’avais fait au village, en venant le visiter, et me souhaitait de longues prospérités. Ces vers me furent traduits sur-le-champ par Effisio, et j’allai remercier Nieddu.

Je ne pus m’empêcher ensuite d’exprimer à Effisio mon étonnement de trouver un poëte parmi ces villageois.

— Oh ! vous en verrez bien d’autres, me dit-il ; poëtes, nous le sommes un peu tous, excepté moi, qui ai tant vu de prose au dehors.

— Quoi ! beaucoup improvisent ainsi ?

— Oui. Ce n’est pas toujours très-beau ; mais il y a la rime, et surtout la mesure ; vous verrez au Graminatorgio.

Le jeu était fini, mais non la fête ; bientôt, arrivèrent d’autres jeunes gens, garçons et filles, précédés d’un sonneur villageois, soufflant dans un instrument que je voyais pour la première fois. C’étaient trois roseaux de différentes longueurs, l’un placé en avant, beaucoup plus court, et tous les trois percés de trous, comme une flûte. Le sonneur réunissait dans sa bouche les trois embouchures, et les joues gonflées, soufflant et bavant, promenait ses doigts sur les roseaux, tout en agitant son corps en cadence ; il produisait ainsi des sons nasillards, mais doux, mélancoliques et champêtres, qui rappellent assez ceux de la musette. Cela me parut primitif à la plus haute puissance, et, tout en pensant vaguement à la flûte des satyres, je demandai à Effisio si ce n’était point là celle des bergers de Virgile ?

Il me répondit avec empressement que j’avais raison, que cela était prouvé par les historiens de la Sardaigne :

— La launedda ou lionedda, me dit-il, est l’ancienne tibia de Virgile, celle que faisaient chanter Ménalque et Tircis ; et même La Marmora se demande si les launeddas des Sardes, n’ayant depuis tant de siècles subi que légères modifications, l’air qu’on joue actuellement dans l’ile sur cet instrument, ne serait point encore le même que les musiciens romains tiraient de leurs tibia ?

— Qu’importent les fibia, si ce n’est pour danser ?

Tel était le sens du regard, brillant d’une impatience timide, que Grazia jetait au passage sur Effisio.

Tandis que nous parlions ainsi, les jeunes filles s’étaient réunies en rond dans la cour, dégagée et balayée, et, se tenant par la main, serrées les unes contre les autres, épaules contre épaules, elles piétinaient sur place, ou peu s’en fallait ; car la ronde tournait lentement. C’est au passage que Grazia avait jeté ce regard, sous lequel je vis Effisio rougir.

— Il faut bien que j’aille danser, me dit-il aussitôt ; sans quoi l’on m’accuserait d’être devenu étranger aux choses du pays.

En même temps, il se dirigea vers Grazia ; mais déjà le jeune Olienais, Antioco Toluggheddu, l’avait devancé et, rompant la chaine des jeunes filles, avait pris de la main droite la main de Grazia, qui dès lors était sa danseuse, en même temps qu’il donnait la main gauche à la jeune fille de l’autre côté. L’un après l’autre, tous les garçons imitèrent cet exemple, et le pauvre Effisio ne put même obtenir l’autre main de Grazia ; la place était prise. Il entra piteusement dans la ronde, côté de Raimonda, sur laquelle mon attention par là fut attirée. Décidément, les sentiments de cette jeune fille étaient violemment excités. Son visage exprimait à la fois la douleur et la colère, et ses yeux, brillants d’un éclat extraordinaire, revenaient sans cesse s’attacher sur Antioco et Grazia. Était-elle jalouse ?

Mais bientôt je la perdis de vue dans le mouvement général. La ronde, quelque temps encore lente et oscillante, s’anima ; les trépignements devinrent plus forts, plus marqués ; ils produisaient sur la terre un rhythme sourd, qui de plus en plus animait les danseurs ; les bras s’étendirent, le cercle s’élargit ; alors, une partie de la chaîne se précipita sur l’autre, revint, riposta. Une autre partie à son tour, se précipita dans un autre sens, et tous ces plis humains s’enroulèrent, se déroulèrent, en se ruant les uns sur les autres, avec un entrain sauvage, aux trépidations monotones et précipitées de la launedda, que les assistants aidaient de la voix. Et plus le mouvement s’accroissait, plus la danse devenait furieuse, haletante, et prenait le caractère d’un assaut, plutôt que d’un exercice joyeux. Enfin, la launedda se tut ; le zampognatore, ou sonneur, se jeta dans un coin, à demi mort, ruisselant de bave et de sueur ; la ronde excitée, galopa quelque temps encore, telle qu’un cheval emporté par son élan au delà du but ; puis, les rangs se rompirent, les danseuses, au visage écarlate, s’éparpillèrent dans tous les coins, et les hommes, non moins échauffés, mais voulant paraître plus fermes, restèrent debout, et se formèrent en groupe au milieu de la cour.

Je m’étais approché de Grazia ; Effisio vint nous rejoindre :

— Comment trouvez-vous notre danse ? me disait-elle.

Étrange, tout à fait !

— Oh ! je sais comment on danse, autrement ; à Sassari, j’ai vu des contredanses et des polkas. Oui, c’est plus joli, plus doux ; pourtant, j’aime notre danse, parce que c’est la nôtre.

— Effisio ne l’a pas oubliée.

— Je ne sais pas, dit-elle d’un air air boudeur, qu’elle voulait rendre indifférent, et sans paraitre voir le coupable.

— Ce Tolugheddu est bien gênant ! dit-il en soupirant.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle, comme pour prouver que la plus douce et la plus naïve des filles a ses hypocrisies coquettes. Je me mis à rire, et lui demandai comment elle trouvait le jeune Oliénais.

Elle se garda de manquer l’occasion et affirma qu’il était fort bien. Pauvre Grazia ! en ce moment-là, ce garçon ne l’inquiétait guère. Et pourtant Effisio se donna la peine d’être indigné. — Les amoureux sont bêtes et charmants en tous pays.

Au bout d’un quart d’heure, la danse recommença, et cette fois Effisio fut le plus prompt à saisir la main de sa cousine. Cette danse peut irriter les sens, mais elle ne favorise pas les entretiens. Cependant, il faut veiller à ne tenir que le bout des doigts de sa danseuse ; aller plus loin, paume contre paume, serait une inconvenance bientôt punie par le père ou par le frère, à moins que les jeunes gens ne soient fiancés. On me pressa de me mêler à la danse, mais je dus m’en retirer ; car ce trépignement, tout sauvage qu’il soit, est un pas, et doit être appris, pour qu’on puisse s’accorder avec les autres.

Après le bal, il y eut banquet chez de Ribas ; une profusion de viandes couvrait la table, au milieu desquelles figuraient pompeusement le rôti de daim et la hure de sanglier. Tout le monde ne pouvant trouver place, les plus considérables seuls étaient assis, dont j’étais, il va sans dire ; les autres allaient, venaient, entraient ou sortaient, et se servaient à leur convenance. Le vin coulait à flots, et l’Oliénais, qui avait apporté une cruche de sa cave, en offrait lui-même à tous.

À mesure que se précipitaient les rasades, la parole montait, vive, passionnée, bruyante ; mais contenue dans les limites d’une bonne humeur fraternelle, et je ne vis de sombre que la figure de Raimonds, qui rôdait autour de la table en portant des regards inquiets sur Antioco Tolugheddu. Celui-ci ne s’en inquiétait guère. Il vidait son verre à grands coups, mangeait et parlait comme deux, tout entier à la joie de la fête et à la satisfaction d’être lui-même un des plus beaux et des plus riches garçons du pays. C’était évidemment Grazia qui l’occupait, et les regards qu’il jetait sur elle devenaient plus vifs à mesure qu’il buvait davantage. Il voulut bien me favoriser de son entretien. Je lui demandai s’il venait souvent à Nuoro.

— Oh ! souvent, me dit-il, tout ce printemps j’y suis venu danser les dimanches.

— Vous préférez donc les beautés de Nuoro à celles d’Oliena ?

— Eh ! cela se peut. Il y a de jolies filles à Nuoro. Il y en a aussi à Oliena. On fait ce qu’on peut.

— En voici une là-bas, dis-je en lui indiquant Raimonda, qui a une tête remarquable.

— Vous trouvez ? me dit-il un peu surpris ; eh bien, ma foi, je vois que notre goût s’accorde.

— Ah ! serait-ce votre fiancée ?

Il haussa les épaules avec dédain.

— Non pas !… Il est vrai que je l’ai trouvée jolie…

— Et que vous le lui avez dit ?

Il se mit à rire.

— Ce qui ne lui a pas déplu ; car elle vous regarde beaucoup, il me semble.

— Ah ! ah ! vous observez bien, monsieur le Français. Eh bien ! puisque vous la trouvez belle, faites-lui la cour, je ne m’en fâcherai pas.

— Vous n’y tenez plus ?

— Je n’en dis pas de mal ; c’est une honnête fille ; mais avouez que dona Grazia est autrement gentille. Vrai ! je ne l’avais pas vue jusqu’ici ; ou bien, si, car je l’avais rencontrée une fois ; mais je ne sais pourquoi, à cause de la Raimonda sans doute, je n’y avais pas fait attention. Ne trouvez vous pas qu’elle a l’air d’une petite princesse ? De fait elle est fille de cavaliere, tandis que la Raimonda n’est qu’une paysanne.

— Qu’importe ? C’est le même costume…

— Non pas, dit-il en m’interrompant avec feu, comme si la chose edt eu à ses yeux beaucoup d’importance. Dona Grazia porte la casaque rouge d’une seule couleur, tandis que celle de Raimonda est rouge et bleue. Et quelle différence en tout ! Don Antonio n’est pas riche, si vous voulez ; mais il est magnifique dans ses manières. J’aime ça ! moi…

Le vin, l’excitation de la fête lui déliaient la langue et ses intentions semblaient assez manifestes.

— Bah ! qu’importe ? me dis-je, puisque Effisio est aimé.

Avant de quitter la table, de Ribas fit un petit discours où revint plusieurs fois un mot répété par les convives : Graminatorgiu, dont je demandai l’explication.

C’est l’épluchage de la laine après la tonte des moutons. On convoque à cette occasion les parents et amis pour faire l’ouvrage en commun, et cette réunion devient une fête, où le goût des Sardes pour l’improvisation, la danse et la galanterie prend occasion de se satisfaire. En se séparant chacun répéta comme une promesse de retour : Graminatorgiù !

Je passai une partie de mes dernières journées chez de Ribas à lire les histoires de Sardaigne, que m’avait apportées Effisio. Quel meilleur emploi pouvais-je faire de mon temps à notre mutuelle satisfaction pendant que les deux amants, l’un au jardin, l’autre à la fenêtre, se regardaient et se parlaient. C’étaient, en vérité, de curieuses histoires, qui tenaient à faire de la Sardaigne le premier pays du monde habité, et ne pouvant la pousser bien haut dans le présent, la faisaient du moins dans le passé fabuleusement importante. Le père Madao, l’un de mes auteurs, affirmait l’existence d’une race de géants avant le déluge et, bientôt après, de longues dynasties de princes, au nombre desquels il compte Phorcus, fils de Neptune et arrière-petit-fils de Noé, et sa fille Méduse. Tous les fils de dieux, tous les héros de l’antiquité, tous les peuples sacrés par la poésie ou par l’histoire, viennent gouverner et coloniser la Sardaigne ; Sardus, fils d’Hercule ; Hercule lui-même, Iolas, Aristée ; et les Phéniciens, et les Ioniens de la fine Attique, et les Troyens errants à la recherche d’une patrie…

M’étant permis de sourire de ces facéties, je pus voir que le patriotisme sarde, si vif chez ces historiens, ne l’était guère moins dans la nation, même chez les plus intelligents ; car Effisio fat piqué de mes railleries, au point d’abandonner la conversation qu’il avait avec Grazia pour se jeter dans une dissertation sur la ressemblance qui existerait encore entre les coutumes des Sardes et celles qu’Homère a dépeintes dans l’Odyssée.

— Nos pasteurs, dit-il, font rôtir leur viande comme les Grecs d’autrefois ; certaines populations, comme à Orgosolos, par exemple, s’oignent encore d’huile le corps et les cheveux ; nos garçons, jusqu’à leur mariage, couchent sur des nattes, comme on y voit coucher Télémaque chez Ménélas…

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 27 AVRIL 1878.

(5)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

II. — (Suite.)

Le voyant si animé, je m’abstins de lui faire les objections qui me venaient à l’esprit et continuai de lire le père Madao et le père Bresciani aussi sérieusement qu’il me fut possible, jusqu’au moment où je pus me procurer le voyage d’Albert de la Marmora, ouvrage très-érudit et très-bienveillant, que les Sardes trouvent pourtant sévère ; car ils n’admettent pas la plus légère critique, et qui ne les loue pas assez les offense. Éclairés et justes sur d’autres sujets, ils déraillent absolument sur celui-là. Mais comme leur patrie est une des plus humbles, des plus obscures et des plus souffrantes, cela m’a toujours paru plus touchant que ridicule.

Effisio était Sarde avant tout, Italien en second lieu, Français en troisième ; ses compatriotes sont ainsi généralement, et ce n’est pas à nous de leur en vouloir.

Il est très-certain que l’antiquité moderne de la Sardaigne ne saurait être contestée. Les usages de la vie domestique y sont d’une primitivité, qu’on ne voit ailleurs aujourd’hui que chez l’Arabe. À Nuoro, qui revendique le titre de ville et qui a 6,000 habitants, il n’y a pas un boulanger. Quelques familles font du pain au-delà de leur consommation et le font vendre par de petites filles qu’on voit assises dans la rue près de leurs corbeilles. C’est tout ce qu’ont pu obtenir les besoins de la colonie continentale, pourtant assez nombreuse. Chaque maison, à peu d’exceptions près, a son four et son meunier (molenti) ; on appelle ainsi l’âne chargé de tourner le petit moulin de pierre établi à l’un des bouts de la cuisine ; au milieu se trouve le foyer, placé tout bonnement sur le pavé et sans autre cheminée qu’un jour étroit, pratiqué dans la toiture. Dans un angle, le four, construit dans la même pièce et dont le sommet aplati sert de dressoir. La fumée avant de trouver l’issue qui lui est offerte, remplit toute la pièce ; mais la chose parait toute simple ; nul ne s’en occupe et le patient molenti ne réclame pas. C’est dans cette même cuisine que, l’âne mis dehors, couchent les garçons de la famille et les serviteurs mâles, sur des nattes, ou des pièces d’étoffe étendues à terre.

J’étudiais en liberté les détails de cet intérieur ; j’étais chez moi. Tout m’était ouvert ; chacun s’empressait de satisfaire mes désirs, et le maître de la maison lui-même, omnipotent et fier comme un patriarche, était plein de déférence pour moi. Je pouvais à mon gré causer avec Grazia, jouer avec les enfants, lire dans ma chambre, me promener seul, ou suivre mon hôte dans ses excursions. De cette dernière permission, je n’abusais guère, à cause d’Effisio, qui décemment eût éte obligé de se retirer, s’il ne m’eût pas trouvé à la maison. Je laissais croire à de Ribas, que les Parisiens étaient sédentaires, et le voyais parfois avec envie partir au galop de son cheval, et le fusil à l’épaule, pour aller, à deux ou trois lieues de là, visiter ses blés ou ses troupeaux.

Comme nous ne pouvions causer ensemble, j’étais d’ailleurs excusable de ne pas rechercher sa compagnie. Celle de Grazia, je l’ai dit, m’était accordée au nom de l’hospitalité, sans aucune défiance ; je la suivais dans ses travaux de ménage, quand, vêtue seulement d’une chemise et d’un jupon, elle allait dans la cuisine bluter la farine. Sa taille dégagée du corset, n’en paraissait que plus pure, et elle me plaisait à voir, au milieu de ce travail, comme une Grecque d’Homère.

Les Sardes ont l’habitude de diviser la farine en plusieurs qualités, dont ils font plusieurs sortes de pains. Le plus blanc est celui de l’étranger ou des invités, qu’on ne consomme qu’en dernier lieu, si l’occasion a manqué de le servir. Du seuil, je regardais Grazia, assise au milieu de cinq ou six corbeilles et d’un pareil nombre de tamis, agiter de ses bras nus l’ustensile léger, autour duquel s’élevait un fin nuage ; un de ses pieds nus, d’un blanc plus doux que celui de la farine, s’allongeait de mon côté ; nous ne pouvions guère, à cause du bruit, nous parler ; mais de temps en temps, levant les yeux sur moi, elle me souriait, tout en jetant furtivement un coup d’œil en arrière, pour voir si l’absent ne venait point.

Je l’étudiais avec un double intérêt, celui du bonheur d’Effisio, et celui qu’inspire tout être bon et gracieux, à qui l’on est redevable d’attentions constantes.

En l’absence d’Effisio, notre conversation était fort nourrie. Elle m’apprenait des mots, des locutions sardes et me questionnait sur la France. Au repos, silencieuse, elle semblait absorbée dans une sorte de pensivité douce ; mais dans la conversation elle s’animait ; elle avait des curiosités, des réflexions qui montraient un esprit très-capable de s’étendre, très-avide de connaître un monde plus vaste. C’était à ses yeux un des charmes d’Effisio qu’il eût connu ce monde et en eût reçu l’empreinte. Toutefois, que ce fût par nature ou par préjugé, elle n’allait jamais loin dans cette voie. J’essayai plus d’une fois de la pousser hors de son milieu moral et intellectuel ; elle cédait à l’impulsion facilement, mais à peine s’en apercevait-elle qu’inquiète et effarouchée, elle se rejetait en arrière.

— Non, non, me disait-elle un jour que j’élevais contre l’autorité paternelle le droit de l’enfant, non, c’est un crime que de ne pas obéir à ses parents ; c’est le commandement de Dieu, et sur ce point vos lois sont impies.

Elle aussi avait le patriotisme excessif, et c’était peut-être une des raisons qui lui faisaient accepter comme sacrées les coutumes de son pays. Elle était Sarde de cœur et d’esprit et avant tout Gallurienne et Nuorésienne. Sa montagne était sa patrie, et sa patrie ne pouvait être que la meilleure partie du monde. Elle eût bien voulu voir et savoir ce qui se passait ailleurs, et y choisir à son gré ; mais, à la réserve de ne point blâmer ce qui se faisait en Gallura. On eut dit un chevreuil de la forêt, curieux d’observer la plaine, et sorti pour cela du couvert des bois, mais qui au moindre bruit s’y rejette. Gouvernée d’ailleurs, comme toutes les femmes de son pays par l’idéal religieux, je la voyais, prosternée à l’église, confier à Dieu ou à la bonne Vierge le secret de ses amours.

Ainsi passa la semaine réclamée par l’humeur hospitalière de don Antonio, et je pris congé de mes hôtes pour aller m’établir chez Effisio. Ce fut avec une émotion sincère que nous nous quittámes. De Ribas me jura qu’il aurait voulu me garder toujours, et m’engagea à venir chasser avec lui. Dona Francesca s’arracha à ses préoccupations de ménagère pour venir me saluer, d’un air attendri. L’aïeule mit solennellement sa main sur ma tête et me souhaita les bénédictions du ciel. Je vis sur les yeux de Grazia un voile humide. L’Effisedda voulut m’embrasser et Quirico me combla de poignées de main, aussi franches au fond que peu nettes à la surface. Je leur laissais et j’emportais d’eux quelque chose de familial. Cette hospitalité, si religieuse, si cordiale, prend le cœur.

— Nous y retournerons tous les jours, dis à Effieio, quand nous fames sortis.

— Hélas, non ! me dit-il, vous n’êtes plus l’hôte de don Antonio et je ne suis pas le fiancé de Grazia.

Il m’expliqua alors qu’un jeune homme ne pouvait aller fréquemment dans une maison, où se trouvaient des jeunes filles à marier, sans avoir le titre officiel de fiancé. Alors vos usages sur ce point ressemblent fort à ceux du grand monde. Et comment se connaît-on ?

— On se voit, on se parle à la danse, aux fêtes, voilà tout. Je pourrai vous accompagner de temps en temps dans la maison ; mais, à moins d’un bon prétexte, il faut attendre que de Ribas nous y appelle lui-même.

— Qu’allez-vous donc faire ?

— Il faudra bien risquer ma demande. Mais je suis terrifié par la crainte d’un refus ; de Ribas est ambitieux et je suis pauvre.

— Vous avez vos troupeaux et votre fusil, le vivre en un mot et le couvert. C’est assez.

— Je n’ai pas deux ou trois mille francs à mettre en cadeaux de fiançailles ; je ne possède que les bijoux de ma mère.

— Ils suffiront.

— Non ; de Ribas en serait humilié ; il veut un gendre magnifique.

— Mais vous n’êtes pas le premier venu ; vous êtes comme de Ribas de noble famille, beaucoup plus instruit que les autres jeunes. gens d’ici ; vous avez vu le monde, vous avez suivi Garibaldi.

— Eh ! cela peut-être ne plaidera pas en ma faveur. De Ribas est routinier.

— Sa fille l’emportera, elle dira qu’elle vous aime.

— Elle ne l’oserait pas !

— Allons donc ! On ose toujours quand on aime.

— Vous ne connaissez pas ce pays.

Tel fut le dernier mot d’Effisio sur ce sujet, et il resta ; triste jusqu’au moment où nous entrâmes chez lui et où il s’empressa de me faire les honneurs de sa maison.

Elle était plus bourgeoise que celle de Ribas, grande, assez bien distribuée, avec des volets verts ; deux grandes salles au rez-de-chaussée, autant à l’étage au-dessus, avec de nombreux recoins partout ; les plafonds étaient peints comme les murailles.

— Un palazzo ! dis-je, — à la manière des Italiens qui nomment palais tout ce qui n’est pas cabane ; Grazia sera là dedans la reine de Nuoro.

Une vieille femme, vêtue de noir, en se qualité de veuve, était venue à ma rencontre et m’avait souhaité la bienvenue. C’était la ménagère et la nourrice d’Effisio, la vieille Angela. En la voyant, je ne pus retenir un sourire ; car c’était, m’avait dit Grazia, une femme qui avait sept esprits. C’était beaucoup pour une simple femme, et beaucoup aussi pour Nuoro !

— Mais que fait-elle de ses sept esprits ?

— Ils lui parlent souvent et lui disent ce qui va se passer. Quelquefois, la nuit, elle ne peut dormir, tant ils l’agitent, les uns lui rappelant le passé, les autres lui disant l’avenir. Ne vous moquez pas ! la vieille Angela n’est pas une menteuse, et d’ailleurs elle a fait voir souvent que c’était vrai.

— Ah ! veuillez me citer une de ses prophéties ?

— Je ne me rappelle pas bien… Par exemple, il y a quelques mois, un homme est tombé de cheval et s’est fendu la tête contre un mur. Eh bien ! la vieille Angela avait déjà dit depuis plusieurs jours : — Je sens un malheur qui va venir.

On ne pouvait nier que la chose ne fût concluante.

Les mystiques sont des natures compliquées et mystérieuses, qui ont toujours excité ma curiosité ; je m’étais promis de questionner Angela, et lui demandai dès l’abord si elle avait deviné que j’allais venir.

— Pour aujourd’hui, signor, ça ne m’était pas difficile ; mais quand don Effisio est parti pour la chasse, deux jours avant votre arrivée à Nuoro, je lui ai dit : — Vous aurez une surprise à votre retour. — Est-ce vrai don Effisio ?

— Laisse-moi la paix ; tu sais bien que je ne [ais pas attention à ces niaiseries, lui répondit-il, ce qui en ma présence la mortifia beaucoup.

Je rétablis sa bonne humeur et captai toute sa confiance en déclarant qu’Effisio avait tort de mépriser ces choses, qu’il y avait des faits extraordinaires, etc. Être ainsi prise au sérieux par un homme qui avait tant vu de choses, par un Français de Paris, Angela ne s’en sentait pas d’aise : elle conçut dès lors pour moi une haute estime et me communiqua toutes ses rêveries, ce qui fut un ennui sans compensation ; car c’était toujours la même chose. Mais je l’avais bien mérité.

Angela m’avait préparé la plus belle chambre, mais, à son grand étonnement, j’en pris une sous les toits, au second étage, tant à cause de son plafond original que par sa belle vue sur la route et la montagne. Ce plafond, en angle aigu, ou plutôt cette couverture, car immédiatement au-dessus venaient les tuiles, était formé de trois poutres de chênes non équarries et de petites poutrelles dans le sens de la retombée du toit, sur lesquelles posait un tissu de cannes, ces grands roseaux (sortes de bambous de petite espèce) cultivés dans tout le Midi et qui font ici les toitures à l’aide d’un enduit de chaux jeté dessus, extérieurement. Ce plafond et la fenêtre fixèrent mon choix, en dépit d’Angela, qui m’objectait que les meubles n’étaient pas assez beaux pour ma seigneurie. En revanche, les murs blanchis à la chaux offraient de fort beaux tableaux de sainteté, dont l’un entr’autres représentait saint Effisio en cuirasse, donnant la main à la Sardaigne en costume de fiancée. Et dehors, un plus beau tableau que ceux d’aucun musée, varié, mouvant, inimitable, achevé, et que pourtant retouchaient sans cesse deux grands peintres : le soleil et l’ombre.

Ce n’est pas que ce pays de montagnes méridionales ait rien de la grâce de nos paysages, pétris d’eau en même temps que de soleil. Le sol y est dur, nu par grandes places, semé de moins d’arbres que de rochers ; les lignes y sont arrêtées, les couleurs sèches : le fauve y abonde plus que le vert ; il y a plus de lumière vive que de bleus lointains ; mais chaque nature a sa beauté ; celle-ci me charmait à son tour.

Au premier plan, j’avais la route, à l’entrée du village, côte assez rapide entre quelques maisons et quelques figuiers, où sans cesse apparaissaient tantôt des cavaliers lancés à toute bride, tantôt des chars à bœufs chargés de liége, ou des filles revenant de la fontaine la cruche sar la tête.

Plus près… mais ici le tableau devient moins poétique…

À côté de la maison d’Effisio, de l’autre côté de la rue, sous ma fenêtre, était une petite maison sans étage, occupée par une famille de dix personnes, aïeuls, père, mère et enfants. L’homme, Cabizudu, petite taille, barbe noire, bonnet noir enfoncé jusqu’aux yeux, figure plus rusée qu’intelligente, était occupé toute l’année chez Effisio ; c’est lui qui soignait les chevaux, faisait les commissions, cultivait le jardin. Sa femme aidait la vieille Angela à laver le linge. L’aïeul, vieux et cassé ; la grand’mère, plus vieille encore, — 97 ans — filait continuellement sa quenouille ; parmi les enfants, un garçon de 20 ans, une fille de 18, jolie, puis quatre autres en gamme descendante, jusqu’au dernier qui marchait à quatre pattes, au milieu des poules et des chats. C’était tout un tableau de mœurs sardes, que les Cabizudu exposaient avec la plus grande ingénuité. D’abord, si j’étais matinal, c’étaient les vases que je voyais vider à la porte, ou d’autres évacuations plus directes, effectuées sans vergogne tout proche de la maison. Puis les grands partaient ; les petits restaient avec les vieux, et alors le grand-père cessait de ne rien faire pour se livrer à l’examen attentif de l’intérieur de sa chemise et de son bonnet ; la grand’mère déposant sa quenouille, puis sa chemise — les chemises des Norésiennes sont en deux morceaux, une camisole continuée par une jupe — se livrait à la même occupation. Les grands, ceux qui travaillaient peu ou prou, n’avaient pas le temps d’être si soigneux, et c’était seulement le dimanche matin qu’avait lieu une scène de famille vraiment touchante :

Père ou mère, frère ou sœur, chacun posait la tête sur les genoux d’un des siens et la chasse aux parasites commençait. J’aimais ce moment, non pour la vue mais parce qu’il versait dans les âmes une douce tranquillité ; plus de ces glapissements, de ces criailleries, de ce jurements, qui à tout moment retentissaient : il n’y avait plus qu’harmonie et fraternité.

Ce qui me faisait mal, c’était la brutalité des grands vis-à-vis des petits. Si la civilisation veut être incontestable, il faut qu’elle défende partout les faibles contre l’abus, hélas ! trop naturel, de la force dans les sociétés primitives.

Non-seulement les parents, en Sardaigne, généralement, battent leurs enfants sans pitié et les accablent de fardeaux ; mais tout adulte se permet de battre l’enfant d’un autre et de le commander. Une fois sorti des langes, l’enfant devient une chose vile et corvéable à merci. Même brutalité pour les animaux domestiques, si humbles et si doux. Que les bêtes aient des besoins ou des souffrances, et par conséquent des droits, cette idée-là, j’en jurerais, n’a jamais pénétré sous le bonnet noir du Sarde. Il n’y avait pas deux jours que j’étais la lorsque Cabizudu, battant son enfant avec colère et à plusieurs reprises, je l’apostrophai vivement. L’étonnement de cet homme fut immense.

— Comment, il trouve mauvais qu’un père batte son enfant ! D’où peut venir ce signor ? Est-il fou ?

Ses yeux me dirent cela plus que sa bouche. J’essayai de lui persuader qu’il y avait de meilleurs moyens d’éducation ; il ne put s’empêcher de sourire.

— Au moins, lui dis-je, ne comprenez-vous pas qu’on ne doit jamais frapper étant en colère ; car alors on ne connait pas de mesure et l’on risque de donner un coup dangereux.

— Non, non, me répondit-il, soyez tranquille ! D’ailleurs ça me regarde, puisque l’enfant est à moi.

Cet homme là, très-babillard, ne connaissait pas une lettre de l’alphabet, et ses enfants, qui se roulaient tout le jour dans la poussière, n’avaient pas le temps, me dit-il, d’aller à l’école. Le fond de l’affaire, c’est qu’il les voulait sous sa main pour les commander. Je fis honte à Effisio de son insouciance à cet égard, car il avait l’influence du maître, et, à la louange du gouvernement italien, l’école est partout gratuite. Grâce à moi, deux des enfants de Cabizadu y furent envoyés, mais contre le gré de leurs parents, et il n’est pas certain qu’ils soient arrivés au bout de l’abécédaire.

Ignorance, misère, là comme ailleurs, le couple y était. Je les voyais prendre leur repas. Ils n’avaient autre chose que ce pain grossier, fait de la dernière qualité de farine, que les Sardes de la Gallera étendent en minces galettes ou plutôt en feuilles légères, et auquel suffit la moindre cuisson. Ils l’appellent, je ne sais pourquoi, papier à musique (carta di musica), et mangent ces feuilles minces, qui se conservent pendant des mois, quelquefois avec du mauvais fromage, d’autres fois en les arrosant d’un peu d’eau. La viande d’agneau, — à la vérité fort mauvaise, — se vend un sou l’hectogramme ; mais ils sont trop pauvres pour en acheter.

Dès qu’il n’y eut plus moyen de voir Grazia, Effisio me fit parcourir les environs et me promena à cheval sur ses domaines. Cet homme pauvre possédait plus de deux cents hectares de champs, de vignes et de bois. Ajoutons pour la vérité, pas mal de rochers, répandus sur tout cet espace. Mais sur ces rochers mêmes, la vigne pouvait croître, et je pensais à ces escarpements des Alpes, où le vigneron suisse a porté et fixé la terre, à ces champs de la Beauce, océan d’or des moissons, à ces prés lombards, fauchés toute l’année, tandis que je parcourais des champs d’orge et de froment clair-semés, qui en France eussent à peine valu les frais de la récolte ; des prés pelés, atteints au cœur par la dent des moutons ; des vignes mal plantées, mal travaillées et mal taillées, dont on ne remplaçait pas même les ceps manquants ; des bois réduits aux vieux troncs de cent, années, où le pâturage avait dévoré vingt coupes en germe, et qui s’en allaient, rechignés et attristés, vieillards sans postérité. Au plus près du village, se voyaient quelques champs de fèves, de pois et de lentilles, mêlés d’herbes sauvages ; le jardin n’était qu’un fouillis de plantes parasites, au milieu desquelles étouffaient quelques choux et quelques salades et où s’élevaient trois cerisiers, seuls arbres à fruit de tout le domaine. Sous le hangar, je vis l’instrument de labour ; c’était le vieil araire romain, tel que l’avait vu Pline ; une sorte de gros clou bon à gratter la terre, non à la fouiller profondément. Et pour une telle exploitation, un seul char, frère et contemporain de la charrue, le petit char triangulaire à roues pleines.

— Mais, dis je à Effisio, tout ceci est l’enfance de l’agriculture à un point inimaginable, à vingt siècles dans le passé ! Vous avez vu ce qu’elle est en France ; je vous ai entendu vous émerveiller sur la richesse de nos campagnes. Que n’essayez-vous d’améliorer ?

Il haussa les épaules.

— Comment faire ? Je n’ai point de connaissances spéciales.

— Il n’en faut guère pour améliorer simplement un état si désastreux. Je ne vous demande pas de faire de l’agriculture scientifique, mais seulement celle de nos paysans français ; avoir une charrue qui remue le sol, des roues à jantes, qui tournent sans gémir et n’écrasent pas l’attelage plus que la charge du chariot ; donner du fumier à ces terres appauvries, qui sont bien riches de puissance native, puisqu’elles donnent toujours sans rien recevoir. S’il se peut, replanter vos bois, mettre partout des arbres, soit à fruits, soit autres, qui donnent la fraîcheur au sol desséché ; laisser le fusil et prendre la bêche. Dans dix ans, vous aurez quintuplé vos récoltes ; dans vingt ans, vous serez riche.

— Oh ! dit-il, vingt ans ! — avec le sourire indolent de l’homme du Midi, pour qui, si le lendemain existe, l’avenir est presqu’un rêve.

— Dans vingt ans vous en aurez quarante-trois, c’est-à-dire que vous serez en pleine force, en pleine maturité. Pensez-vous que la vie alors vous soit indifférente ? Et ne sauriez-vous en outre imaginer, vous qui n’avez pas une âme féroce, que vous éprouverez autant qu’un autre, et peut-être beaucoup plus, la passion du bonheur de vos enfants ?

— Si je me marie, dit-il mélancoliquement.

Ce serait un moyen de vous marier. Dites vos plans à de Ribas ; commencez-les sous ses yeux ; il croira à votre fortune, et il sera fier de vous.

— Je ne sais pas ; il est routinier, vous dis-je, et pour lui la seule occupation digne d’un homme est de chasser, monter à cheval, surveiller les travailleurs. Vous lui prouveriez qu’il peut décupler son revenu en se consacrant à l’agriculture, qu’il n’en ferait rien ; et pourtant il souffre d’être pauvre. En tout cas, si je prenais la bêche, comme vous me le conseilliez tout à l’heure, il regarderait cela comme un déshonneur. Grazia elle-même, peut-être, serait de son avis.

— Grazia est intelligente et bonne, c’est-à-dire capable de beaucoup comprendre, surtout si c’est vous qui l’enseignez.

André Léo.
(À suivre)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 30 AVRIL 1878.

(6)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

II. — (Suite.)

Il sourit de plaisir, mais au lieu de me répondre, il se mit à rêver d’amour.

Plus je regardais autour de moi, plus je m’étonnais de l’état où était tombée l’agriculture, dans ce pays si fertile autrefois.

Ce qui surprendrait au premier abord un paysan de nos contrées, c’est de ne voir en Sardaigne, aucune ferme, point de ces hameaux, de ces villages espacés, qui rendent nos campagnes si humaines, si riantes, et qui attestent leur fertilité. Cela tient évidemment à l’état de guerre où sont restées ces populations entre elles, après la désolation et les ruines des guerres étrangères. Comme au moyen âge, on s’agglomère, on se serre, pour se protéger mutuellement, soit contre le clan ennemi, — car, il y a peu de temps encore, on se livrait des batailles de villages à villages, soit contre les bandes, qui vont la nuit voler à main armée et à qui des fermes isolées offriraient une proie trop facile. Le paysan sarde, à l’encontre de tous les autres, habite la ville, si l’on veut donner ce nom usurpé aux bourgs de 1,000 à 6,000 habitants, épars à de grandes distances (de trois à six lieues) sur la surface de l’ile.

Dans cette donnée, on pourrait du moins imaginer que ces bourgs sont des agglomérations de maisons rurales, autour d’un quartier commerçant et bourgeois ? Rien de tel ; l’habitation du plus riche paysan est une simple maison, avec une cour, souvent privée de jardin. Pas d’étables, pas d’écuries, pas de granges, pas de fumiers. Le foin est plus que rare ; le blé se bat dans les champs ; le bétail couche en plein air, aussi bien sous la pluie, la neige et la gelée, que pendant les grandes chaleurs, et il vit de paille hachée, de joncs, ou de pacage. Pour travailler ses terres, le paysan sarde a souvent deux ou trois lieues à faire, et il part à trois heures du matin, à cheval ou en char à bœufs, arrive avec des bêtes fatiguées, pour travailler à la chaleur du jour et revient le soir, écrasé de fatigue, mais n’osant coucher dehors ; car il pourrait avoir à subir une attaque nocturne, où son bétail lui serait enlevé, où peut-être lui-même perdrait la vie. « Pourtant, même en de telles conditions, un meilleur emploi des ressources naturelles, et des soins intelligents, obtiendraient des résultats immenses, car la terre en Sardaigne est étonnamment fertile et accomplit ce miracle de produire toujours, sans pluies, sans irrigation, sans fumier, presque sans culture.

Je revins donc à la charge près de mon ami sur le devoir, pour tout homme plus instruit que ceux qui l’entourent, de donner l’exemple, et d’élever le niveau du bien-être et de l’intelligence dans son pays.

Ce n’était pas une nature à proprement dire active que celle d’Effisio ; mais plutôt rêveuse à l’ordinaire ; ses élans de cœur et de conscience le portaient aux choses héroïques ; mais à part cela il avait la nonchalance des Méridionaux. Après sa fugue européenne, il se retrouvait parfaitement Sarde, heureux de vivre à cheval, le fusil sur l’épaule, l’amour au cœur, et goûtant volontiers la joie de ne rien faire. Toutefois, il ne fallait que le convaincre ; dès lors, il se trouvait prêt à tout.

Je le vis, subitement épris de mes visées, partir à ma suite, pour me dépasser bientôt. Il acheta en un clin d’œil pour plus de cinquante mille francs de bétail et d’outils nouveaux, puis, se ravisant tout à coup : Mais je n’ai pas le son, mon cher ! Comment voulez vous que je puisse faire seulement le premier pas ? Tout ce que produisent mes terres et mes troupeaux en sus de ma nourriture et de celle de mes travailleurs, je le donne à l’esattore (percepteur). Il ne m’en reste rien, ou plutôt je n’en ai pas assez, puisque le fisc a fait vendre l’année dernière pour se payer, une de mes pièces de terre.

— Est-il possible ? Combien payez-vous donc ?

— Sept cents francs.

— Et vos terres vous rapportent moins que cela ?

— À peine, frais déduits. Je suis le fermier de l’État, rien de plus. Et je ne suis pas le seul au moins, ne le croyez pas. En Sardaigne, elles sont nombreuses, les propriétés dont l’esattore fait vendre chaque année un morceau, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Il est vrai qu’on ne trouve pas toujours d’acheteurs. Qui désire acheter pour augmenter ses impôts ? On ne se soucie guère de ne travailler que pour le gouvernement.

— Mais aussi votre agriculture est déplorable.

— Eh ! sans doute ! mais comment faire autrement ? Vous voyez bien que je ne puis pas ; on nous reproche d’être paresseux ; nous sommes découragés.

Sans vouloir chicaner Effisio sur ce point, je m’occupai des moyens de le mettre à même de commencer des réformes, et je me fis fort de lui trouver 2, 000 francs à emprunter. Il accepta avec enthousiasme et reconnaissance, et nous passâmes la moitié de la semaine à faire des plans qui, de la modeste somme du point de départ, s’élevèrent à des chiffres superbes. Nous entendîmes bêler plus de vaches que n’en rêva Perrette ; nous vîmes onduler plus de moissons qu’on n’en attribua jamais au marquis de Carabas. Tout cela pour Grazia. C’était devant elle que nos épis s’inclinaient ; autour d’elle que bondissaient nos troupeaux ; c’était sous sa main blanche que coulaient délicieux les flots de lait ; c’était sa présence qui rendait le travail attrayant et la richesse poétique.


III

Il fallait bien rêver d’elle, car désormais les jours passaient sans la voir, et moi, qui n’étais pas amoureux, le sourire de cette aimable fille me manquait aussi ; je l’aimais en frère. Plusieurs fois, nous rencontrâmes de Ribas ; mais cela n’eut d’autre résultat que des conversations au café, et mes questions sur les autres membres de la famille n’obtinrent pas l’invitation de les aller voir. Ce brave don Antonio restait imperturbable dans une fatuité de croire qu’il représentait pour nous tous les siens, et que nous n’aimions que lui.

Pour voir Grazia, nous fûmes obligés d’aller à l’église, où, de loin, le coloris de ses joues et le timide éclat de ses yeux, nous parlèrent ; mais ce fut tout ; il n’y avait point de bal ce dimanche, et nous perdions patience, quand vint Quirico, chargé de nous avertir que le Graminatorgiù avait lieu le surlendemain.

Il va sans dire que nous arrivâmes des premiers. Deux ou trois Jeunes filles, ou jeunes femmes, seulement se trouvaient là, aidant les dames de Ribas à faire les apprêts. C’était dans la cour que l’épluchage de la laine devait avoir lieu ; elle fut apportée sur des draps. Les femmes, à mesure qu’elles arrivaient, s’asseyaient autour ; ce fut bientôt une corbeille complète, et des plus gracieuses, car on n’y voyait que frais visages ; les femmes âgées, ou se tenaient à part avec dona Francesca, occupée à préparer le repas, ou bien étaient restées à la maison. Assurément, il y avait dans ce triage, imposé par la coutume, un sens artistique, la volonté de former un joli tableau. Et le tableau était réussi. Plus ou moins belles, plus ou moins intéressantes de physionomie, toutes avaient l’éclat de la jeunesse, et dans les yeux l’éclair de la coquetterie ou l’émoi de la pudeur. Les propos joyeux s’échangeaient, les lèvres riaient. Je vis Raimonda, moins sombre que le jour du 1er mai, parlant avec animation à l’une de ses compagnes, et j’admirai de nouveau l’expression passionnée de son visage. Que disait-elle ? La plus simple chose sans doute, et pourtant, émanation involontaire d’un feu intérieur, c’était une intonation vibrante et des regards pleins de feu.

Quand Nieddu s’approcha d’elle, il fut accueilli par un sourire, qui découvrit une rangée de dents éblouissantes, et, à l’air dont elle lui parla, je vis qu’il devait être son parent ou son ami.

Fedèle Nieddu était ce jeune improvisateur qui, le 1er mai, à la requête de Grea, m’avait adressé un compliment en vers. Il parlait l’italien, et, dès son entrée, était venu me serrer la main. Je lui parlai de Raimonda.

— C’est ma cousine, me dit-il, une bonne fille et un grand cœur ; mais elle a le mauvais sort.

— Comment cela ?

— Oui, tout se tourne à mal contre elle let rien ne lui réussit. Il y en a qui naissent ainsi. Généralement, dans notre famille, on n’est pas heureux.

— Si jeune ! Quel malheur peut-elle avoir éprouvé ? Elle a au plus vingt ans.

— Dix-neuf seulement, d’avril dernier. Le jour de sa naissance, la maison de son père a été dévalisée par les bandits, qui ont enlevé une grosse somme, et jamais la famille ne s’est relevée de ça. Plus tard, la maladie s’est mise dans leur troupeau. De quatorze à seize ans, elle a reçu un sort, dont elle a failli mourir et qui, tous les deux soirs, au coup de six heures, la faisait trembler de fièvre ; enfin, mille petites choses trop longues à dire. Le plus triste, c’est qu’elle a perdu son père l’an dernier, et son frère il y a longtemps, dans une rixe ; elle n’a plus que sa mère, et c’est à moi que revient le devoir de la protéger.

Il me disait tout cela d’un air simple et bon, d’un ton mélancolique, et je lui trouvais, à le regarder attentivement, une expression douce, rêveuse et fatale, qui me touchait.

— N’avez-vous point de sœur ? lui demandai-je.

— Si, j’en ai deux et un frère.

— Et peut-être une fiancée ?

— Non, répondit-il brièvement.

— Je croyais que l’on se fiançait de bonne heure ici ?

— Oui, quand le cœur a parlé.

— Et le votre serait encore muet ?… Je ne sais pourquoi, je le crois sensible.

— Eh ! cela se peut, me répondit-il en soupirant ; mais d’un air à n’en pas vouloir dire davantage.

En ce moment, un joueur de guitare, s’asseyant près du cercle des femmes, se mit à chanter en s’accompagnant, tandis que les garçons, dont quelques-uns avaient des fleurs à la main et au justaucorps, tournaient autour d’elles, parlant à celle-ci ou à celle-là. J’en remarquai un, d’une taille particulièrement élevée, et pleine d’élégance, qui parlait à Grazia avec animation et des intentions marquées de galanterie ; sa figure, quoique assez belle, ne me plut pas ; elle avait une expression flottante, au premier abord indéfinissable, qui me parut un mélange d’audace et de ruse ; d’ailleurs, une chevelure magnifique, d’un noir éclatant, qui s’échappait hors du bonnet noir ; des yeux, à ce moment, d’une douceur presque langoureuse mais que peu après je surpris pleins de dureté ; des manières à la fois plus cultivées et plus prétentieuses que celles des autres jeunes gens. Effisio me dit son nom : Pietro de Murgia.

— Est-ce un don aussi ? demandai je.

— Il voudrait le faire croire, mais personne ne lui accorde ce titre ; il est pauvre ; surtout, il est peu aimé.

Une rumeur nous fit tourner les yeux du côté de la porte. C’était Antioco Tolugheddu qui descendait de cheval et qui bientôt s’avança dans tout l’éclat d’une mise recherchée. Est-ce parce qu’il venait d’Oliéna qu’il arrivait le dernier ? où bien avait-il voulu produire de l’effet par son entrée ? L’expression de sa figure et sa toilette donnaient lieu à cette dernière supposition. En le voyant, je ne pus m’empêcher de sourire. Pour peu que l’on ait voyagé, si peu observateur que l’on soit, j’entends observateur psychologue, on a bien vite reconnu, au travers des races nationales, ou soi-disant telles, certains types humains, toujours les mêmes en tous lieux et qui existent, à part des classes, aussi bien que de sexes et des nationalités. En voyant arriver Antonio Tolugheddu, dans cette réunion de montagnards galluriens, il me parut, abstraction faite du costume, assister à l’entrée de n’importe quel beau, dans n’importe quel salon ou chambrée.

Le costume d’ailleurs n’avait rien qui rabaissât le personnage, au contraire.

Il portait un capolu (prononcer capotou) de forme nouvelle, appelée dans le pays capotu serenicu, plus large et plus long que l’autre, de couleur brune, bordé de rouge, et richement orné, aux manches, aux poches et au capuchon, de velours rouge tailladé. Il se promena ainsi quelque temps, puis, s’étant débarrassé de ce vêtement, il se montra dans le costume oliénais, peu différent de celui de Nuoro et peut-être plus gracieux.

La différence consiste en une casaque rouge, ou rouge et bleue flottante, au lieu de justaucorps. Cette casaque n’était pas en velours de coton, selon l’usage du pays, mais en velours de soie, ornée aux manches de ganses d’or et de boutons d’or ; la chemise de fine toile, attachée au col par deux énormes boutons d’or, s’épanchait, à flots d’une blancheur éblouissante, par l’ouverture des manches ; les ragas[1] étaient du plus beau drap noir, et au lieu de guêtres de drap, Antioco était chaussé de cuir fin. Avec cela, montre, chaîne d’or et breloques, indispensables à tout beau de village, de l’Océanien au Français. Enfin, le jeune Oliómais tenait à la main un gros bouquet de roses nouvelles, apportées, je n’en doutai point, à l’intention de Grazia. Tout le monde le regardait, et il jouissait de son triomphe.

— N’a-t-il pas l’air d’un cavaliere ? dit une femme près de moi.

— Ne l’est-il point ? demandai-je.

— Non, ce ne sont que des signori ; mais son père Basilio est le plus riche d’Oliena.

Je cherchai des yeux Grazia, puis Effisio. Ils se regardaient à travers leurs paupières demi-baissées et ne faisaient aucune attention à Tolugheddu. Celui-ci vint enfin, tout souriant, vers Grazia et se tint quelque temps près d’elle sans lui parler. Je voyais les yeux de Raimonda attachés sur lui, brûlants de passion et de jalousie.

Quand le chanteur à la guitare eut fini son chant, sorte de complainte, que deux accords plaqués accompagnaient tour à tour, Tolugheddu offrit son bouquet à Grazia, en lui disant sur le même air ces paroles :

    Reine de beauté parfaite,
    Acceptez la reine des fleurs ;
    Elle règne dans nos jardins
    Comme vous sur nos cœurs.

— Où diable a-t-il pris cela ? demandai-je à Effisio ; c’est du Mercure galant.

Mon ami ne comprit pas, je crois, la seconde phrase ; car il était plus homme de cœur et d’action que littérateur ; mais il répondit :

— Il l’a pris dans quelque recueil ; il n’est pas fort inventeur, Antioco Tolugheddu.

Je fis silence pour écouter Grazia, qui devait répondre.

Confuse et rougissante, mais obéissant à l’usage de ces sortes de réunions, elle se mit à chanter en vers de même mesure, c’est-à-dire de huit syllabes :

    Je ne suis reine ni belle,
    Et j’aime mieux pour mon cœur
    L’amitié de mes compagnes
    Que tous ces beaux compliments.

Les applaudissements de ses compagnes la récompensèrent, et ceux des hommes ne lui manquèrent pas. Quant à moi, qui percevais à peine le sens des paroles, je ne pouvais juger de la poésie ; mais je devinais que l’auditoire n’était difficile, ni sur la rime, ni sur l’expression. Toutefois, je constatais avec surprise le goût poétique de ces montagnards du pays le plus inculte de l’Europe [2]. Je remarquais de plus en plus dans leur langage une foule de tournures classiques et d’expressions imagées. On sentait, dans ce pays fermé à la civilisation moderne, un parfum lointain de l’ancienne Grèce, de poésie latine et de cours d’amour.

Tolugheddu, se piquant d’honneur, après avoir un instant cherché, répondit :

L’amitié de vos compagnes,
Ô belle ! ne vous en flattez pas,
Ce serait plutôt de la jalousie ;
Mais l’amour vous en vengera.

Bravo ! Antioco, s’écria de Ribas, en lui frappant sur l’épaule, je ne te savais pas si bon improvisateur. Allons, Grazia, réponds-lui encore, et réponds-lui bien.

Troublée par cette intervention de son père, la jeune fille hésitait et balbutiait. Une voix, qui n’était pas la sienne, alors s’éleva, et, bien que ce fut le même rhythme et le même air, la pâle et monotone mélodie s’emplit aussitôt d’accents vibrants :

    Il y a des serpents à deux langues
    Et des hommes à double face !
    Que les jeunes filles se gardent
    Des hommes faux et trompeurs !
    On se mit à rire.

— Bien ! Bravo ! Bien répondu, Raimonda ! Il faut que les filles se défendent.

Mais beaucoup souriaient avec malice. Raimonda, elle, ne souriait pas. Je crus voir Nieddu agité. Tolugheddu ne l’était pas moins, bien qu’il s’efforçât de sourire. Je ne sais qui me pria de chanter. J’acceptai, sentant le besoin d’une diversion, et je leur entonnai la Marseillaise, après avoir fait dire par Nieddu que c’était l’hymne national de France.

Ils écoutèrent avec attention, et après le premier couplet, dont, il va sans dire, ils ne comprenaient pas un mot, ils me prièrent de répéter encore. À la quatrième fois, la guitare essaya un accord et des voix accompagnèrent le refrain. Je dus promettre de leur apprendre cet air, et quand ils apprirent que c’était un hymne de guerre et d’indépendance, ils déclarèrent qu’ils y adapteraient des paroles dans le même sens.

On ne s’occupait plus de Raimonda et Tolugheddu se tenait un peu à l’écart. Nieddu refusa de chanter, et ce fut Pietro de Murgia qui, s’étant assis auprès du guitariste, entonna cette chanson d’amour :

L’amour m’a frappé
D’une flèche pénétrante,
Pourtant d’être amant
Je ne le prends point à déshonneur[3].

Les couplets suivants peignaient le martyre de la vie amoureuse et la chanson se terminait ainsi :

Ah ! si je ne suis pas aimé,
Je vais mourir de douleur.
Mais d’un tel malheur,
Amour par toi je suis délivré[4].

Pendant cette chanson, que le brun jeune homme avait soupiré d’une voix langoureuse, la guitare l’avait constamment accompagné de ses deux accords plaqués, jetés l’un sur l’autre à temps égal. Ni le chanteur, ni l’accompagnateur, ne savaient une note de musique ; pourtant, si l’effet est monotone, il n’a rien d’offensant pour l’oreille, ce qui tient à l’extrême monotonie du chant lui-même. Là, comme en Sicile, j’ai entendu ré péter, une heure durant, la même phrase musicale, accompagnée du même accord. Les paroles changeaient seules et devaient être improvisées. C’est le divertissement des réunions de famille ou d’amis dans le peuple. Tandis que l’un tient la guitare et chante, les autres, écoutent, jouent ou chuchotent. Nul ne connaît une note de musique, ce qui n’empêche nullement de jouer de la guitare et de chanter.

Le plus curieux fut après cela une joute entre deux improvisateurs, qui, tels qu’autrefois les héros de Virgile, se répondirent alternativement en vers de huit syllabes parfaitement rhythmés. C’étaient un homme d’âge mûr et un vieillard, qui tous deux avaient dans ce genre une réputation faite. D’avance ou les applaudit ; et l’on s’empressa de les écouter.

Le débat roulait sur les agréments et les inconvénients du graminatorgi. Le premier improvisateur traitait son sujet avec une emphase lyrique ; l’autre plaisamment, et celui-ci excitait fréquemment les rires. Je comprenais un peu le premier ; pas du tout le second, dont le langage était plein de sous-entendus et de jeux de mots ; j’entendais seulement les vers tomber en cadence, avec une surprenante régularité. La guitare, de son côté, soulignait le rhythme de ses éternels accords, et tout cela me plongeait dans une sorte de torpeur, douce et somnolente, quand je vis, en face de moi, les sourcils de Nieddu se froncer et un éclair passer dans ses yeux. En même temps, un sourire courait dans l’auditoire ; les yeux de Raimonda brillaient à la fois de colère et de confusion et elle rougissait.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 1er MAI 1878.

(7)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

III. — (Suite.)

— Qu’est-ce ? demandai-je à Effisio.

— Il a fait allusion aux jalousies de femmes, que révèle parfois le graminatorgiù et aux changements qu’il peut causer dans les cœurs.

— Tolugheddu serait-il un don Juan ?

— Il y a en Gallura, comme partout, de simples débauchés, me dit Effisio d’un ton sérieux, mais pas de don Juan ; car le rôle ne serait pas tenu longtemps ici ; on ne séduit pas les femmes et les filles honnêtes, à moins de vouloir en finir avec la vie.

— Diable alors que se serait-il passé entre Antioco et Raimonda ?

— Je ne sais ; ils ne sont pas fiancés, du moins officiellement. Il y aura eu des galanteries, des aveux, une promesse verbale. Dans ce cas, il faudra bien qu’il la tienne, et je ne serais pas fâché de ne plus voir ce bellâtre rôder autour de Grazia,

— N’ayez peur, puisqu’elle vous aime.

— Je n’en sais rien, et d’ailleurs…

Il soupira.

Depuis quelque temps, les mains s’agitaient avec une activité fiévreuse ; de rapides propos couraient, avec de petits rires, et les dernières toisons disparaissaient sous les doigts des éplucheuses. Subitement, elles se levèrent d’un mouvement général, nettoyèrent en un clin d’ail les traces de l’ouvrage, et se prirent par la main.

On allait danser, fin obligée de la fête. Mais cette fois, le joueur de launedda manquait. Je vis alors un groupe de trois ou quatre hommes se placer au milieu de la cour ; quelqu’un de la foule prenant à son tour la guitare, vint se joindre à eux, et les chanteurs, penchés les uns sur les autres, la main sur la joue, d’un seul côté, comme pour réunir leur voix en un son unique, nasillèrent l’air habituel de de la danse, en l’accompagnant des pieds et de la tête. Ce n’était pas entraînant pour des gens gâtés par les orchestres des capitales ; mais cela marquait la mesure d’une façon originale, après tout vivante. Les danseuses entourèrent le chœur de leur ronde, et les jeunes gens coururent se placer entre elles. Grazia se trouva entre Effisio et Tolugheddu, et moi j’allai prendre une main de Raimonda, quand déjà Nieddu tenait l’autre. Elle me regarda en face de ses yeux profonds et je me plus à la considérer de près : elle était, comme disent les Italiens, affascinante. Son corps souple et fort avait des lignes fuyantes de sirène ; sa gorge, brune sous la guimpe blanche, attirait ; ses lèvres, ombrées d’un duvet noir, avaient un souffle chaud qui causait des frissons ; le nez était fort, mais droit et bien fait ; les yeux et le front superbes. Pourquoi ne souriait-elle pas ? Il y avait sur elle en effet comme une expression fatale, due sans doute à la persuasion où elle était de son mauvais sort. J’eusse voulu la rassurer, la désabuser ; mais nous pouvions à peine échanger quelques paroles ; elle comprit ma sympathie et m’en remercia par un regard très-doux cependant, que je n’eusse pas attendu de ces yeux brûlants.

C’était d’autant mieux à elle qu’elle eût pu m’en vouloir. Un peu moins novice que la première fois, mais très inexpert encore, je fatiguais ma danseuse. J’en demandai pardon à Raimonda et ma maladresse lui arracha un sourire, qui éclaira son visage, comme un coup de soleil un paysage noir. Mais elle redevint sombre aussitôt après.

Ce jour passé, nous retombâmes dans notre solitude à deux. Effisio s’efforçait de l’animer par des courses aux environs, ayant observé et fort bien compris, que je n’étais pas venu à Nuoro pour écouter les gentillesses d’un Cesare Siotto, ou de toute autre forte tête, qui n’avaient tous d’autre idéal que de reproduire du mieux possible les usages et les opinions du continent. J’étudiais Nuoro comme base d’observation, et me proposais de parcourir ensuite la Sardaigne avec Effisio. Il avait accepté ce projet et nous devions partir en touristes sur deux jolis et doux chevaux sardes, d’un noir d’ébène et à jambes de gazelle, qu’il possédait ; mais la date du départ était restée indécise. Et comment aurais-je osé lui en parler dans la situation où il se trouvait ? Il ne pouvait quitter Nuoro que fiancé de Grazia, sur de son bonheur. Je lui disais seulement :

— Qu’attendez-vous ? faites votre demande, puisque vous êtes fort amoureux et bien décidé.

Mais, partagé entre le désir et la crainte, il hésitait. Déjà il redoutait un refus au point de n’oser l’affronter. Il m’opposait des indécisions, des motifs d’attendre. D’abord, il devait s’expliquer avec Grazia. Puis il lui fallait le concours de son oncle, résidant à plusieurs lieues de là ; car don Antonio tenait aux usages, et la demande de mariage devait être faite, non, par le jeune homme, mais par son père ou son plus proche parent.

Ainsi laissait-il les jours s’écouler, plongé dans son doux rêve, et tour à tour agité de crainte et enflammé d’espérance, il ne cherchait que les moyens de revoir Grazia. Je savais l’heure à laquelle habituellement elle se rendait à la fontaine, et chaque soir, délaissant la route poudreuse où se pressaient les gens comme il faut de la colonie, renonçant à étouffer dans les nuages soulevés par les traines de ces dames, nous allions a l’autre bout du village, sur le chemin de la fontaine qui se trouve près de la route d’Oliena. Là, prenant l’air indifférent de simples promeneurs, nous allions et revenions, interrogeant du regard l’espace, et nous arrêtant chaque fois qu’au bout du chemin l’écarlate d’un corsage et le ruban d’un jupon saisissaient notre regard.

Souvent, ce n’était pas elle ; alors Effisio ne regardait plus ; moi j’y revenais, avec moins d’intérêt assurément, mais sans indifférence ; car c’est aux jeunes filles surtout qu’est dévolu le soin d’aller à la fontaine, et rien n’est plus charmant que de les voir passer, la cruche sur la tête, droites, alertes, souriantes, et fières de leur beauté ; car elles savent combien cette attitude leur donne de charme, et que les garçons inoccupés préfèrent à toutes les promenades le chemin de la fontaine. La taille serrée par l’étroit corset de brocard, le sein projeté en avant, sous la chemisette blanche gonflée, retenue par les boutons d’or, leurs pieds nus fouettant, d’un mouvement vif, la jupe bordée de rouge ou de vert, elles vont par deux, trois ou quatre, causant entre elles, et jetant du coin de leurs grands yeux des regards coquets aux passants ; on les voit rire et tourner la tête, changer de place et même lutiner un peu, sans même porter la main à la cruche, qui semble soudée sur leur tête, où elle pose sur un coussinet. Je me demandais quelquefois quel serait l’effet produit, si la cruche venait à tomber ! Sans doute une honte inexprimable ; mais un tel malheur n’a jamais lieu, d’après ce que je puis croire, n’en ayant jamais entendu parler pendant mon séjour dans le Nuorese.

En allant à la fontaine, la cruche est couchée sur le flanc ; au retour, posée droite naturellement, elle surmonte comme une tour la tête de la porteuse. La forme est celle de l’amphore, deux anses légères accompagnant un étroit goulot.

Au reste, les poteries communes d’aujourd’hui en Sardaigne sont les mêmes pour la forme et la qualité que celles qu’on a découvertes dans les sarcophages et les ruines des villes antiques, et qui remontent la plupart, dit-on, au temps des Phéniciens, des Carthaginois et des Romains. Peu de choses ont changé dans cette ile étrange, depuis les premiers temps de l’histoire. Seulement, comme la verdure de l’année nouvelle remplace la verdure de l’an passé, comme les moissons se succèdent sur le même terrain, ce sont des corps jeunes et robustes qui remplissent l’antique Mastruca, et la cruche du Lydien Sardus, ou d’Iolas l’Athénien, orne aujourd’hui la tête des filles de Nuoro.

Grazia arrivait enfin, et lorsqu’elle était en retard, son pas plus pressé, sa joue plus rose, un regard plus vif, qu’elle jetait en nous apercevant, témoignaient bien que d’une volonté tacite elle avait accepté le rendez-vous et s’était épuisée en efforts pour n’y point manquer. Elle me saluait d’un regard, puis Effisio l’absorbait ; c’était juste et je ne me plaignais point, heureux d’aider à leur douce entente. Alors, elle ralentissait le pas, autant que le lui permettaient ses compagnes ; car jamais elle ne venait seule, ne fût-elle accompagnée que d’Effisedda. Quand c’était la petite fille, J’avais toujours dans ma poche quelques bonbons à lui offrir, qui la faisaient s’arrêter près de mai, et les deux amants pouvaient échanger quelques paroles. Autrement, sous les yeux malins et observateurs des jeunes filles, nous passions droits et sérieux ; les regards seuls se parlaient. J’avais en ma qualité d’étranger le privilége d’occuper la galerie, et comme elles étaient plus coquettes que malignes, les belles Nuorésiennes, tout se passait assez bien. Au retour, nous nous retrouvions de même, par hasard, à leur rencontre, ayant manœuvré pendant qu’elles puisaient leur eau, et, l’amour-propre aidant, plus d’une pensa peut-être que ce pouvait être pour elle que nous venions là, Elles ne nous trahirent pas.

Il en fut ainsi jusqu’au dimanche, où nous devions rencontrer Grazia au bal. On dansait sur une éminence, non loin de la maison de Ribas.

Effisio m’avait fait entendre qu’il voulait ce jour même faire l’aveu de son amour à Grazia, et obtenir d’elle la permission de la demander en mariage.

Si le père lui répondait, suivant la coutume : « Bien, mon enfant, tu es un garçon honorable. Dès à présent tu es mon fils, et ma maison t’est ouverte, jusqu’au jour où tu pourras te marier. »

Alors Effisio se mettait à la tâche, suivant mes conseils, améliorait son troupeau et ses cultures, et deux ans après, quand déjà les résultats commenceraient à se faire sentir, il épouserait Grazia et continuerait, avec son aide, d’embellir et développer son domaine.

— Mais pendant ces deux ans, avais je objecté, si de Ribas venait à être tenté d’une autre alliance ?

— Un tel danger n’existe pas, m’avait répondu Effisio ; les fiançailles sont aussi sacrées que le mariage ; il n’y a presque pas d’exemple qu’elles soient rompues, surtout par l’action. des parents. En cas d’infidélité, le coupable tombait autrefois sous la vengeance de l’offensé ou des siens. Aujourd’hui, les choses tendent à se passer plus doucement, mais la parole n’en est pas moins respectée, et bien peu de mariages se font ici, sans avoir été précédés de fiançailles de deux à trois ans.

— Quelle patience ont vos amoureux !

— Eh ! me dit-il, ils n’en ont pas toujours. Alors, quand la chose est trop flagrante, on presse le mariage ; mais cela n’entache point l’honneur, car on était l’un à l’autre pour la vie, du consentement de tous.

En songeant à cette coutume, que je trouvais excellente et faite pour prolonger aussi longtemps que possible le temps des chastes amours, je regardais la danse et lorgnais du coin de l’œil mes deux amis. Grazia baissait les yeux ; Effisio paraissait ravi ; mais, à ce qu’il me sembla, trop ému pour oser parler. Les mains unies, occupés à cacher leur émotion à ceux qui les entouraient, je les voyais absorbés dans une sorte de béatitude, et ils se laissaient emporter au mouvement frénétique des autres danseurs, sans savoir ce qu’ils faisaient.

— Ce soir, me dis-je, il y a toute apparence que nous ne serons pas plus avancés que ce matin.

La danse finit en effet, sans qu’Effisio ni Grazia eussent, à quelques mots près, ouvert la bouche ; puis, les filles allèrent d’un côté, les garçons d’un autre, selon la coutume ; il y avait une demi-heure d’intervalle entre les danses pour laisser reposer le zampognatore. Quand le bal recommença, je vis Antioco saisir la main de Grazia. Il était venu d’Oliena pour cela, et décidément ce n’était pas une fantaisie passagère. Que ne se hâtaient-ils donc de s’entendre en face de ce prétendant, de ce lourd richard ? Tougheddu, ma foi, ne perdait pas son temps, lui. Avec quelle hâte et quelle chaleur il parlait à Grazia ! En revanche, toute l’attitude de la jeune fille dénotait une gène extrême ; elle restait la main dans la main de Tolugheddu, ne pouvant lui faire l’affront de se retirer ; mais le doux laisser-aller dont toute sa personne était remplie avait fait place à l’effort de la contrainte, et son cou blanc, par une flexion gracieuse, plaçait aussi loin que possible son oreille des paroles de l’audacieux prétendant.

Je cherchai des yeux Raimonda, elle dansait avec Pietro de Murgia et ne regardait que Tolugheddu et Grazia, sur lesquels ses yeux lançaient des flammes. La danse finie, Grazia s’écarta vivement de son danseur et, s’arrêtant quelques instants près d’un groupe de ses compagnes, elle nous chercha du regard. Je la vis alors comme agitée d’une indécision ; puis tout à coup, se détachant du groupe, elle vint droit à nous.

Sans doute, c’était une audace inusitée ; car le visage d’Effisio marqua une vive surprise, et Grazia marchait oppressée, les yeux baissés, comme une personne qui accomplit un acte extraordinaire. On la regardait. Arrivée près de nous, elle prit aussitôt la parole. en italien, et feignant de s’adresser à moi, mais les yeux toujours baissés :

— Antioco Tolugheddu vient de m’avertir qu’il allait me demander en mariage ; il est riche, mon père consentira !

Ayant dit ces mots, son regard glissa sous ses paupières jusqu’à Effisio, puis elle ferma les yeux, perdit la respiration et chancela. Elle semblait près de s’évanouir, et pourtant : la rose de la pudeur empourprait ses joues. Jamais je ne vis fille plus charmante. Effisio était éperdu.

— J’irai dès demain ! répondit-il, merci ! oh ! merci, Grazia !

Déjà, elle s’éloignait, et nous la vîmes, de son air décent et doux, se réfugier dans le groupe des autres filles. Me prenant par le bras, Effisio m’emmena à l’écart.

— Oh ! mon ami ! me dit-il, qu’elle est bonne et grande ! N’est-ce pas un être divin ? Je n’avais pas encore osé lui dire que je l’aime ; j’ai été niais, lâche, tout à l’heure, tandis qu’elle est venue là, devant vous… tout dire… afin de nous sauver… s’il se peut !… Ah ! ce Toluggheddu ! ce vantard ! un imbécile ! un garçon qui a couru les femmes de mauvaise vie et qui ose !… Il faut que je le devance !… Dès ce soir, je cours à Silanus, j’en ramène mon oncle, et demain, avant midi…

— À votre place, je parlerais tout de suite ; ce serait plus sûr.

— Impossible ! Je vous l’ai dit, je crains déjà trop d’être refusé. Mon oncle est ami de don Antonio ; il parle bien et fera valoir le peu que je vaux.

Il ne tenait plus en place ; il aurait voulu partir de suite ; il voulait remercier Grazia, lui exprimer, s’il était possible, combien il l’aimait lui était reconnaissant !… Comme elle l’avait bien compris !… comme elle avait deviné !… Elle seule, oui ! elle seule, pouvait ainsi, sans explication, tout dire :

— Antioco Tolugheddu va me demander en mariage, et mon père consentira.

Ce qui revenait à ceci :

— Effisio, je sais que vous m’aimez, et moi aussi, je vous aime ! Hâtez-vous d’agir, car nous sommes menacés d’un grand malheur ! Chère courageuse ! Avec son air si doux si timide, auriez-vous cru cela ?

Il riait et ses yeux débordaient de larmes.

À la troisième reprise de la danse, il conquit de nouveau la main de Grazia. Ils se parlèrent peu, mais leur visage rayonnait d’un bonheur intense. Le plaisir de s’aimer et de s’entendre leur faisait oublier le danger qui les menaçait.

En rentrant, Effisio fit seller son cheval, et, prenant à peine le temps de manger quelques bouchées, jetant son fusil sur son épaule :

— À demain matin ! s’écria-t-il en prenant le galop.

J’allai me coucher, inquiet de l’issue de cette affaire, et attendant son retour avec impatience.

Après un sommeil agité, je m’éveillai à la pointe de l’aube et me mis à la fenêtre. Les montagnes étaient noyées dans la brume, le village dormait, et j’allais me recoucher, quand un bruit léger, comme le pas régulier d’un cheval, frappa mon oreille. Effisio déjà peut-être ? Le bruit n’était pas lointain, comme je l’avais cru d’abord, et bientôt je vis passer un cheval, conduit par un homme qu’à l’élégance et à la hauteur de sa taille, je crus reconnaitre pour Pietro de Murgia. Chose étonnante ! l’homme et le cheval glissaient comme deux fantômes, presque sans bruit, et je n’entendais ni le choc des fers, ni celui de semelles ferrées sur l’âpre pavé de la rue. L’homme était pieds nus, sans doute ; mais le cheval !

Me penchant dehors, comme ils dépassaient la fenêtre, je vis aux pieds du cheval des sortes de boules, qui me firent croire qu’il avait les pieds emmaillotés. Que voulait dire cela ? Ils tournèrent le coin de la rue, du côté où se trouvait la maison de Murgia, et je n’entendis plus rien.

J’allai me recoucher, et, quand je m’éveillai de nouveau, le soleil inondait la terre. Il était plus de sept heures. Effisio n’était pas encore de retour.

Cela ne m’étonna pas. Il y a cinq heures de chemin de Nuoro à Silanus, et, bien que la hâte de mon ami les eût sans doute abrégées, toutefois l’oncle avait pu vouloir au moins attendre l’aube pour partir ; un vieillard n’est pas un amoureux. Pourvu qu’ils fussent chez de Ribas avant midi, il n’était pas probable que Tolugheddu, ne se doutant de rien, mit tant de promptitude à faire sa demande, si même il la faisait dès ce jour. Qu’Effisio et son oncle emportassent la parole du père de Grazia, tout était fini ; les rivaux pourraient ensuite se présenter.

À dix heures, je fis préparer par la vieille Angela un déjeuner froid, qu’on put manger aussitôt, et la priai d’aller à la cave, dès qu’elle entendrait le pas des chevaux. À onze heures, j’allai sur la route, et, ne voyant point venir ceux que j’attendais, je revins, espérant qu’ils pouvaient avoir pris un autre chemin et que j’allais les trouver à la maison, ou peut-être apprendre d’Angela qu’ils étaient déjà repartis pour se rendre chez de Ribas. Mais nul n’était venu, et midi, une heure, sonnèrent sans que je visse Effisio.

L’attente dès lors devint pénible. Que pouvait-il être arrivé à Effisio ? Car, assurément, ce retard n’était pas volontaire ; il était dans une disposition à briser l’obstacle plutôt que d’y céder. Voulant échapper à ce supplice de compter les minutes en vain, je sortis dans le village et me dirigeai machinalement vers la maison des Ribas. Derrière la fenêtre ouverte, je vis Grazia, pâle, inquiète. Son regard anxieux interrogeait la rue ; elle tressaillit en m’apercevant. Que pouvais-je lui dire ? J’hésitais à m’approcher, quand de Ribas me frappa sur l’épaule ; il revenait de la chasse :

— Entrez donc, me dit-il.

Maintenant, je commençais d’entendre le sarde ; nous pouvions causer un peu.

— Vous êtes seul ? me demanda-t-il.

— Oui. Effisio est allé faire une course à cheval.

— Eh ! bien, dinez avec moi.

Nous nous mîmes à table et Grazia vint nous servir ; ses yeux me faisaient mille questions. Pendant que de Ribas gourmandait son fils, nous pûmes échanger quelques-mots : je lui dis à la hâte qu’Effisio, parti la veille vers sept heures, n’était pas encore de retour.

— Que lui est-il arrivé ? murmura-t-elle.

— Je vais, lui dis-je, monter à cheval et aller à sa rencontre.

La jeune fille soupira profondément :

— J’ai fait cette nuit des rêves de malheur. Oh ! que n’est-il ici ?

Le repas s’achevait, et j’en attendais la fin impatiemment pour pouvoir quitter mon hôte sans impolitesse, quand parut sur le seuil un vieillard dont la présence me causa un grand saisissement. Était-ce ?… Non, hélas ! j’avais déjà vu cet homme quelque part… Je regardai Grazia ; elle était pâle comme un lis. Il n’y avait pas de doute : c’était Basilio Tolugheddu.

Grazia disparut par une porte latérale.

— Que la bénédiction de Dieu soit avec vous ! dit le nouveau venu.

— C’est vous, Basilio Tolugheddu ! s’écria de Ribas, en allant au-devant de son hôte. Eh ! que de temps qu’on ne vous a vu ! Que demandez-vous de moi ?

— La perle de votre troupeau, répondit le vieillard en s’avançant.

Et il promenait ses regards autour de la chambre, comme s’il eût cherché quelqu’un, ou plutôt comme s’il eût voulu se rendre compte de l’état des choses et du mobilier. Je vis un sourire dans l’œil du père de Grazia il avait compris et la perspective ne semblait pas lui déplaire — Effisio ! pauvre Effisio ! où donc était-il ?

Je me levai pour sortir ; mais de Ribas me retint et je restai pour savoir jusqu’où iraient les choses. À vrai dire, c’était de ma part trop de présomption ; si je saisissais assez de mots pour être averti du sens général de l’entretien, et même suivre ses détours, je ne parvenais point à pénétrer le sens exact de chaque phrase ; à plus forte raison, la valeur des engagements que ces deux hommes pouvaient échanger. Plusieurs fois, ils répétèrent le nom d’Antioco, dont ils firent l’éloge, puis le nom de Grazia, et j’entendis de Ribas jurer avec emphase qu’il n’y avait pas dans toute la Sardaigne une fille plus soumise, plus douce et plus attachée à ses devoirs ; elle serait la richesse et le : contentement d’uns maison, et il ne consentirait à la donner qu’à un homme capable de la rendre heureuse. Malheureusement, on sait ce que signifie cette phrase dans la bouche d’un père ambitieux ; le bonheur des filles n’est jamais que ce que les pères souhaitent.

Ils en vinrent promptement aux questions d’argent. Les biens de part et d’autre furent passés en revue : le vieillard énuméra ses terres et ses troupeaux ; de Ribas parka du trousseau pompeux qu’il préparait à sa fille. Puis, on discuta les cadeaux : couronne d’ivoire et d’or (c’est le chapelet, principal bijou des Galluriennes, tant de boutons d’or, tant en argent, chaînes et bagues, velours, soi rubans, tout fut offert, demandé ou promis, et l’entretien prit fin sur ce mot, répété par de Ribas : « Réponse dans huit jours. » Après quoi les deux pères se quittèrent, avec de grandes marques d’estime et de cordialité.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 2 MAI 1878.

(8)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

III — (Suite)

Pendant ce temps, m’étant levé de table, j’étais resté assis sur la fenêtre, feignant d’être absorbé dans une lecture. J’avais voulu entendre le dernier mot de l’entretien. Le délai suspensif imposé par de Ribas me laissait une lueur d’espoir ; mais à peine son hôte avait-il dépassé le seuil, que don Antonio se retournant, de l’air d’un homme comble de joie, vint à moi et me frappant sur l’épaule :

— Je vais, me dit-il, marier ma fille Grazia avec un des plus riches d’Oliena ! Evviva ! cria-t-il en levant les bras.

— Mais Grazia ! lui dis-je, Grazia y consent-elle ? Savez-vous si ce garçon lui plait ?

Il me fit répéter deux fois, d’un air étonné, comme un homme qui ne peut se décider à comprendre ; puis, haussant les épaules sans me répondre, il courut au-devant de sa mère qui entrait, et lui dit à peu près les mêmes paroles qu’il m’avait dites, en lui nommant les Tolugheddu.

L’aïeule se mit aussitôt à pousser les mêmes exclamations de joie.

Pour eux, cette belle alliance était déjà faite. Grazia n’en était que le moyen.

IV

J’étais revenu plein d’une sorte de rage contre mon malheureux ami. Voilà ce qu’avaient obtenu ses lenteurs et ses romanesques rêveries ! Voilà que sert de rêver au lieu d’agir ! Que n’avait-il fait sa demande huit jours plus tôt ? Que faisait-il en ce moment même ? Il s’attardait sans doute à vanter à son oncle les charmes de Grazia, quand Grazia lui échappait pour toujours ! Et je m’en prenais à cette race du Midi, à la fois si fougueuse et si nonchalante. Il allait maintenant se désespérer, songer peut-être au suicide, quand avec un peu plus de décision et d’activité, sans doute, il aurait pu être heureux.

Au fond, cependant, je ne pouvais m’empêcher d’être inquiet d’Effisio, et quand je l’accusais avec tant d’irritation, c’était aussi pour me rassurer. Emporté par son désir d’aller plus vite, n’avait-il pas roulé dans quelque précipice, la nuit ? Vers trois heures de l’après-midi, ce fut décidément l’inquiétude qui l’emporta et je communiquai mes craintes à Nieddu et à Pietro de Murgia, que je rencontrai se promenant ensemble. Ils sourirent et me raillèrent un peu. Effisio s’était arrêté, pour une cause ou pour une autre, voilà tout. Mais tout le long du chemin de Nuoro à Silanus, c’était la grande route à suivre ; il n’y avait pas le moindre danger.

— Et qu’allait-il faire à Silanus ? me dit de Murgia, d’un air inquisiteur qui me déplut.

— Voir son oncle malade, répondis-je.

— Eh bien ! il sera resté à le soigner, c’est tout simple.

Il me disait cela d’un air méchant, un peu étrange.

— À propos, répliquai-je avec l’intention de lui être désagréable, vous aussi vous voyagez la nuit, il me semble ? N’est-ce pas vous que j’ai vu ce matin glisser comme un fantôme dans la rue, en tenant par la bride votre cheval ?

Pietro de Murgia lança sur moi un regard féroce qui, semblable à une lame de poignard, visait le cœur.

— Vous avez rêvé, me dit-il brutalement.

— Je suis sûr de ne pas avoir rêvé. Que ce fût vous, ou un autre, je n’en suis pas absolument certain ; mais c’était du moins un homme qui tenait à n’être ni vu ni entendu, car les fers du cheval ne frappaient pas le pavé ; il m’a semblé qu’ils étaient entourés de linge.

— Ne dites donc pas ces folies ! reprit Pietro.

Il était devenu rouge, et sa main tordait convulsivement la poignée de sa dagué.

— Vous vous serez trompé ! me dit Nieddu en me serrant furtivement le bras, tandis que son regard ami, fixé sur le mien, m’engageait fortement au silence.

— Après tout, dis-je en souriant, les expéditions amoureuses et nocturnes de ce pays ne me regardent pas.

— Évidemment ! dit Pietro avec empressement, comme si mon explication du fait lui est été agréable, — il faut fermer les yeux sur les mystères d’amour ; vous aujourd’hui, moi demain. Et je vous engage à ne pas parler de cela ! ajouta-t-il d’un air presque menaçant. Puis, se ravisant : Seulement ce n’était pas moi.

— Admettons que ce n’était pas vous, répondis-je.

En ce moment arrivait la diligence de Macomer. Elle s’arrêta non loin de nous et tout à coup je vis les gens courir et s’amasser autour d’elle.

— Qu’est-ce que cela peut être ? dit très-haut Pietro de Murgia.

Nous y allâmes ; on poussait des exclamations ; les femmes gémissaient et levaient les mains au ciel. Je ne sais quoi ma frappa au cœur, me disant, avant la pensée, que ce malheur était pour nous. La voiture s’ouvrit, un vieillard en descendit ; mon regard se glissa dans l’intérieur, et j’y un homme pâle couché sur les coussins…

— Effisio…

Il me regarda, m’appelant du regard, tandis que je m’élançais dans la voiture.

— Qu’est-il arrivé chez de Ribas ? me demanda-t-il d’une voix faible.

— Rien répondis-je, sentant bien qu’il fallait mentir.

— Ah, tant mieux ! fit-il avec un soupir de soulagement. Nous pouvons donc espérer… Ah ! que j’ai souffert de ce retard !…

Il oubliait sa blessure, et pendant ce temps j’entendais raconter que la voiture de Nuoro à Macomer avait été attaquée par les brigands, qu’Effisio l’avait défendue, et une narratrice de seconde main affirmait à deux pas de lui qu’il était mortellement blessé.

— Ce n’est pas vrai, me dit-il en souriant ; ce ne sera rien, si mon oncle me rapporte une bonne nouvelle.

On conduisit la voiture jusqu’à sa porte, et nous le montâmes péniblement dans sa chambre. Un médecin était venu ; mais Effisio ne voulut se prêter à aucun pansement que son oncle ne fût parti. Je sortis avec le vieillard, sous prétexte de lui servir un rafraichissement et je lui dis la fatale vérité : Nous avions été prévenus ; de Ribas était enchanté d’avoir Tolugheddu pour gendre.

— Cependant, observai-je, si je ne me trompe, il n’y a pas de parole donnée et la réponse est renvoyée à huit jours.

— C’est l’usage ici, me dit don Louis Cambazzu, de ne point donner une réponse immédiate ; on renvoie même souvent le prétendant à un mois, à plusieurs mois quand la demande ne plaît pas ; et huit jours est le délai le plus favorable, quand on ne veut pas avoir l’air de donner sa fille au premier mot.

— Toutefois, répliquai-je, la parole n’est pas donnée ; c’est un grand point ; de Ribas n’est pas engagé ; Grazia est pour nous, et l’on peut espérer qu’à force d’instances, de justes observations… Représentez à de Ribas qu’il ferait le malheur de sa fille ; qu’elle-même fasse valoir ses sentiments, sa volonté ; qu’elle prie, pleure, supplie ! On ne peut pas marier une fille contre son choix.

Mais le vieillard secouait la tête.

— Dans notre pays, on ne s’inquiète guère de ça. Si les fortunes d’Effisio et d’Antioco étaient égales, je ne dis pas ; mais entre un riche et un pauvre… J’en suis bien fâché pour mon neveu qui tient beaucoup à cette fille ; mais c’est là désormais une démarche inutile…

Il eût bien voulu ne pas la faire et je fus obligé de l’exiger, au nom de l’état d’Effisio. Je cherchai à donner à notre ambassadeur un peu d’espérance, je lui dis que nous avions foi en lui, que la destinée de son neveu était dans ses mains, et je parlai même de son éloquence, dont je n’avais pas la moindre notion. Il me promit enfin d’insister et partit d’un air découragé.

Bien qu’épuisé par la perte de beaucoup de sang et la fatigue du pansement, Effisio ne pouvait reposer ; il attendait avec anxiété le retour de son oncle. Pour l’occuper, je lui fis raconter son aventure.

À mi-chemin environ, dans un désert, où pendant six heures, de Nuoro à Silanus, on ne voit aucun village, Effisio avait aperçu d’une hauteur, aux premières lueurs de l’aube, la diligence arrêtée, le conducteur et les voyageurs luttant contre des brigands. Alors il avait mis son cheval au triple galop et tiré de loin des coups de fusil pour épouvanter la bande et lui faire croire à l’arrivée de plusieurs personnes. Tout en courant, il avait rechargé, et, parvenu à portée, avait tiré de nouveau. Un homme était tombé. Mais toute la bande fondait sur lui. Il ne pouvait plus se défendre qu’à coups de crosse et venait de recevoir une balle dans l’épaule, quand avaient paru deux carabiniera, attirés par les coups de feu. Alors les grassatori avaient ramassé l’homme blessé ou mort et étaient partis à bride abattue.

Malheureusement, la diligence était dévalisée des valeurs assez considérables qu’elle portait ; mais Effisio était arrivé à temps pour épargner les derniers outrages à deux malheureuses femmes à demi évanouies. L’homme qui les accompagnait, leur mari et frère, était dangereusement blessé. On avait laissé ces trois personnes à Silanus ; mais Effisio, au lieu de se faire soigner, avait voulu revenir de suite à Nuoro par la voiture de retour et il avait non sans peine décidé son oncle. — Et peut-être mon bonheur est-il sauvé, ajouta-t-il, les yeux éclatants de fièvre. Le crois-tu ? reprit-il, avec ce tutoiement si facile aux Italiens dans l’amitié.

— Ainsi, il y a des brigands dans vos montagnes ? dis-je, évitant de lui répondre.

— Dans nos montagnes, oui certainement, puisque nous sommes ici dans la montagne ; mais on pourrait aussi bien dire dans nos villages.

— Comment ?

— Eh oui ! Ne vous ai-je pas dit que ces hommes étaient masqués ?

— Masqués ?

— Tous. Mais si j’avais eu le temps d’y bien regarder, j’aurais reconnu les chevaux ; c’étaient peut-être des gens de Silanus, de Lallove, peut-être même de Nuoro, qui sait ?

— De Nuoro ! m’écriai-je.

— Oui, c’est de cette manière que des gens qui veulent de l’argent à tout prix s’en procurent parfois. Ils se rassemblent au nombre de vingt ou trente, se masquent et vont la nuit, soit attendre la diligence, soit attaquer une maison, où ils savent qu’il y a de l’argent. Le coup fait, ils regagnent leur maison avant l’aube et nul n’a rien vu ; car si quelque voisin s’aperçoit d’une rentrée suspecte, il n’oserait en ouvrir la bouche, de peur qu’un jour on ne le trouvât mort, percé d’une balle au détour d’un chemin.

— Savez-vous que cela est épouvantable ! Franchement, j’aime mieux les brigands légendaires, habitants des cavernes et des forêts. On sait du moins avec eux à qui l’on a affaire, tandis que de ni votre entourage, qu’on peut coudoyer, à qui même on peut serrer la main !… Bons bourgeois le jour, et bandits la nuit ! Brr… ! C’est un envers de votre hospitalité, que je n’avais pas prévu.

Effisio rougit, et je craignis de l’avoir blessé, tant il était jaloux de l’honneur de son pays. Il ne trouvait certes pas cela bon, et l’avait noblement prouvé ; cependant il éprouva le besoin de l’excuser.

— Que voulez-vous, me dit-il, en s’efforçant de sourire, nous sommes des descendants de ces Iliens, restes des Troyens errants sur les mers, de ces Grecs Ioniens, auxquels les oracles avaient promis une liberté éternelle en Sardaigne, et qui, réfugiés dans les montagnes, luttèrent sans jamais se rendre, d’abord contre les Carthaginois, puis contre les Romains. Ceux-ci, irrités de ne pouvoir ni les vaincre, ni les séduire, les appelèrent barbari, d’où le centre de la Sardaigne porte encore le nom de Barbargia. Jamais nos peuples ne se sont ralliés à la civilisation, et ils gardent encore quelque chose de ces habitudes de rapine à main armée, qu’ils furent autrefois obligés d’adopter pour vivre dans leurs rochers arides, et qui étaient fort légitimes alors contre les voleurs de leur pays. Il y a bien longtemps de cela ; mais les Barbariani, nos rudes montagnards, n’ont pas d’histoire. Les siècles ont passé sur eux comme un jour. Ils sont encore au lendemain de la conquête d’Asdrubal, ou de Manlius. Ajoutez que jusqu’ici nous ne connaissons guère de la civilisation que ses lois fiscales. Enfin, je dois vous dire que cette terrible facilité à prendre la vie de son semblable, ou sa bourse, tend à s’effacer. Beaucoup de familles aujourd’hui renoncent à la vendetta, même au cas d’un de ces affronts qui la recommandaient autrefois cous peine de déshonneur.

Je ne voulus point le chicaner là-dessus et m’efforçai plutôt d’occuper d’idées agréables son esprit impatient de l’attente, et qui de moment en moment le devenait davantage.

— Il parle longtemps, mon oncle, me disait-il, ébauchant un sourire ; espérons qu’il parle bien.

— Et cependant, reprenait-il, quand même il serait accueilli avec bienveillance, je n’ose espérer une promesse formelle dès aujourd’hui. On me renverra peut-être à un mois, et si dans cet intervalle Tolugheddu se présente… Ah ! mon ami, c’est en amour qu’on peut admettre la suppression d’un homme ! Je hais ce Tolugheddu !

Je guettais le retour de l’oncle et l’arrêtai au passage. Il me dit :

— Je le savais bien ! Tout ce que j’ai pu alléguer n’y a rien fait, et comme nous sommes de vieux amis, de Ribas a fini par me fermer la bouche, en me disant que Tolugheddu serait son gendre.

— Lui avez-vous parlé des projets d’Effisio ? Lui avez-vous dit que dans quelques années il sera devenu riche et honoré pour les progrès qu’il aura fait accomplir à l’agriculture en Sardaigne ?

— Oui, oui, dit le bonhomme d’un air goguenard, j’ai touché un mot de ça, puisque je l’avais promis ; mais les projets sont des projets, et tout le monde sait qu’un champ ne peut donner qu’une récolte ; De Ribas n’y a seulement pas fait attention.

— Au moins, dans l’état de fièvre où est Effisio, laissez-lui quelque espérance.

Don Cambazzu comprit que cela était utile, et il dit à Effisio qu’on l’avait renvoyé pour la réponse à un mois. Mais ensuite, aux mille questions que le pauvre amant, cherchant quelque base où poser des conjectures, lui adressait sur les paroles et l’attitude du père de Grazzia, l’oncle répondit de manière à laisser percer son propre découragement et ne laissa à mon ami d’autres illusions que celles qu’il s’obstinait à garder. Rassuré par le médecin sur le sort de son neveu, don Cambazzu partit bientôt, et je n’en fus pas fâché.

Qu’allais-je faire ? Que pouvait-on faire ? Que pensait, que faisait Grazia ? Pouvait-elle, aimant Effisio, se laisser donner à un autre sans protestation ? Sürement, elle devait agir. Peut-être avait-elle besoin de moi ?

Mon rôle était difficile. Après la demande d’Effisio, après la phrase mal reque que j’avais adressée à de Ribas, m’aller présenter chez eux et chercher à m’entretenir avec Grazia, dans une langue que toute la famille n’entendait pas, c’eût été peut-être me brouiller avec de Ribas. J’allai sur le chemin de la fontaine, emportant dans ma poche une poignée de ces bonbons en papillottes, que le progrès des siècles a fait pénétrer jusqu’à Nuoro. Dans une de ces papillottes, au lieu de bonbon, j’avais mis un billet, plié en même forme et de même volume, où je disais à Grazia l’état d’Effisio, nos angoisses, et lui demandais le moyen de nous entendre avec elle. Elle pouvait nous jeter un mot à la poste ; du moins, je le pensais.

Mon espoir était que Grazia viendrait avec sa petite sœur, ce qui eût rendu ma précaution inutile et nous eût permis d’échanger quelques paroles. Mais elle arriva, flanquée de deux amies, outre Effisedda.

— Bonjour I me cria la petite fille ; bonjour, ami !

Je fouillai dans ma poche, et lui montrai les bonbons. Elle vint en sautillant, sa cruche sur la tête, les prendre. Puis, je saluai les jeunes filles, et comme pris d’une idée subite, m’approchant d’elles, je leur offris aussi des bonbons. Elles acceptèrent en riant.

— Ah ! dis-je en mettant la main dans ma poche, et en lançant à Grazia un coup d’œil significatif, il m’en reste encore un. Le voulez-vous ?

Je vis dans ses yeux qu’elle comprenait, et lui remis le billet. Nous ne pâmes échanger d’autres paroles. Le moindre mot, la moindre allusion, pouvaient être saisis par les oreilles curieuses, et peut-être jalouses, de ses compagnes.

Je vis que la pauvre enfant était triste et pâlie, et ce fut tout.

À peine étais-je de retour qu’entra de Ribas. Il venait voir Effisio, que je m’épuisais vainement depuis deux jours à défendre contre les visites de tout le village. Qu’allait-il arriver de cette entrevue ? Certainement Effisio parlerait du sujet qu’il avait à cœur ; mais de Ribas, tout rude qu’il était, userait sans doute de ménagement et laisserait au malade l’illusion que nous lui avions nous-mêmes conservée ?

Le premier cours de l’entretien confirma cette prévision. Effisio rappela la démarche de son oncle et, saisissant la main de Ribas, le pria de croire que s’il consentait à lui faire épouser sa fille, elle serait heureuse et qu’il acquerrait un gendre dévoué. Surpris d’une telle espérance, quand il n’en avait permis aucune, de Ribas eut d’abord un petit ricanement ; puis, se reprenant, il parla au malade comme à un enfant, lui dit de se tranquilliser et de se guérir, que c’était le principal, qu’on verrait après, et que toutes les filles à marier, y compris la sienne, ne valaient pas un brave garçon tel que lui. Puis, changeant de sujet, il questionna Effisio sur l’attaque de la diligence, et dit une parole qui me frappa au sujet des voyageuses contre lesquelles avaient eu lieu des tentatives de violence :

— Pour ça, ce n’est pas bien ; la femme et la fille du prochain doivent être respectées. Il ne trouvait pas ça bien ? Approuvait-il donc le reste ?

Mais une préoccupation plus vive m’agitait. Devais-je continuer à tromper Effisio, quand le délai pendant lequel on pouvait encore agir était si court, et quand lui seul pouvait insister ? Insister avec toute l’éloquence du sentiment ?

Ce jour-là, il se trouvait mieux ; la fièvre avait tombé ; bientôt, je vis de Ribas, embarrassé de l’équivoque à laquelle il se prêtait, sur le point de s’en aller ; mon parti fut pris.

Effisio, dis-je rapidement, je ne puis vous laisser plus longtemps dans l’erreur. Soyez courageux et plaidez vous-même votre cause. Don Antonio vous préfère Tolugheddu.

Le pauvre garçon poussa un cri, et se tourna vers de Ribas avec une expression déchirante.

— Ah !… vous me trompiez !… Quoi ! vous me refusez Grazia ? Vous voulez donc que je meure ?

— Ce n’est pas moi qui t’ai trompé, mon garçon, répondit de Ribas fort contrarié ! J’ai vu qu’on te ménageait la chose, à cause de ta maladie, et j’ai fait comme les autres, croyant bien faire. Ce n’est pas ma faute si ton ami a changé d’idée. Allons ! du courage ! et ne parle pas de mourir. Est-ce qu’il est digne d’un homme de se laisser gouverner ainsi par l’amour d’une femme ?

— Oui ! don Antonio, oui ! car il n’y a rien de plus grand que l’amour vrai. J’aime Grazia, et je la rendrais heureuse, et vous sentiriez que cela est beau de faire des heureux ! Oh ! prenez-moi pour gendre, et vous verrez ce que je puis faire, excité par l’amour. Vous voulez un riche, jo le deviendrai, jo le veux ! Cela sera !

— Eh ! mon garçon, je crois à ta bonne volonté ; mais ne devient pas riche qui veut, et le plus sur est de l’être. Calme-toi, remets-toi ; nous parlerons de cela plus tard.

— Quand vous aurez promis à Tolugheddu ! Non, non ! il faut que vous m’entendiez…

Il se mit alors à développer nos projets d’amélioration, fit valoir l’argent que je lui faisais prêter, sema, récolta, bâtit, fit merveille. Il parlait comme un professeur d’agriculture ; et je ne sais où il prenait tout cela. Peut-être dans son imagination ; je n’étais pas assez savant pour en juger. Mais, s’il me faisait illusion, il ne gagnait rien sur de Ribas, qui l’écoutait avec un sourire, et ce dédain moqueur de l’ignorant et du sauvage pour ce qui froisse leurs habitudes et dépasse leurs conceptions.

Effisio vit cela et tout à coup, se dressant sur son lit, malgré sa blessure, et découvrant ses linges sanglants, pâle, n’ayant de vie que dans ses yeux, brillants d’un éclat extraordinaire, il eut un de ces accès d’éloquence lyrique, comme les Italiens en ont encore et comme nous n’en avons guère plus. Il exalta l’amour, ses joies, ses forces, les miracles qu’il accomplit, peignit en traits de feu le bonheur de deux amants qu’un père consent à unir et qui l’en récompensent par le spectacle d’une union parfaite et féconde ; il dit que l’amour était le dieu, l’âme et le créateur du monde, que nul n’avait le droit de toucher, mais d’adorer seulement. Il tendait vers le père de Grazia la seule main qu’il pût mouvoir ; tout son aspect était saisissant autant que ses paroles. Mes yeux, malgré moi, s’emplissaient de larmes, et je vis le barbare, sensible à la poésie comme tous ses compatriotes, vivement ému.

— Don Antonio, dit enfin Effisio, permettez-moi d’espérer encore ! Suspendez votre décision ! Laissez-moi le temps de vous parler ; je suis sûr de vous convaincre ! Vous, le père de Grazia, vous ne pouvez être méchant… Ne précipitez rien !… vous en auriez des remords ; car vous me tueriez !… Je ne puis vivre sans Grazia !… je ne savais pas encore combien je l’aimais ; je le sens à cette heure où je suis menacé de la perdre. Ah ! vous aussi, je le sais, vous avez été amoureux de votre femme et vous avez eu peine à l’obtenir ; vous avez connu ces douleurs, don Antonio, ayez donc pitié !…

— Euh ! je n’en serais pas mort, dit le mari de la Francesca, en haussant les épaules. Il est vrai qu’on ne sait cela qu’après. Ce que c’est que d’être jeune ! Mais tout ça passe, vois-tu. Allons, calme toi, mon pauvre Effisio, je t’assure que je t’aime et t’estime bien. Tu es un garçon vaillant, quoiqu’un peu léger de tête ; tu es d’une bonne famille, et si tu avais eu seulement 50,000 fr., vrai, je t’aurais préféré à tout autre.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 3 MAI 1878.

(9)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

IV. — (Suite.)

Il voulut en même temps se retirer, car ce malheureux appel ad hominem avait eu pour effet de dissiper tout son attendrissement. Effisio devint livide ; la sueur baignait son front, il chancela et cependant fit un dernier effort :

— Don Antonio ! Tolugheddu ne peut pas rendre votre fille heureuse. Moi seul… car e l’aime tant !… Elle m’aime aussi… Don Antonio, vous n’êtes pas un mauvais père… De Ribas qui tenait encore la main du malade, d’un air compatissant et bon, recula et sa physionomie devint pleine de menace et de colère.

— Elle t’aime, cria-t-il ! Qui a dit cela ? Mensonge !… Si je le savais, je la tuerais ! Ma fille est une honnête fille ; elle n’aime et n’aimera personne que l’époux que son père lui présentera.

Effisio tombait foudroyé. Je me hâtai de lui donner des soins, tandis que de Ribas sortait. En revenant à lui, mon pauvre ami pleura abondamment et il répétait :

— Je l’ai trahie ! Perdue et trahie ! va lui dire que j’en ai menti, répétait-il, va ! Il la rappera peut-être, je ne veux pas qu’elle souffre pour moi !

— La frapper ! disais-je.

Et la rudesse de ces mœurs m’épouvantait. Je dus feindre, pour apaiser Effisio, d’aller remplir sa commission ; mais il ne me fallut pas beaucoup réfléchir pour comprendre que ma vue et mon message ne feraient qu’irriter davantage ce père brutal. À mon avis, tout était perdu, à moins que Grazia ne refusât obstinément d’épouser Antioco. Mais, à quoi s’exposait la malheureuse enfant par cette résistance ?

Je fis tout cependant pour conserver un peu d’espoir au malade, que la fièvre dévorait et qui s’épuisait en gémissements et en remords. Après tout, puisque de longues fiançailles devaient précéder le mariage, tout n’était pas désespéré ; tant que Grazia ne serait pas mariée, l’espérance était possible. Ces consolations étaient faibles, je l’avoue ; aussi n’avaient-elles que peu d’empire et n’interrompaient-elles guère les plaintes d’Effisio. Rarement, l’Italien contient sa douleur non plus que sa joie ; c’est un torrent qui s’épanche. Peu habitué à de si vives démonstrations, j’espérais qu’elles affaibliraient la douleur. Je me trompais.

Il était minuit ; je veillais près d’Effisio, qui, vaincu par la fatigue, sommeillait, gonflé de soupirs et agité de soubresauts nerveux, quand, par la fenêtre que j’avais laissée entr’ouverte, une poignée de sable tomba dans la chambre. J’allai voir aussitôt et, distinguant une forme de femme dans l’angle du mur en face, je courus ouvrir.

C’était bien Elle ! pieds nus, vêtue seulement d’un jupon sombre et de son corset, la tête cachée sous un petit châle de laine brune et tout entière enveloppée dans les plis d’une grande jupe d’étoffe brune, que les femmes de Nuoro relèvent d’une façon pittoresque à la manière d’un manteau ; son visage, presque aussi blanc que sa gorgerette, avait une expression qui me frappa ; on eût dit une inspirée marchant à la mort. Peut-être, en effet, la pauvre enfant risquait-elle la vie dans cette démarche ? Elle me dit :

— Je veux voir Effisio ! je veux le voir avant qu’il ne meure !

— Il n’est point en danger de mort, lui répondis-je ; sa blessure n’a affecté aucun organe essentiel. Il sera peut-être longtemps à se rétablir ; mais sa vie ne court aucun risque, au moins du fait de sa blessure. Ah !… C’est bien vrai ? me demanda-t-elle ; au moins j’aurai ce bonheur qu’il ne ne mourra point !

— Si ce n’est de chagrin peut-être.

Elle s’écria, cacha son visage dans ses mains, et je la vis tout à coup se précipiter à genoux sur les dalles de la première pièce où je l’avais reçue.

— Oh ! Madonna !… Madonna !… Madonna delle Grazie, santa mia Padrona (ma sainte patronne), ayez pitié de nous ! et faites-nous mourir tous deux, puisque nous ne pouvons vivre ensemble !

— Grazia, ma chère enfant, lui dis-je, en la relevant, et en l’emmenant dans une salle du rez-de-chaussée, dont je fermai soigneusement la porte, — bien que la vieille Angela passablement sourde, fût allée sur mon ordre dormir paisiblement, Grazia, si vous ne pouvez épouser Effisio sans le consentement de votre père, au moins, vous pouvez refuser de vous laisser marier à un autre.

La pauvre fille me regarda de ses grands yeux doux, ua peu égarés ; puis les détournant, parut contempler fixement, dans tous ses détails, le parti que je lui offrais ; je la vis bientôt frémir des pieds à la tête.

— Ah ! dit-elle, si vous saviez ?….

— Quoi ! votre père ? Que pourrait-il vous répondre quand vous lui diriez : — Je ne puis pas épouser un homme que je n’aime pas.

— Il ne me répondrait pas ; il me battrait !

— Vous !… vous ! Grazia !

Je la regardais : jolie, vraiment distinguée comme elle était de nature ; son front penché, pur, sous le voile épais du mouchoir qui le couvrait ; ses yeux splendides baissés, ombrés de leurs cils épais ; sa bouche rose largement fendue, pleine d’amour et de bonté ; ce cou, d’un galbe charmant, encadré par le col de la chemise aux boutons d’or ; et l’adorable contour de son sein de vierge, dessiné par les plis de la chemise et les pans étroits du corset.

Au-dessous de la jupe brune qu’elle avait mise pour échapper dans la nuit, se laissaient voir deux pauvres pieds blancs, déchaussés comme ceux des filles pauvres, pour faire moins de bruit. Je la trouvais belle et charmante, un vrai joyau champêtre et artistique à la fois, une réalisation de l’antique. Et le sang me bouillait à l’idée qu’un sauvage, imbu des ivresses barbares du vieux despotisme, oserait briser entre ses mains cette fleur de jeunesse et de liberté sacrée, cette fille des Grâces d’Homère, implantée par les vents de la mer sur le sol de la Sardaigne.

— Grazia, lui dis je, voulez-vous fuir ?

Elle me regarda tout effarouchée.

— Quelque part… Voyons… chez votre tante de Sassari ?

— Contre mon père !… Elle ne voudrait pas. Et moi, est-ce que je puis ?… Oh ! non !… non ! Mais je ne puis rester longtemps ; laissez-moi voir Effisio !

Elle ne m’écoutait plus ; je la conduisis dans la chambre du malade. Il ne dormait pas ; ses yeux inquiets erraient autour de la chambre. J’entrai seul d’abord.

— Quelqu’un désire te voir, lui dis-je.

— Grazia ! s’écria-t-il sans hésiter.

Elle entra, courut au lit, s’y pencha, pendant qu’il se soulevait vers elle, et en un moment leurs mains, leurs haleines, leurs bouches, furent unies. Oh ! ces amours italiennes ! Qu’elles fussent durables autant que passionnées !… Je me sentis de trop et les laissai seuls.

Pourtant, il me fallut rentrer sans être appelé ; car il était une heure et demie du matin et je tremblais pour Grazia. Je les trouvai presque dans la même attitude ; elle, assise à côté du lit, à demi-couchée, les mains dans celles d’Effisio, leurs deux fronts unis ; ils pleuraient, se parlaient ; on eût dit que leur sentiment d’amour, jusque là paisible, indécis et contenu, avait tout à coup rompu ses digues, comme le torrent gonflé par les neiges de la montagne, aux rayons du soleil de mai. Ils ne sentaient plus que leur amour, ne vivaient plus que pour lui. Ma voix les éveilla comme d’un rêve. Je crus voir qu’ils n’avaient parlé de rien de ce qu’ils avaient à faire, et s’étaient absorbés dans la joie, nouvelle pour eux et foudroyante, de s’aimer. Honteux et bien à regret, je dis à Grazia :

— Il faudrait partir, hélas ! Il est près de deux heures. La nuit s’éclaircit ; les gens se lèveront bientôt pour aller dans la campagne. Il ne faut pas que vous soyez aperçue.

— Oui, dit-elle, il faut partir !

Elle souleva lentement la tête, puis, jetant un faible cri :

— Ah ! Mais quand le reverrai-je ?… O mon Dieu ! mon Dieu !…

— Grazia ! dit la voix plaintive d’Effisio, oh ! que ne suis-je fort ! je t’emporterais bien loin d’ici !…

— Il faut s’entendre, dis-je, avant de se séparer. Grazia, que voulez-vous ? que pensez-vous faire ?

— Je ne sais, répondit-elle. Non ! je ne sais pas !… Si vous savez ce que je dois faire, dites-le moi.

J’hésitai. Évidemment, il fallait de la résolution, de la force. Mais la force ne s’inspire pas. Dans un tel milieu, d’ailleurs, la lutte pouvait aller pour elle jusqu’au martyre et de telles choses relèvent de l’inspiration, non du conseil.

— Grazia, lui demandai-je, que vous a dit votre père lorsqu’il est rentré de chez Effisio ?

— Il m’a regardée d’un air terrible, et je me suis mise à trembler. Puis il m’a dit : « Quelqu’un aujourd’hui a parlé contre ton honneur de fille ; on a prétendu que tu aimais sans ma permission. Moi, je m’étais promis de le prier, de lui dire que j’aimais Effisio… mais le voyant ainsi, j’ai eu peur et n’ai pu répondre. Il a repris : « Si je le croyais !… » Et il a levé la main comme pour m’écraser. Je me suis enfuie. C’est par Effisedda que j’ai su qu’Effisio s’était trouvé mal. Mon père l’a raconté devant elle à ma mère en disant : « Il est plus malade qu’on ne croit. » Cela m’a brisé le cœur, et je suis venue…

— Seriez-vous capable de déclarer à votre père que vous ne voulez point épouser Tolugheddu, et trouveriez-vous la force de lui résister pendant deux années ?

Elle répéta :

— Deux années !… en frémissant d’épouvante.

— Et alors, ayant atteint votre majorité, consentiriez-vous à vous rendre chez Effisio, qui vous respecterait et vous défendrait, pendant les formalités judiciaires, nécessaires à votre mariage ?

— Chez Effisio ! s’écria-t-elle, au comble de la surprise.

— Oui ; car pendant ce temps vous ne pourriez rester dans votre famille, où vous seriez trop exposée. Il faudrait faire des sommations à vos parents.

La pauvre Norésienne me regarda comme si j’étais fou.

— Vous me conseillez d’agir comme une femme de mauvaise vie, dit-elle. Quel honneur apporterais-je donc à mon mari ? Et puis, avant noue mariage, mon père m’aurait tuée, et lui aussi.

Elle se tourna vers Effisio.

— Il sera plus simple de mourir, dit-elle, du chagrin qui m’emplit le cœur.

— Ah ! s’écria-t-il, reste ! mourons cette nuit même ! N’emporte pas ma vie avec toi !

— Vous vous perdez. Grazia, dis-je en entendant chanter les coqs du village.

— Eh bien ! dit la jeune fille en ramenant sa jupe sur sa tête, je pars ! mais je reviendrai ; jusqu’à lundi, mon père n’a pas donné sa parole ; je suis libre encore, je reviendrai.

Elle se jeta de nouveau sur Effisio, le couvrit de larmes et de baisers et partit en me serrant la main. Je la fis sortir avec précaution et la suivis de loin dans la rue jusqu’à sa maison, où je la vis rentrer sans encombre. Après quoi, j’écoutai longtemps ; mais, n’entendant aucun bruit dans la maison des Ribas, je me persuadai qu’elle avait regagné sa chambre sans être aperçue, et je me hâtai de rentrer moi-même.

Il ne s’agissait plus que de soigner un être malade de désespoir et d’amour, et la blessure devenait secondaire, bien que l’état moral nuisit fort à la guérison. Pour moi, les dernières paroles de Grazia m’avaient enlevé toute espérance de trouver en elle un concours sérieux ; or, nous ne pouvions agir que par elle. Non-seulement elle tremblait sous la tyrannie de son père, mais elle était elle-même imbue de tous les préjugés de son éducation et de son pays. Quel acte de liberté pouvait-on attendre d’une fille qui se regardait comme engagée par la parole de son père et d’avance n’accordait de preuves d’amour que jusque-là ? Elle n’en aimait peut-être pas moins, la pauvre enfant ? Mais sa conception du devoir, toute chrétienne et autoritaire, arrêtait jusqu’aux mouvements de son cœur. Elle se soumettrait donc ; cela n’était pas douteux ; cette pure et sainte liberté serait profanée ; cette simple vie, toute d’amour, de la fille des champs, qui pouvait rester une idylle, de son aube à son coucher, deviendrait un esclavagé brutal ; tout ce qui florissait en elle devrait mourir, et elle n’aurait plus à vivre que de dégoût et de tristesse, dans les bras d’un homme qu’elle n’aimait pas, osant à peine se rappeler son doux rêve flétri. Cette fleur de jeunesse et de poésie, ces aspirations ardentes, faites pour s’épanouir dans le saint amour conjugal et maternel, tomberaient dans la fange d’une prostitution légale ; on tuerait l’âme de cette pauvre enfant !

Je ne lui en voulais pas, en pensant à l’éducation qu’elle avait reçue. Courbée dès l’enfance sous la terreur paternelle et nourrie des préjugés du faux devoir, dépouillée par la doctrine chrétienne du sens de la liberté et de la dignité personnelle, n’ayant jamais connu d’autre milieu moral et intellectuel, elle ne pouvait être différente. Ce goût du nouveau qui existe toujours dans la jeunesse, et surtout son amour pour Effisio, l’avait bien attirée vers le monde que pour elle nous représentions ; mais si vaguement, qu’au premier choc sa religion d’enfance devait ressaisir tout l’empire. Non, je ne lui en voulais pas ! Je la plaignais, d’une âme profondément attendrie par son innocence et son malheur ; elle me ramenait dans l’esprit de poétiques réminiscences, les élégies consacrées aux douces choses brisées, et je la trouvais plus infortunée que la jeune captive, que la mort du moins ne flétrissait pas. Avec toute la rage d’un naufragé, Effisio s’attachait à des lambeaux d’espérance ; il voulait effrayer Antieco Tolugheddu, le forcer à se retirer ; il rêvait d’enlever Grazia, d’aller vivre avec elle je ne sais où, de je ne sais quoi. Plus les obstacles s’amoncelaient, et plus l’énergie de son amour semblait augmenter. Je ne pouvais sans l’irriter lui parler de se résigner à me suivre en France.

— Je la disputerai jusqu’au dernier souffle ! me disait-il.

Et il voulait se hâter de guérir, sans pouvoir vaincre l’agitation qui envenimait son mal. J’épuisais les calmants pour lui procurer le sommeil, et le retrouvais chaque matin avec une forte fièvre.

Grazia ne revint pas, malgré sa promesse, et la poste du village nous apporta ce billet :

« Cher Effisio, vous que j’aime plus que moi-même, adieu ! Nous ne pouvons plus être heureux en ce monde. J’ai prié de toute mon âme ; mais la Madonna n’a pas exaucé mes ardentes prières. J’ai osé parler à mon père, et dans sa fureur, il m’a brisée. Oh ! que je serais heureuse de mourir, puisque je ne puis être à vous ! Oubliez-moi ; car je veux que vous du moins vous soyez heureux. Je prierai pour vous Effisio, aussi longtemps que mon cœur battra. Ne vous faites pas trop de peine pour moi, et que j’aie la consolation d’apprendre bientôt que vous êtes guéri. Je salue de cœur votre bon ami. Je ne puis aller vous voir : je ne le puis pas !

» À vous mon âme pour toujours !

» Grazia de Ribas.

Les réticences de ce billet nous furent bientôt expliquées par la voix publique. Une scène terrible avait eu lieu entre de Ribas et sa fille. Il l’avait battue, foulée aux pieds, et la malheureuse enfant gisait dans son lit, malade, et, comme elle nous l’avait dit, brisée.

Au village, il n’y a guère de secrets ; de Ribas dans sa fureur avait laissé échapper des éclats de voix significatifs ; aussi disait-on hautement que Grazia ne voulait point de Tolugheddu, et qu’elle en aimait un autre. Seulement, les versions variaient sur le point de savoir qui était l’amant préféré. Les uns nommait Effisio, les autres Pietro de Murgia. Nieddu ne s’y trompa point. Étant venu, c’était la troisième ou quatrième fois, visiter Effisio, il nous dit que Pietro de Murgia, lui aussi, avait demandé Grazia en mariage, et avait été refusé, bien qu’il eût offert des cadeaux superbes.

Ne m’a-t-on pas dit qu’il était pauvre ? observai je.

— Il l’était, répondit Nieddu, d’un air mystérieux ; mais il parait qu’il ne l’est plus. Quelque temps encore, il causa de son air pensif et doux ; puis, se levant, et sans autre préambule :

— Grazia de Ribas est malheureuse, parce-que son père veut lui faire épouser Antioco Tolugheddu. Mais ce mariage ne se fera pas !

Effisio tressaillit et regarda Nieddu sans lui répondre ; moi, étranger naïf, je m’écriai :

— Comment ? Qui l’empêchera ?

Nieddu me serra la main, avec un sourire mélancolique, où passa je ne sais quoi d’étrange et de cruel, et me répéta, sans autre explication :

— Il ne se fera pas !


V

Voici, comme nous le sûmes plus tard, ce qui s’était passé entre Raimonda et Fedele Nieddu, le soir du graminator giù :

Fedele Nieddu reconduisit sa cousine chez elle. Elle était voisine des Ribas. Aussi laissèrent-ils de suite la troupe, encore folâtre, avec laquelle ils étaient sortis, pour s’engager dans une de ces ruelles sombres et tortueuses qu’on décore à Nuoro du nom de rues, et au bout de laquelle était la demeure de Raimonda. Il était minuit. Les portes était fermées, la ruelle était silencieuse, tous ceux qui n’avaient point été en fête dormaient depuis longtemps. Nieddu s’arrêta et prit la main de sa cousine.

— Qu’as-tu à faire avec Antioco Tolugheddu ? lui demanda-t-il.

Raimonda voulut retirer sa main et recula ; Nieddu la retint.

— Parle, tu dois tout me dire ; tu n’as plus ni père ni frère ; et c’est moi qui les remplace. Dis-moi ce qui s’est passé entre toi et Antioco.

— Et que veux-tu qui se soit passé ? Rien du tout. Pourquoi me demandes-tu ça ? Antioco ne m’a seulement pas parlé ce soir, et moi non plus.

— Tu n’as que trop parlé, Raimonda, et non-seulement ceux qui ont des oreilles ont entendu, mais ceux qui ont des yeux ont pu voir. Tu as trahi ton secret, ou peut-être le savait-on déjà ; car nul n’a paru surpris et l’on a ri méchamment de toi, pendant que celui pour qui tu oubliais tous les autres ne te voyait même pas. Il n’a d’yeux que pour Grazia de Ribas.

Raimonda se débattit de nouveau pour échapper à l’étreinte de son cousin, et, ne pouvant cacher de ses deux mains son visage, elle le couvrit de la main restée libre ; car, à ces paroles de Nieddu, son cœur venait de se briser et un torrent de larmes coulait de ses yeux.

— Tu aimes donc Antioco ! demanda-t-il d’une voix tremblante.

Elle voulut parler et ne put que sangloter.

— Tu as fait là un mauvais choix ! Antioco Tolugheddu est plein de vanité, léger de caractère ; il n’aime que lui-même et son plaisir. Il cherche l’amour facile et non pas l’amour honnête ; il a fait la cour à toutes les veuves d’Oliena. Son père est riche et orgueilleux ; toi, tu es pauvre, Raimonda. Tu aurais dû penser que te marier avec lui était une chose impossible.

— Et pourquoi ? dit-elle impétueusement, un cœur en vaut un autre ! S’il m’aimait, cela suffirait. Mais je vois bien à présent qu’il ne m’aime plus. Oh ! le trompeur ! C’est une chose horrible !… Je le tuerai !…

Ses yeux jetaient comme des éclairs dans la nuit, et, aux clartés des étoiles, son visage, couvert de larmes, brillait comme la rosée dans les prés. Nieddu baissa la tête, garda un instant le silence ; puis, amèrement :

— Toi aussi, Raimonda, tu as été séduite par de beaux habits et une langue dorée. Je te croyais le cœur plus haut. Je te croyais fière et je t’admirais… Oh ! comme tu m’as trompé !…

— Je le vois maintenant, Fedele, que tu vaux mille fois mieux que lui ; mais mon cœur me rendait aveugle. Il me disait qu’il m’aimait et je le croyais. Oh ! je me vengerai !…

— Comment pouvais-tu croire qu’il t’aimait, puisqu’il n’est jamais venu honnêtement te demander à ta mère ou à ton parent, puisqu’il n’a jamais franchi le seuil de ta maison ? Et maintenant dis-moi… Raimonda, jusqu’où est allée ta folie ?… Où te parlait-il ?… Où vous êtes-vous rencontrés ?

La jeune fille, par un mouvement instinctif, s’était éloignée de son cousin à cette interrogation directe ; mais il reprit sa main, qu’il avait lâchée peu auparavant, dans l’accablement de sa douleur.

— Il faut que tu me dises tout ! reprit-il avec force.

— Et où l’aurais-je vu ? dit-elle avec éclat, si ce n’est où se voient les filles et les garçons, à la danse ?

Nieddu réfléchit un instant et, d’une voix sévère :

— Tu l’as vu ailleurs !

— Non !

— Tu mens !… Il ne venait que rarement aux danses de Nuoro ; toi-même, tu restais souvent sans y aller. Donc, tu le voyais ailleurs.

— Non ! non !

— Prends garde, Raimonda ! Tu ne peux pas me tromper ; j’ai de bons yeux en tout ce qui te regarde. Il faut que je sache tout ! car, je te le répète, je suis ton père et ton frère, et je serai ton vengeur, si Tolugheddu s’est mal conduit envers toi. Pour toi, bien que tu aies cruellement éprouvé mon cœur, je ne te ferai point de reproches ; tu es assez punie par ta honte et ta douleur. Avoue-moi tout ce qui s’est passé, et je n’en parlerai pas, même pas à la mère.

— Ah ! s’écria-t-elle, en lui jetant les bras autour du cou, dans un de ces élans familiers à son impétueuse nature, ah ! Fedele !… Tu es le plus généreux homme de la terre !… Pourquoi t’ai-je dit autrefois que je ne pouvais pas t’aimer ?…Pourquoi t’ai-je laissé, toi, le joyau d’or, pour une parure menteuse de cuivre doré ? Oui, je te dirai tout ! et tu m’aideras à mettre si bas le misérable, qu’il en vienne à me supplier à genoux !… lui qui se rit de moi maintenant ! Oui, oui !… je veux le voir à mes pieds ! et alors je lui dirai : lâche !… traitre… homme sans foi et sans honneur ! je. te hais et je te méprise !!! Et j’écraserai sa tête sous mon talon !… Et je trépignerai sur son cœur !!! Et je lui rendrai, s’il est possible,

tout ce qu’il m’a fait souffrir !…
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 4 MAI 1878.

(10)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

V. — (Suite.)

Nieddu, les yeux à terre, écoutait d’un air sombre ces paroles sauvages, où s’épanchaient encore les rages de l’amour. Il reprit :

— Eh bien, dis-moi tout ! T’a-t-il fait des promesses ?

— Il m’a promis le mariage ! s’écria-t-elle d’une voix éclatante, que par prudence elle ramena aussitôt au ton sourd où leur conversation s’était maintenue jusqu’alors.

Ils étaient arrêtés dans un endroit où la rue ne se continuait que par un mur d’enceinte d’un côté, de l’autre, par une maison à moitié bâtie, puis abandonnée, comme on en rencontre si souvent en Sardaigne, rêve inachevé d’un pauvre ambitieux, où l’herbe poussait.

— Et tu as pu le croire ! observa Nieddu d’un ton amer, quand il évitait de venir chez toi ?

— Il me disait que c’était à cause de son père ; mais qu’il l’amènerait peu à peu à sa volonté ; même, il m’a dit qu’il avait commencé de lui parler et que la chose n’avait pas été si mal prise qu’il l’avait craint ; mais qu’il y fallait du temps et une grande prudence.

— Et où te disait-il cela ? reprit Nieddu d’une voix altérée, mais insistante.

— Là-bas, dans la tanca (enclos) des grosses pierres, à une heure du matin, répondit-elle en se cachant le visage.

— Ah ! malheureuse ! Fille indigne ! s’écria-t-il, en la secouant rudement, malgré la promesse qu’il avait faite, c’est ainsi que tu as soigné ton honneur !…

Puis, il la lâcha, et fit quelques pas seul, cherchant à contenir sa douleur et son désespoir. Raimonda le suivit et, les mains jointes :

— Fedele, j’ai gravement péché, je le sais ; mais je te le jure ! par la Madonna et par tous les saints, il n’a pas triomphé de moi ! je lui ai toujours dit : — Non ! je veux être vierge le jour de nos fiançailles ; je ne risquerai point de mettre la honte au front de ma mère ; quand ton père sera venu dans notre maison, alors je serai à toi !

Nieddu poussa un long soupir.

— Ainsi, reprit-il, il t’a promis mariage, et il a essayé de te séduire ! Et il t’a de plus gravement compromise ; car, je l’ai bien vu au graminatorgin : on riait de toi, et tout le monde semblait au fait de la jalousie. Quelqu’un vous aura surpris dans la tanca ?

— Une fois, dit-elle, pleine de confusion, Miale, le pastore, a passé près de nous ; je me suis cachée derrière la grosse pierre, et je ne sais s’il m’a reconnue.

— Et d’autres peut-être t’auront vue sortir de la maison après minuit, ou y rentrer avant l’aube. Et voilà ton honneur perdu, Raimonda ! Que ferait ton père, s’il était encore de ce monde ?

— Tue-moi, si tu veux ! Je ne ferai pas de résistance, va ! Guéris-moi de la vie ! j’ai le poison dans le cœur, et je souffre plus que pour mourir.

— Je te vengerai ! dit-il. Tu es ma sœur, et Tolugheddu t’a outragée. Il faut qu’il t’épouse ou qu’il meure ! Je ferai mon devoir !

— Tu veux lui parler ? demanda-t-elle.

— Je lui parlerai.

Ils marchèrent alors en silence jusqu’à la maison de Raimonda, et là Nieddu, d’une voix rauque :

Adieu ! dit-il.

— Mais la jeune fille, se tournant brusquement, lui prit la main :

— Fedele, je t’en prie, attends encore un peu ! Deux hommes qui se parlent de ces choses se querellent toujours et si Antioco n’était qu’égaré un moment par cette Grazia ?… Attends, je te prie ! Dimanche, il viendra, je lui parlerai.

Nieddu fut longtemps à répondre, comme s’il faisait un effort ; il dit enfia :

— Raimondica, tu ne le connais pas encore et peut-être y a-t-il plus d’amour que de haine dans ton cœur ? Mais je suis ton père et ton frère ; je ne veux pas que tu puisses m’accuser d’avoir gâté ta destinée. Fais ce que tu voudras.

— Tu es plus tendre qu’un père, et plus dévoué qu’un frère, dit la jeune fille en baisant la main de Nieddu. Je te dirai tout désormais.

Et ils se quittèrent.

— Mais ç’avait été vainement que le dimanche, à la danse, Raimonda avait attendu Antioco ; il ne s’était pas approché d’elle, il n’avait recherché que Grazia.

Folle de fureur et de jalousie, le soir elle avait dit à son cousin :

— Maintenant, je te l’abandonne !

Et sur-le-champ Nleddu s’était mis à chercher Tolugheddu.

Mais celui-ci, plein de ses projets amoureux, était reparti de bonne heure pour Oliena, afin de décider son père à venir le lendemain demander la main de Grazia. Nieddu se rendit à Oliena ; les Tolugheddu père et fils étaient partis pour Nuoro. Il les attendit jusqu’au soir.

À la manière dont la demande avait été reçue par de Ribas, les Tolugheddu regardaient le mariage comme fait, et le bel Antioco se pavanait dans sa joie, quand un message lui vint, le priant d’aller trouver, sous le porche de l’église, quelqu’un qui avait à lui parler. Un peu inquiet, il s’y rendit, et fut plus inquiet encore en voyant Nieddu. Celui-ci, assis sur le banc de pierre, fit asseoir son rival à côté de lui :

— Antioco Tolugheddu, voici une belle journée !

— Très-belle, Fedele Nieddu. Tu es donc venu à Oliena ?

— J’y suis depuis ce matin, pour vous attendre, et, quoique la journée soit belle, elle a été longue pour moi.

— Ah ! vous avez affaire à moi ?

— Oui. Je suis cousin de Raimonda Nieddu, comme vous savez.

— Ah !… oui, je le sais… Et quoi ?….

— Je suis venu vous demander quand vous comptiez tenir la promesse de mariage que vous lui avez faite ?

— Moi ! une promesse de mariage !… Ah ! par exemple !… votre cousine a mal compris. Je lui ai dit qu’elle était jolie, voilà tout !… et cela est permis en dansant avec une jeune fille, il me semble. Vous qui faites des vers, Nieddu, vous savez bien que ces choses-là ne tirent pas à conséquence.

— Je sais que les séducteurs de filles sont toujours des lâches, Antonio Tolugheddu !

— Je n’ai pas séduit Raimonda !

— Vous l’avez essayé du moins. Je sais tout. Vous lui avez promis le mariage dans la tanca des Grosses pierres, la nuit ; vous lui avez dit, ce qui n’est pas vrai sans doute, que vous en aviez parlé à votre père et que vous travailliez à obtenir son consentement. Vous avez compromis l’honneur de Raimonda Nieddu ; car on a surpris vos rendez-vous. Il faut réparer votre faute vis-à-vis de cette jeune fille et de sa famille, Antioco Tolugheddu.

— Mon père n’y consent pas.

— Il fallait demander le consentement de votre père avant de vous engager vis-à-vis de Raimonda.

— Peut-être ; mais vous prenez tout ceci trop haut, Fedele Nieddu ; je n’ai point mis le pied dans la maison de cette jeune fille, je ne l’ai point fréquentée publiquement ; il n’y a point eu de fiançailles entre nous ; par conséquent, je n’ai pas manqué à ma parole.

— N’y a-t-il de sacrées que les paroles dites devant témoins, Antioco ?

— Au moins n’y a-t-il que celles-là qu’on soit obligé de tenir, Nieddu.

— Je te l’ai déjà dit, Antioco Tolugheddu, tu es un lâche ! et tu parles comme les gens sans honneur.

— Vas-tu finir de m’insulter ? mauvais rimailleur ! Si tu crois que j’ai le temps d’écouter tes sottises… Non ! non ! cesse de te monter la tête : le fils de mon père n’épousera pas une Nieddu. Il faut que tu sois fou pour y avoir seulement pensé.

— Alors je t’apprendrai que les Nieddu sont plus forts et plus respectables que toi ; car ils ne manquent pas à leur parole et ne laissent jamais une injure impunie. Antioco, tu as attaqué l’honneur d’une femme de ma famille : tu l’épouseras ou tu mourras !… Et maintenant, je vais parler à ton père.

— Tu ne me fais pas peur, va, tout Noir [5]que tu es et parent du diable. Et c’est moi qui t’apprendrai ce que tu dois savoir.

Malgré ces bravades, Antioco était resté pâle et terrifié sur la pierre où il était assis, tandis que son adversaire se dirigeait vers la maison des Toluglieddu.

Là, en causant avec Basilio, Nieddu s’était assuré que jamais Antioco n’avait parlé à son père de Raimonda.

Le vieillard avait blâmé son fils ; mais, rejetant vivement l’idée d’une telle alliance, il avait ajouté qu’il venait, le jour même, de s’engager avec de Ribas. Effrayé toutefois de l’attitude menaçante de Nieddu, Basilio offrit de l’argent. Nieddu haussa les épaules.

— Tu crois, Basilio, que l’honneur se paye ?

Et, souriant avec mépris, il partit.

Ignorant alors ces détails, et mal au fait des mœurs locales, je fus surpris du changement d’humeur qui se produisit chez Effisio, après la visite de Nieddu. Son agitation, ses rages, ses accès de désespoir, disparurent ; il ne lui restait plus que de la tristesse ; on l’eût dit résigné. Quand je l’interrogeai sur le sens de la prophétie de Nieddu : — Ce mariage ne se fera pas ! — Il rougit, balbutia, et ne me fit que des réponses embarrassées.

— Oublie cette parole ! me dit-il, je t’en prie, et ne la répète à personne.

Depuis sa maladie, nous nous tutoyions.

— Mais pourquoi ?

— Si tu étais appelé en justice pour témoigner, que ferais-tu ?

— Étrange question ! Je dirais ce que je sais, ce que j’ai vu ou entendu, en un mot la vérité. Est-ce que vous ne faites pas de même, vous autres ?

— Quelquefois. Et maintenant qui préfèrerais-tu. Nieddu ou Tolugheddu ?

— Tu le sais bien ; je t’aime trop pour ne pas haïr un peu ton rival, qui d’ailleurs me représente un type d’égoïsme et de fatuité, fort général à ce qu’il paraît. Nieddu, au contraire, me paraît un jeune homme plein de sentiment et d’honneur, et son air doux et pensif m’intéresse. Mais il ne s’agit pas de cela !

— N’y pense plus ! Et que nul ne sache ce que nous a dit Nieddu.

De telles recommandations d’ordinaire produisent l’effet contraire ; j’eus soupçon de la vérité, ma conscience s’émut et je posai à Effisio le cas du mandarin de Voltaire

— Ce n’est pas la même chose, me dit-il ; ton consentement ni le mien n’ont rien faire ici. Tout se passe en dehors de nous.

— Mais le silence est une complicité.

— Non, quand on ne peut sauver l’un sans perdre l’autre.

— Tu diras ce que tu voudras ; vos diables de mœurs ne mettent pas la conscience l’aise, et il faut être né là dedans pour le prendre comme tu fais.

Il est certain — je ne dis pas cela à l’avantage de mon ami — qu’il se rétablissait promptement, et que sa tristesse avait pris ce caractère modéré que peut donner le mélange de la crainte et de l’espérance. Et cependant, les fiançailles de Grazia et d’Antioco Tolugheddu avaient eu lieu. Peu de jours après la réponse affirmative donnée par le père de Grazia, une troupe de vingt personnes à cheval, composée des deux Tolugheddu et de leurs parents et amis, était venue d’Oliena à la porte des Ribas. Ce sont les paralymphes (paranymphos), disait-on, sur leur passage.

La porte était fermée ; ils frappent à grands coups. On ne répond pas ; ils frappent encore. Enfin, de l’autre côté de la porte, une voix s’élève :

— Que voulez-vous, et qu’apportez-vous ?

— Honneur et vertu !

La porte est ouverte par de Ribas, qui les conduit dans une seconde pièce, où la famille est assemblée.

— Mère, voici un autre petit-fils ! Femme, voici ton gendre ! Fille, voici ton fiancé. Poignées de main, embrassades et félicitations s’échangent ; puis, les cadeaux sont apportés. On ne parlait dans Nuoro que de ces cadeaux. Pour les Sardes, c’est le grand sujet d’ostentation, et ils y consacrent généralement tout l’argent qu’ils possèdent, car ils n’ont souci de thésauriser. La parure de la femme est la gloire de l’époux et le trésor de la famille. Basilio Tolugheddu avait été magnifique : deux parures complètes de gros boutons d’or et d’argent, finement travaillés, pour manches de corsage ; deux paires de boutons et autant d’argent pour attacher la chemise ; une large agrafe d’or ; un chapelet d’ambre et un le corail, montés en or ; quinze bagues plus ou moins grosses, à couvrir tous les doigts de la fiancée ; rubans brodés de fils d’or et d’argent pour ceinture, et pour orner le corset et le bas des jupes ; enfin, chose qui surtout causait émerveillement, une montre avec une chaine d’or ! Il y en avait, assurait-on, pour mille scudi (5, 000 fr.)

— Est-elle heureuse ! disaient les jeunes filles à l’envi, pendant que la pauvre Grazia pleurait.

À partir de ce jour, Grazia était devenue comme l’épouse d’Antioco Tolugheddu. Le lien qui les unissait, consacré par la famille, était aussi sacré que le lien légal ou religieux. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre le droit moral de le rompre ; ils étaient liés pour la vie. Désormais, Antioco pouvait entrer à toute heure chez de Ribas, comme un membre de la famille, y manger, y dormir et traiter Grazia avec une familiarité, décente sans doute, mais qui n’avait de bornes que la pudeur de la jeune fille et sa volonté. De Ribas eût trouvé de nuit son futur gendre dans la chambre de sa fille, qu’il n’y eût pas eu matière à sanglants reproches. On eût pressé le mariage, voilà tout. Comme ces fiançailles durent plusieurs années, surtout chez les gens pauvres, qui ont peine à se procurer les meubles et le trousseau, il est rare qu’au jour du mariage l’épouse soit vierge ; il n’est pas rare qu’elle offre les signes d’une maternité avancée. Mais on ne voit pas de mal à cela ; ils étaient époux d’avance.

La chose va si loin, que dans les cantons plus au nord, à Tempio, par exemple, dit-on, le fiancé est mis immédiatement en possession de ses droits d’époux, et le mariage quelquefois n’a lieu qu’après la naissance de plusieurs enfants.

Quant à Grazia de Ribas et Antioco Tolugheddu, jamais le dicton que : richesse n’est pas contentement, ne montra mieux sa réalité sur deux visages. Grazia était l’image vivante de la mélancolie. Plusieurs fois, je la rencontrai sur le chemin de la fontaine : elle marchait silencieuse et morne, à côté de ses compagnes riantes et babillardes, et à ma vue elle pâlissait, baissait les yeux ; souvent une larme roulait sur sa joue. Nous échangions un salut sans nous parler. Je n’osais point l’aborder, et elle semblait m’éviter. Une fois même, elle tourna la tête, en feignant de ne pas m’avoir aperçu et je compris qu’elle cherchait à étouffer son cœur, et à remplir ce qu’elle croyait son devoir.

Pour Antioco Tolugheddu, il n’était plus le même. Son épanouissement naïf et vantard, ce contentement de soi, qui brillait sur sa figure, avait fait place à un air sombre et défiant. On le voyait quelquefois, tout à coup, regarder derrière lui d’un air effaré. Quand il était à Nuoro, il ne sortait jamais de la ville et toujours une escorte de deux ou trois amis l’accompagnait sur le chemin de Nuoro à Oliena. Lui qui, auparavant, ne portait presque jamais d’armes, de peur sans doute de gâter le velours de ses habits, il avait, pris un fusil pour cause de défense personnelle, ainsi que le porte le permis délivré à tout Sarde qui en fait la demande, contre le prix de sept francs. — Beaucoup même le portent sans cela. — Il avait, outre ce fusil, la dague passée à la ceinture, et d’une de ses poches sortait la crosse d’un revolver. Souvent, il logeait chez de Ribas, et y restait deux ou trois jours, pour ne pas multiplier les voyages sur le chemin d’Oliena, où les gorges sont fréquentes et l’embuscade facile.

C’était au café seulement qu’on le voyait retrouver un peu son ancienne faconde, rire et plaisanter ; mais d’un rire bruyant et excessif, comme celui d’un homme dont les nerfs sont surexcités. Il maigrissait, et ses compagnons le raillaient quelquefois, avec la cruauté que peuvent comporter de telles mœurs.

— Tu aimes trop ta fiancée, Antioco ; l’amour te rend blême. Quel pauvre galant tu fais ! Quoi, tu as pour promise la plus belle. fille du pays, et tu prends la mine d’un fiancé de la mort !

Antioco se fâchait de ces plaisanteries et elles le rendaient plus inquiet encore. Au fond, tout le monde savait plus ou moins de quoi il s’agissait ; on savait pourquoi Raimonda, sombre et fière, ne venait plus à la danse, et passait dans le village sans se mêler aux conversations. On devinait la cause des angoisses d’Antioco. On regardait Nieddu, silencieux et grave, avec respect. Tout le monde savait, et dans cette agglomération de six mille âmes, seules, quelques personnes ignoraient tout, et ne devaient jamais rien savoir. C’étaient les agents de l’autorité, depuis le président du tribunal jusqu’au dernier carabinier, en y comprenant cette colonie italienne, composée de fonctionnaires et de spéculateurs, que la péninsule jette sur la Sardaigne, comme une métropole sur ses colonies, et qui représente la civilisation d’une manière absolument antipathique aux Sardes, — que ceux-ci aient tort ou raison.

J’avais mentalement fixé mon départ au jour du rétablissement d’Effisio ; et maintenant sa blessure était à peu près fermée : il se levait, sortait de sa chambre, mangeait assez bien, dormait à peu près, et, s’il restait mélancolique, il ne semblait point désespéré. Je parlai donc de partir ; mais au premier mot je le vis profondément chagrin, et il me supplia de rester, si aucun intérêt ne m’appelait ailleurs.

— Quoi, me dit-il, tu voyages pour ta santé et ta distraction : en dépit de la mauvaise réputation de la Sardaigne, tu ne trouveras nulle part un air plus pur qu’à Nuoro. Sur ces montagnes, n’arrivent point les miasmes des plaines, et les vents des deux mers renouvellent sans cesse notre atmosphère. Tu as un terrain illimité de chasse et de promenade ; mes chevaux pour courir la campagne. Après m’avoir aidé, secouru, soigné comme tu l’as fait, n’as-tu donc rien de plus pour moi ? qui, désormais, t’aime autant qu’un frère ? Demande-moi ce qui te manque, je tâcherai de te le donner ; mais reste auprès de moi, si nulle affaire urgente ne t’appelle. Tu ne saurais visiter en cette saison le reste de la Sardaigne ; car, à partir de juillet, c’est la saison de l’intempérie, à laquelle les étrangers ne peuvent s’exposer sans péril. De toutes les plaines cultivées, et principalement des plus fertiles, s’élèvent des exhalaisons pestilentielles, sources de fièvres parfois mortelles, même pour les gens du pays. À Naples, à Florence, à Rome, tu trouverais ou la mal’aria ou des chaleurs telles qu’elles t’ôteraient tout le charme du voyage. Reste avec moi ! Ta seule présence peut m’aider à supporter le poids qui m’accable. Je ne t’ai pas caché mon espérance de ne point perdre Grazia pour toujours ; mais la savoir fiancée d’un autre, exposée aux tendresses de ce Tolugheddu, et s’efforçant elle-même de ne plus m’aimer, par l’idée qu’elle se fait de son devoir, cela par moments surmonte mon courage, et me rendrait peut être capable d’un coup de tête, si j’étais entièrement guéri. Je suis au milieu d’événements, où un bon conseil peut m’être bien nécessaire ! Vois-tu, j’ai dans les veines du sang de ce pays, et en même temps j’ai pris hors d’ici la conscience et l’esprit d’un civilisé, deux pôles différents, entre lesquels parfois j’oscille d’une manière cruelle. Si le mariage de Grazia s’accomplit, je ne puis rester ici ; j’y deviendrais fou ! Tu m’as proposé de m’emmener en France, je te suivrais alors. Si… ce mariage est empêché, tu peux m’être bien utile encore, je ne sais… Tout ce que je puis te dire, c’est que ce m’est un grand chagrin de te voir partir, et que, si tu n’as pas d’impérieuses raisons, il faudrait rester.

Il me parlait ainsi, les yeux pleins de larmes Je l’embrassai en lui disant que je resterais encore. Il avait raison dans ce qu’il affirmait. de Nuoro et des avantages que je trouverais à y passer l’été plutôt qu’ailleurs. Mais ma décision, je l’avoue, n’allait pas sans quelque dévouement. Après tout le pittoresque dont mes yeux avaient été frappés dès l’abord, je commençais à sentir le manque absolu e certains côtés de la civilisation, que j’apprécie fort, la propreté par exemple. À Nuoro, ce qu’on appelle les rues est orné de plus d’immondices que de pavés, et l’intelligente population, pour la plupart agricole, qui l’habite, va chaque soir, ou chaque matin, porter à toutes les issues du village les détritus journaliers de cuisines, des bêtes et des gens, de sorte qu’on ne peut aller à la campagne d’aucun côté, sans avoir à franchir, pendant une centaine de pas, un chemin jonché d’ordures. Le matin et le soir, les rues sont dangereuses pour les passants, par la fâcheuse habitude qu’ont les ménagères de vider par la fenêtre tous les vases de la maison. À l’intérieur des appartements, les commodités sont nulles ; et pour l’ornement des murs et des meubles, l’araignée semble fort appréciée comme tapissière, de même que la poussière sur le carreau, — poussière animée par une prodigieuse quantité de puces, dont les gens ne semblent même pas s’apercevoir.

Ces mêmes ignorances du confortable et de la délicatesse se retrouvaient dans la cuisine, surtout entre les mains de la vieille Angela ; mais ce qui me manquait plus que tout encore, incomparablement, c’était la lecture et le mouvement des idées. Peu de journaux, tous arriérés ; pas de livres, pas de bibliothèque. On peut trouver du charme à s’isoler momentanément du monde, au sein de la nature ; mais c’est à condition de porter avec soi cette partie de l’humanité qui est la moelle des siècles passés, et à beaucoup d’égards encore celle des siècles futurs. En outre, je ressentais souvent le besoin, au milieu de ces mœurs, de ces costumes et de ce langage d’antique provenance, de rafraichir mes souvenirs, d’étudier les origines, de pouvoir m’expliquer à moi-même ce que j’avais sous les yeux.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 7 MAI 1878.

(11)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

V. — (Suite.)

Préoccupé de satisfaire mes désirs autant qu’il lui était possible, Effisio voulut m’ouvrir la seule bibliothèque qui existât dans les environs, celle du curé de X…, dont il avait été autrefois l’élève. Ce prêtre avait une collection peu moderne, mais très fournie d’ouvrages anciens et de tous les ouvrages marquants du 18 siècle, plusieurs même du 19, jusqu’en 1830. Je devais trouver là, sinon de quoi guider mes recherches sans interruption, du moins de quoi m’occuper amplement.

Ne pouvant monter à cheval, mon ami écrivit au curé de X… il signor vicario don Gaetano, et me donna Cabizudu pour me conduire à X…, qui est à trois heures de distance de Nuoro.

Cabizudu était, par nature, tout à fait apte à remplir la fonction de guide. Agile, bavard, et, pour un Sarde, industrieux, il tenait à m’informer de tout. Il entendait fort bien l’italien, et je savais assez de sarde pour le comprendre.

Nous fîmes vif et bon voyage, et arrivâmes à X…, après trois heures de chevauchée, accomplies presque sans fatigue. Il est vrai que nulle monture n’est plus douce que celle de ces petits chevaux sardes, pleins de courage et de vigueur, dont l’amble est l’allure habituelle. Le Sarde, qui passe la moitié de sa vie à cheval, les dresse à cette allure en leur attachant les pieds latéralement et en les forçant, par un nœud coulant, à se mouvoir ainsi. Malheureusement, il faut le dire en passant, ce peuple n’a pas plus le respect de la souffrance des animaux que celui de la vie humaine. J’étais souvent révolté de la barbarie usitée vis-à-vis de ces serviteurs patients et utiles, que l’homme devrait traiter en auxiliaires. C’est en Sardaigne seulement que j’ai vu le bœuf conduit en laisse à l’aide d’un nœud coulant, passé autour de l’oreille, et qui souvent l’ensanglante et la déchire, tandis qu’un long aiguillon lui laboure les flancs. Ces animaux sont en outre fort mal nourris et ne reçoivent aucun soin, pas même un abri. Ils passent les nuits, hiver comme été, dans des enclos, où ce qui manque le plus, par les chaleurs, c’est l’herbe et l’ombrage. Certainement, c’est à cette incurie et à ces mauvais traitements qu’il faut attribuer la dégénérescence et la petitesse du bétail en Sardaigne.

Avant d’arriver au presbytère, j’avais déjà de nombreux détails sur le signor vicario.

— Vous serez fameusement bien reçu, signor, m’avait dit Cabizudu ; à moins pourtant que la Nanina n’ait ses lubies. Mais don Gaetano a de bon vin, et il n’en sera pas avare pour un ami de don Effisio. Ils étaient parents, don Gaetano et le père de notre jeune maître, et c’est pourquoi il signor vicario a voulu quelque temps se charger d’instruire don Effisio ; mais non pas par besoin, signor, car il en a refusé bien d’autres ! C’est un homme riche que don Gaetano. D’abord il a eu l’héritage de ses parents par la mort de ses frères, et puis il s’y entend à faire valoir son bien ! Ah ! quoiqu’il soit le vicario, il ne faut pas venir lui demander grâce pour le loyer de ses maisons ou de ses terres. Euh…

« — Ce qui est convenu, est convenu, dit-il, quand je fais l’aumône, je la fais ; mais pour la faire, il me faut mon dû. Payez-moi, ou je fais vendre. » Et il le fait comme il le dit ! Ce n’est pas qu’il n’ait le cœur tendre ; ah ! oui dà ! Mais il faut que ce soit une femme. Si elle est jolie et… pas trop farouche, oh ! alors…

— Voilà des commérages ! lui dis-je ; êtes-vous bien sûr de cela ? Effisio ne m’en a rien dit.

— Eh ! signor, c’est qu’il n’y a pas pensé, ou bien que la chose ne lui a pas paru valoir la peine d’être dite ! C’est pourtant comme ça. Mais ne croyez pas qu’il soit le seul.

Et Cabizudu se mit à parcourir tous les environs, me disant ceci du curé de tel village, cela de tel autre, et enfin revenant à celui de X…, et se penchant à mon oreille :

— La moitié des enfants du village !… Oui, monsieur, à ce qu’on assure. Aussi dit-on qu’il devrait au moins laisser son bien à la commune.

À ce qu’on assure ; mais que sait-on ?

— Enfin, si sa Seigneurie ne veut pas me croire, elle verra du moins la Nanina, une des plus belles femmes du pays, signor.

— La gouvernante ?

— Oui, excellenza. Oh ! le mari y est aussi et s’y trouve bien. La cuisine est bonne chez don Gaetano !

Ce fut avec ces connaissances dans l’esprit, que je frappai à la porte du presbytère, et le premier objet que je vis ne fut pas pour les détruire ; car cet objet c’était la Nanina elle-même, aussi belle femme que l’avait représentée Cabizudu, et qui n’ouvrit une fenêtre qu’après nous avoir laissé frapper trois fois.

— Que voulez vous ? nous demanda-t-elle, d’un air assez revêche.

— Voir M. le vicaire, parbleu ! répondit Cabizudu.

— Il est à la messe, répliqua-t-elle, en nous fermant la fenêtre au nez.

Tout l’essaim de diables que peut invoquer un Sarde en colère, fut envoyé par Cabizudu à la Nanina. Je fus obligé de lui défendre de frapper encore ; il voulait, je crois, prendre le presbytère d’assaut.

— C’est una vergogna, signor, une infamie ! recevoir ainsi un ami de don Effisio ! Ah ! porcaria ! elle a beau être la bonne amie, je veux lui faire donner une volée de bois vert (legnata) par son maître. Il faut qu’elle soit là avec un galant ! Oui, j’en jurerais…

— Conduisez-moi de suite à l’auberge, lui dis-je.

— L’auberge ! sa Seigneurie se croit sur le continent, où il y a des auberges partout. Il n’y a pas d’auberges chez nous. À Nuoro, oui, parce que c’est une grande ville ; mais, ailleurs, l’hospitalité… les amis. On est Sarde, signor !

— Alors, trouvez-moi quelque part, au moins pour nos chevaux, une hospitalité que je puisse payer et où nous puissions manger du pain, et boire du vin, que vous m’acheterez.

— Du pain ! Il n’y a personne ici qui vende du pain, bien sûr. — Ah ! s’écria-t-il en se frappant le front, je me souviens, j’ai votre affaire ! Venez, signor ; nous allons chez une dame noble, dona Rafaëla.

— Je ne veux pas aller demander l’hospitalité, comme on demande l’aumône, dis-je en arrêtant mon cheval, que j’avais déjà poussé en avant. Menez-moi chez un pauvre, pourvu qu’il puisse procurer du son et de l’herbe à nos chevaux, et à nous seulement un coin d’ombre. M’avez-vous entendu ?

— J’ai parfaitement entendu Votre Excellence, répondit Cabizudu, avec une grande majesté, et Votre Seigneurie se serait épargné toutes ces paroles, si elle avait un peu plus de confiance en moi. Je vais la conduire chez dona Rafaela, où l’on paie très-bien…

— Ah bah !

— Oui ; c’est une veuve de cavaliere, dont le mari a été tué pour une inimitié (hemistà). Elle avait trois enfants et pas de fortune. elle s’est remariée…

— Ah ! Ah ! avec un manant ?

— Pas du tout, signor, avec un autre cavaliere, encore plus noble. Seulement, il gardait les vaches à la montagne, parce qu’ils avaient perdu leur fortune depuis longtemps. Un jour, comme son bétail ne prospérait pas assez, il en a pris à d’autres, en sorte qu’il est aux galères pour dix ans. Vous voyez que dona Rafaëla a du malheur. C’est pourquoi, afin de pouvoir manger, elle et ses filles, elle s’est décidée à donner à manger aux autres ; mais non pas à tout le monde au moins ; il n’y a pas d’enseigne à sa porte et il faut être présenté.

— Diable !

Et je me mis à rire en pensant que j’allais être présenté par Cabizudu. Je n’en fus pas moins bien reçu, et dona Rafsela me donna la main, en me disant : — Soyez le bienvenu ! comme eût pu le faire une noble dame à la porte de son château. Elle et ses deux filles étaient vêtues à la mode paysanne de X…, peu différente de celle de Nuoro. Une différence qui me plut, c’est qu’elles laissaient voir leurs cheveux sous les châles de laine dont elles se couvraient la tête. Dona Rafaela me demanda ce que je voulais à mon dîner, comme eût pu le faire un maître-d’hôtel qui dispose de grandes ressources. Je lui laissai carte blanche, et, après nous être rafraichis, je me fis conduire à l’église par Cabizudu.

Les églises sardes sont pauvres comme le pays. Celle de X avait assez bonne mine ; mais tout s’y passait en famille, comme je ne tardai pas à le voir. Lorsque j’entrai, — Cabizudu retournait se mettre aux ordres de dona Rafaëla, la messe en était à l’évangile, et l’officiant, — don Gaëtano, se tourna vers le public, pour faire une publication de mariage : à peine l’avait-il prononcée, qu’enflant la voix, et s’adressant au troupeau de femmes agenouillées près de la porte, tandis que les hommes entouraient le chœur :

— Qui est-ce qui rit là-bas ? N’avez-vous point de honte ? Celles qui rient seraient bien aises d’en faire autant ! On ne vient pas rire à l’église et on ne s’y tient pas assises sur les talons comme vous faites. Allons donc ! Vous pouvez bien rester à genoux une heure, peut-être ? N’êtes-vous pas assez contentes de venir à l’église, pour vous y faire voir dans vos beaux habits ; car vous n’y venez que pour ça ! je le sais bien, moi. Au moins, tenez-vous-y décemment. — Et vous, signor, là-bas, vous aussi, croyez-vous qu’on ne vient à l’église que pour voir les femmes ? Ne pourriez-vous pas vous tourner une fois du côté du chœur ? On y met un peu plus de politesse envers le bon Dieu. Quand vous allez chez un homme pour voir sa fille, vous ne tournez pas le dos à cet homme ; vous cherchez au contraire à lui faire croire que c’est pour lui que vous êtes venu ; sans cela il vous mettrait à la porte. Prenez garde que Dieu n’en fasse autant ! Allons ! attention maintenant ; voilà le père capucin qui va vous faire ses adieux. Écoutez-le, et ne ronflez pas !

Il disait tout cela du ton grognon d’un bonhomme chez soi. C’était un gros et grand personnage de cinquante ans environ, à la figure rubiconde, aux sourcils retombants sur un œil impérieux. Après avoir fait ce petit discours à ses ouailles, il alla s’asseoir dans sa stalle, de l’air bourru d’un homme qui s’apprête à subir une corvée. Je me rappelai ce que venait de me dire Cabizudu d’un antagonisme entre le curé et le syndic de X, et que ce dernier, se plaignant de ce que le vicario ne prêchait jamais, avait, au nom de la commune, fait venir un capucin pour prêcher une neuvaine. Don Gaetano avait refusé de recevoir chez lui le prédicateur imposé, et de plus avait trouvé moyen de lui fermer un grand nombre de maisons ; si bien que le capucin infortuné aurait dû coucher à la belle étoile sans le dévouement d’une veuve, amie du syndic, qui avait offert une chambre au prédicateur et lui donnait à manger.

« J’étais nu, et vous m’avez donné des vêtements ; j’avais faim et vous m’avez donné à manger ; j’avais froid et vous m’avez réchauffé, etc.

Tel fut le texte du sermon que prononça le capucin, après avoir (promené du haut de la chaire sur l’assemblée des regards vindicatifs. Il y eut beaucoup de gens qui se regardèrent. Un grognement partit du chœur. Le sermon fut ce qu’on devait attendre ; la condamnation des gens de mauvais cœur ; l’éloge enthousiaste de la personne de bonne volonté, cachée sous les traits de la veuve charitable de l’Évangile, qui avait recueilli et nourri le capucin. Vers la fin, l’allusion était devenue si nette que le prédicateur ne prenait plus la peine de gazer sa reconnaissance et ses rancunes. On se regardait plus que jamais. Tout à coup, une voix retentissante part du côté du chœur. C’est le vicario, don Gaetano ; qui lance au moine cette apostrophe :

— Excusez, père Giovanni ! mais ce n’est pas un sermon que vous nous faites là ! Je m’y connais, quoi qu’on en dise. C’est tout bonnement l’éloge de comara Antonietta Saldi. Attendez un peu qu’elle soit canonisée !

Le prédicateur reste stupéfait et le rire prend tous les assistants, quand de l’autre bout de l’église, près de la porte, part une autre voix :

— Taisez-vous, homme scandaleux !

Tout le monde se retourne et j’entends répéter : il sindaco (le maire) et je vois un Sarde, aux yeux fulgurants, debout sur les marches de l’église, et qui ajoute, mais d’un ton plus bas, quelques paroles à l’adresse de ceux qui l’entourent.

— Taisez-vous vous-même, sindaco Lortu ; c’est vous qui êtes scandaleux ! Je n’irai point parler dans votre municipalité ; vous n’avez pas la parole dans mon église[6].

Le capucin troublé fit un appel à la concorde et descendit de la chaire.

Je revins dîner fort en joie et j’aurais fait un repas copieux, sans l’idée qu’eut la noble donna Rafaëla de déchiqueter de ses propres mains — propres mains et non mains propres — la volaille qu’elle me servit.

Cabizudu avait bien raison de dire que donna Rafaela donnait à manger pour manger elle-même, elle et ses filles : car, au lieu de trouver mon couvert mis, j’en vis quatre, et ces dames, toujours comme des châtelaines, daignèrent me tenir tête. C’était fort bien, si elles s’étaient servi de fourchettes ; mais tout se passa comme on Océanie.

Quel dommage que ces beaux pays du soleil haïssent tant la propreté, dont ils auraient tant besoin ! Les deux filles de donna Rafaëla étaient vraiment jolies ; elles rendaient plus poétique encore, par une certaine grâce non exempte de prétention, le costume pittoresque du pays. Mais il y avait certains détails… par exemple, de petites oreilles, presque aussi noires que les cheveux qui les entouraient… et ces détails gâtaient tout le reste.

— Signora Rafaëla, vint dire Cabizudu.

Qu’y avait-il, bons dieux ! Donna Rafaela s’était levée, rouge d’indignation :

— À qui parles-tu, maroufle, asinaccio (gros âne), cria-t-elle, ne sais-tu pas qui je suis ? Je suis une donna, fille et femme noble, et tu n’es qu’un vilain grossier. Tâche de rendre honneur à qui le mérite, et d’apprendre à parler à tes supérieurs !

— Que Sa Seigneurie m’excuse, dit Cabizudu confus.

Il va sans dire que Cabizudu avait mangé à l’office, autrement dit la pièce d’entrée.

— Je voulais seulement dire à Sa Seigneurie que don Gaetano lui fait réclamer son hôte. — Parce que, continua-t-il en s’adressant à moi, je ne me suis pas fait faute de raconter la vilenie que nous a faite la Nanina, et j’ai dit qui nous étions ; puis, don Gaetano, qui a de bons yeux, a vu Sa Seigneurie à l’église.

Je partis, au grand désespoir de donna Rafaela, sans avoir pris le café, dont l’eau avait été puisée à la cruche, où elles allaient boire à même les unes après les autres. Je le payai toutefois, ce qui la radoucit, et elle me pria de ne pas l’oublier une autre fois ; car on pouvait être sûr chez elle d’un dîner propre et soigné. — Et ce n’est pas la même chose chez la Nanina, ajouta-t-elle.

Qu’allais-je devenir à X… ?

Pourtant, je passai deux jours chez don Gaetano, qui, charmé de voir un continental, et surtout un Français, me retint par mille instances. J’ai montré le prêtre à l’église ; à la maison, don Gaelano était un bon bourgeois assez érudit, parlant de toutes choses librement, comme si l’Évangile et la sainte Église n’eûssent jamais existé ; mangeant bien, buvant mieux encore, et très-libéral envers ses hôtes des excellents vins de Sardaigne, qui vieillissaient dans sa cave. Il me parla en passant de son inimitié avec le syndic.

— Ce coquin-là, me dit-il, serait capable de me tirer un coup de fusil !

— Un syndic !…

— Tout comme un autre ! je ne vais jamais sans ce revolver, ajouta-t-il, en me montrant l’arme qu’il tenait en poche. Ils le savent, et c’est utile. Je ne veux pas me laisser égorger sans résistance, comme ils ont fait du vicario d’Orune et de celui d’Oliena. Non ! non ! ils n’auront pas si bon marché de moi !

Je me disais tout bas : si les curés et les syndics s’en mêlent.

Don Gaetano eût voulu me garder une huitaine et me présenter à tous les notables de X… ; mais j’alléguai l’état de mon ami, à peine convalescent, et partis chargé d’excellents livres, en promettant de les rapporter moi-même.

VI

Toutes choses étaient, à Nuoro, comme je les avais laissées. Les têtes fortes du café trouvèrent seulement singulier que j’eusse fait tant de chemin pour aller chercher des livres, quand il était bien plus simple et bien plus facile de venir causer entre gens d’esprit, faire quelques parties de cartes ou de billard, boire un verre et fumer plusieurs cigares. Tels sont les plaisirs dont la vie d’un homme de bon sens est occupée. Mais les Français ont des habitudes singulières ! — J’étais la France à Nuoro.

Comme il avait été convenu entre Effisio et moi, j’arrangeai ma vie à demeure pour une entière villégiature ; mon temps se partagea entre la lecture, la chasse, les promenades à cheval aux environs, et les causeries de l’amitié. La chasse, il est vrai, d’après la loi générale du royaume, est défendue ; mais cela n’empêche pas les coups de fusil de retentir dans les ravins et sur les cimes, où ne peuvent atteindre les chevaux des carabiniers. Et même sur les routes, que dire à un homme qui porte un fusil pour sa défense personnelle, précaution reconnue nécessaire ? Le carabinier croit avoir entendu un coup de feu, il se trompe ; c’était là-bas ! Puis, quereller un homme armé, dans ce pays de têtes chaudes, pour une mauvaise perdrix, lorsqu’il s’agit de bien autre gibier ! — Il y a eu cette nuit une agression à main armée dans la commune de V. — Un homme a été tué hier d’un coup de feu, comme il montait paisiblement l’escalier de sa maison. — Les habitants des villages voisins de X et de Z sont en bataille rangée, Guelfes contre Gibelins. — On craint cette nuit une attaque de la diligence de Paulilatino à Macomer, et il faut surveiller les campagnes de tous côtés, afin de savoir où les bandes se forment, où elles se dissipent. — Le carabinier passe et l’homme le salue d’un air narquois, attendant qu’il ait disparu pour reprendre sa chasse interrompue.

— Ah, signor ! me disait un brigadier, quel pays ! Tous ladri ou malfattori. On aimerait mieux faire la guerre. Ces gens-là s’entendent contre tous nous. Et jusqu’aux autorités des communes, oui signor, qui protègent leurs vauriens et nous sont hostiles, nous qui risquons notre peau tous les jours au service du bon ordre et de la propriété. La propriété ! Ces gens-là n’en ont aucun respect, et quant à la vie d’un homme ils n’y regardent pas plus qu’à celle d’un poulet. Dernièrement, à la suite d’un bal, un des nôtres a été presque assommé ; naturellement, nous avons mis les agresseurs en prison. Eh bien, croiriez-vous, signor, que les juges, des Sardes ! parbleu ! les ont acquittés ? Nous sommes ici en pays ennemi. Ah !… ce n’est pas comme ça en France, n’est-ce pas ?

Je me familiarisais de plus en plus avec la langue sarde, qui est entièrement de la famille des idiomes latins et je finis par pouvoir quelque peu causer dans leur langue avec les gens du pays. À voir leurs visages doux et bienveillants, l’empressement avec lequel ils me disaient bonjour et à l’occasion me rendaient de petits services, mon imagination se refusait à croire ces gens-là capables d’accomplir froidement un assassinat longuement prémédité, ou qu’ils fussent de ces bandits, particuliers à la Sicile et à la Sardaigne, qu’on pourrait appeler bandits en chambre, allant la nuit, masqués, faire un coup de main et rentrant ensuite chez eux paisiblement. Certainement, les gens de Nuoro à cet égard étaient à part du reste du pays ! Ceux des environs également, ces braves pasteurs qui nous apportaient le lait ! Ceux même de Lallove, qu’on désignait comme un nid de grassatori[7]et qui pourtant en plein jour m’avaient si bien accueilli ! Ces populations, d’ailleurs, avaient des types, des attitudes, à conquérir invinciblement le cœur d’un artiste. C’était une de mes joies de les voir de ma fenêtre déboucher au haut de la route, soit au galop de leurs petits chevaux, soit à pied, majestueusement revêtus du capotu de laine noire par les plus grandes chaleurs, et offrant de loin la forme de triangles noirs et blancs, perchés sur deux jambes, également noires et blanches. J’aimais à les voir, tantôt couvert de leurs peaux de mouton et tantôt dans l’éclat de leur beau justaucorps bleu et rouge, avec ces manches ouvertes, ces flots de linge blanc — ou qui eût pu l’être broderies et boutons d’argent, ces larges caleçons blancs, sous la jupe noire, et le ceinturon damasquiné, tout ce costume d’antiques seigneurs. J’aimais à voir les petits pages de cour jouer dans la rue, se lancer des pierres, ou grimper sur les chevaux. J’aimais à voir les belles filles avec leur justaucorps rouge, et leur corset de brocart, au ruban rouge ou bleu, étaler leur belle gorge sous la chemisette blanche et marcher fièrement, la cruche ou la corbeille sur la tête, les pieds nus fouettés par la jupe au large ruban. Le soir, quand. tout ce monde, accroupi sur les seuils, ou dans la rue, prenait le frais, et surtout devant les groupes d’hommes revêtus du capotu, assis ou couchés par terre, dans les carrefours, il me semblait être en pleine tribu arabe.

Bien d’autres costumes se donnaient rendez-vous à Nuoro. Celui d’Oliena encore plus pittoresque, celui de Bitti où la jupe des femmes est aux deux tiers de velours, où le corset est plus riche encore ; celui d’Orgo-solos, sombre et sévère, petite casaque de laine noire couvrant la moitié de la taille, au-dessus d’une casaque rouge ; celui de Mamoïada, et tant d’autres ; car chaque village, comme en France avant la Révolution, a son costume particulier.

André Léo.

(À suivre)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 8 MAI 1878.

(12)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VI. — (Suite.)

Je me disais qu’un peintre de talent ferait une riche récolte de types et de costumes dans cette pauvre et obscure Sardaigne, et qu’une Norésienne, ou une Oliénaise, ferait fureur dans les bals parés du monde parisien.

Les environs enfin m’offraient des promenades variées et de fort beaux aspects, tantôt dans les plis de montagnes et les ravins profonds, tantôt sur les cimes, hérissées de rochers, tapissées de chênes-liéges et de lentisques.

Désormais, j’éprouvais de la répugnance à me rendre chez de Ribas ; invité au repas des fiançailles, je m’étais excusé sur l’état de santé d’Effisio. Mais de Ribas me rencontra et me fit de vifs reproches : j’avais été son hôte ; devenais-je son ennemi ? Que m’avait-il fait ? Devais-je le rendre responsable de la folie d’Effisio ? Pouvait-il donner sa fille à tous ceux qui la désiraient ? Imbu des idées patriarcales de son pays, au sujet de l’autorité paternelle, il ne pouvait soupçonner et n’aurait pu comprendre combien je lui en voulais de sa brutalité envers la pauvre Grazia. Et, d’autre part, c’eût été en effet lui faire aux yeux de tout le pays une grave insulte que de cesser de le voir, après avoir pendant huit jours accepté son hospitalité.

J’y allai donc, et je revis Grazia. Mais je ne retrouvai plus l’amante d’Effisio. Était-ce bien la même vraiment que j’avais vue se tordre en sanglotant sur le lit du blessé, le couvrir de larmes et de baisers, et s’abandonner à l’amour avec toute l’exaltation d’une âme désespérée ?

Elle m’accueillit avec douceur et cordialité ; mais non plus avec l’aimable fraternité d’autrefois ; il y avait sur ses traits comme un voile ; elle était désormais l’épouse d’Antioco. Loin de chercher à me parler, elle se retira sans affectation avant la fin de ma visite. La Francesca me dit :

— Vous n’avez pas vu les beaux cadeaux de ma fille ?

Et elle alla les chercher pour me les montrer. L’aïeule me parla de Tolugheddu et de leurs alliances. Quant à Effisedda, elle me regardait en souriant et me faisait de petites mines vraiment coquettes.

— Tu ne viens plus nous voir ! me répétait-elle avec reproche, en jettant dans mes yeux ses grands yeux noirs.

De Ribas m’invita à venir chasser avec lui sur ses terres. En sortant, je me croisai avec Antioco Tolugheddu, qui me serra la main et m’engagea vivement à le venir voir à Oliena.

— Voulez-vous m’accompagner à mon retour ? dit-il.

— Merci ! ce sera pour une autre fois.

Mais il ne se rebuta pas, et comme sa préoccupation était toujours de se faire accompagner, quand il faisait le trajet d’Oliena à Nuoro, il m’emmena un jour presque malgré moi.

Nous n’étions pas seuls : il y avait le domestique d’Antioco et un barracello, sorte de garde-champêtre à cheval, qui mérite une mention particulière :

Cette institution fut créée au 14e siècle par le juge, ou souverain, d’Arborée[8], Mariano IV. C’était une sorte de garde nationale, puisqu’elle se composait de tous les hommes du canton (à la seule exclusion des mal famés) qui à tour de rôle, chaque année, formaient une compagnie dévouée à la garde des propriétés. Ce qui donna à l’institution un caractère tout particulier, c’est que ces gardes, payés largement par la cotisation proportionnelle de tous les propriétaires, étaient responsables sur leurs propres biens des dégâts qu’ils laissaient commettre ; ils devaient en rembourser intégralement la valeur au propriétaire lésé. Il est curieux de trouver au 14e siècle une des premières applications de l’assurance mutuelle.

Le progrès de la civilisation unitaire a fait supprimer les barracelli dans la Sardaigne méridionale, dite Capo de Cagliari ; mais dans la partie septentrionale (Capo de Sassari), où, comme l’affirmait le brigadier des carabiniers, le respect de la propriété est une vertu des plus rares, l’institution des barracelli s’est, par la force des choses, maintenue. Seulement, ce ne sont plus comme autrefois tous les habitants du canton à tour de rôle, mais un corps spécial, recruté par l’offre volontaire, et très-recherché, car outre les émoluments, il fournit au titulaire la joie, pour un Sarde inappréciable, de chevaucher, batailler au besoin, sans travailler. Les services de cette milice locale sont autrement sympathiques à la population que ceux des carabiniers, et le barracello, plus au fait des choses du pays, et qui garde peut-être bien des secrets, nargue en dessous les efforts de son confrère de la milice royale. Efforts, il faut le dire, souvent infructueux, malgré les fatigues de ces malheureux, presque toujours à cheval sur les routes ou dans la montagne. Cependant, si comme les carabiniers de Mantoue, ils arrivent parfois trop tard, leur seule présence est un frein puissant, et les délits deviennent de plus en plus rares.

Nous avions donc avec nous un barracello monté sur un joli cheval noir, à tête fine, les épaules couvertes de son capotu, dont le capuchon pointu se superposait sur sa tête au bonnet phrygien ; le menton orné d’une barbe noire superbe, son fusil en travers de la selle, et un daghan, long comme un petit sabre, à la ceinture. Cet homme n’allait pas à Oliena, mais assez près, et Antioco s’était arrangé pour partir en même temps que lui, afin de profiter de son escorte. Nous étions au 15 juin ; il faisait une forte chaleur ; nous suivions la route escarpée qui descend au Cedrino, au milieu des oliviers et des amandiers, dans les riches terrains qui sont au sud du plateau. En tournant les yeux en arrière, et regardant tout en haut, on apercevait un pan de l’église de Nuoro, qui de là semblait un fort du moyen-âge, et devant nous, sous nos pieds, le Cedrino, tout rempli de lauriers-roses en fleurs.

Nous causions ; le barracello nous racontait de bon tours joués aux carabiniers, et l’on riait ; Antioco seul, du bout des lèvres, et promenant des regards inquiets autour de lui.

Tout à coup, nous le voyons glisser de la selle et disparaitre sous le ventre de son cheval. En même temps, une détonation retentit et j’aperçois en face de nous, debout sur un rocher, Nieddu, qui, reposant son fusil, s’appuyait dessus en nous regardant. Mon cœur se serra ; je crus à un meurtre, et sautant de cheval je courus à Antioco. Le barracello et le domestique en avaient fait autant ; mais à notre grande surprise, à peine l’eûmes-nous approché, qu’Antioco se releva de lui-même. Il était pâle comme un mort ; mais de blessure aucune trace.

Le misérable ! s’écria-t-il, a voulu m’assassiner. Tirez dessus ! Abattez-le !…

Et lui-même saisit son fusil. Nous l’arrêtâmes. Nieddu, immobile sur sa roche, nous regardait toujours en souriant.

— Eh bien ! nous cria-t-il, qu’avez-vous donc ? Vous cherchez mon gibier ? Il doit être sous vos pieds ; car il passait justement sur la tête du signor Tolugheddu.

Cherchant des yeux, nous vîmes en effet, une pauvre hirondelle, abattue dans la poussière.

— C’est moi qu’il visait ! s’écria Antioco ; je l’ai vu ! Monsieur, dit-il en s’adressant à moi ; vous, barrocello, et toi, Pepedo, je vous prends tous trois à témoins qu’il a voulu m’assassiner !

— Celui qui tue une hirondelle au vol, répondit Nieddu, sans s’émouvoir, ne manque pas un porc à 50 pas. Qu’en dites-vous, barracello ?

— C’est un jeu, répondit celui-ci ; tu es un bon tireur, Nieddu !

Et s’adressant à Antioco, il répéta :

— C’est une plaisanterie !

Mais Antioco n’était pas d’humeur à la trouver bonne ; il s’emporta et, répétant que Niedda voulait le tuer, il jura que lui-même saurait bien s’en débarrasser.

— Tu me menaces, Antioco ?

— Je me défends.

— Tu es fou !

— Il m’a dit à moi-même que je mourrais de sa main, et maintenant vous voyez…

— Nous voyons que tu as eu peur, dit froidement le barracello. Allons, Antioco, un garçon de la montagne doit avoir du cœur.

— Au revoir, signori ! nous cria Nieddu, en rejetant son fusil sur son épaule et en disparaissant derrière les arbres.

— Il nous suit peut-être ! murmura Antioco.

Le barracello ne cacha pas sen mépris, et se mit à siffloter entre ses dents. Je poussai mon cheval à côté du sien.

— Pensez-vous, lui dis-je, qu’Antioco ait raison de se défier de Nieddu ?

Il haussa les épaules, comme s’il se fat agi de la chose la plus indifférente.

— Ça se peut, répondit-il ; mais ce n’est pas comme ça qu’il faut faire. Quand on a un ennemi qui en veut à votre vie, en tâche de le prévenir, tout bonnement ; on ne va pas crier, menacer, et demander des témoins. Peuh ! qu’est-ce que ça signifie ? Dans ce cas-là, il y a une balle pour l’un ou pour l’autre, on le sait, et l’on tâche qu’elle soit pour l’autre, voilà tout.

— Il vaudrait mieux, repris-je, essayer d’un arrangement…

— Quel arrangement, quel-arrangement ! s’écria-t-il, avec l’accentuation prononcée de surprise et de dédain, que les Italiens donnent à cette parole, interrogative et exclamative à la fois : che.

— C’est bon chez vous, me dit-il ensuite, avec plus de courtoisie, mais chaque pays a sa mode, n’est-ce pas ?

— Je vous demande pardon, lui dis-je, mais je croyais qu’en votre qualité d’agent de l’ordre public, vous vous occupiez d’empêcher ces vengeances personnelles, qui sont tout simplement des assassinats.

— Nous ! s’écria le barracello, avec indignation ; nous ! ça ne nous regarde pas ! Nous ne sommes pas des carabiniers, nous autres ! Nous garantissons les propriétés, voilà tout, et cela au risque de notre bourse et de notre vie ; mais pour les affaires personnelles des gens, non ! non ! Nous ne sommes pas des carabiniers, répéta-t-il, en grommelant.

Je vis que je l’avais sérieusement fâché, et je fis tout mon possible pour rentrer dans ses bonnes grâces, en lui vantant la beauté de son pays. Comme c’était au fond, un excellent homme, il reprit bientôt sa bonne humeur, et nous fit les honneurs du chemin, dont tous les détours étaient fertiles en incidents.

— Vous voyez ce tas de pierres ? c’est là que fut refroidi (freddato) un homme d’Oliena, Bartolomeo Sannis, qui avait refusé de donner sa sœur en mariage à un de Nuoro. On le trouva là au matin, et un voituriera. qui passait le mit sur sa charrette pour le reporter chez lui.

— Et l’assassin ?

— Ah !… l’on ne sait pas ; la justice n’a rien trouvé.

— Mais vous disiez que c’en était un de Nuoro, qui voulait épouser la sœur de l’assassiné ?

— Oui, oui ! C’est un on-dit ; mais qui l’assure ? on n’y était point. Je n’en aurais même pas parlé à Votre Seigneurie, si cet homme n’était pas mort l’autre jour. Car avec la justice, il n’y a jamais de tranquillité. Voyez-vous là-bas ce pont ? Un des plus beaux gars du pays est tombé dessous, la face dans l’eau. Moi je l’ai vu, et j’avais peine à le reconnaître…

— Et comment cela ? Était-il donc ivre ?

— Non, signor, non ! Le vin d’Oliena est un bon vin ; mais ce garçon-là était de force à le porter. Il n’était pas ivre ; il avait une balle dans le cœur.

— Et pourquoi ? Qui l’avait tué ?

— Oh ! vous m’en demandez long. Chi lo sa Les gens ont prétendu seulement qu’il regardait de trop près une femme mariée.

Pepeddo, le domestique d’Antioco, dit alors quelques mots que je n’entendis pas.

— Je le sais ! répondit le barracello ; mais ce n’est pas par ici.

— Que dit-il ?

— Il parle d’une rencontre qui a eu lieu là-bas, de l’autre côté de la montagne. C’étaient deux familles en litige pour un terrain. Un jour, qu’ils chassaient, à trois bug quatre de chaque côté, ils se trouvèrent en face les uns des autres. Alors, ils se mirent à s’injurier, et puis se tirèrent dessus. Il n’en resta qu’un. Bah ! pour la propriété, je ne dis pas, mieux vaut s’en remettre aux tribunaux, puisque d’ailleurs, il n’y a guère moyen de faire autrement.

— Eh ! dis-je, il me semble qu’il n’y a pas besoin de beaucoup chercher les causes de la dépopulation de la Sardaigne ; celle-ci doit être une des principales.

— Cela se peut, signor ; mais on se tuait bien plus autrefois. Maintenant, la population augmente. Après tout, que voulez-vous, on ne meurt qu’une fois.

Sur cette réflexion, le barracello, parvenu au point où son chemin différait du nôtre, nous quitta, et je ne sais si Antioco fut plus fâché de perdre son escorte, ou plus content de cesser d’entendre ses histoires.

Si peu de sympathie que j’eusse pour sa personne, je ne pouvais m’empêcher par humanité de plaindre la situation d’un homme ainsi menacé de mort, et qui redoute de voir à chaque pas, à chaque détour du chemin, derrière tout rameau qui tremble, ou toute pierre assez large pour cacher un ennemi, le canon du fusil qui doit lui ôter la vie ; c’étaient là mille morts au lieu d’une. Je regardais ce garçon, si plein de vie, si épanoui de satisfaction et de santé, moins d’un mois auparavant, et déjà blémi et amaigri par de continuelles terreurs ; je me disais que son indélicat égoïsme était bien rudement puni, et il me vint à l’idée, puisqu’il semblait assez peu touché du point d’honneur de sa race, de lui ouvrir une issue par où il put échapper à la terrible sentence portée contre lui, et du même coup délivrer Grazia.

— J’ai à vous parler, lui dis-je, ordonnez à votre domestique de prendre les devants. Non pas ! non pas ! s’écria-t-il. Pepeddo ne peut me quitter ! Parlez devant lui, si cela ne vous déplait point, c’est un homme fidèle ; ou bien nous aurons le temps de causer à la maison.

En même temps, il maintenait soigneusement son cheval dans la ligne que tenaient les nôtres, et, comme il s’était placé au milieu, nous lui servions de plastron à droite et à gauche ; on n’eut guère pu l’atteindre sans nous frapper, Pepeddo ou moi.

— Soit, dis-je, à la maison.

Ce ne fut pas difficile : le père se trouvait absent. Antioco fit servir un jambon, un morceau de bœuf fumant, deux perdrix froides, du miel, du fromage et des cerises, deux vieilles bouteilles de vin d’Oliena, et nous nous assîmes en face l’un de l’autre, seuls, dans une grande salle basse, assez fraiche, tandis qu’en dehors le soleil ardait, et que les roches arides et luisantes de la montagne, chauffées depuis le matin, jetaient sur le village de chaudes reverbérations.

— Je veux vous parler en ami, lui dis-je, si vous le permettez ; car votre situation me touche, et d’après ce que j’ai pu voir et deviner, elle est cruelle.

— Parlez parlez ! me dit-il avec empressement, et il me prit tout de suite la main. C’est bon ! Je suis content !. Vous avez bien à les intentions de ce bandit, vous ! Et vous en témoigneriez, n’est-ce pas ?

— De quoi pourrais-je témoigner ? Il a tué une hirondelle au-dessus de votre tête, d’une façon assez brutale, soit ; mais il n’y a pas là de quoi mettre un homme en jugement. Vous affirmez que ses intentions sont homicides, mais les intentions ne se voient pas. Vous ne pouvez donc rien à mon avis contre Nieddu ; car il ne me parait pas que vous soyez homme — et du reste je vous en félicite — à accepter le défi que, dites-vous, il vous a jeté, et à passer vos jours et vos nuits en embuscade, pour le tuer avant qu’il ne vous tue.

— N’est-ce pas, s’écria-t-il, que j’ai raison ? Vous, signor, vous êtes un homme de grand sens, comme il y en a malheureusement peu chez nous. Non, certainement, je ne pense pas à cela ! Comment voulez-vous ? D’abord, il est plus habile tireur que moi et plus habitué que moi à la fatigue. Et enfin, quand même ce serait moi qui aurais la chance de l’abattre, que m’en arriverait-il ? Me faire envoyer aux galères ou peut-être pendre ?… C’est que la justice ne plaisante plus là-dessus, et tous ceux qu’elle a attrapés… Aussi, voyez-vous, signor, les gens comme il faut de notre pays ont renoncé à ces choses-là. Je ne suis pas un sauvage, moi, comme će Nieddu. Je suis un homme instruit, u homme civilisé, je suis jeune, j’ai du bien ; je veux jouir de la vie et non pas la perdre bêtement ! Ah ! cette Raimonda ! elle me coûte cher, et si j’avais su…

— Elle me paraît fort intéressante ; elle est belle, pleine de force et de santé. On comprend aisément qu’elle soit aimée, et vous avez eu tort de l’abandonner.

— Allons donc ! s’écria-t-il, une fille de rien, une vraie paysanne ! Je ne pouvais pas m’occuper sérieusement de cette fille-là ; elle aurait dû le comprendre.

— Elle a cru ce que vous lui disiez ; oseriez-vous le lui reprocher ? Pour moi, je crois que vous eussiez très-sagement fait d’épouser Raimonda.

— Eh bien, s’écria-t-il en colère, si c’est là le conseil que vous me donnez…

— Elle est cependant plus belle que la mort. Et elle vous aimait, tandis que, — du moins, à ce qu’on prétend, — Grazia de Ribas aime un autre que vous, et l’on assure que son père est allé jusqu’à employer la violence pour la décider à vous épouser ?

— Tout ça sont des bêtises, répondit Antioco, moitié confus, moitié irrité. Grazia est une bonne fille ; elle sera une digne et bonne épouse. Je ne pouvais pas mieux choisir. Je ne dis pas que si j’avais su… mais c’est une chose faite, et il n’y a pas à y revenir.

— Ne dites pas cela. Il y a toujours moyen pour un homme sage et prudent de revenir sur une faute commise. À votre place, j’épouserais Raimonda, et me trouverais très-orgueilleux et très-heureux d’avoir une belle femme, qui me donnerait de beaux et robustes enfants, et de vivre de mes Liens, tranquille et sans ennemis, jouissant de toutes les aises et de tous les plaisirs de la vie, au pays natal, au lieu… au lieu de perdre tout peut-être… et de ne plus jouir de rien.

Il frissonna de tous ses membres.

— Oui, dit-il en se versant une rasade d’une main qui tremblait, je vous entends bien !… Vous voulez dire : au lieu de pelotonner comme un lièvre sur un chemin et d’aller pourrir dans le cimetière. Brrr !…Mais, ajouta-t il en s’efforçant d’éclaircir sa voix, je ne sors jamais la nuit, vous savez, et ce n’est guère dans le jour…

— Et comment pouvez-vous accepter une telle existence ? Quoi ! trembler sans cesse et calculer tous sés pas ! Redouter la mort à chaque instant ! N’avoir pas un instant de sécurité ! Sur ma parole, à votre place, j’aimerais mieux en finir tout de suite ; ce serait plus court et moins cruel !

— Vous avez raison, me dit-il d’une voix étouffée, cette vie-là n’est pas supportable. Savez-vous qu’il y a eu chez nous des gens qui sont morts de la crainte continuelle où ils étaient, vivant sous le coup d’une vendetta ? Il y en a même qui se sont tués pour en finir, comme vous dites. Non ! on ne peut pas vivre ainsi !…

Et le malheureux, qui pour la première fois se voyait plaint, au lieu d’être raillé ou méprisé, cacha sa tête dans ses mains, Ce n’était pas un homme capable de dominer ses instincts qu’Antioco Tolugheddu. Ne pouvant retenir ses larmes, il vint se jeter dans mes bras.

— Que faire ? Vous êtes mon ami, je le vois, conseillez-moi, que feriez-vous à ma place ?

— Je vous l’ai dit.

— Épouser cette fille ? Non, non, ce n’est pas sérieux, ce n’est pas un conseil d’ami. On se moquerait de moi, de faire un tel mariage.

— Ah ! bah !… La mésalliance ? Vous seriez plus noble qu’elle ?

— Nous sommes riches de père en fils, depuis plus de cent ans. Vous n’avez qu’à parler des Tolugheddu !

— Raison de plus pour ne pas laisser éteindre cette noble race. Vous êtes le seul fils de votre père, et puis ne savez-vous pas que dans les plus hautes familles, voire même rois ou empereurs, on se mésallie toujours de temps en temps pour une belle femme ?

Antioco resta muet devant cet argument ; je crus l’avoir ébranlé ; mais il reprit :

— Mon père n’y consentirait jamais.

— Préfère-t-il mener vos funérailles ?

— Oh ! ce ne serait pas une raison ; les vieux ont la tête dure. Mon père trouverait que c’est une lâcheté de céder et il ne voudra jamais d’une fille de rien. Mais outre cela, votre idée est impossible, puisque je suis fiancé.

— Grazia vous épouse à contre-cœur ; cela seul, il me semble, devrait vous engager à sacrifier l’amour que vous avez pour elle.

— Eh ! si ce n’était que cela ! dit-il. J’ai été bien amoureux de Grazia ; mais depuis quelque temps, je n’ai plus dans l’idée que des pensées tristes et je ne puis m’empêcher de songer que si elle n’était pas revenue de Sassari, je serais tranquille et joyeux comme auparavant. Je sais que pour elle aussi, elle me rendrait ma parole de bon cœur ; mais à présent, c’est impossible. Vous ne connaissez pas les coutumes de ce pays ; on ne rompt pas des fiançailles, et ce n’est pas la peine de m’ôter Nieddu de dessus les bras pour y mettre de Ribas, qui a lui aussi les vieilles idées.

— Ne pourriez-vous pas tout lui dire et ne comprendrait-il pas ?…

— Lui ! jamais ! je puis bien vous l’assurer. Ce serait pour Grazia comme un déshonneur, et si j’en parlais seulement à de Ribas, il serait capable de me tuer sur le coup.

— Cependant, il n’a pas intérêt… si vous êtes tué, vous n’épouserez pas sa fille.

— Qu’est-ce que ça lui fait ? pourvu que tout soit dans l’ordre ? On peut toujours perdre son fiancé d’un accident, ou d’une maladie ? Mais c’est une honte que de le quitter, ou d’en être abandonnée.

— Triste et singulière situation ! dis-je en rêvant. Ainsi, vous ne pouvez vous délivrer d’un côté, sans être frappé de l’autre !…

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 9 MAI 1878.

(13)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VI. — (Suite.)

— Oh ! oui ! s’écria-t-il, on prenant sa tête à deux mains, c’est une situation terrible ! Je l’ai bien senti le jour où mon père, venant de faire sa demande à de Ribas, ce Nieddu est venu me dire : — Épouse ma cousine, ou tu mourras ! J’ai senti que j’étais pris entre deux meules et que l’une ou l’autre me broierait. Et pourtant, je ne voudrais pas mourir, non, je l’avoue. Jeune comme je suis, n’est-ce pas affreux, signor Francese ?

Il me regardait comme le seul être qui lui eût été compatissant ; des larmes, qu’il écrasait à mesure entre ses doigts, affluaient à ses yeux ; il rougit, toussa pour se raffermir la voix, et reprit :

— Si je leur disais ce que je vous dis là, ils m’appelleraient lâche ; aussi je ne le dis qu’à vous, qui savez si bien comprendre et qui avez plus d’esprit et de bon sens qu’eux tous. Mais est-ce que c’est honteux d’aimer la vie, de ne pas vouloir mourir ? Toutes les créatures sont comme cela, et ceux qui font les crânes, c’est tout simplement qu’ils savent bien se dominer. Depuis tout ce temps, j’ai pensé à bien des choses, allez !…J’ai pensé qu’on se donne tant de peine quelquefois pour sauver la vie d’un homme, jusqu’à exposer la sienne propre et celle de plusieurs autres, comme s’il s’agissait de la chose la plus précieuse du monde, — et l’on a raison, — et puis, en d’autres cas, voilà que ça ne compte plus de rien, et que c’est vergogne d’y tenir. On trouve tout naturel qu’un malheureux tombé dans un puits, ou enseveli sous un éboulement, ait l’amour ardent de la vie ; on compatit à ses angoisses ; tout le monde les partage ; on en pleure, on ne parle que de ça, même sur les journaux ; et quand il est sauvé, qu’il se confond en actions de grâces pour ses sauveurs, on trouve cela encore tout naturel, très-touchant, et les gens sanglotent avec lui. Mais que je craigne d’être tué, moi, et que j’en souffre ; il y a des gens que ça fait rire ! Eh bien ! ces gens-là n’ont ni cœur, ni raison, moi, je le dis ! Oui, cela me fait penser à bien des choses… Mais il n’y a qu’à vous que j’en puis parler. Pas même à mon père !… Je sais bien que ça le tourmente ; mais si je lui en parlais, il me reprocherait lui aussi de manquer de cœur. Les choses sont vraiment arrangées d’une drôle de façon ! Et il n’y a pas de quoi s’en vanter, bien que le monde s’imagine avoir de l’esprit.

Pauvre Antioco ! S’il eût appliqué à la situation de Raimonda, séduite et trompée, la clairvoyance que lai inspirait soudainement son propre mal !… Mais il souffrait trop pour que je lui fisse cette observation, et elle eût été sans doute inutile.

— Écoutez, lui dis-je, après un moment de réflexion, je ne vois pour vous qu’un moyen de salut, mais il est certain.

Il releva la tête vivement.

— Allons, dites !

— C’est de quitter le pays. Allez à Cagliari ; faites-y du commerce, tout ce que vous voudrez ; épousez une Cagliaritaine, et ne remettez le pied ici que pour recueillir un jour votre héritage. Encore feriez-vous mieux, si votre ennemi est toujours vivant, d’envoyer une procuration…

— À Cagliari ! dit-il, ça peut aller ! Oui ! ça me plairait assez de vivre à la ville. Mais je serais obligé de changer de costume ? J’y suis allé une fois, à Cagliari, et n’y ai pas vu un seul de nos justaucorps bleus et rouges. Après ça, ma foi ! je m’habillerai en signor. Et pourquoi pas ? Pour Grazia, le costume de signora lui irait si bien !…

— Mais vous ne pouvez pas la fuir et vous marier en même temps.

— Ah !… non, voilà le diable ! Je ne puis pourtant pas laisser ma fiancée.

— Vous la laisserez bien si vous perdez la vie. Conservez la vie du moins et consentez à perdre Grazia, au lieu de les perdre toutes deux en même temps.

— Ma foi ! vous avez raison. Mais de Ribas ?

— Vous lui écrirez que vous êtes désolé, mais que ce n’est pas votre faute, et qu’il ne lui en reviendrait rien, après tout, de vous faire tuer, puisque sa fille ne serait pas pour cela mariée.

— C’est juste. Vous me dicterez la lettre. Voulez-vous ?… Ah ! mais non, non ! Ils me traiteraient de lâche.

— Bah ! les gens de bon sens vous approuveront. Il y en a plus d’un autre, à Cagliari, qui a quitté son pays pour raisons pareilles, et ils n’en sont pas moins estimés là-bas ; d’autant plus que peu le savent, si on le sait.

— Reste à savoir si mon père me donnerait de l’argent ?

— Il ne voudrait pas avoir votre mort à se reprocher.

Antioco se plut quelque temps dans les arrangements qu’entraînait ce projet ; puis, tout à coup :

— Eh ! mais, dites done ? comme s’il était difficile de porter un fasil chargé, de Nuoro à Cagliari !

— Allons done ! il faudrait un acharnement… Votre ennemi se regardera probablement comme assez vengé de vous avoir fait quitter la place.

— Très-bien ! Mais c’est justement ce qui ne me convient pas, de le faire triompher de moi, ce Nieddu !

— Mon cher Antioco, il faudrait être logique ; l’amour-propre vous est-il plus cher que la vie ? Restez ! Préférez-vous la vie, au contraire ? Fuyez !

Et si Cagliari vous paralt trop près d’ici, allez à Naples.

— À Naples ? Ah ! par exemple, ça m’irait tout-à-fait ça : aller à Naples. Cette fois, la mer à passer, ça ne se fait pas facilement. Oui ! à Naples, je n’aurais rien à craindre, et c’est, paraît-il, un pays superbe…

Il s’établissait à Naples comme il avait fait à Cagliari ; quand tout à coup, frappant du poing sur la table :

— Ah ! bah ! laisser comme ça le pays, la famille, ses biens… c’est pourtant grave ! J’aimerais mieux un autre moyen. Au moins pourquoi n’emmènerais-je pas Grazia ? On pourrait bien nous marier tout de suite ?

C’était un vrai paysan : il voulait tout avoir et ne rien payer, et il marchandait avec moi les moyens de son salut, comme s’il eût dépendu de moi de le lui accorder au meilleur marché possible. Je me lassai bientôt de ce parlage sans conclusion aucune, et réclamai l’exécution de sa promesse de me faire visiter Oliena et ses environs.

Mais c’était le mettre à trop rude épreuve. Il me promena seulement dans le village et me pria de ne pas trouver mauvais qu’il me laissât aller seul, avec un-guide, aux Nur-Hags disséminés dans la campagne et à la fontaine de Calagoni. Je ne demandais pas mieux. Pour légitimes que, fussent les terreurs de ce pauvre garçon, elles ne m’en fatiguaient pas moins, et je ne désirais pas les augmenter.

Il était pourtant invraisemblable que Nieddu parcourût la campagne d’Oliena ; mais Antioco ne l’en eut pas moins rêvé, caché dans les Nur-Hags, ou parmi les rochers de la grotte. La peur, même quand sa cause est tragique, devient facilement grotesque, par l’excès des appréhensions qu’elle engendre. Et c’est ce qui excuse un peu la cruauté des railleries où se plait l’esprit humain contre les poltrons.

La fontaine de Calogoni est une de ces merveilles bizarres, qu’ont produites les jeux, ou plutôt les bouleversements, de la nature. C’est une caverne haute et profonde, sous une voûte de rochers énormes, de laquelle sort un torrent, parfois d’une violence extrême, qui va se jeter dans le fleuve d’Orosei.

Les Nur-Hags sont d’étranges constructions, particulières à la Sardaigne, qui ont exercé depuis longtemps, et jusqu’ici en vain, les suppositions scientifiques dos archéologues de France et d’Italie. Ils se rattachent à la mystérieuse famille des monuments de la pierre, sans architecture et sans inscriptions, qui jonchent le littoral occidental de l’Europe. Le Nur-Hag, — on dit aussi Nurazis, — est un cône tronqué, bâti d’énormes pierres, sans taille, ni ciment, avec un art et une solidité extraordinaires, de façon que les angles saillants et rentrants s’ajustent les uns dans les autres, et que l’ensemble offre du bas en haut une décroissance insensible.

Haut de trois à quatre mètres au-dessus du sol, il se compose de deux étages, ou chambres circulaires, dont l’entrée est tournée du côté du sud-est et qui communiquent entre elles par un corridor tournant, bas et obscur. La première chambre est enfoncée au-dessous du sol et complétement obscure, sauf le peu de jour que donne l’entrée, et parfois une ouverture pratiquée dans la voûte et donnant dans la chambre supérieure ; de celle-ci, rarement intacte, on se rend sur la plate-forme, par la continuation du corridor tournant. Très-peu de ces Nur-Hags sont restés entiers ; l’avidité des chercheurs de trésors ou le simple goût de dévastation qui distingue l’espèce humaine, en ont fait, non sans peine, écrouler les murs énormes ; mais ceux, en petit nombre, qui ont été respectés, gardent à travers les siècles leur solidité morne et mystérieuse.

Quelles mains les ont élevés ? Un grand nombre de suppositions ont été émises et soutenues, dont les plus sérieuses sont celles qui regardent les Nur-Hags comme des autels de la religion phénicienne et punique consacrés au culte de la lumière (La Marmora), ou comme des constructions cyclopéennes (Petit-Radel), — ou comme des sépultures aristocratiques, élevées par les habitants primitifs de la Sardaigne. Le peuple, qui a aussi sa version, les appelle : Fours des géants. La destination indiquée par le mot four est plus que contestable ; mais l’attribution de ces étranges monuments à des races primitives et gigantesques, disparues, est l’idée qui vient facilement à l’esprit en face de toutes ces constructions énormes et rudimentaires qui, depuis les allées de Carnac jusqu’aux Nur-Hags de Sardaigne, semblent témoigner en même temps de muscles immenses, et d’un esprit, humain sans doute, mais sans jour et sans alphabet.

Je revins le lendemain à Nuoro, avec le vague espoir qu’Antioco suivrait mon conseil et sauverait à la fois sa vie et le bonheur de mon ami. À peu de distance du village, dans le ravin, j’atteignis un cavalier qui, monté sur une petite jument noire, revenait chargé de deux fagots d’herbe, débordant de chaque côté de sa bertola[9]. Il avait le fusil à l’épaule et murmurait un de ces chants sardes, si monotones qu’ils ressemblent à des litanies. Au bruit de mon cheval il se retourna et je reconnus le visage doux et mélancolique de Nieddu.

— Buora sera ! signor.

— Baora sera, Nieddu. Vous revenez des prés ?

— Oui, signor ; il faut bien songer à l’aliment des bêtes. Et vous ? vous revenez d’Oliena ?

— Oui, je viens de quitter Antioco Tolugeddu. Vous lui avez fait une grande peur, hier.

Nieddu se mit à rire silencieusement.

J’hésitai un instant ; mais j’éprouvais un tourmentant besoin de protester tout haut contre cet arrêt de meurtre, dont il me semblait par mon silence me rendre complice. L’état de prévision et d’expectative où restait Effisio à l’égard d’un tel événement, qui lui devait profiter, me blessait comme une chose, sinon coupable, au moins fort malsaine. Je n’étais pas d’une race où la fréquence de l’homicide en a émoussé l’horreur, où devant le préjugé d’honneur s’efface tout respect de la vie humaine. Effisio se contentait de dire : Je n’y puis rien ! Moi, précisément parce que je désirais de toute mon âme le bonheur de mon ami et celui de Grazia, et qu’ainsi je me sentais intéressé dans la question, il me semblait que j’étais obligé par cela même à lutter en faveur de la vie de cet homme, notre obstacle, et à repousser le bénéfice de ce crime. J’hésitais, dis-je ; car un tel sentiment n’était pas le seul : au fond, la solution donnée par la mort d’Antioco me paraissait préférable au malheur des deux amants ; au fond, moi aussi, je l’acceptais ce meurtre, et je me disais en outre : dois-je nuire à mon ami, en m’efforçant d’empêcher un acte, qui seul peut le sauver ? Mais la conscience souffrait. Le rire de Nieddu la fit bondir et elle s’exprima :

— Nieddu, ce jeune homme vous fait injure ; il vous croit capable de prendre sa vie par vengeance. Mais je lui ai dit qu’il se trompait.

Il me regarda, plein de surprise. Au fond de son œil, je vis une lueur fauve, quelque chose de ce qui flotte dans la prunelle des félins ; mais je repris :

— Je lui ai dit que vous étiez pour moi le plus sympathique, et certainement le meilleur, le plus éclairé, de tous les jeunes gens de Nuoro ; que votre goût pour la poésie, la douceur de vos manières et de vos traits, tout dénotait en vous beaucoup d’intelligence et de sentiment, et que vous ne pouviez pas, par conséquent, partager le préjugé de sang qui règne encore dans ce pays ; mais que l’instruction effacera bientôt.

Il sourit encore ; mais avec ironie, et répondit seulement :

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. La mort d’un homme ne répare point les fautes qu’il a commises ; c’est un crime de plus, voilà tout. Le sang ne lave pas, il tache.

— Il signor, me dit-il, en accentuant ce mot, de manière à montrer qu’il me traitait en étranger, a trouvé qu’ici les femmes n’étaient pas bien traitées ; il me l’a dit. À présent, il trouve mauvais qu’on les défende ?

— Qu’on les rende libres, répondis-je, elles se défendrent toutes seules. La vraie défense d’un être n’est pas le fer, mais la clairvoyance et le respect de soi.

— C’est bien dit, répliqua-t-il ; mais les femmes n’ont point de clairvoyance contre les belles paroles trompeuses, et quand elles aiment… elles ne savent pas refuser. Il faut donc bien inspirer la crainte aux trompeurs ; sans cela, vous qui prétendez qu’elles soient heureuses, vous n’auriez fait que les rendre misérables, comme e sol des chemins, que tout le monde foule aux pieds.

Vous n’avez donc pas compris, lui dis-je, que si elles sont crédules et faciles, comme vous dites, c’est parce qu’on les tient dans l’esclavage et dans l’ignorance ? L’esclavage tue l’âme. On se défend mal, quand on ne s’appartient pas. Mais un être libre tient à sa dignité et à sa liberté ; elles le rendent exigeant, et capable de choisir.

— Cela se peut, dit-il ; mais puisque les choses sont comme ça, et que, pour le moment, vous n’y pouvez rien, ni moi non plus, il faut bien agir selon ce qui est, en attendant mieux.

En même temps, il poussa son cheval du pas à l’amble. C’était me prier de me taire, et pourtant je continuai :

— Mais une faute commise par un homme ne donne pas le droit de le tuer. C’est un grand crime que de tuer un homme !

— Vos tribunaux le font bien, répliqua Nieddu ; si c’est juste pour eux, pourquoi ne le serait-ce pas pour nous ? Les juges sont des hommes comme nous, et s’ils ont le droit de mort, nous l’avons aussi. À plus forte raison, quand c’est nous qui sommes les offensés, et qu’eux ils n’ont reçu aucun mal.

Je voulais essayer de lui faire comprendre que c’était là précisément la garantie de l’impartialité et la raison d’être de l’institution judiciaire ; ce qui en faisait, non pas le dernier mot du progrès, du moins un progrès réel sur la vengeance personnelle ; mais il me coupa la parole, en se mettant à chanter sur un rythme doux et sombre, coupé çà et là de sons aigus. Je crus voir qu’il improvisait et je l’écoutai avec attention. Quelques paroles m’échappaient, mais je comprenais le sens parfaitement, il disait :

   Si la femme est l’esclave de l’homme
   Quels sont ces liens si forts,
   Si forts et si doux,
   Qui lient notre cœur ?
   Pourquoi son sourire est-il le soleil
   Qui pénétrant notre sein comme une terre,
   En fait sortir des fleurs
   Et des fruits de joie ?
   Et pourquoi son visage sombre
   Fait-il la nuit en nous ?
   Ô femme ! si l’homme ne pouvait goûter
   La joie d’être ton défenseur,
   Que te rendrait-il pour les biens
   Et les ivresses que tu lui donnes ?
   Le fils de la montagne, le Norésien,
   Honore la femme qu’il aime
   Et il la met au-dessus de toute parole,
   Car on ne rit pas de la mort,
   Car on respecte celle que nul,
   Nul vivant n’a insultée.
   Ô ma bien-aimée ! le miel amer
   De la vengeance est doux à ta lèvre !
   La femme aime celui qui la venge !

Sa voix ne s’éteignit qu’à l’entrée du village, où il me quitta, en me saluant avec froideur.

Je racontai tout cela à Effisio ; il me dit :

— Tu as bien fait ; mais tu ne réussiras pas à ébranler Nieddu. Cela est dans le sang, dans l’atmosphère du pays ; et ce n’est pas une seule voix qui peut balancer une tradition de tant de siècles. Il faut pour cela se trouver seul, comme je l’ai été, devant une civilisation entière ; puis, j’étais désintéressé dans la question, tandis que Nieddu aime Raimonda. Elle a accepté son amour ; il a pris sa haine.


VII.

Quelques jours s’étaient écoulés, quand nous reçûmes la visite d’Effisedda. Elle nous apportait un panier de belles cerises.

— Eh bien, tu ne m’embrasses pas pour me remercier, cousin Effisio ? dit-elle.

Il l’embrassa.

— Et toi ? me dit-elle ensuite, en tournant vers moi ses beaux yeux noirs, pleins d’une hardiesse étrange[10].

Elle m’embarrassait ; je lui dis :

— Un baiser vaut plus que des cerises.

— Ah ! dit-elle ; et ses yeux s’agrandirent encore.

— Mais je puis te le donner, pourtant ; je n’y regarde pas.

Et j’approchais, mes lèvres de son front, quand je la vis rougir et détourner la tête, comme une Galatée. Je n’insistai pas, et elle partit, évidemment piquée, en nous disant :

— Mon père viendra vous parler ce soir.

Nous l’attendîmes ; il vint en effet, très-soucieux.

— J’ai appris, nous dit-il, que mon gendre est menacé d’une vendetta. Il faut s’en occuper et le défendre. Si Nieddu veut l’attaquer, il aura affaire à plusieurs. J’ai parlé à d’autres de ma famille, et je n’ai pas voulu te mettre à part, Effisio ; car tu es avant tout un galant homme. Vous, signor français, mon hôte, vous me ferez plaisir de l’accompagner. Il faut se concerter. Venez à midi ; nous causerons à table.

Effisio avait changé de couleur. Il tarda quelque temps à répondre, puis dit :

— Merci de votre confiance ! j’irai.

— Je ne suis pas du pays, dis-je à de Ribas, et je crains que mon avis ne déplaise.

— S’il déplait, on ne le suivra point, me répondit-il ; mais à chaque homme son droit de penser.

Il n’en dit pas davantage, et nous quitta, plein de préoccupation.

Ce fut la curiosité qui me conduisit au rendez-vous. Je comprenais bien que c’était folie que d’espérer prendre en passant quelque influence sur de telles mœurs ; mais il m’intéressait vivement d’entendre leurs opinions. Je sentais aussi que ma présence fortifierait Effisio. Il était profondément troublé par l’idée, non-seulement de revoir Grazia, mais d’intervenir dans sa destinée. Que dirait-il ? Sa situation était doublement difficile : on soupçonnait ses regrets, et ses paroles pouvaient être mal interprétées ; quand, d’autre part, il avait à veiller sévèrement sur lui-même pour donner un avis détaché de tout intérêt personnel, et favorable à son rival, tout en étant conforme à la justice.

Jusqu’à l’heure où nous partîmes, il resta péniblement songeur.

Nous arrivâmes chez de Ribas à midi quelques minutes, et la première personne que nous vîmes à l’entrée, c’était Grazia. Elle venait de la cuisine, portant entre ses mains une minestra fumante[11]qu’elle allait déposer sur la table. Elle était vêtue de ses habits du dimanche et parée des bijoux que lui avait donnés Antioco. Sur son sein, à l’ouverture de la chemise, brillait une large agrafe d’or ; les manches de son corsage écarlate ruisselaient de boutons d’argent, suspendus par des aiguillettes, et ses doigts, à l’exception du pouce et du petit doigt, disparaissaient sous les bagues. Mais, en dépit de ces parures tapageuses, elle avait gardé son air chaste et doux ; son corset, au large ruban bleu, dessinait avec la même candeur sa taille fins et pure, et il n’y avait en elle rien de plus qu’une grande expression de tristesse. Évidemment, elle ne savait pas que nous dussions venir ; car, en apercevant Effisio, un cri étouffé sortit de ses lèvres ; elle devint toute pâle et faillit laisser échapper le plat qu’elle portait.

Plus pâle encore, et sans doute offusqué par les joyaux, Effisio avait détourné les yeux ; je voulus prendre la minestra des mains de Grazia ; ce petit débat lui permit de se remettre. Elle ne parla qu’à moi, et ce fut à peine si Effisio la salua. Mais, d’un mouvement commun, à l’instant de se séparer, par un élan de passion qui me fit frémir, ils jetèrent les yeux l’un sur l’autre et s’étreignirent du regard. Honteuse ou heureuse de sa faiblesse, elle ferma les yeux… ; de Ribas venait à notre rencontre ; je masquai le trouble d’Effisio en me présentant le premier, et notre hôte nous introduisit dans la salle voisine, où le couvert était mis et où se trouvaient rassemblés environ une quinzaine d’hommes, parmi lesquels les deux Tolugheddu.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 10 MAI 1878.

(14)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VII. — (Suite.)

Le dîner fut presque silencieux. Seules, dona Francesca et Grazia servaient à table. J’observai les convives : jeunes et vieux, tous avaient une figure solennelle et sombre, en accord avec la circonstance. Ce fut seulement après avoir servi le dernier plat, que de Ribas prit la parole :

— Mes parents et amis, vous savez pourquoi je vous ai rassemblés. Nous sommes sous la menace d’un malheur : Antioco Tolugheddu, mon gendre, ayant eu le tort de courtiser une jeune fille qu’il ne voulait pas épouser, Raimonda Nieddu, le cousin, Fedele, a déclaré la vendetta et rôde sur le chemin d’Oliena à Nuoro, les jours où Antioco vient chez nous ou en revient. Un jour ou l’autre, le coup peut avoir lieu. Que faire, à votre avis ?

— Il n’y a pas deux moyens, il me semble, dit aussitôt un homme de soixante ans environ, haut et robuste. Freddare (froidir) Fedele Nieddu avant qu’il ait pu froidir Antioco. Ton gendre n’a-t-il pas pensé à cela ?

Antioco allait répondre ; mais ce fut son père qui prit la parole :

— Si c’était là tout, dit-il, ce ne serait pas difficile ; mais vous savez bien ce que font les juges, à présent ? Ils mettent en prison un honnête homme, parce qu’il s’est défait de son ennemi, tout comme s’il était un criminel, et ils le condamnent même à mort ou à trainer la chaine. En un mot, ça ne revient guère mieux qu’à se laisser tuer. Voilà l’embarras.

— C’est une honte ! une indignité ! s’écria l’assistance en chœur ; et Pietro de Murgia, qui se trouvait là, je ne sais à quel titre, si ce n’est comme ami d’Antioco, dit :

— Ils viennent pour nous donner la paix et le bon ordre, à ce qu’ils disent, et la première chose qu’ils font c’est de nous mettre dans l’impuissance de nous défendre. À quoi nous sert de savoir que notre assassin sera puni, si nous ne pouvons prévenir sa main ? Drôle de façon d’aider les gens que de leur lier les bras !

— Nous ne sommes pas des enfants, dit un autre jeune homme. De quel droit se chargent-ils de venger nos injures, quand nous ne les en prions pas ?

Un petit vieillard prit la parole d’un ton sentencieux :

— Le bon sens veut que chacun fasse ses propres affaires, et c’est une chose singulière et contre nature que d’autres viennent dire : Non pas, c’est nous, nous étrangers, qui les ferons pour vous.

— Est-ce que ce sont eux, les juges, qui sont insultés ? s’écria un jeune homme, impétueusement. Que viennent-ils donc parler de nous venger ? Ce ne sont pas leurs affaires ! À l’insulté de tirer vengeance, et non point à d’autres.

— Ils sont fous !

— Cela renverse toutes les idées !

— Ils se prétendent savants, et un petit enfant dirait qu’ils ne savent pas ce qu’ils font !

Toutes ces exclamations, ces imprécations, et bien d’autres, se croisaient, s’enchevêtraient. Ce fut un brouhaha. Sauf nous deux, Effisio et moi, et un troisième, un homme, dont le costume, raffiné et modernisé, annonçait un riche, et qui, lui aussi, se contentait d’écouter, tout le monde était d’accord.

— Malheureusement, dit Basilio, nous ne pouvons rien aux choses du gouvernement et du tribunal. Alors, comment faire ?

— C’est difficile !

— Il n’y a rien à faire, sinon d’être plus habile que la justice, dit, avec un rusé sourire, Pietro de Murgia.

— Comment ?

— Comment ? Eh ! comme tant d’autres ! Est-ce que la justice a jamais su qui a froidi Mariano Bozzu, trouvé au matin dans la cour de sa maison ? Est-ce qu’elle a jamais su qui avait couché dans la poussière, sur la route de Mamoïada, Antonio Ghiso ? Et Cocco Cubeddu ? Et Raimondo Serra ? Euh !… La justice ne voit rien, et ne sait que ce qu’on lui dit. Or, ici, les gens ne parlent pas.

— Ceux qui ont à venger les leurs parlent.

— Il y en a tant qui n’osent pas ! Nieddu n’a qu’un frère, et il est à l’armée. Raimonda n’a d’autre défenseur que Fedele, et ses autres parents ne s’occupent point d’elle.

— Raimonda est une de ces femmes hardies, qui ont le cœur d’un homme. Elle ne songerait qu’à venger Nieddu, en se vengeant elle-même.

— Bah ! quoi qu’elle fasse, ou ait envie de faire, ce n’est qu’une femme.

— La Nanedda Sinni a bien vengé son honneur toute seule d’un coup de poignard !

— Il est plus facile de se défendre d’un poignard que d’un fusil. Enfin, que Raimonda soit à craindre, je le veux bien ; mais Nieddu l’est plus encore, et c’est Nieddu qu’il faut tout d’abord supprimer, sans que la justice ait rien à y voir.

— Très-bien, Mais comment ?

— Ceci regarde Antioco, dit Pietro de Murgia. Si j’avais un ennemi, je ne demanderais à personne ce qu’il faut faire.

— Si ce n’était que lui ! dit Antioco, se guindant pour faire bonne contenance ; mais voilà, c’est la justice. Je ne me soucie pas d’aller trainer le boulet.

— Alors, achète quelqu’un, dit Murgia.

Les autres se regardèrent et une ombre de mécontentement parcourut leurs visages.

Puxeddu, le grand et robuste vieillard, prit la parole :

— Autrefois, jeunes gens, les choses se passaient plus vigoureusement et plus noblement. Pour celui qui sent l’injure veut se défendre, il n’est pas besoin de conseils. Qu’Antioco re demande à lui-même ce qu’il doit faire. Quant à nous, ses parents, il n’est pas besoin non plus de nous consulter. S’il tombe dans la vendetta qu’il s’est attirée, nous le vengerons jusqu’au dernier, contre tous les parents et alliés de Nieddu, pour son honneur et pour le nôtre. Tout cela est bien simple, et n’avait pas même besoin d’être dit.

— Amis et parents, dit alors l’homme qui n’avait pas encore parlé, pour moi, je vous l’avoue, je verrais avec plaisir disparaitre ces luttes sanglantes, qui désolent les familles et dépeuplent le pays. Il me semble que nous y gagnerions tous. Quand un homme nous a fait tort, nous pouvons l’attaquer en réparation devant la justice, et même s’il s’agit d’honneur…

Mais à cette parole, un murmure s’éleva, qui alla crescendo jusqu’à des exclamations indignées. Puxeddu se redressa de toute la majesté de sa grande taille et de sa vieilles se, et fulminant contre le malheureux orateur, il voulut sortir. On l’apaisa cependant et l’avocat de la civilisation reprit, en s’excusant.

— Vous ne m’avez pas compris. Je n’ai pas dit qu’on dût porter devant les tribunaux certaines affaires délicates, Chacun reste juge… Mais je dis que la vendetta cause de grands malheurs parmi nous ; vous ne pouvez le nier, puisque nous voici réunis, pleins de tristesse et d’inquiétude pour un des nôtres dont la vie est menacée. Voilà un jeune homme de vingt-cinq ans, fils d’une famille riche et considérée, et seul héritier mâle, sur le point de se marier, orgueil et joie d’un vieux père, né pour une vie utile et heureuse, le voilà condamné à tomber au premier jour Fous le fusil d’un bandit, qui s’est avisé d’être jaloux d’une fille trop facile ? Nous, dès lors, nous devrons venger sa mort sur l’assassin, que les parents à leur tour vengeront sur nous, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne de leur côté ou du noire. Eh bien ! mes amis, je le déclare, — et je ne suis pas seul à penser ainsi, vous le savez, — c’est là une coutume lamentable, avec laquelle il est temps de rompre. Dans les pays plus civilisés que le nôtre, en Italie, en France, les choses ne se passent point ainsi ; et cependant on ne saurait dire que ces peuples n’ont point d’honneur. Ne voyez vous pas déjà que beaucoup parmi nous ont accepté sur ce point des idées plus douces, et n’en sont pas pour cela plus méprisés ? Giacomo Todde, presque ruiné par son procès contre les Siotto, a dit : Ils ont pris ma fortune, je ne leur donnerai point ma vie. » Ranuccio Passamar a vu rompre les fiançailles de sa fille : Tant mieux a-t-il dit, je lui on trouverai un plus honnête. » Et c’est ainsi qu’il faut faire. Tant pis pour ceux qui font le mal ! S’il y a moyen de se faire rendre justice légalement, bien ; sinon, qu’on s’estime heureux de connaitre les méchants et d’en être débarrassé. Dans l’affaire qui nous occupe, Antioco n’est pas l’agresseur violent ; mais il a mal agi et doit par conséquent une réparation. Qu’il en fixe le chiffre, et, si l’on veut, moi, je me charge de voir Nieddu et sa cousine, et je m’efforcerai de les amener à un arrangement. C’est là surtout, à mon avis, le rôle de la famille : apaiser les différends et non les envenimer.

Ce discours n’avait pas été écouté sans marques de désapprobation. Puxeddu arpentait la salle à grands pas et deux ou trois jeunes gens témoignaient de leur indignation par des gestes énergiques. Les autres souriaient dédaigneusement ; de ce nombre était de Ribas. Les Tolugheddu seuls étaient favorables, sans enthousiasme toutefois, et j’en compris le motif quand Basilio répondit à son parent qu’il avait dit de bonnes choses, mais que si l’on pouvait s’en tirer sans argent, cela vaudrait mieux. Pour Antioco, il avait été vivement ému du passage qui peignait sa triste situation, et je l’avais vu s’efforcer à grand’peine de retenir ses larmes.

Le Sarde civilisé disait vrai ! à l’heure où nous sommes, ces mœurs antiques et rudes. cèdent sous l’effort des idées nouvelles apportées du continent. Le coin est dans le chêne, au moins à Nuoro, depuis longtemps élevée au rang de capitale de l’Est, et habitée par une colonie nombreuse. Là se trouvent, comme partout, des cœurs moins farouches, ou des courages plus timides, que l’opinion avait forcés jusque-là de se montrer aussi énergiques, aussi implacables qu’elle ; mais qui trouvant jour à une différente manière d’agir, l’adoptent avec joie. Toutefois, Puxeddu et Cie étaient loin d’être ébranlés.

Si c’est pour aboutir à des lâchetés que vous avez formé ce conseil, mon parent, dit-il à de Ribas, il ne fallait pas me déranger. Vous connaissiez d’avance mon avis ; je n’en ai eu qu’un toute ma vie et je l’ai prouvé : tout homme qui est un homme, doit venger ses injures et celles des siens, et répondre à l’attaque par l’attaque. On fera ce qu’on voudra ; moi, je ferai mon devoir.

— Et nous aussi ! crièrent les autres. Bien parlé, Toto Puxeddu ! Nous sommes des gens d’honneur !

— Parents et amis, dit don Antonio, je suis avec vous pour la coutume et pour l’honneur. Mais dans un conseil toutes les opinions doivent être entendues… et respectées. Et vous, Effisio, de même que vous, mon hôte, vous n’avez rien dit ?

Effisio voulut me céder la parole ; mais insistai pour qu’il parlât le premier. Il dit, non sans émotion :

— Un homme consciencieux n’a d’autre conseil à donner que dire ce qu’il a fait, ou ferait lui-même en pareil cas. Voici donc ce que j’ai fait plusieurs fois et ferais encore, si j’avais reçu un outrage, ou si je me trouvais sous le coup des menaces d’un ennemi ; j’irais à lui et lui dirais : « Tu veux ma vie ; moi, j’entends la défendre contre toi. Mais cessons de nous épier et de nous tenir sous le coup d’entreprises perfides, dans une inquiétude continuelle. Mesurons-nous l’un contre l’autre, dans un combat loyal, assistés de nos témoins. C’est l’offensé qui tirera le premier, et quoi qu’il arrive, que l’un ou l’autre soit mort ou blessé, l’affaire sera finie, l’honneur sera satisfait ; il n’y aura pas d’autre vengeance. »

Un nouveau brouhaha suivit cet avis, dont Puxeddu fit âprement la critique :

Et pourquoi s’en remettre au sort, au lieu de s’en prendre à son habileté et à son audace ? Aller s’exposer aux coups de son ennemi, quand on peut s’en débarrasser dans une embuscade ! Quelle sottise !… Voilà les belles choses que nos jeunes gens vont apprendre sur le continent, ajouta-t-il, en jetant un regard de travers sur Effisio.

Antioco était resté silencieux ; d’autres encore blâmèrent l’avis d’Effisio, qui n’eut aucun succès. Mon tour étant venu, je dis que tous les moyens proposés me paraissaient mauvais, parce que je ne voyais en toute contestation qu’un but à poursuivre : rendre justice à celui qui est lésé, mettre le bien à la place du mal, et le bon accord à la place de la lutte ou des querelles. — Et, sans paraître m’apercevoir que le clan Puxeddu haussait les épaules, je poursuivis :

— La vendetta n’atteint pas ce but, puisqu’elle n’est que le meurtre et la haine éternisés ; le duel est encore un hasard, qui donne souvent la victoire au coupable ; enfin, les tribunaux ne sont pas toujours bien éclairés ; ils sont composés d’hommes que nous ne connaissons pas, que nous n’avons pas choisis nous-mêmes et auxquels nous n’avons aucune raison de nous fier, animés le plus souvent de préjugés et de passions qui d’avance les rendent ennemis d’une des parties et favorables à l’autre. Je voudrais donc, à chaque litige qui surviendrait entre deux familles, que celles-ci choisissent, en dehors d’elles, parmi les hommes sages et respectés du pays, des juges bénévoles, à la décision desquels on jurerait d’avance de se soumettre, qui se feraient rendre un compte exact des faits, interrogeraient les parties, et prononceraient sur la réparation qui doit avoir lieu.

De cette manière, le coupable serait blâmé, puni sans rigueur excessive et justice serait faite, sans effusion de sang, avec toute garantie d’impartialité, et d’intelligence des choses ; car vos juges seraient des hommes d’entre vous, investis de votre confiance.

Effisio prit aussitôt la parole pour déclarer qu’il se rangeait pleinement à mon avis ; l’avocat de la civilisation m’approuva. De Ribas fit une petite grimace, comme si la proposition ne lui paraissait ni trop bonne, ni trop mauvaise, et dit seulement que ce ce serait bien difficile à faire, étant si nouveau ! Antioco déclara n’avoir rien à objecter contre cette proposition. Quant à Basilio, il hésitait ; évidemment, il n’avait pas confiance dans mon procédé ; car pour lui, il ne s’agissait toujours que d’une chose gagner la partie sans rien laisser prendre à l’ennemi, ni la vie, ni la bourse. La justice de ces juges élus l’inquiétait.

Il va sans dire que le clan Puxeddu repoussa ma proposition à l’unanimité, avec un enthousiasme toujours plus grand pour la sainte coutume et le point d’honneur. En somme, point de conclusion. C’était aux Tolugheddu à la donner, et nous les regardions dans l’attente.

— Mes chers amis, dit enfin Basilio, nous vous remercions ; nous penserons plus longuement à vos bons avis ; — il nous regarda tous les uns après les autres, en disant cela. — Nous savons combien l’on peut compter sur vous, reprit-il en s’adressant particulièrement au clan Puxeddu. Mais peut-être y a-t-il un autre moyen, que nous n’avons pas trouvé jusqu’à présent. En tout cas, nous nous reverrons bientôt.

— C’est bon ! dit Puxeddu, en se levant d’un air dédaigneux.

Et beaucoup suivaient son exemple, quand de Ribas, allant ouvrir la porte, cria :

— Grazia, quatre bouteilles de Vernaccia[12].

Elle vint, les joues animées d’une rougeur légère et les yeux baissés, et je me dis en la regardant, qu’elle seule n’avait point été convoquée au conseil, elle, la plus intéressée.

— À présent, laisse-nous tout de suite, lui dit brutalement son père, en la voyant s’occuper d’emporter quelques plats.

On but, on trinqua à la santé d’Antioco, et bientôt nous partîmes. Le vieux Basilio restait en conversation avec son riche parent, ami des idées nouvelles et de la justice des tribunaux, et lui disait :

— Les juges !… Eh, je ne suis pas contre eux, moi ! Je dis seulement qu’ils ne font pas tout le bien qu’ils devraient faire, parce qu’ils ont des idées à eux, qu’on ne peut pas leur ôter de la tête. Ainsi, quand je leur dis, moi, Basilio Tolugheddu, un homme connu et considéré, que mon fils est menacé par ce vaurien, et qu’il faut le mettre en prison, croyez-vous qu’ils me répondent : — Il faut des preuves. — Des preuves ! des preuves ! nous verrons… Mais ce n’est pas ça aider comme il faut les pères de famille et les gens de bien. On devrait faire les choses plus simplement, à mon gré.

— Mais, cousin, répondait le civilisé…

Et je n’en entendis pas davantage.

VIII

Je me promenais seul, le 25 juin, sur les hauteurs qui dominent la route d’Orosei, près de la maison de Ribas. J’aimais ce lieu, où pendant mon séjour chez don Antonio, j’allais souvent, et qui est, avec le mont de la vieille chapelle, un des plus beaux beaux points de vue de Nuoro. De là, on domine un horizon complet de montagnes, proches ou lointaines, vertes ou bleues, stériles ou cultivées, et l’on a devant soi l’admirable perspective de la vallée d’Oliena, par l’évasement du grand couloir que forment, d’un côté l’Ortobene, ou montagne de Nuoro, et de l’autre le haut plateau qui porte la ville. Ce côté surtout charme la vue, et la retient longtemps. L’Ortobene s’étend comme une grande muraille, tout noir de rochers, que relèvent çà et là des trainées de chênes-liéges, des touffes de lentisques, des bouquets d’olivastri ; à son flanc, court la route d’Orosei, blanche corniche à lignes brisées, qui le sépare du ravin profond, où l’œil rafraichi trouve des cultures, de la verdure, quelques arbres, et découvre parfois des travailleurs microscopiques, ou quelque bétail paissant. Là, sous vos pieds, se laisse voir un tronçon de route, qui se dérobe tout à coup et semble suspendu. À droite, la ville de Nuoro, avec la maison des Ribas au premier plan ; puis, l’église cathédrale, dédiée à la Vierge-des-Neiges, dominée de tout près par un mont rocheux, qui porte une chapelle en ruines ; plus loin, par des cimes en rondes-bosses, ou cultivées ou boisées. Au-dessus de la grande vallée, en bas, pleine de soleil, de vignes, d’oliviers, de champs, de collines, de ravins, les monts d’Oliena, hauts de 1,320 mètres, blocs immenses de granit blanc. Et de toutes parts, à l’horizon, des pics de formes diverses : les monts Cornodi-Bue (corne de bœuf), de Gonara, de Gocceano, le mont Albo, etc. Dans cette vaste étendue, on n’aperçoit, à la cime d’un mont boisé, qu’un seul village : Orune. Oliena se cache derrière le bout de l’Ortobene. Au nord-ouest, sur un mont stérile, se dresse un nur-hag, à demi écroulé. Ce ne sont partout que cimes et profondeurs. À vos pieds, sous la montagne, près d’une chapelle isolée, détail à peine perceptible dans tout cet espace, mais éloquent, une croix de bois, au-dessus d’un tas de pierres, qui marque la place d’un meurtre.

Là, se trouvait aussi le chemin de la fontaine de Gurgurigal, celle où allaient puiser les filles de Ribas. Il était six heures, et je restais là, baigné par le vent du soir, tantôt les regards perdus dans le paysage, tantôt les ramenant près de moi, sur quelque fille qui passait, la cruche sur la tête, droite, et le sein et la hanche bien dessinés, avec cette désinvolture élégante et fière, particulière aux Noréziennes. Comme je m’approchais du chemin, fort encaissé, qu’elles suivaient, j’aperçus au-dessus du talus derrière une touffe de lentisques, une tête qui s’avançait, puis se retirait, comme celle d’une personne qui se cache. Je n’y eusse guère fait attention, si je n’avais cru reconnaitre Effisedda.

Justement je pensais à elle. La veille, jour de la Saint Jean, elle m’avait apporté une botte de fleurs jaunes, petites et délicates, d’un parfum pénétrant, qui sont très abondantes sur ces montagnes, et que l’on appelle dans le pays : fleur de Saint-Jean ; c’est Phellerysium vulgaris. Le 24, chaque famille fait provision de ces fleurs et les fait bénir à l’église. Elles ont la vertu de guérir, quand elles sont appliquées sur la partie malade, sans aucune autre préparation qu’une grande foi envers le bienheureux Saint-Jean ; et comme on ne sait jamais tous les miracles que la foi peut faire, ces fleurs bénites peuvent également servir de talisman à toutes sortes de fins. Ce fut en cette qualité qu’Effisedda me les apporta.

— Car je veux que tu sois heureux ! me dit-elle.

Elle exigea que je misse les fleurs dans ma malle et en orna ma boutonnière.

— Tu les garderas toujours, n’est-ce pas ?

— Certainement.

— Est-ce que tu veux partir d’ici ? me demanda-t-elle en sortant d’une rêverie.

— Tout de suite, non.

— Mais plus tard ?

— Sans doute, je veux retourner en France.

— Et pourquoi ? N’es-tu pas bien ici ?

— Oui ; mais toi, n’aimes-tu pas Nuoro ?

— Oh ! si !

— Et tu ne voudrais pas vivre ailleurs ?

— Quelle idée ! Puisque je suis de Nuoro !

— Eh bien ! moi aussi, puisque je suis Français, je veux vivre en France.

Elle resta muette devant cet argument ; mais, attristée, elle reprit :

— C’est égal, tu devrais rester. Reste ici ! je serai ta petite femme. Veux-tu ?

— Non, je te remercie ; je veux épouser une Française.

— Méchant ! dit-elle en soupirant.

Elle riait l’instant d’après ; mais ces enfantillages, sans m’inquiéter précisément, me tenaient en garde. Elle était à l’Age où la jeune fille s’agite dans l’enfant, où toutes sortes de naïvetés charmantes et dangereuses se font jour, où l’instinct du sentiment le précède parfois d’une manière étrange. Elle grandissait beaucoup : les contours de sa taille se développaient ; on lui voyait naître des graces qui n’étaient plus enfantines, que le jour d’après, quelquefois, on ne retrouvait plus et qui, soudain, reparaissaient comme des feux follets. Sa pensée n’était plus celle de l’enfant, et, nonobstant, elle la disait avec une ingénuité complète. Cependant, comme elle n’avait que treize ans, bien qu’elle fut grande et que déjà son corset accusât l’aube de la puberté, on la laissait courir et parler en liberté. Elle faisait seule, en petite fille, dans le village, les commissions, et emplettes de la maison, et servait de compagne à sa sœur Grazia, qui, elle, ne sortait pas seule.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 11 MAI 1878.

(15)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VIII. — (Suite.)

Comme je songeais à toutes ces choses, en regardant la touffe de lentisques, la tête reparut et une main s’agita, me faisant signe de venir. C’était bien Effisedda ! Que faisait-elle là et pourquoi se cachait-elle ? J’y allai.

— Elle avait sa cruche par terre à côté d’elle. Un petit air discret et important.

— Eh ! que fais-tu là ?

— J’attends quelqu’un.

— Quelqu’un ! Qui donc ?

— Ah ! curieux !… Eh bien, c’est Raimonda.

— Et pourquoi ?

— Ah ! c’est un secret ; il ne faut pas le dire.

— C’est elle qui t’a donné rendez-vous ?

— Non pas. Allons donc ! au contraire, il ne faut pas qu’elle sache… Et c’est pourquoi je me tiens cachée. Mais sais-tu qu’il y a longtemps que je suis là. Je m’ennuyais et j’avais bien envie de m’en aller, si je n’avais pas eu peur que papa me batte. Mais à présent que te voilà, je ne m’ennuierai plus.

— C’est ton père qui t’a dit d’épier Raimonda ?

— Oui ! Oh !… la voici !…là-bas ! au bout du chemin, Chut ! approche-toi de moi, qu’elle ne nous voie pas. Laissons-la passer.

Elle s’accroupit derrière les lentisques, et moi, répugnant à ce manége, dont je ne voyais pas le but, je m’éloignai. La belle fille passa de son pas grave, dans toute la beauté de son buste splendide, et de l’air sombre qu’elle avait toujours, depuis le soir du graminatorgiu. Je la regardais attentivement. Effisedda accourut me rejoindre :

— Est-ce que tu la trouves belle, que tu la regardes tant ?

— Oui.

— Non ! non ! je ne veux pas, moi !

— Et pourquoi ne veux-tu pas que je la trouve belle ?

— Parce qu’elle est méchante.

— On a été méchant envers elle, aussi.

— Qui donc ?

— Pourquoi te le dirais-je, puisque tu n’as pas voulu me dire ce que tu avais à faire avec Raimonda.

— Eh bien ! je te le dirai, mais plus tard ; car il faut maintenant que je me dépêche pour arriver en même temps qu’elle à la fontaine.

— Tu veux lui parler ?

— Je dirai ce qu’on m’a dit.

— Quoi donc ?… Écoute-moi…

Mais déjà, légère comme une chèvre, elle courait, sa cruche sur la tête, à la suite de Raimonda. Curieux de voir ce qui allait se passer, je les suivis.

Cette fontaine de Gurgurigaï, située sur le penchant du ravin, est la plus isolée et de l’accès le plus difficile. Arrivé à la construction qui recouvre le réservoir, il faut la tourner pour descendre par un escalier près des robinets.

Trois autres, femmes, avec Raimonda, étaient dans l’enceinte, et chacune attendait pour emplir sa cruche à son tour. Effisedda, en arrivant, posa la sienne près de celle de Raimonda, et d’une voix assez élevée :

— Bonjour, Raimonda !

La grande fille se retourna, regarda Effisedda avec étonnement et dédain, et ne répondit pas.

— Est-ce vrai, Raimonda, que tu ne voulais pas qu’Antioco épousât ma sœur ?

L’amante délaissée se retourna de nouveau, sombre comme une nuit d’orage :

— Qu’est-ce que tu croasses là, petite corneille ? (cornachiella).

— Oui, oui, c’est bien vrai ! reprit la petite fille, dont l’accent dénotait une leçon apprise, puisqu’ils se moquaient tous de toi hier soir, disant que tu serais bien attrapée, attendu que les noces de ma sœur vont avoir lieu ; elle ne sera pas fiancée longtemps ; et alors un des garçons a dit qu’il irait chanter sous ta fenêtre la chanson de la délaissée.

À peine ces paroles étaient-elles dites, que l’enfant reculait de peur, devant le visage qui se présentait à elle. Jamais expression plus ardente de haine, de colère et d’indignation, ne bouleversa une figure humaine.

— Race de chiens sans pudeur ! que venez-vous aboyer à mes talons ? Vous vous pressez trop de m’insulter !… Attendez un peu seulement, et nous verrons qui rira ! Tu n’as pas encore dansé à la nocé de ta sœur, morveuse imbécile ! Ah ! ils se moquent de moi ! Ils ne s’en moqueront pas toujours. Il y aura des larmes et des cris dans ta maison, petite, et dans celle d’Antioco Tolugheddu, et non pas des chants de joie. Ta sœur ne vêtira pas le rouge, mais le noir. Va ! va ! ce n’est pas le tablier de l’épouse que tu lui verras porter, mais la coiffe de deuil ! Ce n’est pas le cortége de noce que tu suivras, carognetta ! mais celui des funérailles !

Tout en parlant ainsi, elle s’avançait sur l’enfant, la main levée, les yeux flamboyants, la voix foudroyante, et l’enfant reculait en criant. J’eus peur qu’elle ne fut frappée ; je descendis l’escalier :

— Effisedda !

La petite, montant d’un saut les dernières marches, se jeta dans mes bras.

— Raimonda ! m’écriai-je alors, Raimonda ! que dites-vous ? Songez à ce que vous dites.

Mais la passionnée ne prit pas garde à l’avertissement contenu dans ces paroles, et, avec la violence d’un torrent, arrêté un instant par un faible obstacle :

— Ce que je dis ? J’y songe, oui, j’y ai songé !… On n’aura pas insulté en vain une fille des Nieddu. S’il y a des âmes de boue, il est des cours d’or, et je serai vengée de ces chiens, de ces vautours qui font leur proie d’une fille orpheline ! Qu’êtes-vous venu faire ici, vous, le Français ? De quoi vous mêlez-vous ? Est-ce pour aider cette pie-grièche à fouiller dans mon sein, de son bec de proie ? Vous avez peur que je l’écrase, à présent ? Allez, allez vous êtes tous contre les faibles ; vous êtes des lâches !… Mais il en est un qui ne vous ressemble pas. Celui-là aime les abandonnés, et les défend ; c’est un lien !… Il s’est fait mon bras et il a mon cœur dans la poitrine ! Il me vengera ! Et ce jour-là, quand j’entendrai vos cris et vos grincements de dents, alors, moi, je chanterai ! je mettrai mes habits de fête, et je viendrai rire à la porte de la maison où sera le mort… Pleurez, pleurez !… Voilà ce qu’il vous a servi d’insulter une fille que vous croyiez sans défense ! Ah ! Raimonda se venge ! Elle a maintenant son pied sur votre tête. Hurlez, chiens ! Raillez, beaux plaisants ! Quoi ! vous n’êtes plus en train maintenant ?… Moi, je ris, je chante, je triomphe !… Vos cris sont, à mon oreille, une musique plus douce que le chant de l’alouette ; vos pleurs sont la rosée qui me baigne le cœur ! Val petite chouette des Ribas, oiseau de malheur, va dire à Grazia qu’elle prépare un de ses draps de noces pour linceul !

Effisedda ne jouait plus de rôle. Cramponnée à mon bras, elle sanglotait et courbait la tête sous les éclairs dont l’aveuglait Raimonda. Au dernier mot, elle jeta un cri, comme une enfant à l’imagination vive, aux yeux de qui la menace prend les proportions d’une réalité. Je cherchai vainement à apaiser Raimonda. Blanche de colère et tremblante de rage, elle raillait maintenant l’effroi d’Effisedda.

— Pauvre petite ! disait-elle, c’est méchant, ça veut mordre, mais c’est lâche ! Voyez-la maintenant pleurer et se cacher, quand elle redressait la crête si haut tout à l’heure !

— Non ! je n’ai pas peur ! cria la petite fille en se relevant sous cette insulte ; non ! je n’ai pas peur ! Et ce n’est pas toi qui riras la dernière, va ! chacun aura son tour. — Vous avez entendu, vous autres, tout ce qu’elle a dit ? ajouta-t-elle en s’adressant aux autres femmes.

Celles-ci, en effet, écoutaient avidement, avec ce triste plaisir que la curiosité humaine trouve aux scènes les plus fâcheuses. Silencieuses, l’oreille attentive, elles échangeaient seulement des regards de haute éloquence et quelques exclamations. Mais, à ces mots d’Effisedda, elles parurent désagréablement surprises et subitement inquiètes. Celles dont la cruche était pleine s’empressèrent de la mettre sur leur tête et de s’en aller ; et la troisième, qui avait négligé de poser la sienne sous le robinet, l’y poussa d’un air impatient et contrarié, en protestant qu’elle ne s’occupait point des affaires d’autrui.

— Ah ! tu veux des témoins ? Race de scorpions et de couleuvres ! s’écria Raimonda. Tu étais venue pour me tendre un piége ! C’est à cela qu’on te dresse ! Il n’y a donc plus de sang dans les veines des Ribas ? Ah ! lâches ! lâches !… Et vous aussi, vous êtes venu pour cela ? dit-elle, en m’écrasant de ses regards de mépris.

— Vous êtes injuste envers moi, dis-je, sans espérer de la convaincre ; je vous plains, Raimonda, et je plains Nieddu, que vous perdez. Ah ! si vous pouviez renoncer à votre vengeance ? Un crime ne guérit pas un outrage.

Elle se jeta par terre, accablée, l’œil à terre, les mains autour de ses genoux. Je pris sa cruche et la mis sous la fontaine, et ce fut seulement après qu’elle fut remplie que je permis à Effisedda de mettre la sienne. Bientôt, la petite s’en alla, tremblante. Depuis cinq minutes, la troisième spectatrice avait pris le même chemin ; on la voyait, sa cruche sur la tête, monter le dernier plan du coteau.

Je parlai quelque temps à Raimonda avec émotion, bien que sans beaucoup d’espoir. la suppliant, si elle aimait Nieddu, qui l’adorait, de mettre toute sa joie à le rendre heureux et d’abandonner une vengeance qui devait être la perte assurée de son amant, et pour elle un deuil et un remords, au lieu de la douce vie qu’ils pouvaient mener ensemble. Elle pleurait ; je crus l’avoir touchée.

— Laissez-moi ! me cria t-elle brusquement ; je ne suis pas une Française. Allez ! quand la haine brûle le cœur, il faut qu’elle en sorte ou que le cœur éclate. Vous n’êtes done pas un homme ? Laissez-moi !

Deux femmes descendaient le sentier venant à nous. Je m’éloignai.

Comme je rentrais, en passant devant la maison de Cabizudu, le petit homme m’appela :

— Vous ne savez pas, signor, ce qui s’est passé ?

— Non ; dites.

— Ah !… il en à fait un vacarme, l’Antioco ! Il n’y aura bientôt pas un prince aussi fier que lui. Voici : il apportait des colombes à sa fiancée, deux colombes qu’il avait trouvées en chemin, au bout de son fusil, et il les avait données à porter à Pepeddo. Or, comme ils arrivent à Nuoro, là, dans la grande rue, vis-à-vis du café, l’Antioco s’arrête et se met à causer avec plusieurs : don Carlo, don Giovanni, il signor Siotto ; il raconte comment il a tué ces deux colombes et qu’il les porte à dona Grazia. — Montre-les, Pepeddo, dit-il. Pepeddo cherche et ne les trouve point. Il les avait attachées à la selle, mais elles n’y sont plus. Il les aura laissé tomber en chemin. Alors, voilà l’Antioco qui entre dans une colère !… Imbécile ! brigand ! porco ! carogna ! Et tant, et tant, finalement, qu’il prend son fusil et lui en donne sur le dos un grand coup de crosse, dont Pepeddo est tombé par terre. Alors le gars s’est mis à crier : J’en ai assez de votre service, fainéant ! gamin ! vaurien ! poltron ! je ne veux plus entendre parler de vous et de votre ladre de père, qui ne nous donne à manger que des fèves et des agneaux morts de faim. Je m’en vais Payez-moi mes gages, ou je vais me plaindre au juge.

— Veux-tu te taire ! lui disait l’Antioco, lequel, signor, était devenu tout rouge. Et il prit de l’argent dans sa poche, qu’il lui jeta en disant : Canaille as-tu ton compte ?

Faut-il qu’il en ait de l’argent sur lui, signor ? Eh ! Madonna !… Alors Pepeddo s’en est allé, mais en jurant qu’il se vengerait. Eh ! ma foi, tenez, signor, je n’en donnerais pas cher de la peau du signor Antioco, tout riche qu’il est ; car en voilà un de plus qui lui veut mal, et c’en était déjà bien assez d’un autre… hum !… Non, je n’en donnerais pas cher. Qu’il prenne garde à lui ! Un garçon comme ce Pepeddo, qui était dans la maison depuis cinq ans et un excellent domestique ! Les riches sont bien ingrats !

— Vous étiez là ? demandai je.

— Oui, signor, je me : promenais, et j’ai tout vu et tout entendu. Le monde accourait, c’était une foule !… Et j’ai entendu parfaitement Pepeddo dire en passant près de moi : Il me le paiera ! — Or, quand un Sarde, signor, dit cela…

Effisio, lui aussi, avait été présent à la scène, et me la raconta de nouveau. Il avait été étonné de la violence d’Antioco, pour un motif si peu grave.

— Après tout, me dit-il, c’est parfois ainsi : nos Sardes ont des nerfs terribles, qui partent tout à coup, on ne sait pourquoi. Antioco, sans doute, était agacé par une contrariété secrète.

Il ne put s’empêcher de sourire, en ajoutant :

— Pepeddo n’avait pas la langue en poche ; il en a dit assez long sur les habitudes des Tolugheddu. Tout le monde sait que le vieux Basilio est avare ; mais on ne savait pas, ce qu’a révélé Pepeddo, qu’il met de l’eau secrètement dans le vin qu’on sert à table pour lui et son fils, et qu’il fait manger à ses domestiques des agneaux et des brebis morts de mal die : — N’en dis rien, je te donnerai du fromage, disait-il à Pepeddo. — Et l’on riait à se tordre, parmi ceux qui écoutaient. C’est au point que j’ai vu Antioco, rouge comme l’écarlate, s’approcher de Pepeddo et lui parler bas, comme s’ils n’avaient pas été en querelle ; et sans doute il lui a fait peur ; car Pepeddo n’a plus rien dit de semblable, et s’est contenté de récriminer.

Un soupçon me traversa l’esprit, qui, après ce que j’avais vu à la fontaine ne laissait guère place au doute. Le vieux Basilio, qui se lamentait de n’avoir pas de preuves, n’en ayant pas, n’en faisait-il point ?

Deux jours après, j’étais appelé chez le juge d’instruction, qui m’interrogeait au sujet de ce que j’avais entendu dire à Raimonda. Je le dis, n’omettant point, ce qui était évident, que cette scène avait été préparée, qu’on avait provoqué Raimonda pour qu’elle se trahit.

— Il n’est pas mauvais de prévenir, dit le juge, et cela dans l’intérêt même de l’accusé. Il sera moins puni pour menaces que pour assassinat.

— Et Raimonda, la mettez-vous en cause aussi ?

— Elle ? Oh non ! Eh ! mon cher monsieur, nous en avons tant, que nous sommes obligés d’en laisser. Si nous voulions juger les complices, l’année n’y suffirait pas. Nous avons dans cet arrondissement les populations les plus sauvages de la Sardaigne : Bitti, Posada, Siniscola et la Barbargia, repaire des antiques Barbaricini ! C’est chaque jour quelque nouveau meurtre ou grassasione (vol à main armée). On court au plus pressé. Je sais bien que cette Raimonda est l’instigatrice…

— Elle pourrait vous répondre que la femme a le droit de se défendre elle-même, puisque la loi ne la protège pas.

— Comment ? La loi protége tout le monde.

— Excepté la femme abusée par de fausses promesses.

— Eh ! qu’elle exige un acte notarié !

Et le juge, content de sa plaisanterie, fit appeler un autre témoin.

Au sortir de son cabinet, j’entrai dans la salle où se tenaient les assises. Il y avait dans un compartiment, grillé, sorte de cage de fer, un homme au front bas, aux cheveux noirs et épais, au regard fauve, replié sur lui-même. Ce malheureux vivait en prison depuis trois ans, probablement par suite de cette abondance des causes criminelles dont se plaignait le juge d’instruction. Le réquisitoire m’apprit le crime :

Cet homme était pasteur ; c’est l’état de prédilection de ces populations à demi sauvages, qui possédaient autrefois la terre en commun, ou à peu près, et en attribuaient, par un roulement annuel, les deux tiers à la pâture, l’autre tiers à la culture des grains. Un tel état de choses, nuisible d’ailleurs à l’agriculture, déplaisait vivement aux propriétaires, dont les biens, tout comme ceux de la commune, étaient soumis à cette obligation. En 1820, le gouvernement piémontais, voulant généraliser la propriété individuelle, permit aux propriétaires d’enclore leurs champs de murailles. Seuls, les riches purent faire cette dépense, très-considérable, vu l’étendue des terrains, bien que ces murs soient faits de pierres sèches ; et ils en abusèrent au point que, dit La Marmora, ils allèrent jusqu’à enclore des fontaines publiques, à obstruer des routes, et enfin s’emparèrent ainsi d’une grande quantité de biens communaux. Il en résulta un grand accroissement de misère et d’oppression en Sardaigne. » (La Marmora.)

Les bergers dépouillés, obligés de louer les terrains qu’ils possédaient autrefois, nourrissent contre les propriétaires une haine invétérée, et chaque avancée de culture qui vient diminuer le domaine de l’inculte, sur lequel ils règnent, leur semble à la fois un vol et une injure, et ravive en eux l’amer souvenir de la dépossession.

Le malheureux, que je voyais sur les bancs de la cour d’assises, était pasteur sur le territoire d’Oliena, qui fournit de maigres pâtures et des vins d’une force extrême. Il vit un jour défricher une vigne nouvelle sur les coteaux où paissait son bétail : — Tu peux bien planter une vigne, dit-il au propriétaire, mais tu n’en goûteras pas les fruits. Chaque jour, en effet, la vigne fut foulée et dévorée par le bétail du pastore. Le propriétaire fit constater les dégâts ; il s’ensuivit des condamnations répétées. Des deux parts, la haine s’échauffa, s’exalta jusqu’à la rage, et le dernier acte de la lutte fut un meurtre ; le propriétaire de la vigne tomba sous le fusil du pastore.

Le débat ordinaire entre le ministère public et le défenseur eut lieu sur la tête de cet homme le premier réclama protection pour la société contre « ces bêtes fauves ; » le second sacrifiant la dignité de son client pour sauver sa tête, plaida l’irresponsabilité de cet être à demi-sauvage. Ni l’un ni l’autre n’émit l’idée que s’il y avait dans la société des hommes comparables à des bêtes fauves, et à moitié sauvages, il y avait peut-être à faire autre chose pour eux que les condamner. J’appris le lendemain qu’on avait infligé au pastore les travaux forcés à perpétuité !

Pouvait-on arrêter Nieddu pour les menaces de Raimonda ? Elle ne l’avait pas nommé. Chose étrange, et qui m’attrista, j’étais le seul témoin sérieux. Les trois femmes, pourtant si attentives, n’avaient presque rien entendu. Elles avaient bien vu qu’Effisedda et Raimonda se disputaient ; elles avaient entendu les mots de petite corneille, chouette, etc. Effisedda avait pleuré ; mais le Français l’avait défendue et Raimonda ne l’avait pas touchée. On n’avait menacé de tuer personne, bien sûr ! Il n’avait point été parlé de Fedele Nieddu. Et quand le juge, s’appuyant sur ma déposition et sur celle d’Etfisedda, leur rappelait qu’il avait été question de deuil et de funérailles, de mai son du mort, que Raimonda avait promis qu’elle se vengerait, et avait chargé l’enfant de dire à Grazia de préparer un de ses draps de noce pour linceul… elles balbutiaient d’un air étonné : — Peut-être bien ? Alors, c’est quand j’ai été partie. — Et, à les entendre, elles étaient toutes parties plus tôt qu’arrivées.

J’appris ces détails par Angela et Cabizudu ; car les femmes ne se faisaient point faute de raconter ce qui s’était passé devant le juge, tenant fort à répandre l’opinion qu’elles n’avaient accusé personne, et que nul n’avait à leur en vouloir. J’étais donc le seul témoin à charge, et, je le répète, cela m’attristait ; car, sans vouloir le meurtre, je ne pouvais m’empêcher d’être sympathique au meurtrier ; je l’excusais par son amour et le préjugé de sa race, et j’eusse désiré être l’agent de sa conversion, non celui de son châtiment.

Mais après tout, comme l’avait dit le juge d’instruction, peut-être pour lui-même valait-il mieux une arrestation, suivie d’une condamnation légère, pour simples menaces, que l’accusation capitale, sous le coup de, laquelle il devrait tomber, s’il exécutait sa vengeance…

Quant à Effisio, je m’efforçais de lui persuader de renoncer à son amour malheureux et de quitter l’ile avec moi : Rompant ainsi avec la pensée malsaine de la mort d’Antioco, il eût en outre évité les souffrances qu’il subissait chaque jour, en présence des droits avoués de son rival, et à rencontrer parfois celle qu’il aimait, désormais fiancée à un autre, obligée en le voyant de détourner son regard, autrefois si tendre et si doux. Je lui représentais qu’après tout, Grazia n’avait pas beaucoup lutté, que sa résignation ne témoignait pas d’un amour irrésistible, qu’ils ne s’étaient connus et aimés que deux mois à peine, et qu’il pouvait guérir cette blessure par la distraction d’abord, puis par un nouvel amour.

Il me laissait dire, et à peine avais-je fini qu’il me jurait d’aimer Grazia toute la vie, de ne pouvoir aimer qu’elle. On eût dit que les obstacles irritaient plutôt sa passion, qu’à l’origine je n’avais pas cru si vive. Je le voyais quelquefois sortir de sa chambre, où il s’enfermait des heures entières, pale, défait, les yeux cerclés, comme quelqu’un qui a souffert et pleuré. Il écrivait des pages qu’il déchirait ensuite et m’avoua être allé la nuit, grimpant au balcon de Grazia, au risque de se faire tuer par de Ribas, planter, dans la touffe d’œillets qui ornait ce balcon, une lettre où il proposait à Grazia de l’enlever. Ils auraient passé en France, avec mon aide, et là il eût travaillé pour elle. Avait-elle lu cette lettre ? Le lendemain, à force d’errer partout où elle devait passer, il l’avait rencontrée. Comme à l’ordinaire, elle avait détourné la tête ; il l’avait seulement trouvée plus pâle et l’avait vue passer de loin la main sur sa joue comme si elle essuyait des larmes. Il n’espérait plus rien, non rien ! Elle ne l’aimait pas assez pour sacrifier comme lui tout à l’amour. Pour cela, il avait essayé de la haïr, et. ne pouvait toujours que l’aimer davantage. Non, il ne quitterait pas le pays, dût-il en mourir, avant qu’elle fat mariée ! Ce jour-là seulement, si j’avais encore souci de lui,. je pourrais faire de lui ce que je voudrais ; il obéirait, ne voulant pas chagriner mon amitié par des résolutions extrêmes. D’ailleurs, il ne s’engageait à rien ; il savait seulement qu’il ne pouvait vivre sans Grazia et que la voir la femme d’un autre…

Effisio n’en pouvait dire davantage ; il se levait, arpentait comme un fou la maison et le jardin, ou bien fondait en larmes et laissait échapper des gémissements.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 14 MAI 1878.

(16)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

VIII. — (Suite.)

Chez nous, généralement, l’amour est moins lyrique et moins expansif. Plus rationnel, plus analytique, il sait mieux pourquoi il existe, et par cela même peut-être, relevant plus de la raison, il possède moins l’être tout entier. Nous osons le prendre à partie, le discuter ; celui même qui en meurt — s’il en est — cache sa blessure, et mourra en ayant aux lèvres, un mot, un sourire, qui voudront être sceptiques. L’Italien — bien entendu quand il ne s’agit pas d’un simple débauché — est fort différent : l’amour est son Dieu. — J’ai dit l’amour, non la femme — Il s’y livre sans réserve, avec joie, avec passion. Le combattre serait un sacrilége. L’accueillir est une religion. Religion en général fort idolâtrique et fort païenne ; mais sincère, — où d’ailleurs toutes les convictions sont respectées, où Vénus Aphrodite a son temple, à côté de Vénus céleste.

Mes raisonnements, mes exhortations, échouaient donc parfaitement près d’Effisio. Il entendait aimer en dépit de tout, il entendait souffrir, et même, je crois, souffrir le plus possible. Il ne voulait pas être consolé ; il ne se fût pas pardonné de l’être. C’est, j’en suis convaincu, fort sérieusement qu’il se proposait de ne pouvoir supporter la vie sans Grazia, et s’il ne parlait pas de suicide, c’était non-seulement pour ne pas m’affliger, mais parce qu’il pensait bien mourir de sa douleur. En somme, il ne reprenait point les forces, l’animation qu’il avait avant sa blessure. Il restait pâle, maigre, énervé, une élégie vivante. Et j’avais beau me répéter le sceptique adage : On ne meurt pas de chagrin ; ma philosophie parfois prenait peur.

Je rentrais un soir d’une course dans les ravins, par le quartier du Rosario, celui des Ribas, quand je vis, sortant de leur maison, à quelques pas devant moi, Pietro de Murgia. Cet homme m’était suspect ; je le trouvais louche en tous ses actes. Réglant mon pas sur le sien, je le suivis. Mais il faisait sombre, et au détour d’une des cent ruelles qui forment la ville de Nuoro, je le perdis de vue. J’allais continuer mon chemin, quand un instinct me poussa dans la ruelle à droite, qui menait chez Nieddu, et, passant devant la maison, je regardai. Selon l’habitude, la porte était ouverte ; le feu allumé pour le souper, brillait au milieu de la chambre et sur ce fond lumineux se détachait la silhouette de la vieille mère de Nieddu, occupée à faire bouillir sa minestra. À côté d’elle, un homme, dans lequel je reconnus Nieddu, semblait parler à quelqu’un enfoncé dans l’ombre. Je passai lentement, l’oreille attentive. Au bout d’un instant, me retournant sur un léger bruit, je reconnus Pietro de Murgia qui sortait. Qu’était-il venu faire et chez Nieddu ?

Une heure après environ, j’étais sur un rocher, en face du ravin, qui termine au nord le plateau de Nuoro. J’avais vu s’éteindre les clartés décroissantes et la nuit envahir tout le fond de la vallée ; une à une, avaient disparu les têtes espacées des chènes-liéges et celle d’un grand pin, seul de son espèce, qui semble là dressé comme un témoin de ce que pourrait être la puissance de végétation de ces terres nues et brûlées par le soleil. Pau à peu, le fond du ravin avait semblé monter, et maintenant, entre les lignes des montagnes, brisées sur le ciel, c’était comme un autre plateau, moelleux et sombre, creusé à la manière d’un immense tablier, sous la voûte semée d’étoiles. Une lumière faible et lointaine indiquait la maison blanche, qui occupe le fond du ravin, et çà et là, dans la montagne, quelques grands feux brillaient, feux de pâtre. Le Nurhag, qui domine la route de Bitti, découpait sur le fond pale du ciel son profil énigmatique. Je regardais tout cela depuis longtemps, et j’étais tombé dans une rêverie intense, où les temps se confondaient pour moi dans certaines questions anxieuses, au fond toujours la même : cette destinée humaine, si obscure dans le passé, si obscure dans l’avenir.

Des pas, troublant autour de moi la solitude où je me sentais plongé, m’éveillèrent ; j’entendis le murmure d’une voix qui devait être bien près de oreille à laquelle elle s’adressait. C’étaient des paroles amoureuses sans doute ; mais il s’y mêlait des soupirs. Ceux de l’amour ? ou de la douleur ?

Deux formes humaines m’apparurent presque entrelacées et j’entendis en langue sarde ces mots :

— Laisse-moi te suivre ! Tu es tout pour moi maintenant ! Tu es plus que ma mère et que mon pays.

— Tu ne sais pas la vie que je vais mener, pauvre Raimonda ! pas d’autre lit que la terre, pas de pain souvent ! La faim dans le ventre, et dans l’âme une inquiétude éternelle, la crainte des chiens qui nous traquent. Ah ! les traîtres !… Je voudrais les tuer tous ! Pepeddo y passera le premier ! Race de vautours ! lâche ! cruelle ! M’être laissé tromper ainsi ! Je ne croyais te quitter qu’après t’avoir du moins vengée. Hélas ! Raimonda ! il faut… laisse-moi partir !

— Je ne puis ! non, je ne puis pas ! Je t’ai aimé trop tard ; mais je t’aime, ô Fedele, comme l’agneau la mère qu’il tête, comme la poule aime ses petits. Je ne puis pas te laisser aller seul. J’ai peur maintenant pour tol. Je ne puis plus… Je ne puis plus te quitter ! Oh ! laisse-moi te suivre !

— C’est impossible, je te le dis. Tu souffrirais trop. Écoute : Moi aussi, va, j’ai besoin de te voir !… Dans huit jours, à cette heure-ci, viens dans la tanca des Verrineddu, sous la pierre creuse, et prends bien garde qu’on ne te vole : Viens ! tes baisers me rendront la joie, que je n’aurai plus loin de toi, ô ma bien-aimée !

Ils s’embrassaient, avec des soupirs et des sanglots, ne pouvant s’arracher l’un à l’autre ; de temps en temps, des imprécations et des serments de vengeance se mêlaient à ces adieux brûlants.

Couché sur mon rocher, dans une attitude qui pouvait à la rigueur me donner l’aspect d’une touffe de lentisques, je ne bougeais pas et retenais mon souffle. Ce n’était pas pour les épier ; mais j’avais senti, dès leurs premiers mots, que me montrer eût été fort imprudent. Niedda fuyait, irrité, trahi. Ma déposition pouvait l’avoir aigri contre moi ; son premier mouvement devait m’être hostile ; et comme ces irritables natures ne savent ni calculer ni se contenir, il pouvait, malgré la proximité du village, et à tous risques, se venger sur moi des ennemis qui l’exaspéraient. Je n’avais pas d’armes, et je voyais, à la clarté des étoiles, reluire le canon de son fusil.

Enfin, Raimonda s’arracha des bras de son amant, et, s’étant encore répété le jour et l’heure du rendez-vous, ils se séparèrent. Tandis qu’elle reprenait le chemin du village, Niedda fit de mon côté quelques pas rapides. Tout à coup, je le vois s’arrêter brusquement ; en un clin d’œil, son fusil passe de son épaule à sa main ; il me visait…

— Ami ! criai-je, d’une voix, je l’avoue, un peu étranglée ; car, tout en n’abandonnant pas le soin de ma défense, je me crus mort.

— Ou plutôt quelque traître encore ! me dit-il d’une voix âpre. Que fais-tu là ?

— Je rêvais, Nieddu, comme font, vous le savez, les poëtes, et ne m’attendais guère à vous voir passer.

— Ah ! vous êtes le Français ! Ah !… C’est vous qui avez témoigné contre Raimonda ? Quand on fait ces choses… on ne sort pas la nuit, comme cela…

— Je ne me défie pas de vous, Nieddu, car je ne suis pas votre ennemi. Je vous ai toujours dit ma pensée. J’ai dit aussi la vérité au juge. C’est un devoir.

— Non, dit-il, le juge est l’ennemi ; on ne doit à ses ennemis que le mensonge, quand on est en leur pouvoir, ou la mort, quand on les tient. J’étais votre ami et celui d’Effisio, et vous vous êtes fait mon ennemi !

— Vous vous trompez ; si j’ai essayé de vous faire renoncer à votre vengeance, c’est qu’elle vous perdra. Nous n’avons pas la même idée du devoir et voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous entendre ; mais je suis pourtant votre ami.

— Vous avez entendu tout à l’heure ce que nous disions, elle et moi ?

— Oui.

— Ah ! traître !…

Il me sembla le voir presser la détente. J’eus un frisson dans le dos. Et pourtant je repris :

— Si j’étais un traître, j’aurais dit non.

L’arme fatale se releva. D’une voix sourde :

— Vous avez raison, murmura-t-il. Eh bien ! dites à Raimonda que je n’irai pas au rendez-vous.

— Ainsi, vous me prenez pour un dénonciateur, m’écriai-je, Nieddu !… Vous m’insultez !

— Ne croyez-vous pas devoir la vérité aux juges ? répliqua-t-il d’une voix ironique.

— Mais nul ne sait que j’ai entendu ceci ; donc, on ne peut me le demander ; et quand bien même on m’interrogerait là-dessus, aucune obligation morale ne m’oblige à vous trahir. Non, non ! En tout cas, je vous donne ma parole d’honneur que ce que j’ai entendu ce soir, nul ne le saura.

Nieddu resta un moment silencieux. Je voyais la silhouette de son front pensif, et sa taille élégante et souple, se détacher sur la pâleur du ciel. Il mit son fusil sur son épaule et me tendit la main :

— Je me fie à vous ! dit-il. Vous savez, j’aime les Français. Adieu !

Non sans attendrissement, je serrai sa main. Il disparut dans la nuit.


IX

Le lendemain, quand je sortis de ma chambre, la vieille Angela vint au-devant de moi.

— Vous vous souvenez, signor, que je vous ai dit hier matin : il y a quelque chose dans l’air ! Ce n’est pas pour nous ; mais il y aura quelque chose ?

— Oui bien, il me semble, lui répondis-je, quoique je ne me souvinsse de rien. Mais Angela eût été désolée d’un démenti. Depuis que j’avais donné attention à ses prophéties, elle m’annonçait quelque chose si souvent, que je n’y prenais plus garde, d’autant moins que ce quelque chose concernait quelquefois le coq de la basse-cour, ou tout autre personnage de même importance. En somme, pour une femme qui avait sept esprits à elle toute seule, ses avertissements, il faut en convenir, n’étaient pas trop fréquents.

— Eh bien, signor, il est arrivé que les carabiniers sont allés hier soir, chez Nieddu pour l’arrêter ; mais l’oiseau n’était plus au nid ; sa mère a dit qu’il était allé chasser dans la montagne, et comme elle a ri, le brigadier l’a appelé vieille sorcière. Sorcière ! elle ne l’est point ; elle n’a pas même un esprit, la pauvre femme ! Alors, ils surveillent la maison pour prendre Nieddu quand il rentrera ; mais il ne rentrera point ; sûrement, il aura été averti. Par qui ? On ne le sait pas. Les Tolugheddu ont fait de mauvaises choses contre lui : Pepeddo n’était point fâché contre son maître, et ils avaient arrangé tout cela entre eux pour que Nieddu crût que Pepeddo, lui aussi, voulait se défaire d’Antioco. Et il l’a cru. Quand Pepeddo l’est allé trouver et lui a dit :

— Nieddu, tu veux froidir Antioco Tolugheddu. Et moi aussi je le veux ; car il m’a frappé comme une bête de somme. Alors donc, mettons-nous ensemble.

Nieddu lui a répondu :

— Non, je veux ma vengeance à moi tout seul. C’est de ma main qu’il doit mourir !

Pepeddo là-dessus est allé trouver le juge et lui a dit :

— Voilà ce que je viens d’entendre de la bouche de Nieddu. Et c’est alors que le juge a envoyé les carabiniers. Peuh ! que c’est vilain ! Ces choses-là, de mon temps, ne se faisaient pas. Quand on veut se défaire de son ennemi, ceux qui ont du sang dans les veines, ce n’est pas le juge qu’ils vont trouver, c’est un poignard ou un bon fusil. Ces Tolugheddu font honte au pays, signor, ils gâtent les coutumes.

Elle avait à la ceinture un chapelet, dont je lui voyais dix fois par jour tourner les grains, en remuant dévotement les lèvres. Je mis le doigt sur une dizaine, gros grain placé de dix en dix, qui représente les pater, et lui demandai :

— Que dites-vous à la fin de cette prière ? Elle le savait si peu que pour avoir la fin elle dut prendre dès le commencement :

— … Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

— Eh ! bien ? lui dis-je.

— Eh bien, quoi ? signor ?

Jamais je ne vis mieux à quel degré l’habitude, la répétition, ossifient le cerveau. C’étaient là pour elle de simples sons ; j’eus beaucoup de peine à lui en faire saisir le sens, et à lui faire comprendre ma pensée. Partagée entre sa religion et son pays, elle n’hésita pas longtemps :

— Que voulez-vous, signor ? Ce n’est pas notre faute à nous ; c’est le bon Dieu qui nous a faits Sardes. Il faut bien être de son pays ; et pourvu qu’on ne meure pas sans confession…

L’évasion de Nieddu fut une déception terrible pour les Tolugheddu et pour de Ribas. Nieddu latitante (fugitif) n’était pas moins à craindre ; peut-être l’était-il plus, ayant moins à ménager, et n’ayant qu’à courir la campagne, en proie à des privations qui rendent l’homme plus farouche et plus déterminé. Antioco redoubla de précautions : on ne le voyait jamais seul, et il ne sortait jamais après la fin du jour. Ses voyages d’Oliena à Nuoro devenaient à la fois très-rares et très-longs. Il passait quelquefois chez de Ribas la semaine entière et l’on parlait de presser les noces ; mais les meubles n’étaient pas encore, achevés. Or, l’usage veut que l’épousée fournisse au moins tout le mobilier de sa chambre, quand elle va dans la maison des parents de son mari, ou le mobilier complet, si la maison est nouvelle et affectée seulement aux jeunes époux. De plus un large trousseau. De Ribas tenait à être magnifique. Enfin, cette hâte de noces ayant lieu deux mois, et non pas deux ou trois ans, après les fiançailles, étant contre l’usage du pays, déplaisait à la famille, qui ne se pressait point de se rendre, à cet égard, aux désirs des Tolugheddu.

Tout ce débat s’agitait autour de Grazia, sans qu’elle eût même voix consultative.

Pepeddo avait effectivement joué le rôle de Zopire, afin de pouvoir porter témoignage contre Nieddu. Une somme lui avait été payée à cet effet ; mais il n’était pas rentré au service d’Antioco, vu l’excès de franchise avec lequel il avait joué son rôle. Ni le père, ni le fils ne lui pardonnaient de les avoir publiquement ridiculisés. Il prit le parti de se choisir une fiancée et d’employer l’argent qu’il avait à lui acheter des bijoux. Cette fiancée fut la fille ainée de Cabizudu, une jolie brunette, qui n’avait à mes yeux d’autre défaut que de prendre une part, tantôt active et tantôt passive, au tableau de famille qui, chaque dimanche matin, s’étalait à mes yeux. Ce n’est pas qu’il y eût à lui faire aucun reproche. Elle mettait un soin touchant à promener ses doigts dans la chevelure de ses petits frères ou dans celle de ses parents, et c’est avec une grâce véritable qu’elle-même, à son tour dénouant ses longs cheveux, renversait sa tête sur les genoux de sa mère. La pose en elle-même était charmante, mais son but me faisait horreur, et mes préjugés de civilisé ne pouvaient en ce cas admettre l’union de l’amour et de la beauté.

Tel n’était pas l’avis de Pepeddo, qui paraissait très-épris de sa fiancée. Il élut domicile chez Cabizudu ; quand il y en a pour huit, il y en a pour neuf ; d’autant que de lit il n’était question. Le Sarde non marié couche à terre, avec la moindre étoffe, ou sa bestepedde, pour matelas. Pepeddo se louait à la journée, soit pour la moisson qui finissait, soit pour le battage des grains.

Les traitres ne me plaisent point, et pas plus que moi Effisio n’était sympathique à Pepeddo. Cependant, en considération de Cabizudu, qui le proposait sans cesse, on l’engagea dans la maison pour le battage ; il gagnait un franc cinquante, sans la nourriture.

— Oh ! la journée est chère ici, m’avait-on dit, quand je m’étais informé de ce détail.

Il est vrai que le Sarde pauvre vit de pain et de fromage.

Je rappelai alors à Effisio la promesse qu’il m’avait faite de me conduire à une de ses pastorisie, c’est-à-dire au pacage de ses troupeaux sur la montagne. Il n’y pensait plus, laissant aller toutes choses, mais à peine eus-je exprimé ce désir, qu’il fixa notre départ au lendemain matin, et sortit pour acheter les provisions nécessaires ; car on ne peut sans vivres aller trouver des hommes dont toute la nourriture se compose de pain et du lait de leurs troupeaux, rarement de leur chair.

Un détail, curieux pour nous, de la vie sarde, qui d’ailleurs est commun à tout le Midi de l’Italie, y compris la Sicile, c’est que l’homme est la ménagère de la maison, en ce qui regarde les achats, et souvent aussi leur emploi. À part les gens assez riches pour avoir un intendant, chaque chef de famille va faire son marché. Et les jeunes gens qui veulent se marier ont soin de faire à cet égard leur apprentissage, en compagnie de leurs pères, absolument comme la fille le fait, chez nous, sous la direction de sa mère. Ceci n’est rien autre qu’une conséquence de l’esclavage de la femme et du peu de confiance qu’on a en ses capacités et en sa vertu. En Sicile, en Sardaigne, et dans tout le Napolitain, la femme ne sort jamais seule, et très-rarement le mari se charge de l’accompagner, ce qui revient à dire qu’elle ne sort presque jamais. De même, elle n’a la disposition d’aucune somme, et généralement tous les objets de sa toilette sont achetés et choisis par le mari. Seule, la femme du peuple est affranchie de cet esclavage par un autre encore plus exigeant, celui du travail et de la misère.

Dans tout marché méridional, à part quelques femmes du peuple, on ne voit que des hommes, suivis chacun d’un petit garçon déguenillé, qui porte sur sa tête, dans une corbeille, les provisions achetées. Le grand moment du marché, dans les villes, est de sept à huit heures, et de quatre à cinq, heures des employés. Point de profession qui exempté un chef de famille, si occupé soit-il, de cette obligation domestique : les avocats, les banquiers, les juges, les journalistes, les professeurs, les littérateurs, se coudoient au marché et s’y donnent des renseignements réciproques sur le prix de la marée, des œufs, du pot-au-feu. Assez naturellement, l’intérêt qu’on prend à l’emplette faite par soi-même s’étend à son emploi ; aussi, la plupart des hommes mariés connaissent-ils à fond l’art de la cuisine et déterminent-ils d’avance comment chaque plat doit être préparé ; en sorte que, si maigre et chétive que soit la petite part d’autorité que la direction du ménage et le choix de sa toilette laissent à la femme dans le Nord, cette part, dans le Midi, lui fait défaut, et l’on peut se demander ce qui lui reste d’action personnelle. Je crois qu’elle n’en a point.

Chef de maison, quoique non marié, mon ami faisait donc l’achat des provisions de ménage, tant pour se conformer à l’usage que pour ne pas fâcher la vieille Angela, qui, fidèle à la coutume, comme tous ceux qui en sont victimes, eût trouvé fort inconvenant d’être chargée de ces soins. Il rapporta plusieurs kilogrammes de viande de bœuf, prit un saucisson dans sa cuisine et un morceau de lard, une certaine quantité de pain, et fit emplir de vin deux petites outres.

— Et moi, dis-je, que leur porterai-je ?

— Autant de cigares que tu voudras ; ils seront enchantés.

Nous partimes à cinq heures du matin. La pastorizia d’Effisio n’était qu’à deux heures de distance de Nuoro ; mais la chaleur de juillet étant extrême, il importait d’arriver de bonne heure.

Nous primes au nord la route dite de Bitti, qui mène à ce gros village, habité par une des populations les plus rudes de la montagne. L’air du matin, vif sur ces hauteurs, et tout ensoleillé des premiers rayons, donnait à la campagne une couleur exquise et remplissait la poitrine d’une alacrité joyeuse. La route se déroulait sur le bord de précipices formés par de grands ravins, au fond desquels une rivière étroite coulait au milieu des rochers et des broussailles. Les monts en face de nous, arrondis, puissants de forme, mais stériles, semés de rochers, et où n’apparaissait même pas la touffe gaie du vert lentisque, n’en avaient pas moins une beauté grandiose et sauvage. Au delà, c’était une série de montagnes aux plans parallèles, dressées les unes derrière les autres et pour la plupart boisées, qui s’enfonçaient en des perspectives de plus en plus bleues.

— C’est tout là-haut, me dit Effisio, en me montrant une des cimes les plus voisines, couverte de grands chênes.

Plus bas, nous traversons une vallée pleine de moissons. Sur le bord de la route, les paysans avaient établi leur aire, que foulaient au pied des bœufs patients et craintifs, conduits en laisse par de longues cordes, au moyen de ce nœud cruel qui entoure l’oreille. Faute de grange et de cours, les opérations de l’agriculture se font ainsi dans les champs sur le lieu même, et souvent à deux ou trois heures du village.

Bientôt, nous nous engageâmes dans la montagne. Si les chemins qui entourent Nuoro ne reçoivent aucune réparation, on peut croire que ceux de la montagne font leurs affaires eux-mêmes, avec la seule aide des eaux du printemps. Parfois, nos chevaux traversaient une suite de petits monticules et de crevasses, reliés par les racines dénudées des chênes-liéges ; parfois, ils montaient à pic des roches, plus ou moins plates, qui pavaient le chemin et sur lesquelles je m’émerveillais que leur pied pût se maintenir. Et ce qui m’étonnait encore, c’était l’insouciance de mon compagnon, qui ne prenait même pas garde à son cheval et le poussait à l’amble dans les montées les plus âpres ; au galop, parfois, dans les descentes périlleuses.

— Tu veux certainement te rompre le cou, lui disais-je ; mais grâce pour moi !

— N’aie pas peur, me répondait-il, fie-toi à ton cheval ; tiens-lui seulement la bride haute à la descente ; il n’y a jamais d’accidents.

Voyant passer une colombe, il mit son cheval au pas, sans l’arrêter, ajusta, tira, et le chien qui nous suivait rapporta l’oiseau. Le cheval n’avait pas tressailli.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 15 MAI 1878.

(17)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

IX. — (Suite.)

Nous passions au milieu de beaux chênes-liéges, mêlés de chênes rouvres ; plus bas, nous avions laissé des poiriers sauvages couverts de fruits, gros comme des noisettes, très abondants parmi ces montagnes, et qu’on se garde bien de greffer. Par une chaleur très-méridionale, tous ces arbres étaient d’une fraîcheur extrême, mais, à part la ronce et la fougère, on ne voyait point au-dessous d’eux cette admirable végétation d’herbes et de fleurs, qui chez nous couvre le sol de la montagne. L’herbe était sèche, brûlée ; les plantes presque nulles, à l’exception de la fleur de Saint-Jean, qui, là aussi, répandait son parfum âpre et pur. Cependant, je respirais à pleins poumons cet air sain et pénétré des fraicheurs de la végétation, dont j’étais privé sur le plateau dénudé de Nuoro, et, sans les difficultés des chemins et la sueur qui trempait nos pauvres chevaux, j’eusse volontiers prolongé pendant des heures ma promenade, au milieu de ces grands bois clair-semés, où chantaient les merles et les tourterelles, où le geai, d’un air bon enfant, nous contemplait, perché sur les arbres du bord du chemin.

Puis nous chevauchâmes entre les murs de différentes tanche, vastes enclos où chaque pastorisia enferme ses troupeaux, par un mur de pierres sèches, haut d’un mètre à peine, appelé dans le pays muro barbaro. A gauche, des vaches levant la tête au dessus du mur, nous regardaient passer d’un air rêveur ; à droite, nous voyions paître des moutons ; plus loin, ce devaient être des porcs ou des chèvres ; car on ne mêle guère les espèces. Enfin, nous nous arrêtâmes devant une barrière. Effisio, sans descendre de cheval, l’ouvrit, et nous allons vers le covile[13], quand nous rencontrâmes le chef des pasteurs. Il eut à l’aspect d’Effisio un mouvement de surprise, puis vint à nous aussitôt.

— Soyez le bien-venu ! maître (padrone). Vous venez voir si tout va bien ?

— Oui ; il y a longtemps que je n’ai vu le troupeau. Et qu’y a-t-il de nouveau ?

— Il y a, dit le pasteur en se grattant l’oreille, que cette nuit les malfaiteurs nous ont encore volé un agneau. C’est le troisième depuis Pâques ; nous n’avons pas de bonheur.

— Et qui sont ces malfaiteurs, le sais-tu ?

— Oh ! maitre ! vous pensez bien que si je le savais, si j’avais vu ça, on ne me l’aurait pas pris ; non, non, je ne sais rien !

Il affirmait cola avec un tel désir de le faire croire que précisément on en doutait.

— Vous ne faites pas bonne garde.

— Si, padrone, vraiment si ! mais il faisait nuit noire et justement les agneaux s’en étaient allés sous les arbres ; nous les avons ramenés d’autre côté, mais trop tard. Ah ! si je les connaissais, les mauvaises gens ! Canaille, va ! toujours à l’affut pour dérober !

Quittant ce sujet le plus tôt possible :

— Il Giovannino Corrias est venu me demander une brebis pleine. Le padrone sait que cela ne se refuse pas ?

— Fort bien ! dit Effisio ; et vous ne lui avez pas donné la moins bonne, j’espère ?

— Oh ! non, je lui ai dit : le patron est généreux, choisissez vous-même. Il en a pris une superbe, allez ! Il faut bien que les riches aident les pauvres. Giovannino est travailleur, il prospérera ; plus tard, il pourra donner à d’autres.

Nous avions repris notre marche vers le covile, et je me faisais expliquer par Effisio le fait de Giovannino Corrias. Il me dit que c’était une fraternelle coutume du pays qui, malgré certains abus, subsistait encore, de donner une brebis pleine à fout homme pauvre qui en faisait la demande, en vue de se composer un troupeau.

— Et tiens, ajouta-t-il, le propriétaire de la pastorizia la plus voisine, qui maintenant possède un troupeau beaucoup plus fort que le mien, à commencé ainsi. Il a maintenant près de 50) brebis, et depuis longtemps il a acheté le pâturage qu’il avait loué d’abord, une centaine d’hectares de montagne, plantés de chênes-liéges.

— Une centaine d’hectares ! m’écriai-je ; alors c’est un des riches propriétaires du pays ?

Effisio sourit.

— On n’est pas riche ici à moins de mille hectares ; encore n’est-ce qu’une fortune de 40 à 50 mille francs, en y comprenant la maison. Le vieux Cubeddu, a payé ses cent hectares au plus 800 écus (4,000 fr.). Nous irons le voir, si tu le veux ; c’est un beau vieillard.

Je ne pouvais m’empêcher de remarquer depuis un moment l’inquiétude du pasteur. À chaque pas, il semblait plus embarrassé ; enfin s’arrêtant :

— Padrone, il faut que je vous dire quelque chose.

— Parle.

— Il y a du monde au covile.

— Qui donc ?

— Deux banditi, un ancien et un nouveau.

— Ah ! tu les connais ?

— L’ancien, est le Sirvone[14]. Vous en avez entendu parler. Il y a dix ans qu’il tient la montagne et nous le voyons souvent. L’autre est par ici seulement depuis quelques jours et il entre chez nous pour la première fois. C’est Fedele Nieddu, qui vous connait bien.

Effisio s’arrêta et je vis l’indécision sur ses traits.

— On croira que je lui ai donné rendez-vous, me dit-il en français.

J’avais bien envie de voir les banditi et leur visite au covile m’avait semblé, au point de vue de mes observations de voyageur, une rencontre admirable ; mais je compris trop bien la pensée d’Effisio ; aussi lui dis-je :

— Eh bien, n’allons pas au covile.

— Non ! reprit-il après une réflexion nouvelle, ce serait offenser l’hospitalité ; maintenant, il est trop tard.

Et il reprit son chemin.

Nous étions sur un terrain nu, tout semé de débris de liége et de branches mortes ; je cherchais des yeux un toit rustique et ne vis rien qu’une sorte de petite butte ronde en pierres sèches, qui n’annonçait nullement une habitation humaine. Ce fut pourtant à l’entrée que nous nous arretâmes ; là, dans un espace de deux mètres environ de diamètre, quatre hommes assis par terre jouaient aux cartes, et un cinquième assis mélancoliquement à côté, les mains autour des genoux, les regardait. Ce dernier était Nieddu ; il tressaillit en nous voyant et se leva sans frayeur, tandis que son compagnon, qui sans doute comptant sur le retour du pâtre, n’avait pas levé les yeux au bruit de nos pas, en voyant des étrangers, bondit sur ses pieds et saisit son fusil, dans l’attitude énergique de la défense.

— Il padrone, il padrone ! lui dirent vivement les autres.

Il se détendit alors subitement, et posant son fusil au repos sous sa main, il resta dans l’attente, droit, sérieux, digne, les traits immobiles comme le corps. C’était un bel homme, aux traits presque doux ; ses cheveux droits tombaient de dessous son bonnet sur les tempes et sur les épaules, et se mêlaient à sa barbe le long de ses joues. Il avait le costume des gens du pays, mais râpé, déchiré. Ses joues pâles et creuses indiquaient la souffrance, et seulement quand il levait furtivement la paupière, on voyait dans son œil la flamme de l’audace. Du geste et de la voix, Effisio salua tout le monde et s’avançant vers Nieddu :

— Je ne te savais pas ici, Fedele ; mais je suis content de te voir. On t’a bien accueilli sous ce toit, j’espère ?

— Bien, Effisio, j’en remercie tes pasteurs et toi. As-tu des nouvelles du village ?

— Aucune des tiens ; j’en aurais apporté, si j’avais su te rencontrer.

Et poursuivant en italien, que les pasteurs n’entendaient pas ou fort peu :

— Je regrette de ne pouvoir t’inviter à déjeuner avec mon ami et moi, là-bas sous les arbres. Mais tu comprends pourquoi cela ne se peut pas ?

— Je le comprends.

— Et tu ne m’en veux pas ?

— Non. Tu ne peux faire autrement comme parent de Ribas et surtout…

Il n’acheva pas ; mais ils s’étaient compris du regard.

— Eh bien ! reprit Effisio, fais-moi le plaisir d’attendre et d’accepter la part que j’enverrai pour toi et tes compagnons. Tu mènes ici une rude vie.

— Ceci n’est rien. C’est dans le cœur qu’elle est le plus rude, répondit Nieddu. Mais le jour de la volupté viendra. Ils ont été bien lâches contre moi !

— Tu sais, reprit Effisio, que pour moi je désapprouve la vendetta. Si tu voulais me croire, tu ferais la paix avec de Ribas et…. Tolugheddu.

Ce mot lui restait à la gorge ; il le prononça rapidement. Nieddu sourit, en haussant doucement les épaules.

— Ne songe pas à cela.

Un mouvement se fit dans le covile, où nous étions debout les uns contre les autres. C’était le Sirvone, qui, voyant qu’Effisio ne lui avait pas adressé la parole, voulait sortir ; les autres le retenaient. Effisio s’avança vers lui :

— Sois le bienvenu, lui dit-il, prononçant la parole sacramentelle de l’hospitalité.

Mais le bandito secoua la tête.

— Ta parole ne sort pas du cœur.

— Tu te trompes ; tu es mon hôte ; je ne repousse jamais un homme qui est fatigué et qui a faim. Reste, je te prie. Tu me ferais en partant un affront que je ne mérite pas ; car j’ai toujours encouragé mes pasteurs à recevoir quiconque se présente ici. Dès que les viandes seront cuites, j’enverrai ta part avec celle des autres.

— Et moi, puis-je vous offrir quelques cigares ? dis-je au bandit, en lui en présentant une poignée.

Ses joues se colorèrent de plaisir, il me remercia, et allumant de suite un cigare, il se rassit à la place qu’il occupait et reprit avec les pasteurs, la partie de cartes interrompue.

Pendant ce temps, le chef s’était empressé de nous préparer un siége sur une planche de liège, posée sur deux pierres et recouverte d’une bertola. Je m’assis et laissant Effisio causer avec le pasteur, qui montrait ses fromages et donnait des comptes, je considérais l’étrange habitation où je me trouvais.

Jamais, assurément, peuples primitifs n’en eurent de plus fruste. C’était, comme je l’ai adit, une hutte à peu près ronde, ayant environ deux mètres de diamètre, bâtie assez solidement en pierres sèches et couverte de morceaux de liége, de formes et de grandeurs inégales, posées sans art sur des poutrelles croisées. En maints endroits, le toit et la muraille laissaient passer le jour, qui pénétrait d’ailleurs par l’entrée, puisqu’il n’y avait pas de porte. Autour des parois se voyaient un tas d’objets couverts de poussière, bois, engins, coffres, vêtements, pêle-mêle, au milieu desquels je distinguai une gibecière, un fusil, plusieurs dagues, de grands seaux en liége pour le lait et une chaudière. Aux parois, des poutrelles supportaient de grandes écorces, laissées à leur courbe naturelle, où l’on avait entassé des fromages et du pain en feuilles. Un seau en liège, posé par terre, près des joueurs, contenait de l’eau, sur laquelle flottait une grande cuiller, également en liége, faite d’une bosse de l’arbre. Chacun fréquemment y puisait, portant la cuiller à ses lèvres. On voyait encore d’autres cuillers en corne de bœuf, qui servaient à boire le lait, comme en témoignaient les résidus blanchâtres dont elles étaient parsemées. On nous les présenta sans les laver, en nous offrant la giunchetta, sorte de caillé bouilli, assez aigre, et que je trouvai mauvais — peut-être à cause des cuillers — mais qui passe pour excellent. Tout le monde, sans aucune cérémonie, y trempait sa cuiller tour à tour. J’eusse bien voulu m’abstenir, mais je dus céder aux instances du pasteur, qui était à cent lieues de comprendre mes répugnances et qu’aurait blessé mon abstention.

J’osai demander à ces hommes où ils dormaient ; le pasteur me montra le sol et m’expliqua qu’ils s’y couchaient en demi-rond, les pieds réunis tous ensemble près du feu.

— Du feu ! Vous n’en faites pas maintenant ?

— Pardon, été comme hiver, là, en dehors, à l’entrée du covile. Chacun l’entretient à son tour ; c’est bon pour la santé.

Il me dit aussi qu’ils descendaient, l’hiver à mi-côte de la montagne.

Ce feu me rendit compte de la teinte enfumée du toit près de l’entrée ; mais l’idée que ces gens pouvaient se chauffer les pieds par une chaleur telle qu’elle empêchait le sommeil, me surprit fort. Cette coutume est particulière aux Sardes et je me rappelai avoir vu le soir, en passant dans les ruelles de Nuoro, par des chaleurs étouffantes, des enfants nus présentant leurs pieds à un feu, allumé au milieu d’une misérable chambre sans cheminée.

— Nous quittâmes le covile pour aller voir le troupeau ; il se composait de près de 400 brebis et d’une centaine d’agneaux séparés de leur mère, et dont la vente au boucher diminuait le nombre chaque semaine ; du moins celui des mâles, car les femelles sont conservées.

— Combien vendez-vous ces agneaux ? demandai-je à l’un des fils du pasteur, brun et beau garçon de vingt ans.

— Deux francs à deux francs 25, me répondit-il.

Certes, le prix est misérable ; mais il faut dire que la bête ne l’est guère moins. Ces agneaux sevrés de trop bonne heure et n’ayant d’autre nourriture qu’une herbe rare et sèche, ont la chair flasque, maigre et peu succulente, et restent fort petits. Les brebis également sont petites et donnent peu de lait. Privées d’abri en tout temps, et n’ayant qu’une nourriture insuffisante, leur laine est extrêmement dure et grossière ; on la prendrait pour du poil de chèvre. Elle n’est employée que dans le pays, pour fabriquer les jupes des paysannes et l’étoffe noire dont les hommes font leurs capotu, leurs guêtres et leurs ragas ou petites jupes.

Le pasteur et son fils nous suivirent en un lieu choisi par Effisio comme le plus frais du pâturage. C’était un espace couvert de fougères, près d’un filet d’eau, où les chênes, plus grands et plus touffus, répandaient une ombre délicieuse, où, cachée dans le feuillage, une fauvette ne jugea pas à propos d’interrompre son chant quand nous arrivâmes. Nous y trouvâmes nos chevaux, qui broutaient la fougère, sous la garde d’un petit garçon ; car le vol des bestiaux est toujours à craindre. Ce jeune garçon se mit à ramasser du bois mort, qu’il alluma, pendant que le fils du pasteur, Nicolo, ou plutôt Cocco, ainsi qu’on l’appelait, coupait en : tranches la viande de bœuf apportés par Effisio, et l’enfilait sur deux broches de bois, qu’il posa tout bonnement sur des pierres, de chaque côté du feu. Ensuite, s’armant d’une longue baguette, il y piqua un morceau de lard et, l’exposant à la flamme ardente, il en arrosait les viandes, qu’il tournait de temps en temps. Couché sous un arbre, de loin je le regardais : sa tête juvénile et brune, aux traits assez délicats, coiffée du bonnet phrygien, sa taille mince, et son vêtement, qui, sinon grec, avait du moins quelque chose d’étrange et d’oriental, le vêtement pareil du jeune garçon, planté là sur ses genoux, et cette cuisine en plein air, élémentaire, tout me rappelait les temps primitifs, et je me plaisais à me croire chez les peuples pasteurs de Grèce ou de Phrygie, que les Sardes revendiquent pour leurs ancêtres, à l’époque où chantaient les rhapsodes. Ce n’était pas la nature qui, dans son éternelle jeunesse, pouvait déranger ma fantaisie. Rien n’empêchait que ces beaux chênes fussent ceux de Dodone, ou que cette fauvette qui chantait toujours, eût entendu gémir Andromaque, et que ces tourterelles, qui près de nous soupiraient d’amour, ne fussent les oiseaux de Vénus. Je me plongeais dans ce rêve, aspirant avec délices la senteur des chênes et des fougères, cherchant les mots oubliés de la langue d’Homère, et hanté de mille réminiscences, quand Effisio vint brusquement me dire :

— Veux-tu te mettre à table ?

La table était le sol, et la nappe, ainsi que les plats, étaient représentés par une large et longue écorce de liége, où notre Ganymède vint débrocher la viande, que, sans plus de façon, il prit dans ses mains pour la couper en petits morceaux. Dans le même plat, furent jetés pêle-mêle le saucisson et les pains, et les outres apportées furent saluées de regards enthousiastes.

— Salame ! salame ! s’écriait le vieux pasteur.

Ce qui voulait dire que le saucisson lui paraissait un régal exquis.

Il va sans dire que nous étions tous les cinq à la même table, et qui plus est à la même gamelle, ou si l’on veut à la même écorce. Les pasteurs avaient un gobelet d’étain ; nous avions apporté un verre. Quelles rasades ! Outre mon appétit, qui était vif, celui de ces braves gens me procurait un plaisir extrême et nous n’avions pas attendu la fin du diner pour envoyer au covile une bonne moitié de nos provisions.

Au dessert, le pasteur coupa en deux un fromage de vache enfermé dans une vessie, et Cocco, reprenant la broche, le fit rôtir. C’est la manière de le manger dans le pays. Malgré cette préparation, le mets n’a rien de délicieux. L’art de tirer parti des productions de leur sol manque absolument à toutes ces populations méridionales, parce que le soin et la propreté leur sont étrangers au plus haut degré. Je m’en assurai ce jour-là encore, en voyant traire le troupeau. Un véritable agriculteur, de ceux qui savent que la qualité des beurres et fromages tient beaucoup aux soins minutieux de la fabrication, et particulièrement à la propreté des vases, eût frémi de voir l’état des seaux employés pour traire le lait et celui de la chaudière. Et pourtant le lait par lui-même, frais tiré, avait un goût délicieux.

À notre retour au Covile, le Sirvone avait disparu ; mais de loin j’aperçus Nieddu et courus lui dire adieu.

— Qu’il m’est pénible, lui dis-je, de vous voir, vous généreux et bon, associé à des bandits !

— Des bandits, répéta-t-il avec irritation. Et moi aussi ne suis-je pas un bandit ? Ceux qui nous persécutent l’ont voulu ainsi. Nous ne faisons pas plus de mal que d’autres qui sont bien avec la justice. Addio, signor, je ne veux pas me fâcher avec vous. Ne me prêchez pas.

Nous nous serrâmes la main, et je partis avec Effisio, après nous être arrachés aux embrassements du chef des pasteurs, que le bon vin d’Oliena avait jeté dans un état d’attendrissement bien concevable chez un homme habituellement nourri de lait et de giunchella.

J’avais demandé à Effisio de ne point revenir de suite et de parcourir la montagne, et il me conduisait chez Cubeddu, le vieux pasteur propriétaire, dont il m’avait parlé. Chemin faisant, il me raconta l’histoire du Sirvone.

— Ce n’est point, comme il arrive fréquemment, un homicide commis dans l’emportement de la colère, ou pour vendetta, qui a jeté cet homme dans le brigandage. Il avait vingt ans ; il se nommait Gavino Daga ; c’était un beau gars, fort au travail, aimé de tout le monde et surtout d’une jolie fille de son quartier, Antonietta Pisani. On les avait fiancés ; ils se croyaient unis pour la vie, quand, l’époque de la conscription venue, Gavino Daga tomba au sort. En voyant son numéro, l’un des premiers, il pâlit et dit : Je ne partirai pas ! Les Sardes n’ont jamais pu accepter la conscription, et surtout alors, quand le service était de huit ans. Un très-grand nombre se faisaient latitanti, c’est-à-dire s’allaient cacher dans les bois de la montagne, où, après avoir épuisé les secours de leurs familles, ils en étaient réduits à vivre de brigandage. C’est ce qui est arrivé au Sirvone. Pressé par la faim, il a volé des agneaux, des porcs et jusqu’à des vaches, en compagnie d’autres latitanti ; on assure que c’est lui, à la tête de ses compagnons, qui a dévalisé la diligence de Macomer à Nuoro, un jour de l’apnée 1871, enlevant une somme de cinq mille francs. Mais ce qui lui a fait une réputation plus terrible, c’est que, surpris une nuit par trois carabiniers, il en a tué un et mis les autres en fuite. C’était près du Nurhag, sur la route de Bitti. Les carabiniers avaient épié Antonietta et l’avaient suivie au rendez-vous qu’elle et son amant s’étaient donné. Gavino, furieux, se défendit comme un sanglier. Depuis ce temps, il est redouté et respecté tout ensemble dans le pays. On dit qu’Antonietta disparait de temps en temps. Mais le malheureux ne connaît pas son enfant.

— Il a un enfant ?

— Oui, qu’on appelle le Sirvonino et que la famille élève et protége, quoique bâtard. Il est vrai que son père et sa mère ne peuvent pas se marier.

— Quelle triste vie ! et comment peut-elle tenter ces jeunes gens ?

— Il y a chez nous l’instinct de la vie sauvage et l’horreur du service militaire. On ne raisonne pas ; on suit l’instinct. Cependant, le nombre des latitanti pour cette cause est considérablement diminué, depuis que le service n’est plus que de trois ans, et il n’y a plus guère à la montagne que d’anciens réfractaires, ou des hommes poursuivis pour homicide.

— Et tous ces banditi sont en relations fréquentes avec les pasteurs ?

— C’est obligé. Nos pasteurs ne peuvent se mettre en guerre avec eux. Ils veillent seulement de près leur bétail la nuit. Mais les bandits volent rarement qui leur a donné l’hospitalité. Les relations réciproques ne sont pas seulement fréquentes, mais cordiales.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 16 MAI 1878.

(18)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

IX. — (Suite.)

Nous venions d’entrer dans la tanca de Cubeddu, quand un coup de feu partit près de nous, et bientôt un homme, vêtu en bourgeois peu aisé, déboucha de notre côté.

— Ah ! c’est vous, Pirri ! dit Effisio. Le vieux Cubeddu a vendu ses chênes ?

— Si, signor cavaliere, et je suis venu les marquer.

C’était un employé des eaux et forêts, dont le soin était d’empêcher la vente des chênes trop jeunes ; aucun arbre ne pouvant être coupé sans avoir été marqué par lui.

— Vous obligez sans doute aussi les propriétaires à replanter ? lui demandai-je.

Il me regarda d’un air ébahi.

— Replanter ! non signor, nous ne sommes pas chargés de cela.

— Il est pourtant certain, lui dis-je, que la dent des moutons broutant sans pitié tout jeune chêne nouvellement éclos, et la hache d’autre part abattant les vieux, le déboisement complet de ces montagnes n’est qu’une affaire de temps.

— C’est vrai, signor, c’est juste, et elles étaient autrefois bien plus fournies ; tous les anciens du pays le disent ; il y avait aussi bien plus de gros gibier. À présent, ce ne sont presque partout que des clairières. Mais nous n’avons rien à faire à cela.

— Sans doute, dit Effisio ; est-ce que les gouvernements s’occupent de ces choses ? Et les employés du gouvernement, donc, est-ce que tu crois qu’ils observent les lois ? Voilà Pirri qui chasse en temps prohibé.

— Laissez donc, don Effisio, et vous-même ? signor, ajouta-t-il en s’adressant à moi : que voulez-vous, nous sommes Sardes, cela dit tout.

— Voici Cubeddu, me dit Effisio.

C’était en effet un beau vieillard, aux traits nobles et réguliers ; une arcade sourcilière puissante sur un œil doux, dénotait la persévérance de cet homme, qui, né misérable, s’était fait une petite fortune par son travail. Son covile, où il nous conduisit avec l’empressement de l’hospitalité, n’avait d’ailleurs rien de plus luxueux que celui d’Effisio. Même exiguïté, même saleté, même gamelle, même réduction des besoins à leur plus simple expression, et cependant cet homme passait là presque toute l’année avec ses fils et n’allait que rarement à Nuoro, où vivaient sa femme, sa bru et ses petits-fils. On n’en voyait pas moins sur son visage une sérénité parfaite, une sorte d’intime contentement d’habiter ces grands bois, avec lesquels il avait identifié sa vie, contentement analogue à celui des merles et des fauvettes qui chantaient autour de nous, et presque aussi inconscient. Si Cubeddu meurt hors de la montagne, il mourra deux fois.

Je trouvai dans cette pastorista, à part le meilleur état du troupeau qui témoignait de l’œil du maitre, des conditions dont la répétition me frappa. Le covile, au lieu d’être placé à l’endroit le plus touffu du bois, se trouvait exactement, comme celui d’Effisio, au milieu d’un espace nu et désolé, semé de bois mort et de branchages, sans un arbre, et brûlé par le soleil. Déjà, je m’étais demandé par quelle bizarrerie on avait pu choisir le lieu le plus torride et le moins agréable de l’enclos. En retrouvant tel celui de Cubeddu, je compris. C’étaient les pasteurs eux-mêmes qui, par une incurie de sauvage, faisaient autour d’eux le vide et la désolation. Abattant et brûlant les arbres les plus proches, ils changeaient leur oasis en désert. De même je retrouvais encore çà et là des troncs noircis, calcinés, creusés par la flamme.

— Qu’est cela ? demandai-je.

— Des chênes rouvres, qu’on fait brûler pour la cendre.

— Quoi ! c’est pour la cendre que vous brûlez l’arbre ?

— Oui donc ! on la vend pour les lessives ; il en faut bien.

— Et celui-ci ? demandai-je encore, en m’arrêtant devant un magnifique chêne tout noirci, vrai cadavre végétal, nu de son écorce et de ses rameaux.

— Ah ! celui-là, me dit en souriant un des pasteurs, ce sont les jeunes gens qui y ont mis le feu, parce qu’ils avaient grand froid et n’avaient pas le temps de couper du bois.

Il disait cela comme une chose toute naturelle et plaisante. Effisio me dit qu’on avait vu se développer ainsi des incendies qui avaient dévoré des hectares entiers. Oh ! pauvres forêts, santé et fertilité de la terre, voilà comment vous traite cette ignorance, dont on prend si peu de souci, et qui de tous les fléaux est le plus dévastateur !

Voulant pousser jusqu’au bout l’inventaire, je demandai à Cubeddu s’il ne replantait jamais de chênes, à mesure qu’il en faisait abattre.

Avec surprise, il me fit répéter ma question, et alors :

Che piantare ! s’écria-t-il ; ce qui peut se traduire ainsi : Que me parlez-vous de planter ? Quelle bêtise est-ce-là ? Vous ne savez pas ce que vous dites !

Et cependant, comme il était bonhomme, il me sourit avec indulgence et voulut bien m’expliquer qu’on ne plantait pas les chênes : cela ne se faisait pas.

— Cependant, osai-je observer encore, ils s’en vont ; donc, il viendra un temps où il n’y aura plus de forêt.

Pour le coup, le vieillard ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Soyez tranquille, signor, soyez tranquille, il y en a pour longtemps.

— Déjà, dans ce pays, combien de monts n’ont plus d’arbres ; c’est ce qui vous donne tour à tour un froid vif et une chaleur insupportable, ce qui vous procure les longues sécheresses et les ravages des torrents…

Il ne m’écoutait plus et me répéta en riant :

— Il y en a pour longtemps !

Cet homme était un brave homme et un vaillant travailleur. Il était père et grand-père, et il aimait les enfants de ses enfants. Mais il n’y voyait pas plus loin ; aucun esprit de solidarité n’était venu grandir son cœur et élargir ses horizons.

Cubeddu eût voulu tuer un agneau pour nous et nous eûmes bien de la peine à lui faire comprendre que nous ne pouvions pas manger deux fois en deux heures. Il fallut du moins boire de son lait et tremper dans la giunchetta les cuillers de corne de bœuf ; après quoi, distribuant quelques cigares bien accueillis, nous réussîmes à partir. Il était déjà plus de trois heures de l’après-midi. Nous voulions faire un grand détour, en revenant à Nuoro par la route de Macomer. Mais nous avions tout le temps et il nous suffisait de rentrer avant la nuit.


X

Dès lors nous chevauchâmes au pas ; notre dessein était seulement de jouir des bois et de la montagne, je devrais dire mon dessein, car Effisio, toujours absorbé, ne faisait que se prêter à ma fantaisie.

Toutefois, les grandes influences de la nature aidant, mon enthousiasme finit par le gagner. Nous découvrions çà et là d’admirables points de vue, et je me faisais nommer par lui les montagnes, les villages environnants. Quand je dis les villages — il n’y a que des villages en Sardaigne, excepté gliari et Sassari — je veux parler seulement de leur direction, car le caractère de cette campagne est la solitude, une solitude absolue, qui s’étend aussi loin que le regard. Les seuls villages qu’on aperçoive de Nuoro et les plus proches sont Oliena et Orune ; le premier est à deux heures, le second à trois, en voiture ou à cheval ; on ne les voyait point des montagnes où nous étions. Ce n’était partout sous nos yeux que grandes courbes nues ou boisées, mais boisées pour la plupart, mêlées de pointes pittoresques ; des vallées aux chaumes brülés, que relevait par endroits le vert vif de la vigne, et là-dessus tous les charmes de la grande magicienne : voiles aériens, vapeurs bleues, caprices d’ombre et coups de soleil, couleurs vives et nuances fondues, lignes arrêtées, contours vagues, miroitements et enchantements. La nature me monte facilement à la tête ; je sifflais avec les merles, je roucoulais avec les colombes, j’appelais le daim qui fuyait, sans laisser de traces de son passage qu’un long bruissement, et je finis par me jeter sur le sol auprès d’une fontaine, où nous bûmes à longs traits, Effisio et moi, ainsi que nos chevaux.

Il ne fallait jamais presser longtemps Effisio pour qu’il devint poste, expansif, et qu’il lâchât la bride à toutes ses pensées auprès d’un ami. Aussi n’étions-nous pas assis depuis dix minutes que nous parlions de Grazia, et comme il avait longtemps gardé le silence, il me versait tout son cœur avec de grands soupirs, des cris de désespoir et enfin des larmes…

Il l’aimait !… Il ne pouvait cesser de l’aimer ! Il n’aimerait jamais d’autre femme ! Et cependant il était altéré d’amour, plus que nos lèvres ne l’étaient tout à l’heure de cette eau que nous venions de boire. Il voulait vivre, il voulait aimer ! Elle était à lui, car elle l’aimait ! et cet homme n’avait pas le droit de la lui prendre. Fallait-il laisser consommer cette infamie ? Était-ce là vraiment de la délicatesse ? de l’honneur ? Non ! non, lui qu’elle aimait, il devait la protéger, cette enfant, que son père condamnait à la honte d’être possédée par un homme qu’elle n’aimait pas ! Il devait tout donner pour elle, son honneur, sa vie ! Il ferait une grande chose en protestant dans ce pays contre l’abus du droit paternel. Il sauverait Grazia ! C’était à lui, à lui seul, de faire ce que projetait Nieddu. Ne savait-il pas, cet homme, ce lâche Antioco, que Grazia ne l’aimait pas ? qu’en l’épousant il lui faisait violence ? Le viol est un crime ; on le punit. Cet homme avait donc mérité sa condamnation. Quoi ! celui qui voit une jeune fille menacée d’un tel attentat, a le droit et le devoir de la défendre, jusqu’à la mort de l’agresseur ! Et pourquoi donc, lorsque le fait est le même, le droit et le devoir ne seraient-ils pas pareils ? Est-ce la publicité d’un tel crime qui le rend sacré ?…

— Que m’importe ? s’écriait-il. Et moi aussi je courrai la montagne ; la sachant libre, je serai heureux ! Ou, si je ne puis vivre sans elle, eh bien mieux vaut ne plus vivre que de tant souffrir !…

Il ne m’était pas difficile de prouver à Effisio, sans m’arrêter à discuter la moralité de l’acte, qu’en supprimant Antioco, il ne délivrait pas Grazia, à moins qu’il ne voulut aussi tuer de Ribas, l’aïeule et la mère, tous également convaincus du droit qu’ils avaient de disposer de Grazia. On la marierait bientôt à un autre et lui se serait perdu sans la sauver, sans qu’elle pût jamais être à lui.

Alors, il s’indignait contre la faiblesse de son amante, pauvre enfant, pleine de préjugés et de terreurs, depuis ceux de la religion jusqu’à ceux de la famille.

Cette fois, je lui donnais raison, et je m’efforçai de lui faire entendre, sans trop oser l’exprimer, qu’une femme plus instruite, élevée dans les idées modernes, serait plus capable de le rendre heureux.

Mais alors je le vis hausser les épaules, foudroyer d’un regard indigné mes pauvres insinuations, et proclamer que ce qu’il adorait dans Grazia c’était cette ingénuité même, ces croyances aveugles, mais sincères, cet amour du devoir et du sentiment filial, qui la rendaient capable de sacrifier son bonheur… Plus indépendante, il l’eût crue moins dévouée. Plus éclairée, plus forte, eût-elle été si touchante ? En un mot, ce qu’elle était, — oubliant qu’il venait de l’accuser tout à l’heure — c’était précisément le charme et la perfection de l’être ?

Il déraisonnait un peu, mais ne m’en touchait pas moins, et j’en vins, dans une conversation pleine d’attendrissement, à lui promettre d’insister moi-même près de Grazia pour qu’elle se laissât enlever par nous.

— Dis-lui que je mourrai si elle me refuse !…

Et nous fîmes l’enlèvement : nous passâmes en France ; nous trouvâmes de suite un emploi pour Effisio ; nous vîmes la petite maison, où je venais souvent leur demander à dîner ; la charmante jeune femme, dont les grâces et l’esprit se développaient encore dans un milieu plus civilisé ; le berceau… que sais-je ? Et nous nous embrassâmes en nous jurant une éternelle amitié !

Avions-nous raison, étions nous fous ? Question grave, agitée depuis des siècles et non encore résolue, socialement du moins — ou plutôt socialement résolue contre nous. — Mais les romans et la philosophie en ont toujours appelé des droits de la famille aux droits de l’amour, et si nous étions peu philosophes, nous étions en plein roman d’amour, d’imagination et de jeunesse.

Les heures avaient passé ; nos chevaux, las de brouter le gazon brûlé, où la dent seule des moutons pouvait, en l’arrachant, trouver quelques sucs, se mirent à hennir ; les merles et les geais, babillant autour de nous, semblaient s’ébahir du séjour prolongé de ces deux intrus près de leur fontaine. Levant enfin les yeux, nous fûmes surpris de voir que le soleil avait disparu. Il était plus de sept heures. Nous remontâmes à cheval et reprîmes notre route. Quoi que nous fissions désormais, nous ne pouvions arriver avant la nuit, Bah ! nous avions deux fusils et peu d’argent ; nous ne craignions pas les bandits.

Effisio, cependant, chercha à prendre au plus court, et, comme il arrive souvent en pareil cas, surtout dans la montagne, nous trouvant en des lieux où il avait passé rarement, il se trompa. Nous revînmes sur nos pas et nous nous égarâmes encore. Heureusement, les éclaircies n’étaient pas rares ; nous pâmes nous orienter ; mais la nuit tombait, et sous l’ombre que les chênes projetaient dans le chemin, il fallait abandonner complétement nos chevaux à eux-mêmes. Nous nous trouvions de nouveau incertains de notre route, quand une lueur frappa nos regards.

— C’est un feu de bergers, me dit Effisio, allons-y. Un de ces garçons nous servira de guide jusqu’à la route.

Plus de dix minutes nous furent nécessaires pour arriver jusqu’au foyer, dont la lueur se projetait au loin en formant les plus beaux effets dans les feuillages. Nous allions doucement ; mais le pas de nos chevaux avait averti les gens que nous cherchions ; car en approchant, nous les vîmes debout, les yeux tournés de notre côté, dans une attitude inquiète et fort peu hospitalière.

Ils étaient cinq, tous armés d’un fusil, et la dague à la ceinturé. Même à distance, on pouvait reconnaitre que leurs vêtements étaient sales et déchirés. Barbe et cheveux emmêlés, et l’air quelque peu hagard. Dès le premier coup d’œil, je me dis que c’étaient là des bergers de mauvaise mine.

— Ce sont des banditi, me dit Effisio.

Le son tranquille de sa voix en prononçant de telles paroles me surprit ; elles n’avaient pas laissé que de me causer une commotion, et j’arrêtais mon cheval, quand je m’aperçus que le sien marchait du même pas.

— Eh bien ? lui dis-je.

— Nous sommes trop avancés pour reculer ; je suis sûr que tout se passera bien. Je ne serais pas venu les chercher… mais puisque les voilà, remercie la Providence qui te fait tout voir.

Les bandits de leur côté échangeaient leurs observations.

— Ils se calment en voyant que nous ne sommes que deux, et de simples bourgeois, me dit Effisio. Ils ont craint les carabiniers. Faisons bonne contenance !

À peine arrivé près des bandits, il descendit de cheval, le fusil à l’épaule et je l’imitai.

— Salut, compagnons. Nous sommes égarés ; nous avons vu votre feu et sommes venus vous demander le chemin.

Il y eut un silence et un peu d’hésitation ; mais celui qui paraissait le chef, ou du moins le plus influent, répondit bientôt par l’interrogatoire habituel :

— Et où allez-vous ?

— À Nuoro.

— Vous êtes de Nuoro ?

— Oui ; je me nomme Effisio Cambazzu, et mon ami est Français.

Effisio Cambazzu ! dit l’un, je vous ai vu tout petit ; je ne vous aurais pas reconnu. Votre père est mort ?

— Depuis un an.

— Et d’où venez-vous comme ça ?

— De ma pastorizia et de celle de Cubeddu.

— Ah ! ah !

Les bandits échangèrent tous ensemble un regard, accompagné d’un demi-sourire.

— Il est tard pour être dans la montagne.

— Nous avons dormi, puis nous nous sommes égarés. Nous voulions faire un grand tour et revenir par la route de Macomer. Je ne connais pas bien le chemin.

— Vous n’êtes pas loin de la route de Macomer.

— Voulez-vous nous y conduire ?

Ils se consultèrent ; puis l’un d’eux se déclara prêt à nous servir de guide. Cependant, ils échangeaient des regards louches et considérant que nous n’étions que deux contre cing, hommes sauvages et déterminés, je trouvais notre situation peu rassurante, quand Effisio dit :

— Mais nous avons le temps de rentrer ; car la nuit ne sera pas plus noire dans une heure que maintenant. Compagnons, nous sommes fatigués ; permettez-nous de nous chauffer les pieds à votre feu. Vous savez que ceux d’entre vous qui se présentent à mon covile y sont bien reçus ?

— Je ne me suis jamais chauffé les pieds à ton covile, dit celui qui semblait le chef ; mais ça ne fait rien ; sois le bien-venu !

La parole de l’hospitalité était prononcée, Effisio parut s’y fier absolument ; car ôtant son fusil de son épaule, il le jeta sur le sol et en vrai Sarde, se couchant tout de son long sur la terre, il chauffa ses pieds au foyer. Je n’avais nullement froid, et il m’en coûtait, en face de ces hommes armés, de me séparer de mon fusil ; aussi me contentai-je de m’asseoir à quelque distance du feu en gardant mon fusil à l’épaule. Les bandits me regardaient en chuchotant et j’entendais ce mot répété :

— Francese ! Francese !

— As-tu encore des cigares ? me demanda Effisio.

Fouillant dans ses poches, il en retira trois ; j’en avais cinq ou six encore. Cela éclaira toutes les figures. Ils prirent les cigares avec une sorte de cordialité joyeuse, et se mirent à fumer. La conversation devint nourrie. D’abord, l’interrogatoire à mon sujet : « Vous êtes de Paris ? Marié ou non ?… Et que venez-vous faire en Sardaigne ?… Que font vos parents ! etc… Puis, entre ces hommes, dont trois étaient de Nuoro, et mon ami, les nouvelles du village s’échangèrent. Moi, qui ne causais point, j’étudiais leurs visages et m’étonnais de n’y trouver, à l’exception d’un seul, aucun air de férocité. Sauf un peu plus de misère et quelque chose de hagard dans les traits, dû à leur triste vie, ces bandits ressemblaient parfaitement à leurs congénères de la vie civilisée, si toutefois une telle parole peut s’appliquer au chef-lieu de la Gallura orientale.

Ils se laissaient aller au charme de causer du pays et de la famille, bien qu’ils en eussent des nouvelles de temps en temps, soit par les pasteurs, soit par ceux de leurs parents qui venaient les visiter de loin en loin. Un seul était vieux et menait cette vie depuis trente ans Les autres étaient des gars de 20 à 30 ; le chef en avait 35 peut être.

— Savez-vous, dit tout à coup Effisio, que nous ne sommes pas seulement fatigués ; nous avons faim.

À cette déclaration, les bandits se regardèrent.

— Vous devriez, poursuivit mon ami, nous inviter.

— Tu sais, dit le chef, que nous vivons sans manger, nous autres ; il n’y a presque plus de daims maintenant à la montagne, et ils courent plus vite que nous. Quant au pain et au vin, nous n’en goûtons pas deux fois par an.

— Je vous en enverrai, si vous voulez, dit Effisio.

— Hum ! firent-ils, avec désir et défiance tout ensemble.

— Voyons, reprit mon ami en haussant les épaules, je ne suis pas un carabinier, moi, ni seulement un barracello, mais un vrai Sarde. Voulez-vous que je vous envoie deux outres de vin et quelques kilos de papier à musique, par le vieux Cabizudu, à l’endroit que vous voudrez ?

Ils se consultaient des yeux, indécis ; mais ne pouvant se résoudre à refuser. Enfin l’un d’eux proposa un lieu, que les autres repoussèrent.

— Ah ! que vous avez de crainte ! dit Effisio. Tenez, moi, je vais vous dire où je veux faire déposer les provisions.

Il indiqua un lieu, que je ne connaissais point et poursuivit :

— De là, on voit les arrivants d’une lieue à la ronde. Cabizudu viendra vers les six heures du soir, déposera le tout sous la plus grosse pierre et s’en reviendra.

— Bon ! dirent-ils alors ; c’est bien ! nous te remercions.

— Mais en échange, reprit Effisio, vous allez bien nous offrir une côte d’agneau rôti ?

Che agnello arrostito ! Quel agneau rôti ? s’écria le chef, d’un air à la fois étonné et indigné. Te moques-tu de nous ?

— Allons, allons ! compagnons, je connais ça ; ne sommes-nous pas tous du pays ? Vous avez laissé éteindre le feu, je sais pourquoi ; et je sais aussi pourquoi vous l’avez allumé. Est-ce parce qu’on m’a dit aujourd’hui, à ma pastorisia, qu’un agneau avait disparu la nuit dernière, que vous allez croire peut-être que je mangerai celui-ci de moins bon cour ? Bah ! un agneau n’est qu’un agneau, et je ne dis pas d’ailleurs que ce soit le même. Allons déterrez le rôti, et je vous promets 5 kilogrammes de cuisse de vache, en plus du pain et du vin.

Su Diavolo ! Tu es un vrai Sarde ! s’écria le chef en riant.

Les autres bandits se levèrent, et, à ma grande surprise, ayant balayé les braises et les cendres, et levé une couche mince de gazon, ils découvrirent un trou, dans lequel je vis, entre les pierres et les branches, un agneau qui me sembla cuit à point. Les bandits le retirèrent et le posèrent sur une écorce de liège, tandis que l’un d’eux, prenant une outre, courait à la fontaine voisine chercher de l’eau.

— C’est ainsi, me dit en français Efficio, que se cuisent à la montagne les agneaux volés, afin d’éviter les surprises.

Ce rôti, cuit à la sauvage, était loin d’être mauvais ; nous avions grand appétit, et il n’en resta que les os, lesquels furent enterrés à la même place. Quant à la peau, elle avait déjà été mise en lieu de sûreté et devait servir plus tard à la confection d’un vêtement.

(À suivre.)
André Léo.
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 17 MAI 1878.

(19)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

X. — (Suite.)

Le repas fait, je pensais que nous allions partir, quand Effisio, qui était en veine d’audace et voulait servir ma curiosité, ouvrit un autre propos :

— Après un banquet entre bons compagnons, l’usage est de chanter ; mais nous n’avons pas de vin pour nous éclaircir la voix, et peut être avez-vous oublié les chansons de nos foyers ? Nous devrions plutôt nous raconter des histoires. Voici mon ami, qui est de Paris, et fort curieux des choses de notre pays. C’est un homme plein d’esprit ; il sait bien que les choses ne vont pas en ce monde partout du même train ni comme on le veut. S’il vous plaisait de lui raconter chacun votre histoire, il en serait content, et je pense bien qu’il voudrait ajouter aux provisions que j’enverrai un paquet de cigares pour chacun de vous.

À ce mot, les yeux s’ouvrirent : un paquet de cigares pour chacun d’eux ! Quel luxe et quelle source de jouissances ! Toutefois, la proposition était hardie, et à l’entendre plus d’un avait froncé le sourcil.

— Et pourquoi faire, ces histoires ? demanda le chef d’un ton brusque.

— Pour les raconter là bas, dit Effisio d’un air ingénu. Vous ne savez donc pas combien les voyageurs sont heureux quand ils ont quelque chose de nouveau à dire ? À Paris, qui est, comme vous le savez, la plus grande ville du monde, on aime beaucoup la Sardaigne, à preuve que les Français ont voulu la prendre autrefois ; mais on n’en sait pas grand chose, parce que les. Parisiens ne viennent point ici. Alors, cet homme-là fera fureur, quand il pourra conter ou même écrire ce que vous lui aurez dit.

L’explication parut les satisfaire.

— Après tout, dit le chef, la justice la sait, notre histoire, et je ne vois pas pourquoi nous ne la dirions pas à un bon enfant, qui veut s’instruire des choses d’ici.

Donc, je vais vous dire la mienne.

Et d’abord, signor, poursuivit-il en s’adressant à moi, je suis celui qu’on appelle le Maccione[15] et dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, peut être ?

— Ah ! vous êtes le fameux Maccione, dit Effisio d’un air fourbe qui ne me convainquit pas.

Mais l’amour-propre est crédule à la montagne comme à la ville, et en Sardaigne comme ailleurs. Le Maccione se rengorgea, et lâcha comme eut pu le faire un des nôtres, le moi-même, qui paraît-il est également de tous les pays et de tous les temps.

— Écrivez ce nom-là, monsieur, me dit-il.

J’obéis à son injonction et il poursuivit :

— J’ai trente-quatre ans aujourd’hui ; alors j’en avais vingt-deux. Un soir, mon frère me dit : J’ai une amoureuse. Veux-tu venir avec moi ? — Je le suivis. La belle me fit bon accueil, et ils se mirent à se baiser que le feu m’en venait aux lèvres. Il y avait là une petite servante à qui je me mis à faire la cour. Tout à coup, on frappe à la porte. Pan ! pan !

— Qui est là ? — Moi ! dépêchons-toi d’ouvrir.

— Il padrone ! me dit la serva épouvantée. — Je cours dans la chambre à côté ; mon frère n’a que le temps de se revêtir et de sauter par le bacon, dont je lui avais déjà montré le chemin. Malheureusement, il s’y prend de façon qu’un de ses caleçons s’accroche ; il tombe et se casse la jambe. Inquiet de ne pas le sentir sur mes talons, je revenais, quand j’aperçois sur le balcon le mari, son fusil à la main, qui visait mon malheureux frère gisant à terre. Je n’ai pas le temps de crier ; le coup part ; j’entends un gémissement… mon frère est mort !…

Je le pris sur mes épaules et le rapportai à la maison ; puis, saisissant mon fusil, je retournai chez le meurtrier. La fenêtre était encore ouverte, et il se faisait un grand tapage au dedans. La femme gémissait, le mari la battait. Je remonte par le balcon, tenant mon fusil entre mes dents. Il y avait de la lumière dans la chambre ; je tire l’homme, et je l’étends roide ; puis je m’en vais.

Le lendemain, on venait pour m’arrêter, mais j’étais déjà parti : — Voilà mon histoire. Car après cela, de vous dire jour par jour ce que j’ai fait, ce serait monotone et… trop long, ajouta-t-il, avec autant de discrétion que de modestie.

Nous le remerciâmes et nous priâmes son voisin, un jeune homme d’assez agréable figure, de prendre la parole à son tour. Il s’excusa de ne pas savoir parler ; mais, dit-il, je raconterai la chose tout simplement, comme elle est.

Un jour, au bal, je vis une jeune fille qui me plut. Je lui pris la main ; elle me parla ; nous nous revîmes plusieurs fois et toujours nous dansions ensemble avec un plaisir plus grand. Elle m’apprit que son père avait été tué dans une querelle et qu’elle n’avait plus que sa mère et deux frères. Je lui dis :

— Veux-tu être ma femme ?

Elle rougit d’abord et ne dit rien ; moi, sachant où elle demeurait, j’allai sous sa fenêtre la nuit suivante ; car je ne pouvais attendre à l’autre dimanche ; et je jetai du sable dans ses vitres. Elle ne dormait pas non plus, puisque la fenêtre s’ouvrit aussitôt, et d’une voix tremblante :

— Que me veux-tu ?

— Je veux te parler, dis-je, viens ! Il faut que tu viennes !

— Prends garde ! si mon frère nous entendait.

Mais moi je ne craignais rien, sinon qu’elle ne m’aimât point et lui répétait :

— Viens ! Il faut absolument que je te parle, ou je passe ici la nuit.

Elle sortit à pas de loup ; j’étais fou de joie et je la serrais dans mes bras. Nous allâmes tout près de là, dans une cour abandonnée.

— Veux-tu être ma femme, lui demandai-je encore, et, cette fois, elle me dit oui.

Le lendemain, j’allai la demander à son frère ; mais c’était un garçon plein d’orgueil. Il ne me trouva pas un assez bon parti ; sa sœur était jolle, Il voulait la marier riche- ment et il me refusa net. Je lui dis :

— Prends garde ! bientôt je vaudrai mieux que toi, ce qui signifie, signor, vous n’êtes pas sans le comprendre, qu’un vivant vaut mieux qu’un mort.

Deux autres fois, encore, j’allai lui dire :

— Veux-tu me la donner ?

Mais il répondit toujours non et défendit à Tommasa de danser avec moi. J’allai un jour l’attendre sur le chemin de sa vigne et le tuai.

Il s’arrêta sur ce mot, du même air simple dont il avait parlé.

— Et naturellement, lui dis-je, cela ne vous a pas fait épouser la sœur.

— Non, signor ; mais autrement je ne l’aurais pas épousée non plus, et du moins, je me suis vengé.

— Voyez-vous, me dit le Maccione d’un air paternel ; il ne faut pas vous étonner. Nous sommes tous ainsi : On a de la misère ; mais on est content de s’être vengé. Nous ne sommes pas des minckioni (pleutres, dupes), nous autres. Nous ne supportons pas les in- jures ; ce qui nous est le plus cher, c’est l’honneur !

Celui qui venait après, un homme à l’air, louche et maussade, nous dit :

Un soir, j’étais allé à pied à Nuoro ; car je suis d’Orune. Et j’étais bien las quand, en revenant, je passai près d’une tanca, où paissaient plusieurs chevaux. Ils vinrent au bord du mur pour me voir, et il y eut une jument, une jolie bête, ma foi, qui avança la tête par-dessus le mur. Je me mis à penser : En voilà une qui ferait bien ton affaire ! Et qui t’empêche de la prendre et de la renvoyer à l’aube, demain matin, par ton petit frère ; tu auras ménagé tes pauvres jambes et le propriétaire ne s’en apercevra seulement pas. Là-dessus, comme j’avais une corde en poche, je la lui passe autour de la bouche, et la fais sortir, par une brèche du mur. Il se trouva qu’elle avait un poulain, qui la suivit. Par mon patron ! je ne m’en étais pas aperçu d’abord ; mais, la chose étant faite, je me dis : Tant pis, le petit suivra sa mère, ça lui apprendra les chemins. Pour mon malheur, mon petit frère s’en était allé dans la pastorizia de notre oncle, de sorte que je ne pus renvoyer les bêtes. Comment surent-ils qu’elles étaient dans mon champ, si loin de Nuoro ? Je ne peux pas me l’imaginer ; car j’étais revenu par le crépuscule et n’avais rencontré personne.

Je vois un jour arriver les carabiniers : ils s’étaient mis à quatre pour me conduire en prison. Je veux leur expliquer… Rien : ces gens-là ont la tête si dure ! Ils m’ont laissé là-dedans deux ans ! Croyez-vous ? quand j’avais ma femme et mon petit à nourrir ! et après tout ce temps-là, ils n’ont pas, eu honte encore de me faire un procès ! Les juges, aussi bêtes que les carabiniers ! ça ne veut rien entendre, et mon avocat, un fainéant qui, au lieu de me défendre, disait des choses où l’on ne comprenait rien. Alors ils m’ont condamné à quinze ans de travaux forcés, pas moins.

« Je ne les ferai pas, me suis-je dit, non ! c’est trop injuste. Il y a seulement dix ans, les gens de chez nous et ceux d’Orgozolos s’en allaient en plein jour chercher fortune dans les campidani (plaines), et moi, pour avoir emprunté une pauvre jument… Non, c’est trop fort !

» Il y avait dans la foule, comme on me reconduisait en prison, ceux d’Orune, venus pour témoigner, et quelques-uns de Sallove, que je connaissais bien, et ils s’étaient tous mis ensemble sur mon passage. Arrivé à eux, je leur dis :

» Attention ! les camarades ! je fais le plongeon.

» Ils se jettent sur moi comme pour me prendre, mais bien pour empêcher les carabiniers de me rattrapper. Je file ! ils me suivent, et font si bien, que je m’échappe, et qu’ils font courir les carabiniers du côté opposé à celui que j’avais pris. Plus d’un de Nuoro aurait pu parler, qui n’a rien dit. Bah ! tout le monde ici a le cœur noble et ne veut pas perdre le prochain pour ces petites choses. La nuit, j’étais dans la montagne, et l’on ne m’a pas repris. »

— Oui, dit le Maccione, d’un air où le mépris se mêlait à l’excuse, assez étrangement, c’est là toute son affaire ; il n’a pas même tué un carabinier.

— Ça pourra venir, dit l’homme en grommelant.

— Et toi ? demanda Effisio à un jeune homme, placé près de lui, et qui riait, en montrant les dents blanches d’un fauve.

— Moi, je suis fils d’un brave contadino (paysan). Mon père avait 60 hectares de terre, qu’il travaillait de son mieux et nous. l’aidions ; mais en ce pays-ci mieux vaudrait ne pas travailler, puisque tout est pour l’esatore (percepteur) et rien pour nous autres. Le bien de mon père valait neuf à dix mille francs ; il nous rapportait à tous de quoi manger, mais guère plus, et chaque année cependant c’était 250 francs qu’il fallait payer au fisc, outre les impôts de la commune et encore, ceux de la province. Mon père vendait chaque année quelque terrain pour s’acquitter, ou bien c’était le fisc lui-même qui faisait vendre, et, chose à faire mettre en colère tous les saints du paradis, nous n’en payions pas moins depuis dix ans les impositions des terres vendues, sans que mon père pat arriver à se faire dégrever.

À ce point du récit, je regardai Effisio d’an air étonné ; il me répondit laconiquement :

— C’est souvent ainsi.

Le jeune homme continuait :

« Mon pauvre père se dévorait d’ennui, et nous étions tous indignés, quand voilà qu’on veut faire des réparations à la mairie, au tribunal, que sais-je, pour mettre leurs seigueuries plus à l’aise et rendre la ville plus belle. Alors, le conseil vota une imposition nouvelle, et le syndic — il nous en voulait s’arrangea pour nous faire payer une forte somme ; mon père alors l’alla trouver et lui dit :

— Comment voulez-vous, Simone Sini, que puisse payer plus que mon bien ne produit ? Et cependant cela est ainsi depuis la dernière imposition de la commune. Voyez… Et il montra par le détail que c’était la vérité. Mais au lien d’avoir pitié de lui, le syndic se fâcha et répondit :

— Est-ce que c’est moi qui fais le cadastre ? va te faire dégrever par l’esatore, si tu peux ; mais pour la commune, il faut qu’elle ait de l’argent.

Mon père, quand il revint chez nous, était tout blême ; il se mit au lit le lendemain. Lui qui aimait tant son bien, quand il vit qu’il fallait y renoncer pièce à pièce, et que pas moyen n’était de vivre en travaillant, ce fut pour lui le coup de la mort : il ne s’en releva point. Pendant sa maladie, moi qui étais l’aîné, j’allai chez le syndic et lui dis :

— Simone Sini, mon père se meurt du chagrin qu’il a de ses trop fortes impositions ; je viens vous demander de lui faire justice, afin qu’il reprenne courage et vie.

— Va te promener ! me cria-t-il ; si ton père est malade, c’est au médecin qu’il faut aller. Mais pour le dégrever, je n’y puis rien. Si je faisais qa, ils se mettraient tous après moi ; car il n’en manque pas d’autres dans le même cas. Les choses resteront comme elles, sont.

« Mon père mourut. La veille de sa mort, il avait dit : — Simone Sini ! Simone Sini ! j’ai des fils ; je te les laisse — Et le jour des funérailles, ma mère appela vengeance sur tous ceux qui avaient été cause de la mort de mon père, et nomma Simone Sini.

Après avoir conduit mon père au cimetière je revins à la maison charger mon fusil ; puis, en plein jour, sans me cacher, j’allai sur la route d’Oliena attendre le syndic. Il avait un jardin de ce côté, où il se rendait chaque soir, vers quatre heures. Et quand il vint et qu’il passa devant moi, je lui dis :

— Simone Sini, recommande ton âme à Dieu, car tu vas aller rejoindre mon père.

Il se mit à trembler, à s’excuser, et sa femme, qui était avec lui, pleurait et me suppliait. Mais nous aussi, nous avions supplié en vain ! Il essaya de me désarmer ; j’étais plus fort que lui, je le tuai à bout portant, pendant que sa femme criait au secours. On accourut ; mais nul n’osa m’arrêter. J’avais d’avance embrassé ma mère, et je m’en allai à la montagne, où je suis depuis deux ans, ne regrettant pas ce que j’ai fait.

Il ne restait plus que le vieillard. Il haussa les épaules d’un air de dire ;

— Je n’ai pas grand’chose à raconter. Et cependant, pressé par nous, il prit la parole ainsi :

— De mon temps, ce n’était pas du tout la même chose. Il n’y avait pas de routes comme à présent ; les carabiniers n’osaient pas mettre les pieds chez nous, et nous disions, nous autres : Puisque la plaine est plus fertile, c’est juste qu’elle nourrisse la montagne ; et nous partions par bandes, tantôt pour le Campidano d’Ozieri, ou pour Bosa, et jusqu’à Oristano. Souvent, les femmes elles-mêmes venaient avec nous. Nous rapportions de l’argent, du bétail, tout ce que nous pouvions prendre ; et c’était fête au village quand nous revenions. Mais voilà qu’on vient nous dire qu’il ne faut plus faire ainsi, que le gouvernement va y mettre ordre, et que nous serons punis. Bah ! nous envoyons promener le gouvernement. Qu’il nous laisse tranquille est-ce qu’on peut vivre autrement ? Ce qui s’est fait se fera. Et nous continuons, naturellement, puisque c’était la coutume, en prenant seulement un peu plus de précautions. Mais une fois, ces maudits carabiniers nous tombent dessus, et en tuent des nôtres, et en font prisonniers. Beaucoup se sauvèrent, dont j’étais, et nous retournâmes dans notre village, où nous croyions être en sûreté. Pas du tout ! le lendemain, les carabiniers arrivent, fouillent toutes les maisons, et veulent emmener ceux qu’ils soupçonnent d’avoir été à la grassazione.

Ma femme me fit échapper, et le lendemain elle vint me dire qu’il ne fallait pas rentrer de sitôt, que les carabiniers restaient dans le village, et qu’ils me cherchaient. Je retournai bien chez nous plus tard, et de temps en temps. Nous fîmes, et nous ferons plus d’un coup, les amis et moi. Mais à présent, ces gens de justice deviennent de plus en plus enragés, et l’on ne peut plus dormir tranquille dans son lit. Depuis la mort de ma femme, je ne suis plus retourné à Lallove. On peut venir me trouver quand on a besoin de moi ; mais je veux laisser mes os dans la forêt et non pas dans la prison.

Les remerciant de nouveau, nous allions partir, quand le Maccione nous dit :

— Vous faites bien, les seigneurs avec nous. Pourquoi ne racontez-vous pas aussi vos histoires ?

— Parce que, lui dis-je, nous n’avons rien fait qui puisse être comparé à vos exploits. S’il y avait ici un simple pasteur, qui eût passé sa vie à traire les vaches ou les brebis, lui demanderions-nous son histoire ? Nous avons vécu dans nos familles, nous avons couru le monde, en chemin de fer, ou en bateau à vapeur. Tout ceci n’a rien qui puisse vous intéresser.

— Mais vous êtes Français, me dit-il ; tout le monde parle de la France, nous ne la connaissons pas ; il parait que c’est un pays où il s’est passé de si grandes choses, et dernièrement des choses terribles. Parlez-nous de la France.

J’avoue que mon chauvinisme fut touché, que je répondis longuement, et non sans émotion, aux questions qu’ils m’adressèrent, et que je me plus à les passionner de mes récits. Qu’on me pardonne cet égard pour des bandits !

Dans l’état d’ignorance et de préjugés traditionnels, où vivent encore les montagnards de la Sardaigne, il serait injuste de ne voir dans les banditi que des malfaiteurs odieux ou vulgaires. Ces peuples pasteurs, qui dormaient depuis des siècles au sein des civilisations antiques, doivent en ce moment passer de force, violemment et douloureusement, de leur état primitif à la civilisation du dix-neuvième siècle, que leur expliquent seuls la prison, la potence ou le bagne. Ce ne sont pas leurs prêtres, la plupart dépravés et agents d’une doctrine arbitraire et surannée qui peuvent les éclairer. L’école est là, plus qu’ailleurs, ce qu’elle est partout : lettre sans esprit, corps sans âme. Il n’est donc pas permis de les juger sur ce qu’ils n’ont pas reçu, et ne sauraient deviner. Si leur préjugé d’honneur est faux et barbare, il n’est pas du moins égoïste, et ils lui sacrifient sans balancer leur vie et leur repos.

Il était près de dix heures ; nous allâmes chercher nos chevaux, qui paissaient près de là attachés à des arbres :

— Vous feriez mieux de passer la nuit ici, dit le Maccione.

Et il insistait.

— En vérité, c’est impossible, dit Effisio ; mon ami a un rendez-vous, qu’il ne voudrait pas manquer pour tout au monde.

— Un rendez-vous ! À minuit ?

— Non, à une heure, je crois ; n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en se tournant vers moi.

J’appuyai son dire, et ils éclatèrent de rire, en s’écriant :

— Ah ! le Français !

Pourtant, nous eûmes un moment sérieux : le Maccione, avait pris l’arme d’Effisio, un remington, et le considérait avec envie :

— Voilà un beau et bon fusil !

— Oui, répondit Effisio, et dont je ne me séparerai jamais ; car c’est avec lui que je me suis battu pour la liberté.

— C’est juste ! dit le bandit.

Et il lâcha le fusil, que mon ami reprenait avec une sorte d’autorité.

Conduits jusqu’à la grande route par l’assassin du syndic, nous arrivâmes à Nuoro une heure après. Et, le lendemain, fidèles à nos promesses, nous expédiâmes Cubizudu à cheval, chargé des provisions susdites, et sans oublier les paquets de cigares, au lieu convenu.


XI

Je m’étais chargé d’une mission délicate : parler à Grazia et la faire consentir à nous suivre en France. Lui parler seulement n’était pas aisé. J’avais conservé mes entrées chez de Ribas ; mais comme Effisio, par une réserve nécessaire, n’y allait plus sans être appelé, je m’y présentais moi-même très-rarement. De plus, Grazia m’évitait, comme si j’eusse été pour elle une partie d’Effisio : Depuis un mois, je ne lui avais parlé en particulier et n’en aurais point eu l’occasion. La trouverais-je maintenant ! La recherche seule paraitrait suspecte. Aller plusieurs jours de suite chez de Ribas ; quand je n’y étais pas retourné depuis l’assemblée de famille, où l’on m’avait admis, c’était exciter inévitablement la surprise et la défiance. Il me fallait, réussir du premier coup. Mais le moyen ?

Ne trouvant rien de neuf, j’allai me promener sur le chemin de la fontaine, où je ne réussis, pendant une heure, qu’à m’attirer les regards et peut-être les quolibets des belles filles rieuses, qui montaient ou descendaient, la cruche droite ou renversée. Grazia ne venait point, et, quand même, comment lui parler au milieu de ces compagnes ? Je me voyais réduit à attendre bêtement un incident qui eût de l’esprit pour moi ; mais je ne pouvais raisonnablement y compter. Aussi éprouvais-je assez de mauvaise humeur.

D’autant que ma conscience n’était guère plus satisfaite que mon amour-propre. Séduire — et par procuration encore — la fille de son hôte, précisément en usant des droits de l’hospitalité dans un pays où l’hospitalité est une religion, ceci relevait peu mon courage, et, bien que je n’eusse aucun doute sur la supériorité des droits de l’amour et de la liberté personnelle, sur ceux de la famille, je n’en ressentais pas moins une impression pénible d’avoir à agir par des moyens occultes. Toutefois, renoncer à l’exécution de ma promesse, je ne la pouvais. Effisio l’attendait dans une fièvre d’espoir, et le matin même, en m’embrassant, il m’avait appelé son sauveur par avance.

— Je m’engageai de plus en plus dans la voie mauvaise, en voyant paraître Effisedda.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 18 MAI 1878.

(20)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XI. — (Suite.)

Effisedda était avec ses amies, d’autres adolescentes, et elles jasaient toutes ensemble, comme des grives, lorsqu’elle m’aperçut. Je la vis rougir ; puis elle me salua d’un air grave. Nous ne nous étions pas revus depuis la scène de la fontaine, où, après l’avoir protégée contre Raimonda, je l’avais, en lui mettant sa cruche sur la tête, sévèrement grondée.

— C’est mon père qui me l’a dit ; m’avait-elle répondu en pleurant.

Et il est certain que la faute n’était pas sienne. Malgré la majesté de son attitude, je vis dans ses yeux noirs qu’elle eût désiré me parler, et, feignant d’être occupé d’un arbuste qui croissait au bord du chemin, je l’appelai. Dérision ! Toute la bande la suivit, et quand je demandai le nom de l’arbuste, elles me rirent au nez, en vraies paysannes. Peut-on s’intéresser à un arbuste qui vient sur tous les chemins ? Je n’en demandai pas davantage et l’essaim repartit, en bourdonnant, et riant encore du Francese.

Peut-être pourrais-je rencontrer Grazia seule dans son jardin ? C’était une faible chance, pourtant à peu près la seule, de lui parler en particulier ; mais comme je ne pouvais escalader le mur en plein jour, qu’il me fallait par conséquent passer par la maison, ou je devais rencontrer les membres de la famille, cela devenait absurde.

Que faire ?

Heureusement, à défaut de l’intelligence, l’instinct nous reprend. Après avoir longtemps marché sur la route, et malgré ces réflexions décourageantes, je revins par le chemin de la fontaine, sur la hauteur d’où l’on pouvait jeter les yeux dans le jardin des Ribas. Grazia n’y était point, mais Effisedda ; et comme cette fois elle était seule, — déjà des hypocrisies de jeune fille ! — elle vint à moi très vivement, jusqu’au bord du chemin. Je m’étais approché de mon côté. Gracieusement, elle s’accouda sur le mur.

— Qu’il y a de temps qu’on ne vous a vu !

— Nous sommes allés à la montagne.

Et je lui racontai notre rencontre avec les bandits, qui l’amusa énormément ; en la priant de n’en pas parler, ce qui la flatta encore plus. Dès lors, j’avais retrouvé toute sa confiance.

— Oh ! me dit-elle, d’un petit air important, il ne fallait pas en avoir peur ; les bandili ne sont pas méchants ; nous n’en avons pas peur, nous autres ; il y a parmi eux des amis de papa. C’est la justice qui est si mauvaise contre eux. Pauvres gens !

— Sais-tu, lui dis-je, ramenant la conversation à mes fins, que tu prends des airs de grande fille ? Tout à l’heure, en t’apercevant dans le jardin, j’ai cru voir Grazia.

— Oh ! je suis bientôt presque aussi grande, répondit-elle en se redressant.

— Mais n’était-elle pas avec toi, Grazia ?

— Non, je viens de la conduire à l’église ; elle y va tous les soirs maintenant, quand il n’y a personne ; elle devient si dévote, depuis qu’elle doit se marier !…

— C’est donc cela qu’on ne la voit plus ?

— Comment ! Est-ce que tu veux qu’elle aille te voir ?

Et elle se mit à rire.

— Eh bien ! qu’y aurait-il de mal ?

— Oh ! rien. Mais ce n’est pas la coutume.

— Je dis cela, parce qu’étant allé chez vous une fois ou deux, je ne l’ai pas vue.

— C’est vrai qu’elle devient sauvage. Elle va souvent dans sa chambre, excepté quand Antioco est à la maison.

— Ah ! Elle veut le voir ?

— Il faut bien, puisqu’il est son fiancé. Mais c’est qu’elle ne veut pas qu’il aille dans sa chambre. Alors elle n’y va plus.

Tandis que je cherchais un prétexte pour me retirer, elle poursuivit en me regardant.

— Tu es fâché qu’elle se marie avec Antioco.

— Moi ! Et pourquoi ?

— Oh ! je le sais bien !… Tu pars déjà ?

— Effisio m’attend.

— Effisio ! c’est vrai qu’il est plus gentil ; moi aussi je l’aimerais mieux, va ! Mais que veux-tu ? il faut bien obéir à ses parents.

Elle poussa un grand soupir, un soupir de femme, et, serrant la main que je lui tendais, elle jeta dans mes yeux un regard brulant, dont elle-même ignorait le sens et qui m’émut malgré moi.

Je marchai rapidement vers l’église ; il y en a beaucoup à Nuoro, comme dans tout le Midi ; et je n’avais pas osé demander d’indication à Effisedda ; mais j’entrai sans hésiter dans la plus proche. Elle était petite et nue, et je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus agenouillée dans une chapelle une jeune fille, qu’à sa taille svelte et pure, je reconnus être Grazia. Malheureusement il y avait dans l’église une autre femme agenouillée près du chœur. Mais je n’étais pas venu pour manquer une telle occasion. Je fis le tour de l’église en amateur bien que très-rapidement, et arrivé près de Grazia, je me mis à genoux, — oui, ma foi ! car c’était la posture la plus avantageuse pour ce que j’avais à faire, — je me mis à genoux dans une chaise placée près d’elle, un pou en arrière ; la dévote nous tournait le dos ; mais il y avait tout à parier que n’entendant plus marcher, elle se retournerait. On sait bien que la dévotion ne laisse rien perdre à la curiosité. Alors elle me croirait en prières, à moins que mal penser ne soit un devoir des âmes pieuses ?

Grazia, elle, ne se retournait point. Avait-elle seulement entendu mes pas ? Elle était comme abimée dans son recueillement ; pas un musele qui bougeât, une prostration complète. Prosternée sur les marches de la chapelle, le front baissé, les mains serrées contre sa poitrine, elle semblait moins grande et plus menue, tant ce pauvre être se repliait, s’écroulait en quelque sorte, sous le poids de la douleur. Elle me causa une pitié profonde et ce qui me restait de scrupules s’évanouit.

— Grazia ! murmurai-je.

Elle eut un lent mouvement, comme si elle se réveillait, mais sans avoir compris. Je la vis passer machinalement sa main sur son visage, humide sans doute.

— Grazia, repris-je, en soufflant tout bas les mots vers son oreille, c’est moi c’est votre ami ! j’ai besoin de vous parler. Ne vous retournez pas ; écoutez-moi seulement, et tâchez de me répondre de même, sans bruit.

Elle eut un frémissement et fit un léger signe de tête ; je vis qu’elle avait compris, et je poursuivis :

— Je viens au nom d’Effisio vous demander s’il est possible que vous puissiez abandonner celui qui vous aime et que vous aimez ?

Le ruban bleu de son corset s’agitait et maintenant ce n’était que mouvement et vibration dans cet être, tout à l’heure anéanti. Elle ne put me répondre que par un geste désespéré.

— Grazia, lui dis-je, vous ne comprenez ps votre devoir véritable ; c’est commettre un crime envers vous-même et un sacrilége que d’épouser un homme que vous n’aimez pas. Le mariage est une chose sacrée ; il n’est pas dans la loi ni dans le prêtre ; il est dans l’amour. Effisio seul est votre mari !

Les mains jointes de la pauvre enfant se crispèrent, et, tournant la tête à demi vers moi, elle me jeta ces paroles haletantes :

Oh ! taisez-vous ! Ayez pitié de moi ! C’est parce que j’ai pitié de vous que je veux vous épargner une vie de honte et de désespoir, Grazia I et de remords. Effisio ne peut vivre sans vous… il souffre mille tortures ! Il ne supportera pas votre mariage avec un autre, Est-il possible que, l’aimant, vous le condamniez à tant souffrir ?

La jeune fille s’affaissa sur ses genoux, en élevant son visage vers l’autel, — un visage de martyre tendu par la souffrance, — puis, se tournant vers moi, elle me regarda d’un air effaré, comme si, au sortir de l’extase mystique où un moment avant elle se trouvait plongée, elle m’eût pris pour le tentateur, revêtu d’une forme amie. Il est certain qu’au point de vue catholique, je pouvais passer pour jouer le rôle du diable ; mais telle n’était point ma conviction.

— Suis-je libre ? dit-elle enfin, vous savez bien que je ne le suis pas.

— Vous pouvez l’être. Effisio vous en a proposé le moyen ; acceptez-le et ne pensez pas mal faire. Croyez-moi bien, mon enfant, le plus grand mal en ce monde est de mentir aux autres et à soi-même.

— Abandonner mes parents, te serait un crime !

— Non, puisqu’ils vous ont mise contre eux dans le cas de légitime défense, en attaquant votre liberté et votre honneur.

— Obéir à son père et à sa mère, est commandement de Dieu.

— Croiriez-vous devoir leur obéir, s’ils vous commandaient un meurtre ou une infamie ?

— Non, mais…

— Eh bien ! en vous commandant le mariage avec un homme que vous n’aimez, pas, ils vous commandent une infamie ; en vous ordonnant d’abandonner Efficio, ils vous commandent un meurtre.

Je n’étais pas sans jeter de temps en temps un coup d’œil sur la dévote ; je la voyais toujours immobile à sa place ; et cependant l’église était si petite que nos chuchotements devaient arriver jusqu’à elle. On l’eût prise pour un simulacre de la prière, si la coiffe blanche et le corsage écarlate de Nuoro eussent permis le moindre doute.

— Écoutez, dis-je encore à Grazia, qui, tremblante et torturée, ne répondait pas. Nicus vous demandons un nouvel examen de votre devoir. Effisio vous le demande ; il en a le droit. Vous ne pouvez refuser de l’entendre encore. Soyez cette nuit, à une heure, dans votre jardin.

— Le voir ! lui parler ! dit-elle ; oh ! non ! non ! Vous voulez me perdre ! Je ne puis pas ! Non, cela ne doit pas être !

Elle avait dit ces mots d’un timbre dont les vibrations éclataient, malgré l’étrangle- ment de sa voix. Effrayé de son imprudence je lui montrai notre compagne de l’église, mais cette dévote étonnante n’avait pas fait un mouvement. Je me sentais pris d’une ; estime sincère pour sa piété, quand je la vis se lever, faire sa génuflexion et sortir de l’église, sans avoir jeté un regard sur nous.

— Voilà un bel exemple de délicatesse et de discrétion, pensais-je, et je dis à Grazia, d’une voix toujours contenue, mais plus haute cependant, car nous étions seuls :

— Je crains que cette femme vous ait entendue.

— Rassurez-vous, me dit la jeune fille, elle est très sourde.

Tout me fut expliqué ; mais d’autres pouvaient venir, doués de bonnes oreilles ; les yeux seuls étaient de trop. Aussi me hâtai-je de reprendre ma négociation, de répéter avec plus de développement et d’insistance tout ce que j’avais dit déjà et de peindre la douleur d’Effisio, qu’un seul espoir soutenait encore. La pauvre fille s’était levée et se tenait debout près de moi, tournant le dos à l’autel, dans un état inexprimable. Elle ne m’imposait pas le silence ; elle ne me parlait point de sa réputation, qu’un tel tête-à-tête, en se prolongeant, pouvait compromettre ; ni même, en sa qualité de chrétienne, des convenances du lieu ; elle m’écoutait de son âme tout entière.

— Oh ! me dit-elle, que vous me faites de mal ! Depuis un mois, je travaille à accepter le devoir que m’a imposé la volonté de mon père ; et c’en est bien assez ! j’ai trop à faire, hélas ! avec mon propre cœur ! Pourquoi venez-vous tout renverser ainsi dans ma tête ? Si je n’ai plus le devoir, que deviendrai-je ?

— La femme d’Effisio.

Elle mit ses deux mains sur son visage et ne répondit pas tout de suite.

— Ce que vous me demandez de faire, dit-elle enfin, cela s’appelle dans le pays être une fille sans honneur, une coureuse, une maudite. Moi-même j’ai dit ainsi.

— Qu’importe ! si vous aviez tort. Vous défiez-vous de lui, de moi ? Je le renierais s’il manquait à ses devoirs envers vous.

— Une fille déshonorée !… Oh ! non ! non ! reprit-elle en frémissant. On dit que leurs amants eux-mêmes ne peuvent plus les aimer, alors !

— Effisio n’est pas de ceux-là. Il vous estimera comme auparavant et vous aimera davantage.

— Et ma famille ? Vous ne savez donc pas qu’ils en mourraient de honte, sinon de chagrin ? Jamais ! Jamais ! Laissez-moi !…

Je voulus reprendre la parole ; elle mit la main sur mon bras avec autorité :

— Laissez-moi ! répéta-t-elle ? Vous venez me tenter dans le saint lieu. Ah ! que vous me faites de mal ! Si vous saviez !… Ne m’accusez pas de ne pas l’aimer ! Je viens là tous les soirs demander à la sainte Madonna grâce et merci. Je prie, je pleure ; ma pauvre tête se fatigue ; la pensée m’emporte, et là, au pied de l’autel, en dépit de ma prière, je ne songe qu’à lui !… C’est à lui que je pensais tout à l’heure, quand vous êtes venu, sans m’apercevoir même de mon sacrilége…. Oh ! je suis perdue 1… Oui, mon père commet un grand péché. Mais je n’y puis rien, que prier pour que Dieu l’éclaire. Ne me tentez plus ! Tout ce que vous m’avez dit, je ne pourrai l’oublier, et je l’entendrai de nouveau quand je serai seule. J’ai tant de peine, hélas ! Oh ! que je suis malheureuse ! Oh ! je ne savais pas qu’on pût tant souffrir !…

Je n’osais toucher à sa religion, de peur de l’effrayer plus encore. Au fond, je la voyais sérieusement ébranlée ; mais ce n’était pas par le raisonnement, du moins en si peu de temps, qu’on pouvait convaincre un esprit si neuf, si peu cultivé. C’était l’amour seul qui pouvait saisir et emporter ses résolutions, dans ce débat cruel entre des affections rivales. Enfin, je l’avoue, ses touchantes prières me faisaient mal ; elles me rendaient perplexe, et j’aimais mieux laisser à Effisio toute la responsabilité, qui de droit lui appartenait :

— Grazia, dis-je, chère Grazia, je n’insiste plus que sur une chose : consentez à voir Effisio, à l’entendre ; soyez au jardin cette nuit. Il a besoin de vous voir, ne le désespérez pas ; vous déciderez tout dans cette entrevue. Il faut qu’il vous parle et vous ne pouvez lui refuser de l’entendre. Quant à moi, ce que je puis vous dire sûrement, c’est que, si vous suivez Effisio, je vous regarderai toujours comme une sœur, aussi fidèlement que si vous étiez fille de ma mère.

À peine entendit-elle ces derniers mots, qui valaient pour moi un serment ; elle balbutiait :

— Le voir ! le voir ! Ah !… Ne serait-ce pas tout, peut-être ?

Un pas se fit entendre au dehors.

— Agenouillez-vous ! lui dis-je, en la poussant vers la chaise ; pour moi je pars. J’emporte votre promesse. À une heure cette nuit, au jardin !

Et je m’éloignai rapidement, en faisant le tour de l’église, du côté opposé à la porte. C’était Effisedda, qui venait chercher sa sœur. Il faisait sombre. Je sortis avec précaution ; elle ne me vit pas.

Je revenais triste et, perplexe. La douleur de cette jeune fille et ses appréhensions m’avaient pénétré. Qui sait, en effet, me disais-je ? Un enlèvement, une rupture avec la famille, cela veut l’amour éternel. Existe-t-il ? Existera-t-il du moins entre ces deux êtres, bons, sincères, mais susceptibles de changer, comme toute notre espèce ? Et je me demandais si Effisio était bien, en sa qualité de Sarde, assez au-dessus des préjugés vulgaires pour ne pas, en effet, estimer moins son amante, par suite de la déconsidération injuste que l’opinion ferait peser sur elle seule ?

À mon arrivée, il courut vers moi, avec emportement. L’avais-je vue ? Pouvait-il espérer encore ? — Je lui dis tout ce qui s’était passé, que Grazia viendrait sans doute et qu’à mon sentiment, bien que cruellement combattue, elle l’aimait trop pour lui résister. Ses transports de joie m’interrompirent ; je les laissai s’épancher, et lui parlai sérieusement de ses devoirs envers une jeune fille, qui par amour se donnait à lui, sans défense et sans retour possible, sans aucune des garanties qui, dans les autres contrats, demeurent : la protection de la famille, une indépendance matérielle, l’honneur public. Il m’écouta, m’embrassa, me remercia ; son cœur débordait d’élans infinis. Il ne pouvait tenir en place, et j’eus peine à le faire asseoir à table, où, moi qui n’étais pas amoureux, la faim me poussait.

— Après tout, lui dis-je, tu vas trop vite ; il n’est pas sûr qu’elle consente.

— J’en juge par moi, répondit-il ; elle me demanderait l’impossible, je le ferais ; puisqu’elle m’aime toujours, elle me suivra !

Nous arrangeâmes toutes choses d’avance. Nous partirions le lendemain soir. Mieux valait ne pas laisser Grazia à ses réflexions et à ses angoisses vis-à-vis de sa famille. Elle monterait en croupe derrière Effisio, et ils voyageraient toute la nuit, non pour gagner un port, où ils pourraient être signalés et arrêtés ; mais pour se rendre tout simplement à Fonni, dans les montagnes de la Barbargia, où Effisio avait un ami, qui les cacherait pendant quelques jours. Moi, je partirais de mon côté pour Sassari, où je verrais à les faire passer sûrement en Corse. Grazia, changerait de costume, et ils viendraient me rejoindre l’un après l’autre.

Pour plus de sûreté dans notre correspondance, nous convînmes d’un chiffre ; enfin, nous primes les précautions les plus minutieuses, sur lesquelles l’ardente impatience d’Effisio revenait sans cesse.

Nous achevions à peine de souper, quand Cabizudu, suivi de Pepeddo, vint entretenir Effisio de divers soins agricoles. Effisio répondait si négligemment, que, pour atténuer ce que sa conduite pouvait avoir d’extraordinaire à leurs yeux, je m’emparai de la conversation et leur offris un verre de vin. Pas n’est besoin de dire qu’ils acceptèrent.

— Il y a aussi Pepeddo, dit Cabizudu, s’adressant derechef à Effisio, qui vient demander à Votre Seigneurie si elle n’aura pas besoin de lui la semaine prochaine ; il est engagé jusqu’à dimanche pour aller chercher des liéges à la montagne ; mais il aimerait mieux servir Votre Seigneurie.

— Ah ! dis-je, car Effisio ne répondait pas, ce travail des liéges est donc pénible ?

— Pas plus qu’un autre, dit Pepeddo, seulement… j’aimerais mieux travailler à Nuoro.

— Voilà ce que c’est, dit Cabizudu, à que le vin avait délié la langue, et qui, d’ailleurs l’avait toujours bien pendue ; c’est la peur qu’il a d’aller à la montagne et de voyager la nuit. À cause de la chaleur, les bœufs ne vont pas le jour.

— Quoi, Pepeddo a peur des esprits ?

— Des esprits, non ! dit le garçon en secouant tristement la tête.

— Il a peur de la vendetta, me dit Cabizudu en baissant la voix. Nieddu n’est pas sans savoir à présent que c’est sur la déposition de Pepeddo qu’on a voulu le faire arrêter et… Voyez-vous, Pepeddo a fait une sottise.

— C’est mon avis, dis-je.

— Comme aussi de ne pas rester au service des Tolugheddu. Avait-il besoin d’aller dire les gueuseries de ce Basilio ? On s’amuse de ça avec les amis, en comité, mais on ne va pas le crier tout haut.

— Qu’est-ce que vous voulez, dit Pepeddo, Ils m’avaient dit de les injurier, moi j’ai dit ce que je savais, ne trouvant pas autre chose. Et puis, je n’étais pas mécontent de dauber un peu le vieux ladre, qui m’en a fait avaler de dures, à moi aussi. Ce qui me fâche le plus, dans tout ça, c’est de m’être laissé enjôler par eux, pour jouer un mauvais tour à Nieddu. Ils m’ont donné de l’argent, c’est vrai ; mais je pourrais le payer d’un plus grand prix.

— Va, va ! dit Cabizudu, il ne faut pas se tourmenter comme ça ; il ne t’arrivera rien. Mais c’est égal, si don Effisio veut t’occuper là, autour de la maison, la semaine prochaine, ça vaudra mieux.

Effisio dit qu’il verrait plus tard, et ils nous quittèrent. Il n’était alors que cinq heures.

Nous causâmes tous les deux longtemps encore ; puis Effisio me proposa de sortir. Dévoré d’impatience, il avait besoin d’air et de mouvement et ne savait comment tuer le temps jusqu’à l’heure attendue.

Sar la route, nous rencontrâmes Cesare Siotto. Il se colla à nous, me dit pour la centième fois : « Vous ne venez jamais au café », et me gasconna quelques mots français. Ce n’était pas sa conversation qui pouvait nous distraire, et elle nous empêchait de parler de la seule chose qui nous occupât l’esprit. Effisio sifflait d’impatience. Moi, je répondais par monosyllabes aux discours de Cesare, qui parlait comme une pie et croyait être très- aimable. Naturellement, il nous confiait ses amours.

— Mais vous, me dit-il enfin, est-il possible que vous n’ayiez pas une amourette, là ? On me le demandait l’autre jour, et j’ai dit que, sur l’honneur, je n’en savais rien. C’est comme don Effisio : Toto me soutient qu’il a eu des intentions pour la petite Grazia de Ribas. J’ai répondu : « Non ! Vous comprenez, je le saurais. Mais comment faites-vous tous deux pour vivre ainsi, sans flamme d’amour au cœur ?

— Nous avons la flamme de l’étude, que vous ne connaissez pas.

— Bah ! laissez donc ! Vous me faites passer un froid dans les os ; nous ne sommes plus au lycée, et ce que des hommes ont de mieux à faire…

— C’est de ne rien faire, n’est-ce pas ?

— Est-ce donc ne rien faire, mon cher, que d’aimer ? Ah !….

— Jolie façon d’aimer que d’avoir à la fois une maîtresse et une fiancée.

Il se mit à rire aux éclats, se croyant le plus charmant coquin du monde, et jurant qu’un homme de bon ton ne pouvait faire autrement.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 21 MAI 1878.

(21)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XI. — (Suite.)

D’un commun accord, Effisio et moi, nous nous étions engagés sur la route de Bitti, espérant le décourager de s’attacher à nos pas ; car il ne franchissait jamais, d’ordinaire, la portion de route commune aux trois directions de Bitti, de Macomer et de Mamoïada, où il paradait dans la poussière avec le beau monde du lieu. Mais il était si lancé qu’il n’y fit point attention. Pourtant, quand nous arrivâmes au Nur-hag et que nous fîmes mine de prendre le chemin qui monte la colline, où pose le vieux sphinx, Cesare se récria :

— Mais où allez-vous ? On ne va pas par ici, que diable !

— Pourquoi pas ? Vous aimez donc bien la poussière ? Là, il n’y en a-pas ; on marche sur le gazon et l’on trouve là-haut de l’air à vous rafraichir pour toute la journée suivante.

— Et peut-être aussi quelque grassatore, qui nous enlèvera nos montres et nos bijoux.

Vos bijoux ! Nous n’en avons pas.

— Eh bien ! qu’importe ? cela ne me consolera pas de perdre les miens.

— Nous sommes trois.

— Mais nous n’avons pas d’armes. Je vous en prie, retournons.

— Vous avez bien peu de confiance en votre police ; on n’attaque pas si près de Nuoro ; nous pouvons vous l’affirmer, nous qui parcourons souvent la campagne.

— Le jour, soit ; mais il fait nuit. Tenez il y a, pas loin d’ici, — je ne sais pas bien où, car je n’y viens jamais à pied, — un de ces tas de pierres qui indiquent le lieu d’un meurtre. Brr… Allons-nous-en !

— Laissez donc ! dit Effisio, qui intervint pour défendre son pays, il y a dix ans de cela.

Che ! dix ans !.. reprenait Cesare Siotto.

Et sans doute il allait nous citer des faits plus récents, quand une décharge de fusil lui coupa la parole. Il fit un bond en arrière.

— C’est à plus de deux cents pas, obser- va Efficio.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? exclama Siotto en s’adressant à moi.

— Quoi ! vous pensez ?… Ce doit être quelque chasseur ?

— Un chasseur ! à cette heure ! vous moquez-vous de moi ? On ne verrait pas un aigle en l’air dans ce crépuscule ; encore moins un lièvre à terre… Vrai ! allons-nous-en !

— Quelles choses vous imaginez-vous ? dit Effisto ; ce sera tout bonnement une fantaisie de quelqu’un. Vous savez bien qu’on n’y regarde pas tant ici à décharger un fusil.

Cependant, pour ne pas désobliger Cesare, et peut-être avec l’espoir de s’en débarrasser plus vite, il retourna du côté de Nuoro. Pour moi, j’aurais voulu savoir ce que signifiait cette décharge, et je les retins encore un moment sur place à discourir. Nous revenions enfin décidément sur nos pas, quand j’entendis les roues d’un char crier sur le sable de la route.

— Attendons un peu, leur dis-je ; il vient derrière nous des gens qui pourront nous dire ce que c’est que ce coup de feu.

— Vous tenez à le savoir ? me dit Cesare.

— Pourquoi pas ? Je vous vois quelquefois occupé de curiosités qui n’ont pas plus d’importance.

Nous attendîmes. Le char, évidemment trainé par des bœufs, s’avançait lentement. Nous fîmes quelques pas à sa rencontre : il était chargé de ces énormes sacs où l’on transporte le liége ; nous hélâmes le conducteur, que nous supposions couché entre les sacs — car le Sarde — ne marche guère, et n’épargne jamais les forces de son bétail, — mais nous n’eûmes pas de réponse.

— L’ivrogne ! s’écria Cesare.

— Mais il n’y a personne, dit Effisio, qui venait de faire le tour du char. Cela devient inquiétant ; allons voir !

— Êtes-vous fous ? répondit Cesare ; Et si c’est une bande de grassatori !… Retournons à Nuoro et faisons notre déclaration à la police.

— Un seul coup de feu n’indique pas une bande de grassatori, dis-je ; c’est plutôt une vengeance particulière, et il y a peut-être un homme à secourir. Tenez, arrêtez seulement les bœufs et attendez-nous ici.

— Que j’arrête les bœufs ! exclama Cesare Siotto, comme s’il jugeait la chose au-des- sous de sa dignité.

Nous ne lui répondîmes pas, nous étions partis, le cœur serré par le pressentiment de quelque chose de terrible. Suivant chacun un côté de la route, nous l’explorions soigneusement du regard. À deux cents pas environ de notre point de départ, une forme noire, allongée au bord du précipice, nous fit passer un frisson dans les veines. Nous approchâmes ; c’était un homme, la face contre terre ; nous le touchâmes : il était inerte ; Effisio souleva sa tête, et le regardant de près s’écria :

— Pepeddo !

Un moment, nous demeurâmes silencieux d’horreur devant le cadavre de ce pauvre garçon, qui, trois heures auparavant, nous exprimait ses terreurs. Puis Effisio me dit :

— Il faut ramener ici le char ; nous y poserons ce malheureux et nous nous bâterons vers Nuoro ; peut-être y a-t-il moyen de le rappeler à la vie ?

Je ne partageais pas cet espoir. Autant que dans la nuit j’en pouvais juger, le pauvre Pepeddo était bien mort. Néanmoins, je fis ce que demandait mon ami, et trouvai Cesare Siotto qui, gravement, sa canne en travers dans ses mains, se tenait à la tête des bœufs immobiles.

— Eh bien ! avais-je raison ? s’écria-t-il quand je lui eus appris la catastrophe.

Je lui proposai de se rendre le premier à Nuoro pour y porter la nouvelle et chercher un médecin, disant que j’emmènerais bien le char seul, et que nous suffirions ensuite, Effisio et moi, à la besogne. Mais il refusa dignement de se séparer de nous, alléguant qu’il pouvait y avoir encore du danger pour nous sur le lieu du crime, qu’il ne pouvait nous abandonner : et ce ne fut qu’après nous avoir aidés à poser le cadavre sur le char et être resté près de nous, jusqu’à l’embranchement des trois routes, qu’il nous devança pour aller quérir un médecin.

Il était alors dix heures ; presque toutes les maisons étaient fermées et l’on dormait chez le pauvre Cabizudu. Effisio fit déposer Peppedo dans sa maison, où le médecin accouru constata la mort.

— Ces balles-là ne manquent guère le cœur, dit-il.

Bientôt après, arrivèrent le commissaire de police, le syndic, le secrétaire communal, une foule de curieux Tout ce bruit, la rumeur dans la rue, les exclamations, éveillèrent les Cabizudu. Ce fut alors un spectacle déchirant : le père et la mère blêmes, gémissants, vinrent contempler avec désespoir le corps inanimé de leur futur gendre, et la belle Gavina, pâle, à peine vêtue, s’arracha les cheveux et se meurtrit la face, en appelant la malédiction de Dieu sur le meurtrier. J’avais beaucoup entendu parler de ces scènes sanglantes ; mais c’était la première dont j’étais témoin. Si la mort, quand elle est naturelle, n’inspire aux esprits sérieux que des pensées philosophiques, plus ou moins calmes, plus ou moins tristes, selon le degré d’affection qu’on porte à l’être qui n’est plus, — cette mort violente et soudaine, qui frappe en pleine vie, et qui est non plus l’effet de causes générales, mais le crime d’une volonté sombre et mauvaise, frappe d’épouvante et d’horreur !

Il fallut faire notre déposition, suffire à mille soins, répondre à cent personnes ; les heures s’écoulaient ; il était plus de minuit, et je voyais Effisio, pâle et fébrile, consulter sa montre et s’apprêter à partir, sans plus de souci des interprétations qu’on pourrait donner à son absence, quand la vieille Angela vint à moi. Déjà, elle m’avait dit vingt fois depuis l’accident :

— Vous savez, signor, depuis ce matin j’étais toute ahurie. Je vous ai dit — vous vous rappelez ? — je ne sais pas ce que j’ai ; mais il arrivera quelque chose d’extraordinaire — Ça ne me manque jamais, voyez-vous. Pauvre Pepeddo !

Cette fois, elle se borna à me remettre un billet, que venait, me dit-elle, d’apporter un petit garçon, disant-elle baissa la voix, que c’était-dona Grazia qui lui avait donné cette commission.

— Et il a eu beau dire que le billet est pour moi, signor. Ce n’est pas possible, puisque je ne sais pas lire. Voyez donc ce que c’est.

J’ouvris le billet ; il ne contenait que cette ligne :

— Qu’il ne vienne pas ce soir ! Impossible…

Emmenant Effisio dans sa chambre, je lui communiquai avec ménagement cet avis. Il s’emporta, accusa Grazia d’abandon, de pusillanimité et jura qu’il n’en irait pas moins au jardin, qu’il essayerait plutôt de pénétrer dans la chambre de Grazia, si elle s’obstinait à n’en pas sortir…

Craignant quelque folie, je le suivis. Arrivés sur la hauteur qui domine la maison des Ribas, du côté de la montagne, nous vîmes qu’il y régnait de l’agitation. Il y avait de la lumière à plusieurs fenêtres, et, en approchant, nous entendîmes la voix forte de don Antonio, disant dans la cour :

— Canaglia ! canaglia ! assassino ! Il n’y a qu’une chose à faire ! je vais, moi, partir pour la montagne, et si je le rencontre, je le tue comme un chevreuil !…

— Rentrez donc, beau-père, et ne parler pas si haut ! disait du seuil la voix altérée d’Antioco.

— Bah ! je n’ai pas peur, moi ! lui répondit brutalement don Antonio, qui continua de s’emporter et se mit à débiter un chapelet d’injures contre les carabiniers, qui, suivant lui, ne faisaient pas leur métier.

Le meurtre de Peneddo jetait cette famille dans la consterna ion. C’était, en effet, an avertissement terrible pour Antioeo. Et nul cette nuit-là n’avait envie de dormir. Comme l’avait dit Grazia, le rendez-vous était impossible.


XII

— Voilà une chose étrange, signori me dit Angela, en revenant de la messe, le dimanche suivant. Vous savez comme j’étais agitée ce matin : je me demandais : Qu’est-ce qu’il va y avoir ? Eh bien, ça n’a pas manqué. C’est une chose extraordinaire et, comme il ne s’en faisait point autrefois. Mais les gens d’aujourd’hui ne respectent plus la coutume. Ah !… ce qui me fait de la peine, c’est que j’ai peur que cela ne contriste notre Effisio.

Elle disait souvent notre Effisio ; et je lui en savais gré ; car je m’étais moi-même ché à cet ami, depuis ses chagrins, d’une façon toute fraternelle.

— Dites au moins ce que c’est, Angela.

Elle soupira longuement.

— M. le curé a publié aujourd’hui les bans de mariage d’Antioco Tolugheddu et de Grazia de Ribas.

Elle me regardait attentivement en disant cela et s’attendait peut-être à quelque exclamation ; je gardai le silence. M’observant toujours, elle poursuivit :

— Qu’est-ce qu’ils ont tant à se presser ? Quoi ! Fiancés depuis deux mois seulement ! Si c’était deux ans, à la bonne heure ! Il y en a qui se marient quelquefois dans la seconde année, parce qu’il y a des raisons, … mais… je ne crois pourtant pas… Elle n’avait pas l’air d’en raffoler tant de son fiancé ; et tout le monde dit que ce n’est pas elle qui l’a voulu, mais son père. Hum !… Et d’ailleurs, elle n’aurait pas eu le temps… Non… je ne sais pas si vous êtes comme moi, signor, mais je n’aime pas ces choses-là. Quand il y a une coutume, elle est pour tout le monde, n’est-ce pas ? Ah !… l’on en cause en ce moment dans Nuoro !

— Où donc est Effisio ? dis-je.

— Je ne sais pas ; c’est justement ce que je voulais demander à Sa Seigneurie.

Je sortis. Je jetai un coup d’œil en passant dans le café, au cercle, partout où je pouvais soupçonner qu’Effisio pût être allé ; je ne le vis pas. Il y avait deux heures environ qu’il était venu dans ma chambre, où je lisais, et nous avions échangé quelques mots fort calmes. Nous devions le soir même sortir à cheval. Il était dans son état ordinaire, triste, rongé au dedans, mais tenant la tête haute, — quand avec moi, il ne se laissait pas aller à pleurer comme un enfant.

À cette heure-là, évidemment, il ne savait pas la nouvelle. Qui la lui avait apprise ? Où ? Quand ? Sans doute, il était sorti pour lire les journaux, et le premier venu, bêtement ou méchamment, lui avait jeté ce malheur à la figure ? Quelle contenance avait-il tenue ? Qu’avait-il fait ? Pourquoi n’était-il pas venu chercher secours près de moi ? Où avait-il pu se rendre, ailleurs que dans l’asile de son foyer, où l’attendait un ami ?

Le suicide par amour n’est pas rare en Italie, Mais une ou deux fois nous avions traité ce sujet, Effisio et moi, et je n’avais point vu que ses dispositions pussent le porter de ce côté. Il était assurément très-gouverné par son imagination, par ses sentiments ; mais il avait au cœur un autre amour, un de ceux qui préservent l’âme d’une défaillance absolue ; il aimait la cause de la liberté, de l’humanité, et m’avait dit cette parole : — Tant qu’on peut mourir ou vivre pour un tel objet, le suicide n’est pas permis. Cependant, quand après mon retour à la maison, trois heures eurent sonné sans sans qu’il fat rentré, lui qui d’habitude craignait de me faire attendre, mon imagination devint incapable de s’arrêter sur la pente des conjectures fâcheuses, et je sortis de nouveau, ne pouvant plus supporter l’attente sur place.

Une chose assez peu raisonnable, mais certaine, c’est que la désespérance, loin d’éteindre l’amour d’Effisio pour Grazia, l’avait au contraire accru sans cesse. En ce jour de naufrage complet de toute illusion, de tout espoir, jusqu’où pouvait aller son exaltation ? J’étais donc vivement inquiet, sans pouvoir confier mon inquiétude à personne. Après avoir parcouru tout le reste de la ville, j’errai dans le quartier du Rosario, et, voyant entrer plusieurs personnes chez de Ribas, j’y entrai aussi. Les amis venaient apporter leurs félicitations. Dans la pièce commune, assise, tandis qu’allaient et venaient les autres femmes, était Grazia, parée de tous les bijoux de ses fiançailles. Elle était fort pâle de teint, avec de vives rougeurs au haut des joues. À ceux qui venaient la féliciter, elle ne répondait rien, et les accueillait tous avec le même sourire, que parfois elle laissait aller ; mais qu’aussitôt elle replaçait — on pouvait dire ainsi — sur ses lèvres, dès qu’une personne nouvelle s’approchait. Je saisis ce mot, dit par deux femmes dans un coin : — Elle ressemble à la Madonna de l’église et son sourire est de pierre aussi.

Antioco Tolugheddu, qui faisait les honneurs et se tenait près de sa fiancée, était rayonnant. Il ne voyait évidemment pas ce qui frappait tous les autres, la souffrance de Grazia ; car il était de ces gens à qui leurs propres impressions cachent celles d’autrui.

De Ribas n’était pas là ; dona Francesca souriait, avec sa placidité ordinaire, en s’occupant çà et là de mille détails. Le visage de l’aïeule était triomphant, et Effisedda regardait sa sœur, d’un petit air rêveur dont je lui sus gré.

Moi aussi, puisqu’il le fallait, j’allai murmurer à Grazia un compliment banal, après avoir serré la main d’Antioco. Elle m’accueillit avec son éternel sourire, son sourire de pierre ; je vis qu’elle ne m’avait pas reconnu, que j’étais pour elle un nombre, rien de plus, parmi tous ces fantômes qui passaient devant elle et qu’elle ne distinguait pas. Toutefois, comme je la quittais, le son de ma voix atteignit enfin son cœur endolori et se fit reconnaitre. Je la vis alors se troubler ; elle me jeta un regard qui me fit mal, et je compris qu’il eût été dangereux de lui parler de nouveau ; car je l’eusse fait pleurer. Elle se dominait à peine. Après avoir échangé quelques paroles avec les personnes de la maison, je partais, quand la vue d’un nouvel arrivant me fit frémir de la tête aux pieds : c’était Effisio.

Il fit le tour de la chambre, en saluant les personnes qui étaient là, de manière à éviter Antioco, placé entre la porte et Grazia ; puis, il alla s’asseoir près d’elle. Il souriait, vraiment, et d’un air qui ne lui était pas du tout ordinaire. Je m’approchai plein de crainte, ne sachant ce qui allait arriver.

Toutes sortes d’idées extravagantes me passaient par la tête, entre autres celle-ci : qu’il était venu peut-être se tuer aux pieds de Grazia ; et je me tenais prêt à saisir ses mains, s’il avait tiré de sa poche une arme. Heureusement, je le calomniais. Se penchant vers Grazia, d’une voix contenue, qu’elle seule et moi dûmes entendre, et de l’air aimable d’un parent qui adresse un compliment à sa parente :

— Ainsi vous le voulez ?… C’est bien fini ?… Vous n’avez plus d’hésitation ?… Vous avez accepté d’être la femme de cet homme ? et de n’être plus rien pour moi ?… Dites, c’est bien vrai ?…

La malheureuse ne pouvait répondre. Il reprit :

— Il faut que j’entende cela de votre bouche… parce que les paroles que me disent les autres à ce sujet me semblent un rêve, un mensonge. Dites ! c’est bien vrai qu’aujourd’hui votre nom a été publié dans l’église avec celui d’Antioco ?…

Elle fit un léger signe affirmatif.

— Et vous n’avez pas besoin de moi ?… Vous êtes bien décidée… je vous le demande encore ? Tout est bien fini dans votre cœur ?

— Effisio, dis-je en français, tais-toi ! laisse-la ! C’est assez !…

Je la voyais se mourir. Jusque-là, cette scène avait passé inaperçue. Placé devant Grazia, je la protégeais contre les regarda des assistants, et par bonheur un parent qui venait d’entrer occupait Antioco. Mais tout à coup la tête de la pauvre enfant, devenue livide, tomba sur sa poitrine ; elle chancela sur sa chaise ; je n’eus que le temps de la soutenir : elle était évanouie.

L’émoi et les exclamations de tous les assistants couvrirent le trouble et le remords d’Effisio. Nous emportâmes Grazia dans sa chambre et la laissâmes aux soins de sa mère. On disait : — Elle n’était pas bien portante ; cela se voyait. — Tous ces compliments fatiguent. — Puis, l’émotion de ce jour… et la chaleur !… — Beaucoup de femmes eurent la bonté de se déclarer elles-mêmes plus ou moins souffrantes. Antioco n’avait pas hésité à trouver tout naturel l’évanouissement de sa fiancée ; il disait d’un air fin et suffisant :

— Un jour de publications !… Les femmes sont si impressionnables !

Il ne broncha pas davantage, quand Effisio, que je m’efforçais d’entrainer, lui demanda un entretien et ce fut avec un sourire aimable qu’il nous conduisit dans sa chambre. Mon ami m’avait prié de le suivre.

— Signor Antioco, dit Effisio, sans autre préambule, votre mariage avec ma cousine me déplaît ; vous allez trop vite. On ne fait pas succéder ainsi, presque immédiatement, les noces aux fiançailles.

La stupéfaction du fiancé à ces paroles fut si complète qu’elle m’arracha un sourire. Il n’en pouvait croire ses oreilles. Quoi ! parmi tant de compliments tout autres, celui-là !… En ce jour d’épanouissement et de parade !…

— Comment ? Qu’est-ce que cela veut dire ?… signor Effisio, vous ne parlez pas sérieusement ?

— Si sérieusement, que je prétends vous empêcher de faire cette sottise.

Antioco me regarda, comme pour me dire : — Est-ce qu’il est fou ? — Et il ne se trompait guère. Cependant, comme il arrive dans l’excès de la surexcitation, Effisio possédait un grand sang-froid apparent et une aisance parfaite. Il reprit :

— Vous n’êtes pas, signor Antioco Tolugheddu, sans avoir entendu parler du duel ?

— Qu’est-ce que vous me chantez là, répliqua l’autre, perdant patience. Oui, j’ai entendu parler du duel ; mais ce n’est pas dans nos habitudes, à nous autres. Allez vous battre en duel avec le diable, si vous voulez !

— Je vous propose un combat loyal, un combat que les lâches seuls refusent, les lâches !… Entendez-vous, signor Antioco ?

— Dannasions ! cria le fiancé devenu furieux, je ne voudrais pas faire un malheur aujourd’hui ; Mais si tu ne me laisses pas la paix, fou du diable !…

Il mit la main dans sa poche. Effisio en dit autant. C’était une lutte au couteau, une de ces luttes sardes, où il reste toujours un mort sur le terrain. Je me jetai entre eux, en adressant de vifs reproches à mon ami, sur le scandale qu’il donnait dans la maison d’un parent. — Tu veux la tuer, tout à fait, n’est-ce pas ? lui disais-je à l’oreille.

— Je veux empêcher cette infamie ! répétait-il de ses lèvres pâles, les yeux injectés de sang, tel que je ne pouvais le reconnaître.

Il était vraiment fou, et j’eus plus facilement raison de l’irritation d’Antioco, en le conjurant de prendre le rôle raisonnable et d’éviter une rixe en un pareil jour.

— Je ne demande pas mieux, moi ! disait-il, certainement, je ne demande pas mieux ! Mais pourquoi cet enragé vient-il m’insulter ?

Tout ce que je pus obtenir ce fut une trêve, en leur promettant une rencontre, ou tout au moins une explication, pour le lendemain, et je pus alors emmener de cette maison le malheureux Effisio.

Dès le soir même, ce terrible accès de sauvagerie était complètement dissipé et mon ami n’éprouvait plus que la honte de l’avoir subi.

— C’est le vieux sang paternel, vois-tu, me disait-il Allons, c’est fini ! je vais maintenant souffrir en civilisé.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 22 MAI 1878.

(22)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XII. — (Suite.)

Le lendemain, j’allai trouver Antioco avec pleins pouvoirs. Le Sarde refusa carrément le duel.

— Il pouvait bien, me dit-il, se battre à coups de couteau dans un moment de colère, ou faire la vendetta, bien qu’il aimât mieux la paix, surtout en un temps de noces ; mais il n’irait pas faire des choses contre la coutume, et surtout des choses qui lui déplaisaient.

Je lui dis que moi aussi je voulais la paix, et que j’avais obtenu de mon ami qu’il avouât un excès de vivacité et retirât des paroles blessantes. Antioco, satisfait, me donna la main et tout fut arrangé.

Dès lors, j’insistai pour notre départ immédiat. Que faire à Nuoro ? Effisio pouvait-il assister à ce mariage ? Il fallait fuir. L’absence, avec ses ignorances et ses distractions forcées, pouvait seule alléger, et plus tard guérir, cette douleur.

Mais Effisio ne voulut pas fuir. Il mettait à cela je ne sais quel entêtement ou quel amour-propre, que, pour moi, je trouvais hors de saison. Il objectait ses occupations agricoles, ses intérêts engagés, cent choses qui ne me semblaient pas suffisamment graves pour le retenir dans un lieu où la douleur et la fièvre le rongeaient. Gardait-il encore une sombre espérance ? — Il se taisait.

De Ribas nous vint un soir :

— C’est dimanche prochain, nous dit-il, que se fait le transport du trousseau de Grazia. Je pense que vous ne manquerez pas à la fête. Vous, signor, qui aimez nos coutumes, vous trouverez ça joli à voir. Quant à toi, Effisio, si tu ne venais pas, on ferait des suppositions… Il ne faut pas ! Je sais que tu as cherché querelle à mon gendre ; mais je lui ai dit que ce jour-là c’est moi t’avais obligé de boire trop de vernaccia, que tu ne t’en souvenais seulement pas. Il m’a répondu qu’alors il ne s’en souviendrait plus lui-même, car c’est un bon camarade et un bon vivant qu’Antioco. Je veux que vous soyez amis. Et à quoi bon se bouder, je te le demande ? À présent tout est fini. Il paraît que tu trouves mauvais que le mariage se fasse si vite ? C’est pour qu’Antioco ne risque plus sa peau dans de fréquents voyages. Une fois marié, il ne sortira plus, il restera chez lui et l’on finira bien par prendre Nieddu. Toi, tu épouseras Effisedda, si tu veux, dans quatre ou cinq ans d’ici, ou bien une des cousines d’Antioco ; elles ont de la fortune ; enfin qui tu voudras. Eh ! l’on se console toujours ! Allons, mon garçon, donne-moi la main et faisons la paix.

— Merci, oncle, dit Effisio.

Et il mit sa main dans celle de Ribas.

— Bien ! je suis content ; vous viendrez tous deux ; c’est convenu ?

— Mais,… nous partons, dis-je.

— Partir ! Et où allez vous ?

— Faire un tour de Sardaigne, répondit Effisio ; mais seulement après la noce. -A la bonne heure ! Parce que, vois-tu, autrement, ce serait donner aux langues trop beau jeu. Bien ! bien ! Et nous danserons !…

J’étais confondu de la facilité d’Effisio. Pouvait-il songer à faire partie du cortége des noces de Grazia ? Tout en causant avec de Ribas, nous montâmes à l’aire, qui n’était pas loin, dans un champ qu’Effisio possédait sur la hauteur. Il y avait là Cabizudu, son fils ainé, ses petits garçons, plusieurs autres, c’est-à-dire selon l’habitude des Sardes, moitié plus de travailleurs que n’en eût demandé en France la même besogne, et la plupart assis, causant. Cabizudu, tout dolent encore, nous parla de Pepeddo. Sa fille ne pouvait se consoler

— Bah ! l’on se console toujours ! répéta don Antonio.

Cependant, son front s’assombrit, sans doute en pensant à la menace que renfermait pour son gendre la mort de Pepeddo. On n’avait trouvé aucune trace du meurtrier ; mais comment ne pas croire que c’était Nieddu, qui préludait à sa vengeance complète ? Comme pour échapper à de telles pensées, de Ribas s’occupa de ce qu’il avait sous les yeux, examina la qualité du grain, l’état des bœufs qui le foulaient. Il y en avait trois paires, dont chacune, conduite par un homme, traînait un lourd cylindre de pierre, sous lequel se brisait la paille, en même temps que le grain était mis en liberté. Au travers des observations de don Antonio, Effisio s’écria tout à coup :

— Voilà un joug bien mal attaché !

Et sans arrêter les bœufs, entrant dans l’aire, il posa le pied si malheureusement qu’il l’engagea sous le cylindre. Nous accourûmes ! nous fîmes reculer les bœufs ; nous portâmes Effisio sur un tronc d’arbre…

— Ce n’est rien, disait-il, assez pâle, mais souriant.

La chaussure retirée, nous vîmes que le gros doigt du pied était écrasé.

— Voilà qui m’empêchera d’aller danser, oncle, malgré toute ma bonne volonté, dit Effisio.

Je le regardai, saisi d’un doute ; il rougit sous mon regard.

— Quel malheur ! disait de Ribas. Qu’est-ce qui t’a pris de toucher à ce joug ? Il n’y avait rien à faire.

Il fallut porter Effisio dans sa maison ; j’envoyai chercher le médecin.

— Ce ne sera pas grave, dit celui-ci ; mais il faudra rester étendu sans marcher, au moins quinze jours.

— Bah ! me dit Effisio quand le médecin eut le dos tourné ; dans dix jours, nous monterons à cheval.

C’était dans dix jours qu’avait lieu la noce de Grazia. Les apparences étaient sauves ; point très-important, plus important encore à Nuore qu’à Paris ; car plus un peuple est primitif, plus il tient à l’opinion ; mais au prix de vives douleurs physiques, et de quelles douleurs morales ! Mieux à mon sens eût valu l’éloignement.

J’allai tout seul à la cérémonie de translation du trousseau.

C’est la fête de la vanité, naturellement plus importante que celle du mariage. De Ribas, qui avait tenu à m’avoir, me regardait du coin de l’œil. Je fis de mon mieux pour paraître ébloui. D’ailleurs, à part la qualité des objets, rien de plus curieux et intéressant, de plus poétique même que cette coutume. Tout ce qui est nécessaire en ménage doit se trouver-là, depuis l’âne qui moud la farine, jusqu’à la plus petite écuelle ; depuis le lit nuptial, jusqu’à la pelle du foyer, depuis le drap jusqu’au torchon ; et tout doit être absolument neuf. C’est l’épouse qui fournit le mobilier, l’époux la maison ; mais comme une maison se change difficilement, on a soin tout bonnement de la faire blanchir.

Quand j’arrivai, plusieurs chariots étaient à la porte, avec une dizaine de chevaux de selle, et l’on commençait à charger les meubles. Ils avaient été achetés à Sassari : lit de noyer, deux commodes, une armoire, deux tables, dont une à ouvrage, douze chaises, un canapé, deux grands bahuts à linge, sculptés à la manière des artistes du pays, le métier de Grazia ; puis tous les ustensibles de cuisine, et la vaiselle ; des matelas, un grand nombre d’oreillers, lingerie en abondance et objets d’habillement. Toutes ces choses, étalées dans la salle commune, étaient prises une à une et remises par de Ribas aux mains d’Antioco, qui les vérifiait sur une liste. L’assistance, nombreuse, était composée de tous les parents et amis des deux familles et l’on entendait sans cesse, partant de tel ou tel groupe, tantôt un murmure approbateur et respectueux, tantôt des exclamations admiratives. À mesure qu’Antioco recevait et vérifiait un objet, il le passait à son entourage, qui se chargeait de l’emballer. C’était un va-et-vient de jeunes gens et de jeunes filles, et des éclats de voix et des éclats de rire. Je cherchai des yeux Grazia ; elle n’était pas là ; sa mère me dit que, fatiguée, elle venait de se retirer dans sa chambre.

Quand tout fut compté et chargé sur les chariots, il se fit de nouveau un grand mouvement ; on se disposait à partir. Grazia parut alors, en grande toilette, la jupe ornée de larges rubans, la coiffe blanche fermée, cachant tout le bas du visage, et, par-dessus la casaque rouge, un corset de gros de soie vert, tout brodé de fleurs d’or. Son tablier, taillé en festons, était bordé d’un large galon d’or et couvert de broderies, et tout l’avant-bras, à l’ouverture inférieure de la manche, brillait de gros boutons et d’aiguillettes d’argent. La selle de son cheval était couverte d’une riche housse ; elle s’y plaça, assise et sans étrier, avec la solidité et l’aisance étonnante des femmes de ces montagnes. Antioco, magnifiquement vêtu de velours rouge et de fin drap noir, avec un éclatant gilet de brocart, ayant sur les épaules un capotu de drap et de velours noir, monta sur un autre cheval, orné de même, et bientôt toute la troupe étant prête, le défilé commença.

En tête, marchaient deux joueurs de launedda, soufflant à pleines joues ; derrière eux, un joueur d’accordéon, instrument qui tend à remplacer l’antique et pastorale launedda, et qui devait alterner avec elle ; car les sonneurs de launedda ne peuvent jouer longtemps, surtout en marchant. Venaient ensuite plusieurs jeunes gens et jeunes filles à pied, portant sur la tête des objets fragiles : vases de porcelaine ou de cristal, une glace, un plateau chargé de carafes et de petits verres, une lampe. Puis, quatre jeunes filles, parmi lesquelles Effisedda, chargées chacune, sur la tête également, de deux ou trois oreillers, garnis de rubans, de roses, de verdure ; une autre, la plus jolie, disait-on, et choisie comme telle, portait sur un bourrelet écarlate une belle cruche de forme élégante, ornée aussi de rubans et de fleurs. À côté, une autre amie de la mariée portait la quenouille chargée de laine. Suivaient les deux époux, puis de Ribas et Basilio Tolugheddu, dona Francesca et l’aïeule, tous à cheval, suivis de la troupe des gens de la noce. Après eux, les chariots, couverts de toile, dans lesquels avaient pris place des femmes sur les matelas et sur les paquets de linge, des hommes grimpés sur les meubles, tous riant et échangeant de joyeuses plaisanteries. Derrière les chariots de meubles, deux chariots de blé, un autre portant le moulin, les pelles de four, les corbeilles à pain et à farine, et enfin, attaché derrière ce chariot, dernier personnage de toute la bande, le meunier, molenti, c’est-à-dire l’âne, dont la queue et les oreilles étaient ornées de feuillages et de rubans.

C’était toute la vie de travail de la future épouse, humble et constante pourvoyeuse de la maison, âme de la vie matérielle, qui se déroulait en cette longue caravane. Le rôle de la femme sarde ressemble trop à celui de la femme arabe : tout le travail intérieur d’une vie sauvage et sans industrie pèse sur elle — souvent sans préjudice du travail de la terre — meunerie, boulangerie, tissage, blanchissage, outre la cuisine et le nettoyage journalier. Même dans ces conditions, l’amour fait envier la vie conjugale ; mais la pauvre Grazia n’avait pas l’amour !

Cette pensée m’assombrissait cruellement le riant cortége ; pourtant, quand il circula dans la vallée, parmi les massifs de lauriers-roses qui remplissent le lit du Cedrino, ce fut un coup d’œil poétique au delà de toute description. Pourquoi, dans cette fête de l’amour, si belle au milieu de la nature, le dieu manquait-il ?

Chez les gens de la noce, éclataient le rire, les chants, les vives paroles ; partout, la joie et la gaîté resplendissaient, comme le soleil, excepté chez les deux héros de la fête ? Morne et pâle, Grazia ressemblait à une condamnée. Antioco eût bien voulu se laisser aller à la joie ; mais tout-à-coup, il tressaillait, plein d’angoisse et portait autour de lui des regards inquiets. C’eût été pour la vengeance un beau jour !…

À l’arrivée, le village d’Oliena se mit en haie pour nous voir passer. Devant la maison des Tolugheddu, une lutte singulière eut lieu, selon l’usage. Antioco, descendu de cheval, prit un des matelas pour le porter dans la maison. Les jeunes gens de la noce, aussitôt, s’emparant des autres matelas, s’opposèrent à son entrée. Le combat fut acharné. Antioco disparut un moment sous les matelas qu’on jetait sur lui. Toutefois, il vint à bout de pénétrer dans la maison avec son fardeau et l’emménagement commença : à l’intérieur, les jeunes filles et les femmes s’occupèrent de tout mettre en ordre, et chaque meuble fut orné par elles de guirlandes de fleurs et de verdure. Bientôt, la chambre des époux fut transformée en une sorte de chapelle du printemps. Poétique idée de parer ainsi des grâces de la nature le nid humain. On ne touche pas à ces guirlandes ; elles doivent s’user d’elles-mêmes, et il en reste parfois des vestiges une année entière.

Il y eut banquet chez Tolugheddu. Le soir, nous revînmes tous dans le même ordre, avec les chars vides.

Huit jours après, la noce eut lieu. Chaque invité, ou même, en dehors d’eux, les voisins, les amis, vinrent apporter leurs cadeaux à Grazia. Bijoux ou comestibles, riche ou pauvre offrande, accompagnés d’une bénédiction, tout était cordialement reçu par la mariée, qui donnait en échange un baiser. Quand, à mon tour, je lui offris un collier de corail, elle me jeta un regard désespéré, et ce mot prononcé tout bas, pour un autre plus que pour moi :

— Adieu !…

On attendait le cortège de l’époux. Quand il arriva, Grazia, suivant l’usage, se jeta aux genoux de sa mère pour lui demander sa bénédiction. Il est d’usage aussi que la jeune fille pleure à ce moment, et peut-être beaucoup d’entre elles ont-elles quelque peine à trouver des larmes dans un cœur joyeux. Grazia ne pleura point ; elle était seulement blanche comme une morte. Dona Francesca, après avoir béni sa fille, la remit au prêtre d’Oliéna, qui avait accompagné les Tolugheddu. Antioco fut de même confié au prêtre de Nuoro, et chacun des cortèges, celui de l’époux et celui de l’épouse, marcha séparément vers l’église.

Sur le chemin, les femmes sortaient, tenant à la main un plat, où il y avait du pain et du sel, et elles en jetaient sur les époux en leur criant : Buona fortuna !

Ce vœu reçut un prompt démenti.

En arrivant à la porte de l’église, les premiers du cortège poussèrent un cri d’horreur et d’effroi un gant ensanglanté se trouvait là, cloué sur cette porte !

On l’arracha. Mais qui avait mis là ce gage de haine et de mort ? Il n’y eut qu’un cri : — Raimonda ! Et des jeunes gens, des femmes coururent chez elle pour tirer vengeance… Elle n’y était point. On eut le tort d’épouvanter sa mère et de briser un meuble ; puis, la police intervint et fit tout cesser. Mais c’en était fait : la noce n’était plus qu’une cérémonie funèbre ! Grazia pleurait abondamment, donnant cours, sous ce prétexte, à toutes ses douleurs ; Antioco, tout blême, essayait de sourire ; les parents, les convives eux-mêmes, ne pouvaient secouer l’impression fatale d’un présage si sombre et si menaçant !

Il me fallut assister au déjeuner, où je vis les époux, assis l’an près de l’autre, manger dans une même assiette, avec la même cuiller, et l’on me dit que cet usage symbolique d’union, se renouvelle à la naissance des enfants.

Après le repas, selon cette tradition de rapt de l’épouse, qui subsiste encore chez beaucoup de peuples, il y eut un simulacre de lutte, et Grazia, arrachée à ses parents, fut placée à cheval pour être conduite à Oliena.

Je revins désolé près d’Effisio. Nous causâmes le reste du jour de philosophie, d’histoire, de souvenirs, de mille choses auxquelles nous ne pensions pas.

Grazia était la femme d’Antioco ! Cela me tintait dans les oreilles et je ne pouvais entendre autre chose. Quant à Effisio, ce qu’il souffrait se lisait sur ses traits dévastés, et ni l’un ni l’autre n’osions en rien dire.

Le soir même, nous partîmes sur nos deux petits chevaux. Nous étions armés et n’avions annoncé notre voyage à personne. La nuit était claire, étoilée, mais mon pauvre compagnon luttait dans son âme avec les ténèbres de l’Enfer. Je m’efforçais de porter son esprit sur ce qui nous entourait ; je lui parlais de moi… quelquefois, il me répondait. J’avais exprimé un grand désir de visiter la Sardaigne dans chacune de ses provinces, très-diverses d’aspect et de coutumes, sous la direction d’un guide aussi bien instruit que lui de la langue et des mœurs de ces populations. Il tenait à me rendre ce service, et ne tenait plus guère qu’à cela.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
ANDRÉ LÉO.
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 23 MAI 1878.

(23)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.

XIII.

Il y avait deux mois que nous parcourions la Sardaigne. Après les parties du Nord, vallées d’Aggius, montagnes de Tempio, Sassari, la catalane Alghero, nous étions descendus au Midi par les montagnes du centre, afin d’éviter le mauvais air des vallées. En octobre, nous étions à Cagliari, et après quelques excursions, non sans danger, dans le campidano (plaine cultivée), où nous attiraient les belles filles de Quarto et des environs, parées de leurs colliers d’or, nous nous préparions à nous embarquer pour la France. J’espérais trouver un emploi pour Effisio dans une grande maison de commerce, dont le directeur était de mes amis.

Effisio avait bravement supporté l’épreuve. Occuper forcément l’esprit d’autres objets que celui de la douleur, est assurément le grand soulagement, le seul peut-être, qu’on puisse apporter à cette maladie terrible : la privation du bien préféré, qui nous semble en pareil cas le seul existant, le seul digne d’amour, d’où naît en nous le dégoût de la vie. Toutefois, il faut que le malade y consente, qu’un intérêt quelconque de cœur ou d’esprit le pousse à s’occuper de ces autres objets, sans quoi il ne verra pas ce qu’il a sous les yeux, n’entendra pas ce qui bruit à ses oreilles, et restera enveloppé de son mal comme d’une atmosphère. L’amitié d’une part, et de l’autre l’amour du pays, avaient été pour Effisio cet intérêt nécessaire : estimant me devoir beaucoup de reconnaissance pour la part que j’avais prise dans ses chagrins, il tenait à satisfaire le plus possible ma curiosité de voyageur ; son attachement passionné pour sa patrie le portait également à la vouloir montrer sous le jour le plus attrayant, double préoccupation, de chaque jour et de chaque heure. Les nuits, c’était autre chose ; mais le grand air et la fatigue lui imposaient souvent le sommeil. Nous faisions dix à quinze lieues par jour, sur des chevaux, à la vérité, d’allure douce autant que rapide. Souvent nous ne nous arrêtions dans un village que pour prendre un repas et éviter la chaleur du jour, puis nous repartions pour aller coucher dans un autre.

Hors des grandes routes, en Sardaigne, l’auberge n’existe point ; les donne Rafaela sont même peu communes, et l’on se rappelle qu’elles n’ont point d’enseigne et qu’il faut leur être présenté. Mais en tous lieux de la Gallura, même en beaucoup d’autres, Effisio avait des connaissances qui nous recevaient avec la cordialité la plus empressée. Lorsqu’il ne connaissait personne, il se faisait simplement indiquer la demeure d’un des personnages de l’endroit : comte, marquis, ou cavallere, ou riche bourgeois ; et là nous étions reçus encore avec égard et simplicité. Quand je dis qu’il se faisait indiquer, il n’en était même besoin ; l’interrogatoire habituel aux Sardes allait au-devant de nos questions. D’où venez-vous ? — Et qui êtes-vous ? — Et vous voulez vous reposer ici ? — Après quoi, l’homme, prenant la bride d’un de nos chevaux, nous conduisait, sans même demander notre avis, à la maison, selon lui, la plus digne de nous recevoir.

Quelquefois, tourmenté par mes habitudes de civilisé, j’insistais pour que nous fissions choix d’une maison pauvre, dont nous pussions indemniser le propriétaire ; mais là, tout manquait, et nous avions à lutter contre l’étonnement de ceux qui nous entouraient. En outre, suivant l’humeur dont il était, ou le pauvre refusait notre rémunération, ou il semblait la trouver médiocre, bien qu’elle fut toujours calculée sur le taux d’un traitement supérieur à celui que nous avions reçu. Une fois, le seigneur du pays nous envoya demander si nous avions contre lui quelque raison d’insulte ou de mépris, que nous évitions son hospitalité ?

Chez les pâtres des vallées, nous portâmes des cadeaux fort bien reçus, et comme je répétais à Effisio ce que j’avais lu, ou entendu dire, que les cadeaux offensaient la délicate hospitalité des Sardes, il sourit en me disant que ces récits-là se rapportaient à une époque précédente ; qu’il ne fallait pas demander la pureté des mœurs antiques aux époques bâtardes, où la civilisation pénètre et corrompt ces mœurs, et qu’il était bien clair que la plus belle vertu d’hospitalité ne saurait tenir devant l’institution des chemins de fer, ni même celle des diligences ; ni même enfin, si nous arrivions à faire école, devant un débordement de touristes à cheval.

Nous n’avions plus à visiter qu’Iglesias, centre de l’industrie minière, qu’un chemin de fer relie à Cagliari ; Effisio avait écrit à sa fidèle Angela des instructions pour le temps de son absence. Il avait prié de Ribas de donner un coup d’œil à ses affaires, et promettait, un peu au hasard, de revenir promptement. Enfin, nous devions partir par la plus prochain bateau pour Gênes, à trois jours de là, quand mon ami reçut une lettre écrite de la main d’Effisedda, mais dictée par Angela, où celle-ci priait son jeune maître de venir lui dire un dernier adieu ; car elle était au lit fort malade, et ne voulait pas mourir sans le revoir.

« — Vous êtes deux méchants, ajoutait en post-scriptum Effisedda ; on ne part pas comme cela sans dire adieu ; et puis, pourquoi partir ? Il faut revenir tout de suite ! tout de suite ! Angela a raison ; et puis, c’est bien vrai qu’elle est fort mal. »

Effisio avait une sincère affection pour sa nourrice ; il n’hésita pas à répondre à cet appel et fut très-heureux et très-touché de me voir décidé à le suivre. Aurais-je pu le laisser retourner seul à la source de douleurs d’où je l’avais arraché ? Il était trop facile de voir qu’il était loin d’être guéri. Son mal, avait été suspendu, non atténué. Depuis que nous étions à la ville et qu’il n’avait plus à me guider, il redevenait à vue d’œil sombre et distrait, ne dormait plus et jouait à table le rôle d’un simple figurant. Je comptais sur le changement d’air et de pays, sur le temps, sur d’excellentes considérations philosophiques, jusque là tenues en réserve, et j’avais hâte du départ, quand cette pauvre folle d’Angela, malgré ses sept esprits, ou plutôt avec ses sept esprits, me venait tout gâter.

Il est vrai que ce n’était pas de sa faute si elle allait mourir. Mais ce triste baiser coûterait cher à mon pauvre ami ! Il lui ferait perdre entièrement le bénéfice des deux mois que je venais de gagner.

Toutefois, il n’y avait rien à dire ; nous partîmes. Nos chevaux avaient déjà été renvoyés à Nuoro ; nous primes le chemin de fer d’Oristano, qui nous fit franchir en deux heures le tiers de la route ; puis, d’Oristano à Macomer la diligence qui, elle, devait nous garder toute la nuit pour le second tiers. Nous roulâmes sur l’emplacement de l’ancienne voie romaine qui reliait Cagliari (Caralis), à Turris Lybisonis, aujourd’hui Porto-Torrès, près de Sassari, sur la grande route qui fut longtemps la seule de la Sardaigne, et qui relie ses deux villes, du sud au nord.

La nuit était fraîche et sombre. Nous avions pour seul compagnon de route un commerçant de Cagliari, très-causeur, et, ne dormant pas, nous écoutions ses histoires. Il nous dit après Pauli-Latino :

— C’est ici que la diligence fut attaquée le mois dernier.

Et il peignit toute la scène : chevaux tués, hommes maltraités, femmes violées, tant d’argent volé…

— Savez-vous, lui dis-je en frissonnant un peu — la nuit était froide — que vos histoires sont trop de saison pour être bien gaies ? Car enfin, ça pourrait arriver encore, puisque c’est déjà arrivé. Or nous ne sommes que quatre hommes en tout dans la diligence et peut-être pas trois revolvers. Vos bandits ne sont jamais moins de 30 ou 40… C’est désagréable, je le répète, il vaut mieux penser à autre chose.

— Et nos quatre carabiniers ? me dit-il, soyez donc tranquille !

— Quels carabiniers ?

— Quoi ! vous n’avez pas vu que nous sommes escortés ?

— Ma foi non.

— Alors, c’est que n’avez pas regardé. Tenez, les voici.

Me penchant hors de la voiture, je vis en effet deux carabiniers à cheval qui nous suivaient.

— Diable ; c’est une précaution cela ! Et il y en a deux autres devant ?

— Oui, ou bien ils éclairent la route. Je sais, ajouta le commerçant, en baissant la voix, je sais positivement que nous portons cette nuit des valeurs considérables.

— J’en suis charmé… pour celui à qui elles appartiennent, répondis-je avec un peu de mauvaise humeur.

Et j’essayai de dormir ; mais sans pouvoir écarter de ma pensée cette opération d’arithmétique : quatre hommes, peu ou point armés, et quatre carabiniers ne font pas huit… combattants. 30 ou 40 brigands font positivement 30 ou 40 brigands.

Les postes même sont pleines d’originalité dans ce pays !

Au relais suivant, nous descendîmes ; c’était vraiment un coup d’œil pittoresque : de misérables maisons, un ciel obscur, les postillons allant et venant avec leurs chevaux, l’homme de la poste portant et recevant son sac, d’un air piteux et endormi, tout cela succinctement éclairé par des lampes d’écurie, et, dans un coin, nos grands carabiniers silencieux, descendus de cheval un moment, et attendant pour se mettre en selle que la voiture eût repris sa marche.

À peine étions-nous rentrés dans la diligence, que notre compagnon vint s’y glisser en hâte ; il avait trouvé une connaissance dans l’homme de la poste et se hâta de nous informer de ce qu’il avait appris.

— Nous pouvions dormir sur les deux oreilles : il y avait tout un peloton de soldats caché sur notre route, et qui manœuvrait de manière à être à portée, s’il arrivait quelque chose. C’est pour cela qu’on allait peu vite et qu’on était resté au relais longtemps, afin qu’ils pussent prendre les devants. La route était bien gardée. Et les brigands, s’ils avaient des Intentions à l’égard du groupe que nous transportions, devraient mettre un frein à leurs désirs.

Nous arrivâmes en effet à Macomer avant le laver du soleil, sans accident, et nous repartîmes deux heures après par la voiture de Nuoro. Au sortir du village, un nouveau trait de mœurs locales frappa notre vue. C’était une charrette, escortée par deux carabiniers, qui portait un homme enchainé. Qui n’a vu que les criminels honteux qui passent dans nos rues, entre deux gendarmes, se ferait difficilement l’idée de l’attitude de ce prisonnier. Le buste droit, la tête haute, sans affectation, les traits calmes, enveloppé de son copotu, il traversait l’infamie de cette exposition publique, de l’air dont un vainqueur modeste eut traversé le triomphe. Et… Chi lo sa ?… Ces populations démonstratives, moqueuses et cruelles comme sont les enfants, le regardaient en silence.

La diligence de Macomer à Nuoro ne met pas moins de sept heures pour franchir le désert de collines et de ravins qui, à l’exception de Bortigallo et Silanus, deux villages près de Macomer, occupe tout le reste de l’espace. Vers la fin de ce parcours, au commencement de la longue et âpre montée qui aboutit au plateau de Nuoro, j’observais Effisio. Il avait certainement l’intention de se montrer impassible ; mais je le connaissais trop bien pour ne pas saisir en lui les signes d’une émotion plus vive, qui, depuis la veille au long de la route, ne s’était traduite que par des distractions ou des rêveries. Il était fort évidemment oppressé ; les pommettes vives, l’œil fébrile, la respiration accélérés.

— En tout cas, lui dis-je, nous ne resterons que fort peu de temps à Nuoro, n’est-ce pas ?

— Sans doute, me répondit-il, en tressaillant. Quant j’aurai revu ma pauvre nourrice…

À l’expression de ma figure, il comprit ma pensée et, protestant :

— Mon cher, pas d’appréhensions ! Et que peux-tu craindre ?… Des folies ? Elles sont faites à présent. Puisque j’ai vécu, puisque J’ai consenti à prendre souci du reste de ma vie, tout est réglé sur ce point.

— Réglé, quant au fait, lui dis-le, puisqu’il est irrévocable. Mais réglé quant aux mouvements du cœur, c’est autre chose. Ta vas te trouver dans un milieu fort brûlant et fort dangereux. Impossible de ne pas voir les Ribas…

— Eh bien ? demanda-t-il, avec l’intention de faire bonne contenance, mais d’une voix qui eût pu faire croire qu’on le prenait à la gorge.

— Eh bien, repris-je, il s’agit de savoir qui tu y rencontreras. Voilà le danger.

Malgré ses efforts, Effisio avait rougi, il n’en mit que plus de vivacité à se défendre :

— Qui s’écria-t-il, qui !… la femme del signor Antioco Tolugheddu ? Voilà ce que tu veux dire ? Eh bien, ce nom-là c’est tout. Est-ce qu’on peut aimer la femme d’un autre ? — Quand on l’a aimée auparavant ? Non ! non !… Tout est flétri ! mon cœur est mort d’une telle blessure et il ne revivra pas ! Cetle que j’aimais est morte aussi. Je l’eusse aimée dans sa tombe avec moins d’amertume — et plus de danger. — Rassure-toi ; si cette rencontre dont tu parles, et qui est fort improbable avait lieu, je n’éprouverais d’autre impression que celle des souvenirs, le chagrin que, toujours, cause le spectacle d’une mort, d’une destruction, voilà tout !… Rassure-toi, te dis-je, la femme d’Antioco Tolugheddu, n’est plus, ne sera jamais plus rien pour moi… qu’une parente.

Je n’avais rien de mieux à faire que le croire et l’approuver.

Pour moi, en approchant de Nuoro, j’éprouvais ce sentiment si humain que nous inspirent les lieux où nous avons vécu, les êtres avec lesquels nous avons échangé des impressions, et qu’un peu d’absence, chose étrange ! rend plus intéressants et plus chers. Quand, arrivés sur le plateau, les premiers édifices, de loin, frappèrent ma vue, moi qui n’étais revenu qu’avec regret, le cœur me battit. Grazia ! pauvre Grazia ! femme d’Antioco Tolugheddu, que devenait-elle ? Les préjugés qui l’avaient poussée à subir une telle situation, l’aidaient-ils à la supporter ? Sans doute elle vivrait sans joie, mais bientôt peut-être sans effort, et deviendrait plus tard une mère de famille comme tant d’autres, attachée aux siens, vivant de leur vie et mélancoliquement heureuse, ou à peu près. Il me venait un ardent désir de la revoir, bien qu’à cause d’Effisio ce fut impossible. Elle me tenait au cœur, comme une sœur malheureuse et charmante. Pauvre Grazia !

D’autres aussi venaient reprendre en moi la place qu’ils y avaient occupée, avec ce charme de plus, dont le souvenir, cet artiste, enveloppe les êtres. Et Nieddu ? Aucune nouvelle de lui ne nous était parvenue. Était-il encore dans la montagne ? Pauvre poëte ! doux rêveur ! condamné par ses préjugés et son amour à la destinée farouche d’un bandit et d’un meurtrier ! Et cette fatale Raimonda, héroïne faite pour les luttes de patrie ou de véritable honneur, qui se consumait dans une étroite haine ! Et toi, petite Effisedda, déjà inquiète d’amour ? Et vous, magnifique et têtu don Antonio ! Et Cabizudu ! J’éprouvais un grand plaisir, même à l’idée de revoir Cabizudu ! C’est qu’au fond, pendant près de quatre mois que j’avais vécu parmi ces curieuses populations, je m’étais attaché à elles. Elles avaient leurs défauts et leurs qualités ; mais à regarder ceux-là, je les trouvais pleins d’excuses. Ils étaient sales, c’est fort vrai ; mais si pittoresquement habillés ! de si belle prestance ! En somme, une belle race (la montagnarde), fine et forte, et qui n’a rien de la lourdeur de nos paysans du Nord. Ils sont paresseux peut-être ? mais qui ne l’est pas peu ou prou dans le Midi ? Et d’ailleurs, c’est leur sobriété qui paye leur loisir. Ils donnent tout à la parure ; c’est un goût d’artiste. Ils sont cruels pour les animaux et tyranniques pour les faibles ; mais toute l’humanité passée, dont ils vivent encore la vie, est ainsi faite, et ce mal vient d’une ignorance, dont ils ne sont point responsables. Ils sont vindicatifs ; mais ils savent exposer leur vie pour obéir à leur idéal d’honneur. En somme, la civilisation bâtarde et fausse qui les envahit les énervera sans les moraliser, et…

J’en étais là de mon monologue, quand une colonne de fumée, pleine d’acres odeurs, m’interrompit. Nous entrions dans Nuoro, et, beau trait de sauvagerie, qui retombe sur la municipalité plus que sur les habitants, on avait mis le feu à l’un des dépôts de fumier, qui encombrent chacune des issues de la ville. Il faut bien de temps en temps se débarrasser de ces choses-la. Et, regardant la fumée, je me disais : — Combien de ces pièces d’or que les pauvres gens considèrent avec tant d’envie s’en vont-elles là-dedans ?

Nous rentrions dans Nuoro, et les petits pages au dos rouge et à la poitrine de velours bleu, leur long bonnet noir tombant dans le dos, couraient après la voiture ! Et les femmes passaient, la cruche sur la tête, et la gorge en avant, sous la chemisette blanche, avec leur veste rouge. Et un groupe d’hommes, en capotu et en mastruca, se formait autour de la diligence arrêtée. Je retrouvais mes Norésiens plus fourrés que jamais, sous prétexte de fraicheur automnale.

Chez les hommes, la justaucorps rouge et bleu avait entièrement disparu sous l’amoncellement de la beste-pedde (mastruca) du gilet de cuir et du capotu ; il n’y avait que les ragas, les caleçons de calicot blanc et les guêtres noires qui restassent les mêmes ; peut-être le haut du corps, auquel une chaleur surabondante était ainsi procurée, en cédait-il généreusement aux parties inférieures ? Maintenant, presque toutes les femmes portaient solennellement dans la rue une immense jupe, qu’elles relevaient par devant sur les deux épaules et qui retombait en pointe par derrière jusqu’aux talons, avec une majesté toute romaine. Le bord de cette jupe est bordé, à l’envers comme à l’endroit, d’un large ruban, chacun d’une couleur différente.

Effisio craignait de ne plus trouver sa nourrice vivante ; mais, bien qu’elle fût réellement malade, elle ne me sembla point à l’article de la mort. En nous voyant, ses yeux brillèrent de joie, et elle serra son cher enfant sur son cœur. Le médecin nous dit : — C’est une pleurésie. Mais elle peut s’en remettre, et elle va déjà beaucoup mieux.

— Laissez-le dire, nous répétait Angela, il n’y entend rien. Je sens bien, moi, que je n’en ai pas pour longtemps ; j’ai entendu cette nuit les anges m’appeler. Mes esprits se demandent où ils iront, quand je serai morte, et je leur ai déjà indiqué deux de mes bonnes amies, qui seront bien contentes de les avoir. Oui, ça doit être pour cette fois ! mais je ne regrette rien, sinon de ne pas laisser la maison entre les mains d’une bonne petite ménagère, qui serait la femme d’Effisio. C’est à Nuoro, voyez-vous, qu’il doit prendre femme et nulle part ailleurs. Les esprits me l’ont dit. Eh !!! qu’est-ce que c’est que les femmes des autres pays ?…

Elle ajoutait qu’elle s’en allait de ce monde avec confiance, et que la seule chose qui lui eût rendu la mort cruelle, c’eût été de ne point reposer son dernier regard sur Effisio. Maintenant que le cher enfant était là, elle mourrait heureuse, etc., etc.

C’est déjà une chose pénible et embarrassante d’entendre quelqu’un vous parler de sa propre mort. Il est convenu qu’on doit sembler n’y pas croire, et qu’en même temps l’on ne saurait manquer d’adresser à celui qui parle de disparaitre un éloge bien senti sur les qualités qu’il possède, et l’utilité dont il est pour la société, ou tout au moins pour les siens. Tout cela est bon pour une fois. Mais quand un mourant, ou soi-disant tel, vous parle ainsi, plusieurs jours de suite, on en vient à être las de cette scie funèbre au point d’en devenir vraiment féroce et quelque peu homicide. Certes, je ne lui voulais que beaucoup de bien, à la vieille Angela ! Pourtant, au bout d’une semaine, j’en étais arrivé à désirer qu’elle en finit à tout prix, — par la guérison, bien entendu, si c’était possible ; mais aussi, ma foi, par la mort, si elle y tenait absolument !

Et je quittais la maison, laissant Effisio aux prises avec sa vieille bonne, ou occupé de ses affaires. Je n’avais plus de livres, ayant tout expédié, naturellement, avant mon départ, au vicario de X…, avec une lettre où je m’excusais de ne pouvoir les porter moi-même. Ne sachant que faire, j’allais chez de Ribas un peu plus que je n’eusse voulu. Nous nous y étions présentés-ensemble, dès le lendemain de notre arrivée, mon ami et moi.

— À la bonne heure ! s’était écrié don Antonio, en embrassant Effisio. Te voilà de retour, c’est bien, n’en parlons plus. Evviva ! Mais en apprenant que nous devions repartir, il avait fait la grimace. Effisedda s’était jetée à notre cou, en commençant par Effisio, ce qui me parut un mauvais signe. Était-ce à cause de l’absence de sa tour, et parce que maintenant elle était l’aînée de la maison ? Elle se faisait jeune fille d’une manière étonnante ; et dans ces deux mois elle avait gagné plus d’une année.

Je la fis causer de Grazia ; mais elle ne m’apprit rien que d’extérieur, ce que Grazia laissait voir à tout le monde : elle menait le ménage, sous la direction de la mère d’Antioco, et tout était pour le mieux dans ce ménage, au dire d’Effisedda ; car chaque fois qu’elle était allée à Oliena, on lui avait fait grande fête.

— Grazia venait-elle souvent à Nuoro ?

— Oh ! non ; elle était venue deux fois seulement en deux mois.

— Et — j’osai risquer cette question — était-elle heureuse ?

— Pourquoi veux-tu qu’elle ne le soit pas ? m’avait dit Effisedda. Antioco l’aime beaucoup. Du reste, elle ne dit jamais rien, Grazia. Elle a toujours comme cela ce petit air triste que tu lui as connu. C’est son habitude. Mais elle devrait être heureuse, puisque tout le monde dit qu’elle est si bien mariée.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 24 MAI 1878.

(24)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XIII. — (Suite.)

Huit jours s’étaient écoulés, et Angela n’avait encore pris aucune décision. Le médecin affirmait qu’elle allait mieux ; mais elle persistait à nous parler de ses derniers moments, et à ces derniers moments il fallait qu’elle eût Effisio à son chevet. Je perdais patience ; d’autant mieux que je voyais mon ami tomber dans je ne sais quelle apathie de mauvais aloi. Lui aussi, allait fréquemment chez de Ribas, et aussi longtemps qu’Effisedda voulait parler de Grazia, il l’écoutait sans l’interrompre. Il ne paraissait point impatient de partir ; et l’influence du pays semblait le reprendre par tous les pores et l’envahir comme une langueur, comme un sommeil. J’étais bien décidé à ne point lui permettre de s’y abandonner. À côté du ménage de celle qu’il avait aimée, qu’en dépit de lui il aimait encore, il eût, comme ont fait tant d’autres, vécu solitaire, sans action, sans but, d’une vie stupide et décolorée. En pareil cas, il faut de toute nécessité rompre avec le milieu, passer à des horizons nouveaux.

J’entrai un jour dans la chambre d’Angela. Elle avalait une minestra, d’un air qui n’excluait nullement l’appétit. Cependant, se recouchant sur ses oreillers avec un long soupir, elle me dit encore, en réponse à ma question : comment allez-vous ?

— Eh mon cher signor, la vieillesse est un mal qui ne guérit point.

— Mais qui dure longtemps, répliquai-je. Eh bien ! Angela, il le faut, laissez-nous partir. Nous reviendrons vous soigner, dans un an ou deux, plus tôt peut-être ; mais pour le moment nous avons affaire ailleurs qu’ici, et dans l’intérêt d’Effisio il faut qu’il parte.

— Eh mon bon signor ! me dit-elle tout effrayée, comme vous y allez ! Vous voulez donc me faire mourir sans lui ?

— Vous n’êtes nullement en train de mourir, Angela, mais de guérir. Le médecin l’affirme ; je le vois parfaitement, et à quoi bon le nier ? Quel intérêt avez-vous de retenir ici Effisio ?

— Et vous, répliqua-t-elle, pourquoi voulez-vous l’emmener ? N’est-on pas toujours mieux dans son pays ?

Nous débattîmes là-dessus et, voyant bien qu’elle ne pouvait me convaincre, Angela, d’un air solennel, me dit :

— Eh bien ! sachez toute la vérité. Ce sont mes esprits qui m’ont conseillé de rappeler Effisio.

Je ne pus retenir un geste, fort irrespectueux.

— Oh ! que vous êtes méchant à présent ! C’est comme je vous le dis. Pendant trois nuits, je les entendais autour de moi : — Effisio ! Effisio ! — Et quand je leur ai demandé : — Que lui voulez-vous ? Tous m’ont répondu comme un seul : — Il ne faut pas qu’il parte. J’étais alors bien malade, mon cher signor, et cependant je ne pensais point à le déranger, bien qu’il me fût dur de penser que je partirais de ce monde, peut-être, sans l’avoir revu ; mais alors, comme il s’agissait de son intérêt, je n’ai pas hésité et j’ai envoyé chercher la ragazza (jeune fille) de chez don Antonio, afin qu’elle vous écrivit de revenir. Je ne pouvais pas dire la vérité, puisque Effisio a la faiblesse de ne pas croire aux esprits ; mais vous, signor, qui êtes plus raisonnable…

Pour le coup, je trouvai la plaisanterie mauvaise outre mesure et j’eus une peine extrême à ne pas le témoigner.

— Au diable la vieille folle ! me disais-je en sortant. — Et je m’envoyais au diable moi-même pour avoir eu la sottise de flatter ses rêveries. La mystification me retombait en plein sur le nez. J’étais content de moi… Toutefois, par humanité, je résolus d’accorder encore à Angela trois ou quatre jours, après quoi elle serait assez forte pour supporter la contrariété du départ d’Effisio ; et jusque-là, je m’occuperais de décider celui-ci, aidé des excellents bulletins du docteur sur la santé de sa malade.

Il était à peine huit heures du matin ; j’entrai dans la chambre d’Effisio et le trouvai rêvant, à sa fenêtre ouverte, les yeux attachés sur les monts d’Oliena.

— Veux-tu que nous fassions une course à cheval ? lui demandai-je..

— Volontiers.

Et il appela Cabizudu pour seller les chevaux. Nous avions déjà pris le café ; les Sardes se lèvent de bonne heure. Au bout de quelques minutes nous étions partis.

Nous prîmes la route d’Orosei, qui est en même temps, pour une partie, celle d’Oliena.

C’était alors la plus animée parce qu’elle conduit au versant planté d’oliviers, dont on commençait la récolte. Le soleil était doux, l’air délicieux ; de ce côté, le vent, un peu vif sur les hauteurs, n’avait rien que d’agréable. Nous descendîmes la côte au galop. Quand nous reprîmes l’amble, au long de la montagne, nous vîmes devant nous, entre autres cavaliers, deux jeunes filles assises sur le même cheval et qui trottaient ainsi, sans selle et sans étriers, avec l’admirable solidité des femmes galluriennes et la même aisance que si elles eussent été assises sur les coussins d’une voiture. C’était Effisedda, accompagnée de la petite bonne des Ribas. Nous les eûmes atteintes en un moment.

— Où allez-vous ?

— Ramasser les olives ; mon père nous attend là-bas.

— Fort bien, bonne récolte !

Mais ce n’était pas le compte d’Effisedda. Fouettant sa bête, elle suivit les nôtres.

— Et vous, où allez-vous ?

— À l’aventure.

— Bon ! alors vous allez venir avec moi.

— Pas du tout ; nous voulons causer de choses sérieuses.

— Eh bien, vous en causerez ; ou ce sera pour une autre fois ; ça m’est bien égal, moi ; mais je veux que vous veniez avec nous.

— Ah ! tu veux ! Ces petites filles sont curieuses ! À qui donc dis-tu : Je veux, ici ?

— À toi, parce que tu es gentil. Viens ! viens ! je t’en prie.

Pais se tournant vers Effisio :

— Papa sera content de te voir.

Nous nous laissâmes aller et la suivîmes. Je n’avais qu’une chose à objecter, c’est que ce champ d’oliviers était à mi-chemin d’Oliena ; et qu’Effisio verrait ce village de trop près. Il y avait de quoi le rendre malade la nuit suivante. Et pourvu qu’il ne prit pas à de Ribas la fantaisie de nous mener chez son gendre…

De Ribas attendait en fumant sa pipe l’arrivée des ramasseuses. Il fut charmé de nous voir, accourut vers nous, et regrettant de n’avoir rien à nous offrir, nous fit asseoir. Après une demi-heure de conversation, nous allâmes reprendre nos chevaux attachés à des arbres, et, comme nous étions tout près du lit du Cedrino, je voulus aller revoir les lauriers-roses. De Ribas nous accompagna.

Le Cedrino commençait à se remplir, grâce aux premières pluies, et ses beaux lauriers-roses avaient encore quelques fleurs. J’en fis un bouquet. Ce lieu, ces fleurs, me reportaient au jour de la noce de Grazia, et j’avais le cœur serré. C’était là, tout près, qu’avait passé le cortége, et je la voyais encore, pâle et morne sur son cheval, pareille, non pas à une épouse, mais à une condamnée qu’on emmène, et près d’elle Antioco, pimpant et superbe, le sourire aux lèvres, mais l’œil inquiet, regardant avec trouble les lauriers roses, comme s’il s’attendait à voir passer entre leurs branches le canon du fusil de son ennemi. J’entendais retentir autour d’eux les lazzis et les éclats de rire des joyeux jeunes gens de la noce.

— Eh ! Mauro !… Eh !… Où vas-tu si vite ? Eh ! Mauro !…

C’était don Antonio qui hélait ainsi un cavalier galopant dans le chemin à bride abattue.

Cet homme tourna la tête, et en voyant de Ribas, il poussa une exclamation que nous entendîmes, puis il arrêta brusquement son cheval.

— C’est un domestique d’Antioco, nous dit alors de Ribas. Il va sans doute à Nuoro, et peut-être avait-il quelque chose à me dire ? Au moins, je veux lui demander pourquoi il galope comme ça sans s’arrêter. Je l’ai vu descendre de tout là-haut ; je ne dis pas qu’il faille ménager les chevaux, mais ces gens-là les crèvent quand ils s’y mettent. Pendant qu’il parlait ainsi, il se dirigeait vers Mauro, et nous le suivions, tenant nos chevaux on laisse. Da son côté, le domestique avait mis pied à terre et venait au-devant de nous. Il franchissait le pont comme la voix de don Antonio était parvenue à son oreille, et nous nous trouvions sur la même rive.

À distance, l’aile de cet homme me frappa. Il y avait quelque chose de défait et de consterné dans son attitude. Cela frappa également de Ribas, qui s’écria :

— Qu’y a-t-il donc ? Mauro !

L’homme baissa la tête devant don Antonio ; je vis trembler la main dont il tenait son cheval. Un serrement de cœur affreux me prit ; une voix me disait : Grazia est morte !

— Parle donc enfin ! hurla de Ribas, parle !

— Don Antonio, dit l’homme en balbutiant, ce matin, on a trouvé dans le jardin… il signor Antioco….

Il s’arrêta. Aucun de nous n’osa dire :

— Eh bien ?

Il y eut un silence mortel ; oui, la mort était dans toutes nos pensées. Enfin, de Ribas, avec explosion :

— Tu vas chercher un médecin ?

— Ohimé ! çà n’est pas la peine ! La signora Grazia m’a envoyé vous chercher.

Je regardai alors Effisio : il était fort påle et tremblant.. mais nous l’étions tous,

— Donne-moi ton cheval, dit au domestique don Antonio, désespéré.

Je lui offris le mien, plus frais et plus rapide ; mais il dit, en regardant Effisio et moi :

— Quoi ! vous ne venez pas aussi ?

— Oui, mon oncle, dit Effisio ; c’est notre devoir.

Et tous les trois, non sans peine, car nos jambes tremblaient, nous nous mimes en selle.

Mauro fut envoyé pour avertir Effisedda et prendre le cheval de don Antonio.

Nous fîmes rapidement le chemin. En approchant, de Ribas pleurait.

Se reprochait-il son entêtement, et d’avoir jeté sa fille dans un tel veuvage ?

Pour moi, je craignais tant d’émotions à la fois pour Effisio. Devant celle qu’il allait revoir, veuve, pleurante, et devant ce mort, quelles allaient être ses pensées ?

À Oliéna, sur notre passage, nous vîmes les gens consternés.

Le vieux Tolugheddu n’était point aimé, à cause de son avarice ; mais Antioco, jeune, brillant et sans méchanceté, avait des sympathies. Puis, ces natures méridionales sont toujours vivement frappées des grands spectacles de mort ou de vie. Deux femmes vin- rent en pleurant se jeter à la bride de nos chevaux, en nous adressant des lamentations ; et la foule nous suivait.

Il y avait un groupe nombreux à la porte de la maison, un autre dans la cour.

— Place ! place ! cria-t-on, ce sont les parents !

Nous entrâmes dans cette chambre que j’avais vu orner, si joyeusement, de guirlandes. Elles y étaient encore, autour du lit, de la glace, de tous les meubles ; elles pendaient aux chaises çà et là. Je ne vis guère que cela tout d’abord ; car une foule debout remplissait la chambre et cachait le lit en partie. Mais quand on s’écarta devant nous, je vis sur le lit le pauvre Antioco, blême comme sont les morts et la figure contractée d’une manière terrible. Il avait connu et senti la mort : cette face empreinte de colère, d’angoisse et de désespoir le disait éloquemment. Et comme il n’avait sans doute été relevé que longtemps après, qu’aucune main amie n’était là pour fermer ses yeux avant les raideurs de la mort, ils restaient ouverts, effrayants, terribles, ces yeux qui si souvent avaient Bondé l’espace, dans la crainte du meurtrier et qui enfin, convulsés d’horreur et d’effroi, avaient rencontré sa face implacable !

Grazia était au chevet du lit ; elle se jeta dans les bras de son père en sanglotant. Je lui serrai la main. Effisio s’inclina seulement devant elle. Elle ne nous dit rien ni à l’un ni à l’autre, et se laissa retomber sur sa chaise, près du lit de mort. Le vieux Basillo, courbé, tremblant, aussi blême que son fils, vint embrasser de Ribas en gémissant. Lui-même nous fit le triste récit, ébauché par le domestique.

Depuis quelques nuits, les fruits du jardin étaient pillés. Les derniers raisins, les grenades, les figues tardives disparaissaient et les branches étaient saccagées, comme pour mieux signaler ces méfaits et gâter l’arbre, tout en dérobant le fruit. Antioco, très préoccupé de son jardin, où il avait elle-même en sortir, laisse-la ! partons plutôt ; cela est fort raisonnable !

— Ne vois-tu pas, répliqua-t-il vivement, que l’arrestation de Nieddu a tout changé ? Puni par la justice, il ne peut plus l’être par d’autres moyens, Il ne sera plus question de vendetta, et bien que Grazia ne doive pas se remarier sans l’assentiment de sa famille, cependant, on tiendra, je l’espère, un peu plus compte de sa volonté. De Ribas a de l’amitié pour moi, et Pietro de Murgia n’eût été mon rival sérieux que pour le meurtre de Nieddu. Voilà pourquoi j’ai été si ému en apercevant ce prisonnier, pourquoi je le suis encore. C’est ma destinée qui vient de se décider !

— Tu l’aimes donc bien toujours ? dis-je en lui serrant la main, toi qui prétendais…

— Ah ! oui !… je l’aime ! murmura-t-il, oui ! je l’aime !… Ce que je t’ai dit en arrivant, je le croyais. Je croyais ne plus devoir aimer une amante flétrie par l’amour d’un autre : J’avais beau souffrir encore de l’affreuse blessure ; je me croyais en voie de guérir ; aujourd’hui encore, je donnerais des années de ma vie pour que ce mariage n’eût pas eu lieu ; mais si j’en éprouve de la rage, c’est une rage d’amour, de jalousie. J’ai souffert mille morts à la voir pleurer cet homme, et je l’aime plus que jamais !… Par moments, j’ose l’accuser, l’insulter presque ; il me prend contre elle d’immenses colères… et puis, tout cela tombe… non pas même sous son regard, puisque je ne la vois pas ; mais devant le seul rêve de son beau regard, de son doux visage, évoqués par mon souvenir !…

Il baissa la tête, accablé, somme un homme qui renonce à se défendre ; puis la releva bientôt après, tout éclairée de l’espoir qu’il venait de puiser dans la rencontre du prisonnier.

L’amour est égoïste. C’était au crime de Nieddu qu’Effisio devait que Grazia fût libre, et maintenant l’arrestation de Nieddu lui causait un espoir nouveau. Il sembla deviner ma pensée, car il me dit :

— Mieux vaut pour ce malheureux qu’il soit tombé entre les mains de la justice qu’en celles de Pietro de Murgla. Le jury de ce pays est indulgent pour des crimes qu’il comprend trop bien. Il acquitte souvent, sur le moindre doute, et ne condamne jamais à mort.

Puis, il revint à me parler de Grazia. La glace était rompue, et il ne pouvait s’arrêter,

— Quand on aime ainsi, lui dis-je, il faut travailler de toutes ses forces à atteindre le but désiré. Prends les devants cette fois ; parle à de Ribas le plutôt possible ; parle de même à Grazia.

— Ils seraient blessés, me dit-il, elle surtout, sans doute, si j’osais formuler ma demande avant plusieurs mois. C’était seulement au nom de la vengeance qu’on eût pu se présenter sur l’heure. L’amour a moins de droits.

— Alors, que vas-tu faire ?

— Attendre, en surveillant ce qui se pas- sera autour d’elle, et en trouvant un peu de patience dans le bonheur de la voir. Pour cela, je chercherai des prétextes. Elle sera gardée moins jalousement qu’autrefois.

— Ce qui veut dire que tu renonces à me suivre ?

— Crois-tu, me dit-il, en me jetant avec un sourire, un regard où brillait joyeuse la flamme de la passion, crois-tu, que je veuille maintenant passer la mer ? Mais es-tu donc si pressé de me quitter ?

— Je ne veux pas, moi, me marier à Nuoro, lui dis-je, souriant aussi. Puisque tu ne viens plus avec moi, j’irai à Rome passer l’hiver. Toi, plante des arbres fruitiers ; ce sera un prétexte pour aller souvent entretenir de Ribas de tes plans agricoles… aux heures où tu pourras le croire absent.

Nous convînmes que je lui ferais une commande chez un pépiniériste de Montpellier, que nous nous écririons souvent, qu’il me rendrait compte de ses soucis comme de ses bonheurs. Effisio était affligé de me voir partir, mais n’osait rien objecter. Il était plein, me disait-il ; de reconnaissance pour le temps que je lui avais consacré, mais il sentait ne pouvoir m’en demander davantage, sans dépasser les droits de l’amitié. Je lui promis de revenir le voir, de Civita-Vecchia, avant de quitter l’Italie, et nous rentrâmes à Nuoro, mélancoliques malgré tout de cette séparation prochaine. Pourtant, je ne devais point partir avant dix jours.

Nous allâmes au café pour entendre parler de l’arrestation de Nieddu. C’était la grande nouvelle. Deux des carabiniers, qui en étaient les auteurs, étaient venus goûter leur triomphe, et certains amis des Tolugheddu et des Ribas se disputaient le plaisir de leur offrir des rafraichissements. Ces carabiniers racontaient qu’ils avaient eu l’idée de filer Raimonda, bien certains qu’elle ne resterait pas longtemps sans aller voir son amant. Pendant huit jours, ils l’avaient fait épier, l’avaient suivie de loin ; enfin, ayant su par leur agent, en quel endroit à peu près elle s’était arrêtée, ils s’étaient avancés, à quatre, de divers côtés, et les deux amants étaient si absorbés — cela se disait avec des rires qu’on avait pu les apercevoir avant qu’ils eussent pris l’éveil.

Ça faisait, ma foi, un joli tableau ! déclarait le carabinier. Le gars était appuyé le dos contre la roche, qui faisait comme une voûte au-dessus d’eux ; elle était dans ses bras, à demi affaissée sur lui, comme si auparavant elle se fut mise à genoux, et ils s’embrassaient !… que c’était pitié de les déranger !

— Il fallait attendre ! dit un loustic.

Et ce fut une explosion de rires.

— Le fusil était tombé par terre, ce qui a sans doute sauvé la vie à l’un de nous. Tous ensemble, nous nous précipitons… Il veut se relever ; mais la fille appuyée sur lui l’en empêche, et quand il a pu se dégager, il est trop tard. Déjà, le brigadier le tient par les épaules. Je lui saisis la gorge ; nous avons eu un mal du diable à le terrasser. Pendant ce temps-là, à quoi croyez- vous qu’étaient occupés les deux autres compagnons ? — À venir à bout de la fille, qui avait sauté sur le fusil, et se débattait comme une lionne. Et ils n’étaient pas trop de deux ! Quelle endiablée !… Quand le Nieddu a été garrotté, nous lui avons dit à elle de s’en aller, et de nous laisser tranquilles ; car elle nous rompait la tête de tout un chapelet d’injures qu’elle a dans le gosier ; mais elle a répondu qu’elle ne quitterait point son fiancé. Pour lui faire peur, Simeone l’a couchée en joue. Elle n’a pas bronché.

— Vous pouvez me tuer, nous a-t-elle dit, race de chiens de chasse. — Elle nous appelait comme ça ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est nous qu’elle traite de brigands ! — Vous pouvez me tuer, a-t-elle répété, je ne le quitterai point.

— Et elle est restée là tout le temps qu’on est allé à Orgosolos chercher une charrette, parlant à Nieddu dans leur diable de langage que je ne peux pas comprendre encore, et le regardant avec des yeux ! Eh !… Puis, elle a suivi la charrette toute seule, à pied, que ça en faisait pitié malgré tout, et toujours nous écrasant de sottises. Une fois, le brigadier a tiré son sabre :

— Veux-tu te taire, coquine ! lui a-t-il dit en roulant des yeux et en ayant l’air de vouloir lui trancher la tête. — Croyez-vous qu’elle s’est sauvée ? Elle a haussé les épaules tout tranquillement.

— Pourquoi ne la met-on pas aussi en prison, cette canaille-là ? dit un gros bourgeois. C’est elle qui a fait tuer ce pauvre Antioco. Nieddu n’a été que son instrument.

— On ne nous a pas donné l’ordre de l’arrêter, répondit le carabinier.

Il y eut alors une discussion sur les causes et les effets, et les distinctions à faire, dans laquelle le bourgeois et le carabinier répandirent ces aphorismes et ces clartés, qui distinguent leurs professions respectives.

Nous sortîmes, et j’allai roder autour de la prison. Au bout de la ruelle qui fait face à l’entrée, dans un coin, je vis une femme accroupie, les mains autour de ses genoux, les yeux attachés sur le grand et triste bâtiment. C’était Raimonda ; je m’approchai d’elle :

— Que faites-vous là, Raimonda ? Vous ne pouvez rien pour lui ; il faut rentrer chez votre mère.

Elle s’était tournée vers moi, avidement, comme si elle espérait quelque secours de moi.

— On ne veut pas me mettre en prison avec lui, dit-elle, pourquoi ? S’il est coupable, je le suis plus que lui ; c’est moi qui lui ai donné cette vendetta ; c’est pour moi qu’il a tout fait.

Tant d’inconscience et de folle passion m’irritèrent.

— C’est ainsi que vous parlez ! m’écriai-je. Après l’avoir poussé au meurtre, vous le perdez maintenant par vos aveux, et lui ôtez même la possibilité de se défendre ! Ah ! funeste créature ! quel malheur a-t-il eu de vous aimer !

Elle se leva toute droite, ouvrant de grands yeux, comme si elle se réveillait.

— Qu’ai-je dit ? qu’ai-je dit ? Moi le perdre ! Moi qui donnerais ma vie pour lui avec tant de joie ! Qu’ai-je dit ?

Je lui répétai ses propres paroles ; ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! dit-elle, je n’ai accusé que moi. Qui, je lui ai dit de me venger ; mais tout ce qu’il a fait, ç’a été de menacer Antioco. Ce n’est pas lui qui l’a tué !

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 MAI 1878.

(25)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XIII. — (Suite.)

Dona Francesca, l’aïeule, Effisedda, suivies de Quirico, se jetèrent dans les bras de Grazia et de la signora Tolugheddu. Devant ces cris du fond des entrailles, ces explosions entrecoupées, ou ces larmes silencieuses, les pleureuses gardèrent le silence. Les vrais bardes étaient là. Je vois encore l’Effisia et la mère d’Antioco se regarder en silence, les mains enlacées. Elles me firent frémir. Tout le monde les regardait aussi, et l’on se taisait, et l’on frémissait. Tout à coup, la voix de la mère d’Antioco s’éleva, tantôt éclatante et tantôt brisée, avec des sons pareils à ceux de l’ouragan, qui tantôt se heurte, et tantôt se concentre, ou se déchaîne.

— Il me l’a tué ! le fils que j’ai porté neuf mois dans mon ventre et que j’ai nourri deux ans de mon lait !… qui avait crû peu à peu, comme un jeune chêne, et que j’avais fait si fort et si beau !… Ce n’était pas pour la mort que je l’avais élevé !… Je m’attendais qu’il remplacerait son père, et serait père lui-même de fils beaux et vaillants. Où est-elle maintenant notre maison ?… Elle est avec lui dans la tombe ! J’ai deux filles ; mais chacune d’elles a quitté la maison pour suivre son mari. Elles ne portent plus le nom de notre famille ; elles élèvent les fils d’autres maisons. Antioco était notre orgueil, notre espoir : c’était un Tolugheddu… C’était mon fils bien-aimé !… Quand je le voyais passer au milieu des autres, le plus beau de tous, mon cœur sautait dans ma poitrine et me disait : Tu es sa mère ! Que cela est beau d’avoir un fils !…

Antioco, lui disais-je, donne-moi donc des petits-enfants qui te ressemblent et que je puisse presser encore sur mon cœur et bercer sur mes genoux, comme je te berçals autrefois. Je sens mon tablier vide ; car tu es trop grand maintenant pour t’y asseoir… Ô mon fils ! mon fils !… je t’avais élevé pour la vie… après ma mort ! Et tu es là mort devant moi !…

Elle se jeta sur le cadavre, le toucha de ses lèvres et se redressa en jetant un cri :

-Il est de glace maintenant, ce front autrefois si tiède ! Oh !… qui glacera le meurtrier ?…

Le jour, dit alors l’aïeule des Ribas, le jour où le gant sanglant est tombé au milieu des noces, j’ai courbé la tête en disant : « L’insulte et le malheur sont sur nous ! » Depuis, toutes les fois que je filais ma quenouille, je priais l’ange de la mort : — Prends les vieux, lui disais-je, et non pas les jeunes. Moi, j’ai soixante-quinze ans, je suis prête, je n’ai plus que de la laine à filer, et ils ont eux des berceaux à faire. Mais à peine mes yeux se fermaient-ils, et ma main cessait-elle de tourner le fuseau, que je revoyais le gant sanglant ! Que la malédiction soit sur celle qui l’a jeté et sur celui qui a porté le coup ! Maudit soit le meurtrier d’Antioco !… Non ! non ! l’injure ne restera pas sans vengeance !… Fedele Nieddu, mes cheveux blancs, te maudissent !… Nos petits enfants te maudissent, Fedele Nieddu ! Et les hommes exécuteront l’arrêt des mères et des épouses ! Soit maudit !… Que ta mort soit cruelle !… Et qu’après ta mort tu souffres encore les tourments des meurtriers, toi qui nous as privés d’un fils !

Le chœur des pleureuses répondit par de longs gémissements, auxquels ceux des assistants se mêlèrent. Mais tout se tut, quand de nouveau s’éleva la voix de Maria-Angela Tolugheddu :

— C’était un bon fils ! il aimait sa mère ! Que de fois m’a-t-il dit : — Repose-toi, mère, tu prends trop de peine ; fais-toi servir maintenant. — Oh ! que ne puis-je te servir encore, mon fils ! mon cher fils ! Mais j’aurais beau, hélas ! té porter la minestra fumante, tu n’y planterais plus ta cuiller ! Tu ne porteras plus à tes lèvres ton grand verre, plein de vin d’Oliena. Oh ! se peut-il que mon fils ne soit plus vivant ? Que deviendrai-je, quand je n’entendrai plus son pas dans la maison vide ?… Oh ! quel homme eut dû vivre si ce n’était lui ! Quel mal avait-il fait ? Qu’il se lève, celui qui eut à se plaindre d’Antioco Tolugheddu ! Que celle qu’il avait épousée dise s’il ne fut pas un bon époux ?

Grazia se leva à cet appel, et d’une voix brisée, la main étendue sur le mort :

— Oui, tu fus un bon époux, Antioco. Tu m’aimais, et tu n’eus jamais pour moi une parole mauvaise. Je te rends hommage et te bénis ! Oh ! que ne t’ai-je donné plus de douceur et de joie, toi qui fus pour moi si tendre… et qui devais avoir une vie si courte et une mort si cruelle ! Pardonne-moi !… et reçois le vœu que mon cœur fait aujourd’hui de te remplacer dans ce lit funèbre. Vœu stérile, hélas ! Oui, maintenant, je voudrais donner ma vie pour te rendre la tienne !… Pauvre Antioco ! Crois-le ! crois-le ! Si les morts peuvent entrainer avec eux ceux qu’ils aiment, tu peux m’appeler, ton épouse fidèle te suivra.

Sa voix expira dans un sanglot, et elle s’affaissa, le front sur le cercueil. De toutes parts, les gémissements recommencèrent ; puis la voix de l’Effisia, vibrante comme un clairon qui appelle aux armes, s’éleva sur toutes ces rumeurs, qui s’arrêtèrent aussitôt. La petite vieille, l’habitante du coin de la grande salle des Ribas, où elle chantait sur le ton du rêve les chants de sa jeunesse, tout en filant sa quenouille de laine, ce membre silencieux et passif, en apparence, de la famille où elle semblait n’être qu’un débris du passé, la vieille Effisia venait de se transformer tout à coup : sa taille s’était redressée, ses yeux s’étaient ranimés comme une braise presque éteinte, sous un courant d’air qui en écarte la cendre ; sa voix avait pris des sons métalliques ; elle revivait avec la tradition de sa race, revenue au jour dans ce meurtre, dans cet attito [16] funèbre.

— Pleurons ! gémissons ! dit-elle, mais surtout parlons de le venger ! Quand un homme termine paisiblement sa carrière, ou quand il succombe à la maladie, fléau de Dieu, il n’y a qu’à l’entourer de larmes et de prières. Mais autres soins féclame un homme assassiné. Regardez-le ! Celui qui ne peut plus parler ! Est-il de plus éloquentes paroles que celles que profère ce visage terrible ?… Qu’a-t-il désiré, de toute la rage de son âme, en tombant sous la balle du lâche assassin ? Regardez ! regardez !… Et que tout homme, qui a dans sa poitrine un cœur d’homme, ré- ponde !…

— La vengeance !…

Vingt poitrines à la fois avaient jeté ce mot, dont l’accent sourd et brûlant fit passer un frisson dans mes veines.

— Oui, reprit l’Effisia d’une voix éclatante, la vengeance !… Elle seule peut consoler la victime dans sa tombe. S’il avait pu soulever ses membres, et se relever sur ses genoux, que la balle avait rafdis ; qu’eût fait notre Antioco ? Il se serait précipité sur le meurtrier ; il l’eût étouffé dans ses bras, il eut enfoncé les ongles dans sa gorge, et de son pied, fortement appuyé sur la poitrine du misérable, il en eût fait sortir le dernier souffle ! Voyez cette bouche, qui s’est tordue en gémissant et ces yeux pleins de haine et d’horreur ! Et ces poings, roidis dans une vaine étreinte ! Il est mort dans la douleur de ne pouvoir se venger ; mais, ceux qui n’ont pas les genoux raidis et dont le cœur bat… Ceux-là le vengeront !

— Oui ! oui ! oui ! crièrent les hommes, il sera vengé !

— Et alors seulement il sera consolé dans sa tombe. Car c’est du sang qu’il faut aux hommes assassinés !

— Il sera vengé, reprit la mère d’Antioco, notre famille n’est point une famille de lâches. Mon grand-père aussi est tombé sous le fer d’un homme jaloux ; mais l’herbe n’avait pas eu le temps de pousser sur sa tombe qu’il fallût creuser celle du meurtrier.

— Ce ne sont pas non plus les de Ribas qui laissent leurs morts sans consolation et sans honneur, dit l’Effisia. Mon fils, don Antonio, a tué son rival, un Corrias, qui lui disputait sa fiancée. Mon mari, don Giovanni, poignarda un Napolitain qui avait osé le traiter de manant. Et il n’y a pas jusqu’aux femmes de notre famille qui ne savent dignement venger leur honneur. Eleonora de Ribas fut trahie par son fiancé. Elle prit un des pistolets de son père et, attendant l’infidèle sur un chemin par où il devait passer, elle l’étendit mort, après lui avoir reproché son crime. Plus tard, elle épousa don Marco Sarcedo, qui s’honorait d’une telle femme. Ainsi sont respectés ceux qui se défendent. Ceux-là sont les lions de la cité ! Les autres n’en sont que le vil troupeau, que chacun peut fouler aux pieds.

— Déjà, s’écria la mère, la dague des Tolugbeddu a goûté du sang des Nieddu ! C’est une histoire vieille de cinquante ans ; mais le passé enseigne le présent ; écoutez-la :

« Une jeune fille des Tolugheddu, Rita, était belle, et elle était fière de sa beauté. Un jour au bal, un Sollai, fils d’une Nieddu, l’aborde ; il était lourd et petit ; elle ne voulut point danser avec lui. Humilié de ce refus, il ne quitta point la salle, afin de voir si elle accepterait les offres d’un autre. Rita prit en effet la main de son beau cousin, Emilio Tolugheddu, et ils dansèrent ensemble. Alors le brutal vient trouver Rita, lui reproche ses dédains, et, portant la main sur elle, veut, au milieu même de la salle du bal, lui infliger la correction qu’on donne aux enfants. Au premier cri de Rita, Emilio accourt et le Sollai n’est plus qu’un cadavre. Mais aussitôt le cousin du mort, un Nieddu, se jette sur Emilio et le poignarde. Mario Tolugheddu venge son frère, et tombe à son tour sur les trois cadavres. Sept ainsi ! l’un après l’autre, s’entassèrent dans le bal funèbre. Mais celui qui tomba le dernier fut un Nieddu, et son vainqueur était un de notre maison, Gian-Battista Tolugbeddu, qui resta la dague à la main, toute ruisselante, et que nul n’osa toucher. Hélas ! que sa dague ne but-elle ce jour-là jusqu’à la dernière goutte du sang détesté, qui a fait naître l’assassin d’Antioco !

Elle se tut, les gémissements éclatèrent ; sous l’excitation de ces discours, ils avaient pris un accent nouveau. La haine y régnait désormais plus que la douleur et ils grondaient et rugissaient plus qu’ils ne pleuraient autour du mort, qui, dans son effrayante immobilité, les excitait en silence de son visage livide convulsé par l’horreur du crime et du meurtrier.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 28 MAI 1878.

(26)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIII. — (Suite.)

De temps en temps, du milieu des cris et des sanglots s’élevait le mot : — Vengeance ! vengeance ! Aussitôt répété par tous. Une atmosphère lourde, due à la présence de tant de personnes et augmentée par la combustion des cierges, par les émanations de ce corps sanglant, et le souffle ardent de toutes ces poitrines emplissait la chambre. À ce moment, il me sembla qu’elle s’accroissait encore d’un degré de chaleur, et moi-même je sentais mon cœur battre plus vite. Basilio et de Ribas étaient rentrés. Le père s’avança, la main étendue sur le cadavre, il dit :

— Antioco ! tu seras vengé !

— Oui ! oui ! mort à l’assassin ! cria-t-on de toutes parts.

Le vieil avare n’était plus reconnaissable ; il avait sur les traits la noblesse d’une grande douleur. On voyait des larmes ruisseler lentement sur ses joues caves ; sa voix étranglée par moments s’arrêtait, puis reprenait :

— Plus rien !… On ne peut plus rien pour toi… Rien que te venger ! Ç’a été ton dernier vœu, il sera rempli…

— Oui ! s’écria impétueusement l’Effisia, Oui ! sa famille tout entière jure de le venger !

Elle étendit la main sur le corps. Il y eut explosion de cris. Des hommes, des femmes s’élancèrent et vinrent aussi tendre leurs bras par dessus la bière. On étouffait de plus en plus, et il me semblait que l’odeur du sang m’importunait les narines.

On cria : Les parents ! les parents !

Et je vis Grazia, sa mère, et la mère d’Antioco s’approcher pour jurer aussi. Effisedda était près de moi ; je voulus la retenir ; mais elle me regarda d’un air indigné et superbe, et alla se joindre aux siens.

— Antioco ! dit Grazia, puisqu’il n’y a plus qu’une manière de t’aimer et de te servir dans la tombe, ton épouse jure de se consacrer à ta vengeance !

La petite Effisedda prit la parole à son tour :

— Antioco, dit-elle, tu étais pour moi un bon frère ! Jusqu’à ce que tu sois vengé, je crierai : Vengeance !… et si je puis frapper ton meurtrier, ne fût-ce qu’avec une pierre, je le ferai !

Ce fut une contagion : l’enfant avait donné la mesure dans laquelle tous pouvaient s’associer à la vengeance. En ce moment, si la présence de Nieddu eût été signalée dans Oliena, il fût mort lapidé. On se précipita de tous les coins de la chambre, hommes, femmes, enfants, sur le mort et là, debout, pressés autour de la bière, gémissant, hurlant, ils tendirent tous leurs mains, et toutes les voix jurèrent… L’Effisia, au chevet du cercueil, une main levée en l’air, rayonnait d’une joie terrible, et ces deux visages qui dominaient la scène, celui de cette Pythie de la tradition vengeresse et celui du mort, s’ajoutaient en quelque sorte l’un à l’autre, et n’étaient pas moins effrayants l’un que l’autre ; car on sentait que, une fois le mort caché sous la terre, la Pythie resterait, âme implacable de la vendetta.

Seuls, Effisio et moi, nous étions restés à notre place. J’étais, il faut le dire, plus ému qu’indigné. La nature humaine est ainsi faite, que le meurtre lui semble au premier abord la conséquence légitime du meurtre, et qu’elle prend la passion de la colère pour celle de la justice. Après des milliers de siècles d’humanité pensante, nous en sommes encore là, et nos tribunaux appliquent encore la loi du talion, aussi bien que ces incultes montagnards de la Gallura. Donc, moi aussi, devant ce malheureux jeune homme assassiné, en entendant les cris de cette mère désespérée, grisé par ces pleurs, ces gémissements, par ce terrible spectacle, le sang-froid m’avait abandonné, et je les comprenais trop bien pour pouvoir m’indigner contre eux. Seule ma raison souffrait, luttant contre ces magies.

Nous voyant seuls, je me tournai vers Effisio :

— Sortons, lui dis-je, nous…

Mais je m’arrêtai, le regardant : il était livide, la sueur coulait de son front ; son regard était voilé. En ce moment, de Ribas arrivait à nous :

— Et toi ? dit-il à Effisio d’un ton de reproche, tu ne viens pas jurer avec nous ?

— Ne voyez-vous pas qu’il se trouve mal ? répondis-je.

Nous prîmes Effisio par les bras et l’emmenâmes dehors. Sous l’influence de l’air frais, il se remit et nous reprîmes bientôt la route de Nuoro, où nous arrivâmes sans avoir échangé une parole le long du chemin.


XIV

Il est des paroles malsonnantes, parce qu’elles expriment des pensées hors de saison, et que la délicatesse repousse, lors même qu’elles s’imposent. Pendant les jours qui suivirent, ni Effisio ni moi nous ne parlâmes de Grazia ; de partir, pas davantage. L’avenir, même le plus proche, semblait étranger à nos préoccupations. Je finis par déterrer quelques bouquins ; Effisio, qui ne lisait guère, s’occupa de ses terres, de ses colons, de ses dont tel ou tel venait l’entretenir. Nous montâmes chaque jour à cheval. — Un fait que j’ai constaté dans le Midi, un peu partout, même chez des gens très-intelligents, c’est l’absence de goût pour la lecture et l’étude, — j’aurais presque dit le dégoût. — Quant à écrire, c’est différent ; on se fait journaliste et littérateur, sans pour cela ouvrir un livre. — La chose se voit ailleurs qu’en Italie, après tout.

Nous étions retournés à Oliéna le surlendemain pour assister aux funérailles d’Antioco. Elles eurent lieu dans un morne silence. Nulle parole de vengeance ne fut prononcée en public. Mais, avant le départ dans la maison, il y avait eu de nouveaux cris de haine contre le meurtrier, Pietro de Murgia s’y était distingué par une violence théâtrale. Le jour du meurtre, averti trop tard, il ne se trouvait point à l’Attito ; mais, aux funérailles, ils furent, lui et l’Effisia, les prêtres du culte de la vengeance. Après avoir fait un éloge emphatique du mort, qu’il avait si souvent raillé pendant sa vie, Pietro de Murgia posa sa dague sur le cercueil.

— Je te l’apporte pour qu’elle soit bénie ! dit-il.

Puis, il s’était jeté dans les bras de don Antonio, fort attendri, et dans ceux des Tolugheddu. Après les funérailles, un banquet fut servi aux assistants. Nous revînmes en compagnie de Pietro de Murgia et de don Antonio. Celui-ci nous dit qu’il reprendrait. sa fille chez lui, après quelques jours accordés à la douleur des Tolugheddu.

— Je sais, nous dit-il, qu’elle serait malheureuse avec le vieux ladre ; à présent que le pauvre Antioco n’est plus, la maison va devenir plus triste qu’un tombeau. Ma fille n’est point à eux maintenant, à moins qu’elle ne soit enceinte. Mais ils lui ont déjà reproché devant moi de ne pas s’être hâtée d’avoir un fils d’Antioco. Ah !… ce qui est fait est fait ; mais, si c’était à refaire… si j’avais su avant les fiançailles, qu’Antioco avait une vendetta sur lui… Voilà ma pauvre Grazia comme auparavant, excepté qu’elle est veuve et qu’elle a son époux à venger.

— C’est à elle de choisir le vengeur, dit Pietro de Murgia. Heureux et fier sera cet homme !

C’était se mettre sur les rangs, le jour même des obsèques. De Ribas n’en parut point indigné. Effisio garda le silence.

Peu de jours après, Angela reprit le gouvernement de la maison. À notre retour d’Oliena, elle avait été très-mortifiée d’apprendre par nous une nouvelle si importante, dont ses esprits ne lui avaient soufflé mot. Elle essaya bien de me dire qu’elle avait ressenti quelque chose d’étrange ; mais n’y avait pas fait assez d’attention : je fus impitoyable et la forçai de convenir que ses esprits manquaient quelquefois gravement à leur devoir, ou qu’ils ne devinaient rien.

— Bon, bon ! me dit-elle, très-mécontente, en essayant de se rattraper par un sarcasme, ils n’ont pourtant pas si mal fait, en vous empêchant de vous embarquer ; et à présent je n’ai plus besoin d’être malade, Effisio ne partira pas.

Il n’en témoignait en effet nul dessein ; mais je le trouvais plus sombre et plus agité que la situation ne le comportait, à mont avis. Était-ce la vivacité des regrets donnés par Grazia à son époux qui l’avait blessé ? Mais la douleur comme l’amour, est une folie contagieuse. Il fallait pardonner cela à une exaltation, dont nous mêmes nous avions été saisis : J’attendais ses confidences, craignant de l’importuner, et cependant, huit jours écoulés, je commençai à me dire que je ne pouvais point passer ma vie à Nuoro, et je cherchai le moment d’en parler à Effisio. Mais, un soir, au milieu de la promenade que j’avais choisie pour traiter ce sujet, un spectacle inattendu saisit toutes nos pensées.

Nous étions à l’embranchement des trois routes et nous nous engagions sur celle de Macomer, quand un groupe venant éloigné sur la route de Mamoïada, attira notre attention. C’étaient trois carabiniers, escortant une charrette traînée par des bœufs, et que suivait par derrière une femme, dont nous entendions par moments retentir la voix irritée ; dans la charrette, un homme assis, immobile.

— C’est un prisonnier ! me dit Effisio. Saisis de la même pensée, sans nous la communiquer, nous revînmes sur nos pas, afin de nous trouver sur le passage du convoi. C’était lui, Nieddu ! À la pose un peu inclinée de sa tête fine et mélancolique, à la ligne abaissée des épaules, sous le capotu, nous le reconnûmes d’assez loin, et j’éprouvai alors deux mouvements contraires : l’un d’intérêt et de pitié pour cette victime d’un amour et d’un préjugé funestes, qui, tombée entre les mains de la justice, allait expier son crime ; l’autre, de répulsion pour l’auteur d’un meurtre cruel, dont je venais de voir sous mes yeux l’horreur étalée. Je regardai Effisio ; il fit volte-face, satis mot dire, et je le suivis. Nous ne pouvions pas saluer l’assassin et nous ne voulions pas l’insulter.

La charrette avait passé, quand sur un éclat de voix nous nous retournâmes ; c’était bien Raimonda, cette femme qui, pieds nus dans la poussière, suivait le char, en jetant aux vainqueurs de son amant des rugissements de haine. Elle était haletante, souillée de poussière, brisée de fatigue, ainsi que le témoignait l’abattement visible de ses membres, et cependant elle allait de l’avant à l’arrière du char, comme une fauve dont on a enlevé les petits : ici, adressant à Nieddu un regard, une parole d’amour ; là, insultant les carabiniers, qui la menaçaient sans pouvoir l’intimider.

— Les malheureux ! dis-je en soupirant.

— Oui ! les malheureux ! répéta Effisio.

Il paraissait vivement agité et resta silencieux quelques instants ; puis, me prenant par le bras et marchant serré contre moi, d’une voix presque basse, il me dit :

— Et pourtant cette capture me délivre d’un grand danger.

— Toi ! dis-je ; et comment ?

— N’as-tu pas vu que… Grazia… devait être le prix du vengeur d’Antioco ? Cela est ainsi généralement dans nos montagnes, La veuve, quand l’assassiné n’a pas de frère, ou de fils valides, est chargée de lui trouver un vengeur, qu’elle épouse. Ne l’as-tu pas entendue, elle aussi, prononcer serment de se vouer à la vengeance d’Antioco ? Or l’assassin de Nieddu était déjà trouvé ; il s’est offert : c’est Pietro de Murgia.

— J’ai vu, ou entrevu, tout cela, dis-je ; mais Grazia est désormais maitresse d’elle-même, et si, emportée par la pitié, par l’exaltation de ce deuil, par le remords, qu’on sentait dans ses paroles, de n’avoir pas assez aimé son malheureux époux, si ce jour-là elle a beau coup promis, déjà, sois-en sûr, cette exaltation est tombée ; déjà, sans doute, elle se défend de trop penser à toi.

— Grazia, me répondit-il d’une voix sourde, n’est pas plus maîtresse d’elle-même que par le passé. L’autorité de la famille ici domine la femme toute sa vie, et tu as vu que Grazia l’accepte, cette autorité. Puis, un serment prononcé sur un cercueil engage une âme timide et scrupuleuse comme la sienne. Elle voudra le tenir, en vint-elle à le trouver injuste. Je me disais tout cela, mon ami, et comme je ne puis me faire assassin, comme il me semble qu’entre elle et moi il ne peut y avoir fatalement qu’obstacles infranchissables, je pensais fortement à reprendre nos projets, à partir avec toi pour la France et à rompre volontairement avec ce funeste amour, qui, malgré toutes les bonnes raisons que je m’adresse, me reprend chaque jour ici de plus en plus, comme une fièvre attachée au pays.

— S’il en est ainsi, lui dis-je, tu as raison ; partons, Effisio ! Tu as abjuré le passé, tu es devenu homme du 19e siècle, et l’un des plus avancés. Tu ne peux te soumettre à cette barbarie de mœurs, qui t’a déjà brisé, et si vraiment la pauvre Grazia ne peut, ne veut elle-même en sortir, laisse-la ! partons plutôt ; cela est fort raisonnable !

— Ne vois-tu pas, répliqua-t-il vivement, que l’arrestation de Nieddu a tout changé ? Puni par la justice, il ne peut plus l’être par d’autres moyens, Il ne sera plus question de vendetta, et bien que Grazia ne doive pas se remarier sans l’assentiment de sa famille, cependant, on tiendra, je l’espère, un peu plus compte de sa volonté. De Ribas a de l’amitié pour moi, et Pietro de Murgia n’eût été mon rival sérieux que pour le meurtre de Nieddu. Voilà pourquoi j’ai été si ému en apercevant ce prisonnier, pourquoi je le suis encore. C’est ma destinée qui vient de se décider !

— Tu l’aimes donc bien toujours ? dis-je en lui serrant la main, toi qui prétendais…

— Ah ! oui !… je l’aime ! murmura-t-il, oui ! je l’aime !… Ce que je t’ai dit en arrivant, je le croyais. Je croyais ne plus devoir aimer une amante flétrie par l’amour d’un autre : J’avais beau souffrir encore de l’affreuse blessure ; je me croyais en voie de guérir ; aujourd’hui encore, je donnerais des années de ma vie pour que ce mariage n’eût pas eu lieu ; mais si j’en éprouve de la rage, c’est une rage d’amour, de jalousie. J’ai souffert mille morts à la voir pleurer cet homme, et je l’aime plus que jamais !… Par moments, j’ose l’accuser, l’insulter presque ; il me prend contre elle d’immenses colères… et puis, tout cela tombe… non pas même sous son regard, puisque je ne la vois pas ; mais devant le seul rêve de son beau regard, de son doux visage, évoqués par mon souvenir !…

Il baissa la tête, accablé, comme un homme qui renonce à se défendre ; puis la releva bientôt après, tout éclairée de l’espoir qu’il venait de puiser dans la rencontre du prisonnier.

L’amour est égoïste. C’était au crime de Nieddu qu’Effisio devait que Grazia fût libre, et maintenant l’arrestation de Nieddu lui causait un espoir nouveau. Il sembla deviner ma pensée, car il me dit :

— Mieux vaut pour ce malheureux qu’il soit tombé entre les mains de la justice qu’en celles de Pietro de Murgia. Le jury de ce pays est indulgent pour des crimes qu’il comprend trop bien. Il acquitte souvent, sur le moindre doute, et ne condamne jamais à mort.

Puis, il revint à me parler de Grazia. La glace était rompue, et il ne pouvait s’arrêter.

— Quand on aime ainsi, lui dis-je, il faut travailler de toutes ses forces à atteindre le but désiré. Prends les devants cette fois ; parle à de Ribas le plutôt possible ; parle de même à Grazia.

— Ils seraient blessés, me dit-il, elle surtout, sans doute, si j’osais formuler ma demande avant plusieurs mois. C’était seulement au nom de la vengeance qu’on eût pu se présenter sur l’heure. L’amour a moins de droits.

— Alors, que vas-tu faire ?

— Attendre, en surveillant ce qui se passera autour d’elle, et en trouvant un peu de patience dans le bonheur de la voir. Pour cela, je chercherai des prétextes. Elle sera gardée moins jalousement qu’autrefois. Ce qui veut dire que tu renonces à me suivre ?

— Crois-tu, me dit-il, en me jetant avec un sourire, un regard où brillait joyeuse la flamme de la passion, crois-tu, que je veuille maintenant passer la mer ? Mais es-tu donc si pressé de me quitter ?

— Je ne veux pas, moi, me marier à Nuoro, lui dis-je, souriant aussi. Puisque tu ne viens plus avec moi, j’irai à Rome passer l’hiver. Toi, plante des arbres fruitiers ; ce sera un prétexte pour aller souvent entretenir de Ribas de tes plans agricoles… aux heures où tu pourras le croire absent.

Nous convînmes que je lui ferais une commande chez un pépiniériste de Montpellier, que nous nous écririons souvent, qu’il me rendrait compte de ses soucis comme de ses bonheurs. Effisio était affligé de me voir partir, mais n’osait rien objecter. Il était plein, me disait-il ; de reconnaissance pour le temps que je lui avais consacré, mais il sentait ne pouvoir m’en demander davantage, sans dépasser les droits de l’amitié. Je lui promis de revenir le voir, de Civita-Vecchia, avant de quitter l’Italie, et nous rentrâmes à Nuoro, mélancoliques malgré tout de cette séparation prochaine. Pourtant, je ne devais point partir avant dix jours.

Nous allâmes au café pour entendre parler de l’arrestation de Nieddu. C’était la grande nouvelle. Deux des carabiniers, qui en étaient les auteurs, étaient venus goûter leur triomphe, et certains amis des Tolugheddu et des Ribas se disputaient le plaisir de leur offrir des rafraichissements. Ces carabiniers racontaient qu’ils avaient eu l’idée de filer Raimonda, bien certains qu’elle ne resterait pas longtemps sans aller voir son amant. Pendant huit jours, ils l’avaient fait épier, l’avaient suivie de loin ; enfin, ayant su par leur agent, en quel endroit à peu près elle s’était arrêtée, ils s’étaient avancés, à quatre, de divers côtés, et les deux amants étaient si absorbés-cela se disait avec des rires qu’on avait pu les apercevoir avant qu’ils eussent pris l’éveil.

— Ça faisait, ma foi, un joli tableau ! déclarait le carabinier. Le gars était appuyé le dos contre la roche, qui faisait comme une voûte au-dessus d’eux ; elle était dans ses bras, à demi affaissée sur lui, comme si auparavant elle se fut mise à genoux, et ils s’embrassaient !… que c’était pitié de les déranger !

— Il fallait attendre ! dit un loustic.

Et ce fut une explosion de rires.

— Le fusil était tombé par terre, ce qui a sans doute sauvé la vie à l’un de nous. Tous ensemble, nous nous précipitons… Il veut se relever ; mais la fille appuyée sur lui l’en empêche, et quand il a pu se dégager, il est trop tard. Déjà, le brigadier le tient par les épaules. Je lui saisis la gorge ; nous avons eu un mal du diable à le terrasser. Pendant ce temps-là, à quoi croyez-vous qu’étaient occupés les deux autres compagnons ? — À venir à bout de la fille, qui avait sauté sur le fusil, et se débattait comme une lionne. Et ils n’étaient pas trop de deux ! Quelle endiablée !… Quand le Nieddu a été garrotté, nous lui avons dit à elle de s’en aller, et de nous laisser tranquilles ; car elle nous rompait la tête de tout un chapelet d’injures qu’elle a dans le gosier ; mais elle a répondu qu’elle ne quitterait point son fiancé. Pour lui faire peur, Simeone l’a couchée en joue. Elle n’a pas bronché.

— Vous pouvez me tuer, nous a-t-elle dit, race de chiens de chasse. — Elle nous appelait comme ça ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est nous qu’elle traite de brigands ! — Vous pouvez me tuer, a-t-elle répété, je ne le quitterai point.

— Et elle est restée là tout le temps qu’on est allé à Orgosolos chercher une charrette, parlant à Nieddu dans leur diable de langage que je ne peux pas comprendre encore, et le regardant avec des yeux ! Eh !… Puis, elle a suivi la charrette toute seule, à pied, que ça en faisait pitié malgré tout, et toujours nous écrasant de sottises. Une fois, le brigadier a tiré son sabre :

— Veux-tu te taire, coquine ! lui a-t-il dit en roulant des yeux et en ayant l’air de vouloir lui trancher la tête. — Croyez-vous qu’elle s’est sauvée ? Elle a haussé les épaules tout tranquillement.

— Pourquoi ne la met-on pas aussi en prison, cette canaille-là ? dit un gros bourgeois. C’est elle qui a fait tuer ce pauvre Antioco. Nieddu n’a été que son instrument.

— On ne nous a pas donné l’ordre de l’arrêter, répondit le carabinier.

Il y eut alors une discussion sur les causes et les effets, et les distinctions à faire, dans laquelle le bourgeois et le carabinier répandirent ces aphorismes et ces clartés, qui distinguent leurs professions respectives.

Nous sortîmes, et j’allai roder autour de s la prison. Au bout de la ruelle qui fait face à l’entrée, dans un coin, je vis une femme accroupie, les mains autour de ses genoux, les yeux attachés sur le grand et triste bâtiment. C’était Raimonda ; je m’approchai d’elle :

— Que faites-vous là, Raimonda ? Vous ne pouvez rien pour lui ; il faut rentrer chez votre mère.

Elle s’était tournée vers moi, avidement, comme si elle espérait quelque secours de moi.

— On ne veut pas me mettre en prison avec lui, dit-elle, pourquoi ? S’il est coupable, je le suis plus que lui ; c’est moi qui lui ai donné cette vendetta ; c’est pour moi qu’il a tout fait.

Tant d’inconscience et de folle passion m’irritèrent.

— C’est ainsi que vous parlez ! m’écriai-je. Après l’avoir poussé au meurtre, vous le perdez maintenant par vos aveux, et lui ôtez même la possibilité de se défendre ! Ah ! funeste créature ! quel malheur a-t-il eu de vous aimer !

Elle se leva toute droite, ouvrant de grands yeux, comme si elle se réveillait.

— Qu’ai-je dit ? qu’ai-je dit ? Moi le perdre ! Moi qui donnerais ma vie pour lui avec tant de joie ! Qu’ai-je dit ?

— Je lui répétai ses propres paroles ; ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! dit-elle, je n’ai accusé que moi. Qui, je lui ai dit de me venger ; mais tout ce qu’il a fait, ç’a été de menacer Antioco. Ce n’est pas lui qui l’a tué !

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 29 MAI 1878.

(27)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIV. — (Suite.)

Raimonda me montra ses dents blanches, dans un rire convulsif de jeune sauvage astucieuse.

— Je n’ai rien dit de plus à personne. Oh ! non, non ! je ne veux pas perdre Nieddu ! Je voudrais prendre sa place dans le cachot, ses fers autour de mes bras, lui donner la liberté qu’on me laisse ! Je voudrais au moins souffrir avec lui ! Pourquoi ne me prennent-ils pas aussi ? C’est bien injuste ! car c’est moi la seule coupable. C’est moi qui le poussais à haïr Antioco. Il ne voulait pas. Oh ! je m’accuserai, je m’accuserai !… Qu’ils me mettent en prison pour la vie s’ils veulent et qu’il soit libre seulement !

— Avez-vous un avocat ? lui demandai-je.

Elle ne répondit pas, et tout à coup je la vis s’affaisser à terre, les mains sur son visage, en poussant des cris étouffés.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je vivement, qu’y a-t-il encore ?

Elle exhalait de longs soupirs, des gémissements, et les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle parla enfin :

— Vous venez de me dire des paroles qui me font bien du mal. Moi ! c’est moi qui l’ai perdu !…

Elle se tordait les bras ; ses ongles, se crispant sur son visage, y firent des entailles, où le sang parut. Sa tête, qu’elle agitait en tout sens, comme l’orage balance un chêne, alla heurter contre la muraille, et aussitôt, avec un cri de joie sauvage, une volupté de la douleur, elle s’y heurta de nouveau. Je lui dis :

— Si Nieddu vous voyait ainsi, vous le rendriez encore plus malheureux. Il vous aime, et si vous veniez à être malade ou à mourir, il perdrait sa dernière joie.

Raimonda jeta un long regard sur la prison, sanglota et se calma un peu.

— Si je savais seulement, dit-elle, quelle est sa fenêtre parmi toutes celles-là ? Je l’ai demandé à la sentinelle, mais elle m’a repoussée brutalement. Oh ! le savoir là, prisonnier, lui !…

Elle gémit de nouveau.

— Oui, c’est vrai ! C’est moi qui l’ai conduit là, c’est ma faute ! Je n’y avais pas pensé jusque-là. Mais c’est trop vrai !… Oui ! c’est moi !… moi, seule !… Oh ! maudite !… Quand je l’ai vu entre les mains de ces chiens infâmes, alors, oui, j’ai senti que je l’avais perdu !… Ah ! pourquoi ne me suis-je pas chargée moi-même de me venger ? Pourquoi ne l’ai-je pas aimé tout de suite, lui ! lui seul, que j’adore maintenant !… Mais je m’accuserai devant les juges ! Je dirai que c’est moi seule, et il faudra bien qu’on le laisse aller. N’est-ce pas une chose indigne que de mettre ainsi les gens en prison ? Lui qui aime tant la liberté ! Dans les bois encore, on était heureux parfois. Oh ! cette justice est une chose infâme ! Voyez les pires brigands, ce sont eux les juges. On ne leur a rien fait, à eux ; nous n’avons fait du mal qu’à ceux qui nous en ont fait. Oh ! Fedele ! Fedele !… Dites-moi, signor, je vous en supplie, comment je pourrais le délivrer ?

Je lui conseillai d’aller trouver un avocat, et lui indiquai celui qui me paraissait le plus intelligent ; puis je l’engageai fortement à la prudence et à retourner chez elle, car il était inutile de rester là.

L’espoir qu’en s’accusant elle pourrait sauver Nieddu, je n’eus pas le courage de le lui ôter. Elle me remercia et condescendit à suivre mes conseils. Pauvre fille ! J’étais le seul qui osât lui témoigner de la pitié. Ce qui, d’ailleurs, n’était pas sans me causer quelque malaise, vu mes relations avec la famille de la victime.

Si l’arrestation de Nieddu fit grand honneur aux carabiniers, ce fut plutôt une déception qu’en éprouvèrent les familles de Ribas et Tolugheddu. La vengeance échappait de leurs mains pour passer dans celles de la justice, et ils se sentaient frustrés dans leurs droits, offensés dans leur sentiment. Pietro de Murgia n’en put cacher son dépit et, poussé par lui, de Ribas fit entendre publiquement ses regrets, disant qu’il payerait volontiers pour faire échapper le prisonnier ; qui devait périr par un fusil sarde et non pas aller vivre au bagne. Ce fut à cette occasion que je commençai d’observer l’empire que prenait de Murgia sur l’esprit de don Antonio. On les voyait souvent au café, où c’était Pietro qui payait, avec une libéralité dont on cherchait la source, car il était pauvre. Ils allaient aussi fréquemment à la chasse ensemble, et don Antonio ramenait alors chez lui son compagnon et le faisait manger à sa table. De son côté, Pietro remettait à dona Francesca tout le gibier tué par lui. Leurs relations, en un mot, prenaient les apparences d’une étroite amitié, et pour qui connaissait le caractère de don Antonio, il était facile de penser que Pietro de Murgia le captivait par la flatterie et de grands airs de déférence et de dévouement. Cela était assez menaçant pour Effisio ; toutefois, la grande question de la vendetta écartée, il eût fallu que don Antonio s’obstinât singulièrement dans le rôle de père barbare, pour sacrifier une seconde fois les inclinations de sa fille, qui d’ailleurs atteindrait sa majorité, à l’époque où la loi lui permettrait de nouvelles noces. Il me parut donc que rien de sérieux ne les menaçait, et je me préparai au départ, en promettant à Effisio de revenir à Nuoro pour son mariage.

Je devais une visite d’adieu au curé de X…, qui m’avait si généreusement ouvert sa bibliothèque. Nous y allâmes, Effisio et moi. Pour le coup, il fallut faire des visites chez les notables et boire une énorme quantité de verres de vin et de tasses de café. On nous conduisit entre autres chez le plus gros propriétaire du pays, riche, nous dit-on, de plusieurs centaines de mille francs, c’est-à-dire possédant des montagnes entières, avec la plaine. Il avait fait élever sa fille à Milan, et c’était une jeune personne accomplie, faite absolument sur le modèle de la ville, musicienne, dessinatrice, brodeuse émérite, etc. Nous fûmes invités à dîner pour trois heures et nous y étions encore le soir. On fit de la musique, on dansa même, à l’approbation du vicario, qui était des nôtres ; enfin nous nous retirâmes vers dix heures. Le maître de la maison vint nous éclairer jusqu’à la porte de l’appartement. Elle était ornée d’un judas, et non-seulement fermée à clef, mais verrouillée, de plus assujettie par des barres de fer. Il fallut attendre que deux serviteurs eussent levé toutes ces barrières pour passer dans la cour. Alors, notre hôte nous souhaita le bonsoir, et nous l’entendîmes de l’autre côté pousser les verrous, mettre les barres, et tourner les clefs grinçantes.

— Quel luxe de précautions ! pensai-je.

On nous ouvrit ensuite la porte de sortie, avec les mêmes difficultés, Celle-ci était reMurgia le captivait par la flatterie et de grands airs de déférence et de dévouement. Cela était assez menaçant pour Effisio ; toutefois, la grande question de la vendetta écartée, il eût fallu que don Antonio s’obstinât singulièrement dans le rôle de père barbare, pour sacrifier une seconde fois les inclinations de sa fille, qui d’ailleurs atteindrait sa majorité, à l’époque où la loi lui permettrait de nouvelles noces. Il me parut donc que rien de sérieux ne les menaçait, et je me préparai au départ, en promettant à Effisio de revenir à Nuoro pour son mariage.

Je devais une visite d’adieu au curé de X…, qui m’avait si généreusement ouvert sa bibliothèque. Nous y allâmes, Effisio et moi. Pour le coup, il fallut faire des visites chez les notables et boire une énorme quantité de verres de vin et de tasses de café. On nous conduisit entre autres chez le plus gros propriétaire du pays, riche, nous dit-on, de plusieurs centaines de mille francs, c’est-à-dire possédant des montagnes entières, avec la plaine. Il avait fait élever sa fille à Milan, et c’était une jeune personne accomplie, faite absolument sur le modèle de la ville, musicienne, dessinatrice, brodeuse émérite, etc. Nous fûmes invités à dîner pour trois heures et nous y étions encore le soir. On fit de la musique, on dansa même, à l’approbation du vicario, qui était des nôtres ; enfin nous nous retirâmes vers dix heures. Le maître de la maison vint nous éclairer jusqu’à la porte de l’appartement. Elle était ornée d’un judas, et non-seulement fermée à clef, mais verrouillée, de plus assujettie par des barres de fer. Il fallut attendre que deux serviteurs eussent levé toutes ces barrières pour passer dans la cour. Alors, notre hôte nous souhaita le bonsoir, et nous l’entendîmes de l’autre côté pousser les verrous, mettre les barres, et tourner les clefs grinçantes.

— Quel luxe de précautions ! pensai-je.

On nous ouvrit ensuite la porte de sortie, avec les mêmes difficultés, Celle-ci était re

Nous sortîmes, et j’allai roder autour de s la prison. Au bout de la ruelle qui fait face à l’entrée, dans un coin, je vis une femme accroupie, les mains autour de ses genoux, les yeux attachés sur le grand et triste bâtiment. C’était Raimonda ; je m’approchai d’elle :

— Que faites-vous là, Raimonda ? Vous ne pouvez rien pour lui ; il faut rentrer chez votre mère.

Elle s’était tournée vers moi, avidement, comme si elle espérait quelque secours de moi.

— On ne veut pas me mettre en prison avec lui, dit-elle, pourquoi ? S’il est coupable, je le suis plus que lui ; c’est moi qui lui ai donné cette vendetta ; c’est pour moi qu’il a tout fait.

Tant d’inconscience et de folle passion m’irritèrent.

— C’est ainsi que vous parlez ! m’écriai-je. Après l’avoir poussé au meurtre, vous le perdez maintenant par vos aveux, et lui ôtez même la possibilité de se défendre ! Ah ! funeste créature ! quel malheur a-t-il eu de vous aimer !

Elle se leva toute droite, ouvrant de grands yeux, comme si elle se réveillait.

— Qu’ai-je dit ? qu’ai-je dit ? Moi le perdre ! Moi qui donnerais ma vie pour lui avec tant de joie ! Qu’ai-je dit ?

— Je lui répétai ses propres paroles ; ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! dit-elle, je n’ai accusé que moi. Qui, je lui ai dit de me venger ; mais tout ce qu’il a fait, ç’a été de menacer Antioco. Ce n’est pas lui qui l’a tué !

André Léo.

(À suivre.) son travail. Effisio, pendant ce temps, s’était approché, nous prîmes des chaises. Il s’assit un peu en arrière ; ils n’avaient pas même échangé le bonjour. Grazia ne regardait que moi, ou bien ses regards souffrants se jetaient de l’autre côté, où il n’était pas. Lai, pale et les nerfs contractés, se tenait tout raide. Elle qui voulait parler, avoir une attitude, jetait des phrases sans suite, et ne répondait à rien de ce que je lui disais, parce qu’elle ne l’entendait pas.

Ne sachant plus que dire, je me tus ; nous tombâmes tous les trois dans le silence. Ils ne s’étaient pas vus, — l’attito ne comptait pas ; car ce jour-là, elle surtout, mais nous-mêmes aussi, n’avions dans les yeux qu’une seule vision, celle de ce cadavre terrible. — Ils ne s’étaient pas vus depuis le jour où il l’avait cherchée, pour qu’elle acceptât par un signe sa proposition de fuir avec lui, et où, détournant la tête, elle n’avait répondu qu’en essuyant une larme. Ils ne s’étaient pas parlé depuis la nuit, où elle était venue, pieds nus, se jeter sur le lit du malade et le. couvrir de caresses, de larmes d’amour. Et depuis ce temps… pauvre femme !… elle avait été par force infidèle ! elle avait donné à un autre les caresses qui n’étaient qu’à lui ; la religion de leur amour avait été à jamais flétrie ! C’était là leur pensée en se revoyant, et ils n’en pouvaient avoir d’autre. Elle était en eux… ils la lisaient, la voyaient l’un chez l’autre, sans se regarder. La pauvre jeune femme n’y put tenir ; ses mains, cessant de tourmenter la navette, retombèrent sur ses genoux ; elle baissa la tête et ses larmes se mirent à couler, limpides, silencieuses, mais d’une saisissante éloquence. Ah ! ce n’étaient point là les larmes d’une veuve, mais celles d’une amante. Ce n’était point la signora Tolugheddu qui regrettait son époux ; mais Grazia, la fiancée d’Effisio, qui pleurait sa virginité ravie.

Nous le sentîmes si bien que pour moi l’émotion me prit à la gorge, et qu’Effisio mit sur son visage ses deux mains tremblantes. Je me levais pour les laisser ensemble, mais elle étendit la main vers moi ; je m’arrêtai. Qu’eussions-nous dit désormais ? Effisio se jeta aux genoux de Grazia, prit sa main, la baisa et partit éperdu.

À dater de ce jour, nous retournâmes fréquemment chez de Ribas. Mon prétexte était de les voir le plus possible avant mon départ, et celui de mon ami de m’accompagner. Don Antonio nous accueillait bien, quand il était là. Mais je ne sais quel flair avait Effisio : rarement, nous rencontrions le maître du logis, et nous n’avions en général d’autres témoins qu’Effisedda ou l’aïeule. Maintenant, peu à peu, l’émotion de la première entrevue s’était apaisée. Toujours mélancolique, mais aimable et douce, Grazia soutenait la conversation. Elle nous questionnait souvent et nous lui racontions nos voyages, et ce monde du dehors, aussi étrange pour la Sardaigne, que la Sardaigne l’est pour nous. Ses questions étaient naïves et ses remarques gentilles. Elle avait puisé dans cette courte épreuve de la vie de femme, et dans la douleur, un sens plus profond. Grâce à ce don que possède une femme vraiment jolie de donner à son costume plus de charme qu’elle n’en reçoit, elle n’était pas, sous son rigide vêtement de veuve, moins charmante ; elle ne l’était qu’un peu autrement, ce qui lui donnait une grâce nouvelle. Soit qu’elle eût maigri, soit par l’effet de cette sombre couleur, sa taille, entourée d’une ceinture de velours noir, paraissait plus fine ; son front, sous ce bandeau noir, était plus blanc, et ses yeux plus doux. Je vis bientôt la douce entente d’autrefois se rétablir entre eux. Implicitement, ils me donnaient charge de causer, pendant qu’ils se regardaient, se parlaient par phrases courtes et furtives, de ces phrases qu’on garde ensuite au cœur dans l’absence.

Pourtant, Grazia n’était pas sans inquiétude ni remords. De temps en temps, on la voyait se rejeter en arrière, se retrancher dans son rôle de veuve. Presque infailliblement, son premier abord était sévère et froid, comme si pendant notre absence elle se fût reproché la fréquence de nos visites, le plaisir qu’elle y trouvait et se fut proposé d’y mettre un terme ; peu à peu, cependant, l’entretien s’animait, et la pauvre enfant, emportée par son cœur et par sa jeunesse, oubliant les malheurs qui l’avaient frappée, et ne voyant plus que l’homme qu’elle aimait, laissait échapper des sourires, des regards expressifs et des paroles, qu’elle devait encore se reprocher plus tard.

Effisio s’affligeait de mon départ, et moi je le traitais d’égoïste et d’exploiteur, en lui soutenant que ce n’était pas pour moi-même qu’il me regrettait. Cependant, j’étais bien tranquille : ils sauraient s’arranger, s’entendre sans moi.

Bientôt après, j’étais à Rome, c’est-à-dire dans un autre monde, le cœur tout plein encore de ceux que j’avais quittés.


XV

Ils ne furent point oubliés. Au milieu des magies de la ville éternelle, où je sondais à chaque pas les corruptions superposées de deux civilisations également monstrueuses, le souvenir des populations primitives que j’avais trouvées en Sardaigne, des amis que J’y avais laissés, me revenait souvent au cœur. Effisio tint sa parole de m’écrire fréquemment, n’avait-il pas à me parler de Grazia, dont il ne voulait parler à nul autre ? Il me disait dans sa seconde lettre :

« … Oui, mon ami, tu as raison de m’appeler égoïste ; car, au lieu de jouir des plaisirs artistiques que tu goûtes à Rome, je voudrais… non ! Je ne voudrais pas te rappeler près de moi ; mais je ne puis m’empêcher de te désirer ici. J’aurais tant à te dire, à tout moment, des choses… des riens si tu veux ; mais qui me remplissent le cœur. L’amour n’est vraiment pas complet sans l’amitié. Hélas ! il est bien incomplet jusqu’ici pour moi ! N’ayant pas les droits d’un fiancé, je dois inventer mille prétextes pour voir Grazia. Tu penses bien que j’en trouve toujours ; mais je suis fort inquiet : don Francesca — depuis qu’il fait plus froid, don Antonio chasse plus que jamais — ne s’apercevra-t-elle pas de la fréquence de mes visites et n’en avertira-t-elle pas son mari ? Il est vrai que cette excellente femme ne s’occupe de rien autre que de son ménage ; mais l’aïeule ! Cette terrible Effisia ! quand elle ne sommeille pas, je vois souvent attaché sur moi le regard clair et perçant de son œil cave…… il me fait trembler.

» Ta chère lettre, chère par elle-même, m’a causé de plus la joie d’avoir à porter de tes nouvelles et tes compliments chez les Ribas. Pour comble de bonheur, Grazia n’était pas à son métier, c’est-à-dire sous l’œil de l’Effisia ; mais toute seule à la cuisine, où elle triait la farine. Au premier coup d’œil, cela m’a causé un saisissement de la voir !… Elle n’avait que sa chemisette blanche et un jupon blanc, et sur la tête une petite calotte blanche, qui retenait à peine ses cheveux ; car elle a de très-beaux cheveux, ma Grazia ; tu ne le sais peut-être pas, à cause de cette fâcheuse habitude qu’elles ont de se couvrir la tête. — De beaux cheveux bruns d’une finesse extrême et que je mourrais d’envie de voir dépliés sur ses épaules. Ainsi vêtue, j’ai cru la retrouver jeune fille ; il me semblait avoir encore sous les yeux ma chère et délicieuse Grazia d’autrefois… je me suis arrêté sur le seuil ; elle est devenue toute rouge.

» — Ah ! me dit-elle, Effisio, vous ne demandez point si l’on peut vous recevoir ? Vous me surprenez dans une toilette…

» — Qui me plaît à un point que je ne saurais dire, ai-je répondu.

Elle a haussé les épaules doucement. Je me suis adossé contre le mur en face d’elle : je ne pouvais me lasser de la contempler, avec ses bras nus jusqu’au coude, et que la farine légère saupoudrait. Elle me demanda pourquoi j’étais venu. Je la regardai avec reproche :

» — Laissez-moi dire cela aux autres, répondis-je.

» Elle rougit encore, baissa les yeux et ne dit plus rien. Nous restâmes longtemps ainsi. On n’entendait que le bruit léger du tamis, secoué par sa main. Des pensées douces et tristes me remplissaient la tête et je voyais son beau sein ému se soulever. À la fin, elle a rompu le silence pour me parler de toi et je lui ai lu la plus grande partie de ta lettre. Elle a dit :

» — Il ne m’écrit pas, à moi. Dites-lui que j’en suis jalouse.

» — Ah !… Mais alors, c’est moi qui serai jaloux de lui !

» Elle a de nouveau haussé les épaules, avec un léger sourire.

» — Dites-lui que je l’aime bien !

» — Oh ! méchante !… Et à moi, que me direz-vous ?

» J’avais saisi son bras… alors elle sembla se réveiller d’un rêve, et je la vis fixer sur moi ses yeux plus noirs, pleins d’une sorte d’effroi :

» — Effisio, laissez-moi. Taisez-vous ! Ces propos sont de trop. Vous me faites rougir de moi-même. Est-ce là ce que j’avais promis ?

» Elle était si agitée que je n’ai pu lui dire tout ce que je pense. Et pourtant je suis trop irrité de lui voir accorder tant d’empire sur elle encore ! et un si religieux souvenir à cet homme, qui l’a ravie à elle-même et à moi, pour contenter sa passion, et sans se soucier d’être aimé !… Il faudra pourtant que je le lui dise !… Parce qu’il est mort de mort violente et cruelle, en voilà-t-il assez pour le parer de toutes les vertus, et pour surexciter dans l’esprit d’une femme l’idée du devoir jusqu’à l’absurde ? J’entends encore le serment qu’elle fit sur ce cercueil !… Sans la capture de Nieddu, que de peines ce serment nous eût causées ! Ah ! que n’es-tu là, mon ami, pour la raisonner et la convaincre !… »

J’engageai Effisio à respecter les convenances qui ordonnent le deuil aux veuves dans tous les pays, et j’écrivis à Grazia en lui disant que les sentiments vrais, lorqu’ils sont honnêtes, ont des droits supérieurs à toute loi de convention. Elle me répondit une lettre courte, mais gentille, où elle me disait : « Je sais bien pourquoi vous m’avez parlé ainsi. Je crois comme vous que ce qu’il y a de meilleur, et ce qu’il faut le plus chérir, ce sont les grandes affections qui se sont emparées de notre cœur ; mais il y a d’autres idées que les nôtres, et d’autres personnes que nous. Pour moi, je l’avoue, cela m’attriste beaucoup de fâcher les gens, et surtout mes parent ; mais aussi, voyez-vous, il y va de notre intérêt ; il n’est pas prudent de mettre contre nous ceux qui peuvent nous causer des peines… — Je voudrais voir Rome ! c’est un de vos grands pays, n’est-ce pas, où le cœur a sa liberté ?… Que je voudrais qu’il en fût ainsi dans ma pauvre patrie ! que j’aime pourtant bien, malgré tant de douleurs qu’elle m’a causées…

L’hiver se passa et les lettres d’Effisio continuèrent de me retracer les phases, peu marquées, de la situation indécise où il se trouvait. Grazia toutefois, malgré ses scrupules, devenait de plus en plus tendre.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 30 MAI 1878.

(28)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XV. — (Suite.)

Le doux temps des aveux et des serments était revenu. Effisio et Grazia s’écrivaient des lettres, mises à la boîte du mur du jardin, où une cachette, fermée par une pierre, avait été pratiquée. Ils se rencontraient, de près ou de loin, sur le chemin de la fontaine, ou d’un jardin fort éloigné, situé au fond du ravin, où Grazia et Effisedda allaient de temps en temps cueillir des légumes. On se croisait par hasard, Effisio allant à la chasse, ou en revenant. Il aidait à porter les corbeilles jusqu’aux abords de la ville, puis il les quittait.

— C’est curieux, disait Effisedda, il chasse toujours au même endroit !

Mais par un secret instinct, elle ne faisait jamais de telles remarques devant ses parents. « Chère petite ! m’écrivait Effisio, comme je lui rendrai cela quelque jour ! »

Mais le pauvre garçon n’avait pas eu tort de se défier de l’aïeule. Elle trouva les visites d’Effisio trop fréquentes. Il est vrai qu’elles le devenaient de plus en plus. Un jour, don Antonio vint chez son jeune parent :

— Nous avons à causer, dit-il ; il paraît que tu aimes toujours Grazia ?

Effisio en convint avec empressement.

— C’est bien, mon garçon ! je n’en suis pas fâché ; je ne suis pas de l’avis de ma vieille mère que Grazia ne devrait pas se remarier, parce qu’elle a eu son mari assassiné, et que la justice empêche qu’elle charge un nouvel époux de sa vengeance… Non, ces idées-là, c’est du vieux temps. Grazia n’a que vingt ans et six mois, pas d’enfants ; il est bon qu’elle se remarie. Tu n’es pas riche, c’est vrai, et je ne crois pas à tes petites histoires des merveilles que l’on peut faire avec des arbres et de sale fumier. Ce sont là des idées que ton ami, le Français, t’a mises dans la tête ; mais la terre est la terre, et l’on n’en tirera rien de plus que ce qu’elle peut donner. Laissons ça ! Grazia a tant pleuré pour épouser l’autre que je ne veux plus m’en mêler ; car je suis bon père, moi ! Qu’elle choisisse celui qu’elle préfère, toi, ou Pietro de Murgia. Mais à une condition, c’est que les lois de l’honneur seront remplies. Nous avons juré sur le cadavre d’Antioco de le venger de son meurtrier ; c’est un devoir sacré ! et nous serions tous des lâches, si notre serment n’était pas tenu. C’est à l’époux de Grazia qu’il appartient de venger Antioco, puisque celui-ci n’a pas de frères. Es-tu bien décidé à remplir ce devoir, si le cas se présentait ?

— Mais, oncle, dit Effisio, péniblement surpris, puisque Nieddu est aux mains des juges, cette vengeance ne peut plus être accomplie par nous. Il est donc inutile…

— C’est plus utile que tu ne penses, et que je ne pensais aussi ; car j’avoue que je ne m’en occupais plus de cette vendetta, puisque ces maudits juges nous l’ont arrachée des mains. Mais Pietro de Murgia m’y a fait songer, lui ; car c’est un fameux vaillant, ne t’en déplaise. Il m’a dit : Voyez-vous, don Antonio. Il faut tout prévoir ; puisqu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si Nieddu venait à s’échapper de prison-ça s’est-vu — ou si les juges allaient l’acquitter — ils sont capables de tout, — alors, la vengeance reviendrait bel et bien à l’époux de votre fille ; — c’est pourquoi, si elle ne veut point attendre pour se marier après le procès, et ça pourrait être long, puisqu’on vient d’en juger plusieurs qui sont en prison depuis trois ans, c’est pourquoi, il faut que votre gendre s’engage, vis-à-vis de vous et de dona Grazia, à refroidir l’assassin de notre pauvre Antioco, au cas où le maudit redeviendrait libre. Pour moi, a-t-il ajouté, je jure quand on voudra, comme j’ai juré en mettant ma dague sur le cercueil ; et ma dague et mon fusil seront toujours prêts, si dona Grazia veut bien me charger de sa vengeance.

Effisio connaissait trop bien don Antonio et les mœurs de son pays, pour attaquer le point vif de la question, à savoir le droit même et l’utilité de la vendetta. Désolé et déconcerté de ce coup porté par le rusé de Murgia, et auquel il ne s’attendait point, il se borna à relever ce qu’avaient de peu probable de telles prévisions, et l’inutilité d’un serment aussi solennel, en vue d’une possibilité si peu sérieuse. Don Antonio se leva mécontent.

— Je sais bien, lui dit-il, que tu n’es plus des nôtres, et que tu as pris les idées des étrangers. Tu n’oses pas le dire ; mais tu es de ceux qui prétendent qu’il faut supporter les affronts sans les venger. Sache bien qu’un homme de cette humeur-là n’épousera jamais ma fille ! Je ne la donnerai qu’à un vrai Sarde. Je t’ai prévenu : vois ce que tu as à faire ; mais en attendant ne viens pas monter la tête à Grazia, pour lui faire encore du chagrin inutilement. Si tu ne veux pas être mon gendre, suivant l’honneur de notre race, j’en ai un sous la main, je t’en préviens, qui me convient tout à fait, et qui n’est ni timide, ni raisonneur ; bien qu’il ne manque pas d’esprit et d’habileté. Si je suis venu te parler comme je l’ai fait, c’est que Grazia est une sotte, et que je veux pourtant être bon père. À présent, réfléchis, et à ton aise !

Effisio, au désespoir, m’avait écrit tout cela. Ainsi donc la situation redevenait la même sous une autre forme ! Qu’allait-il devenir ? Que devait-il faire ? Descendre au rôle d’assassin ? Non ! il ne le pouvait pas, ne le voulait pas ! Pour conquérir Grazia, on lui imposait de rompre avec sa conscience ! Et pourrait-il alors être heureux ? Mais qu’importe le bonheur ? on lui demandait bien plus ! C’était un faux serment, ou un crime ! le déshonneur vis-à-vis de lui-même, peut-être vis-à-vis des autres, la ruine de sa vie ! Il me demandait conseil, tout en s’écriant qu’une telle situation était inextricable, qu’il se sentait voué au malheur, et n’entrevoyait plus qu’un avenir fatal. Sa lettre se terminait par des imprécations contre les mœurs et les préjugés sauvages de son pays, où il eût regretté d’être né, si ce n’est qu’il n’eût point voulu ne pas connaître Grazia, la douleur et le charme de sa vie ! — Trois pages de désespoir et d’amour.

J’étais sur le point de quitter Rome. Il me prit un grand désir de les aller voir. Et comme j’hésitais encore, une assignation me parvint à comparaître devant la cour d’assises de Nuoro, en qualité de témoin à charge, dans le procès Fedele Nieddu, accusé de deux meurtres : l’un sur la personne de Giuseppe Colzu, dit Pepeddo, le 25 juillet 187., l’autre sur la personne d’Antioco Tolugheddu, le 27 octobre de la même année. — Bientôt après, je reçus un billet d’Effisio à ce sujet. Il se réjouissait de me revoir et me disait :

« … Dans ce procès, notre sort va être décidé. Je pensais l’attendre longtemps ; mais par un concours extraordinaire d’ajournements des autres affaires qui précédaient celle-ci, et qui devaient occuper toute la session, le procès Nieddu viendra dans le courant du mois prochain. Il me parait impossible que le malheureux ne soit pas condamné aux peines les plus graves. On ne pourra plus alors m’opposer la supposition ridicule d’une vendetta possible, et peut être nos malheurs seront-ils finis. »

Décidément, le malheur de Nieddu était la fortune d’Effisio. Mais il n’y avait pas de la faute de mon ami ; Nieddu seul avait fait sa destinée, ou plutôt Raimonda.

Je revins donc à Nuoro. Il y en eut pour de longues heures de confidences et de récits, où mon ami se dédommagea des six mois passés en l’absence de son confident. Joies et douleurs tout, me fut versé ; mais les joies étaient passées ; car depuis la visite de don Antonio, Effisio n’avait pas osé se présenter dans la maison, en ayant reçu l’interdiction assez, nette, au moins jusqu’à ce qu’il se fait déclaré prêt à se faire le vengeur d’Antioco. Depuis trois semaines, il n’avait vu Grazia qu’à la dérobée, de loin. Leur seule ressource était de s’écrire, et ils n’y manquaient pas ; Effisio avait voulu la décider à des rendez-vous de nuit ; mais elle s’y était refusée.

— Elle a eu raison, dis-je, car ce pouvait être sa honte publique, peut-être sa mort. Prends garde ! Quelqu’un veille autour de vous, qui est plein de ruse et sans scrupules. Ce Pietro me paraît fort redoutable, et don Antonio est violent.

Fort de ma présence, Effisio vint avec moi chez les Ribas. J’y fus comme toujours bien reçu. Effisedda se jeta à mon cou. — Elle avait tort vraiment ; ce n’était plus du tout une petite fille ! — Grazia m’accueillit avec une effusion qui me prit au cœur. Je la trouvai plus expansive, plus aimable ; son intelligence, dans toutes ces luttes, se développait et s’affinait. Elle avait repris de la fraîcheur, et ses yeux brillaient de feux humides. Cependant, quand nous parlâmes du procès Nieddu, elle redevint grave, sombre et s’enveloppa de son deuil.

J’eus des nouvelles de Nieddu et de Raimonda par Cabizudu. Elles étaient succinctes. Nieddu vivait dans la prison, muet et résigné. Rarement, sa mère et Raimonda étaient ad- mises à le voir. Raimonda était silencieuse et abattue. Elle allait prier dans les églises, et on la voyait souvent pleurer, assise à sa porte, et les mains croisées autour de ses genoux. Elle servait comme une fille la mère de Nieddu. Ce n’est pas qu’elle fût corrigée de sa violence ; car elle entrait en fureur au mot le plus léger prononcé contre son amant. Elle travaillait, allait en journée toutes les fois qu’on la demandait, soit pour laver le linge, soit pour faire le pain, soit pour travailler la terre, et elle employait ses économies à envoyer à Nieddu des aliments meilleurs que ceux de la prison, et à brûler des cierges devant la Madonna : C’était elle qui faisait les vêtements neufs qu’il devait porter à l’audience.

— Ah ! c’est une rude et vaillante fille, concluait Cabizudu, qui l’admirait en bon Sarde, sans la moindre restriction.

Ce n’est pas qu’il eût oublié Pepeddo ; máis c’était vraiment la faute de celui-ci, s’il s’était mis dans le cas d’être tué, et Cabizudu était trop juste pour ne pas le reconnaître,

Le procès tardant à s’ouvrir, j’allai voir le curé de X… pour lui demander des livres. Effisio ne put m’accompagner ; mais sachant fort bien le chemin, je n’avais nul besoin de guide. Cependant, Cabizadu voulut absolument venir avec moi,

— Non, signor, non ! vous n’irez pas tout seul ! Savez-vous qu’on n’entend plus parler, que de grassazioni depuis cette année ?

— Eh ! eh ! lui dis-je, l’année dernière, il n’en manquait pas.

— Excusez, signor ! il n’y en a eu que deux petites : l’attaque de la diligence près de Silonus, où don Effisio a été blessé, et une autre vers Bitti, chez un gros propriétaire. Mais cette année-ci, on a dévalisé chez un banquier plus de 60,000 fr., à ce qu’il paraît ! Et qui est-ce ? Nul n’en sait rien. Les juges ont eu beau chercher et les carabiniers courir la campagne, les grassatori sont rentrés chez eux. Pas plus tard qu’il y a quinze jours, un voyageur a été arrêté sur la route de Mamoïada ; et on lui a tout pris, argent, montre et bague. Je ne veux pas qu’il en arrive autant à Sa Seigneurie, vous comprenez.

— Mais, Cabizudu, devant une bande de brigands, vous et moi… ?

— Ils ne sont pas toujours une bande, signor, et en tous cas deux valent mieux qu’un. Puis, vous voyant avec un homme du pays…

Bref, je dus emmener Cabizudu : il aimait la cuisine du presbytère, et sa rancune contre la Nanina était passée.

Au sortir de Nuoro, comme nous foulions, par un soleil brûlant, une de ces infectes sentines, par lesquelles les Norésiens semblent vouloir interdire l’entrée de leur ville, à la manière dont la huppe interdit l’entrée de son nid, je fis un geste de dégoût.

— Ah ! signor, s’écria mon babillard de compagnon, ce n’est pas ici comme à Paris !

— La ville de Nuoro n’a point à s’occuper de celle de Paris, dis-je ; mais elle pourrait ne pas commettre la stupidité d’infecter ses chemins pour ne pas fumer ses terres.

— Comment, monsieur ! Et qu’est-ce qu’on pourrait faire de ce fumier ? À moins de le brûler plus souvent, ce qui serait mieux, à coup sûr…

— Il n’y a que les Sardes, Cabizudu, pour perdre ainsi de gaité de cœur ce qui est considéré partout ailleurs comme une grande richesse.

— Quoi, signor, c’est-il vrai que les Français mettent de ces malpropretés dans leurs terres ? Et ils osent après ça manger du pain !

Les Français condamnés par les Sardes au nom de la propreté, cela me parut superbe.

Ayant émis ce jugement, Cabizudu se moucha avec ses doigts et fourra sa main sous son bonnet, geste dont la cause était autre qu’une simple préoccupation. Il souriait, et je voyais bien qu’il triomphait de sa supériorité, pour m’avoir entendu soutenir cette sottise qu’il fallait fumer les terres ! Il daigna me dire que certains du pays en avaient essayé, et qu’ils avaient observé que cela faisait pousser les mauvaises herbes. On ne salissait pas la terre comme ça, en Sardaigne ! non, non ! Don Effisio avait eu aussi cette idée de faire comme l’entend Sa Seigneurie ; mais il y avait renoncé, car il avait bien vu que ça lui aurait fait grand tort dans le pays.

Le fait était vrai, et je le savais déjà par Effisio, qui m’avait dit à ce propos : — Après mon mariage avec Grazia, j’oserai ce qu’il faut faire et je me ferai payer par la municipalité ; — elle offre pour cela 1, 000 fr. par an — pour enlever ces fumiers, qui tripleront la fertilité de mes terres. Mais jusque-là je dois attendre. On m’accuse déjà d’avoir pris les idées des étrangers.

Don Gaetano, l’estimable vicario de X…, fut charmé de me voir de retour de Rome, et j’eus à subir une longue série de questions, dont aucune de théologie.

— Bah ! me dit-il, j’irais bien aussi moi, là-bas ; j’en ai été souvent tenté ; mais comme il faut avoir un congé et qu’on ne peut y aller incognito, ça m’ennuie toutes les génuflexions et les momeries à faire. Nous sommes Sardes, nous autres, et non point Romains.

Nous nous absorbâmes ensuite dans sa bibliothèque, et, après un souper copieux, qui se prolongea fort tard, nous allâmes nous coucher.

Mon hôte avait décidément fait un peu trop violence à ma sobriété ordinaire : je ne pus dormir. J’entendis sonner minuit, puis une heure.

Il faisait très-chaud, et je regrettai que don Gaetano m’eût prié, en m’accompagnant à ma chambre, de ne point laisser ma fenêtre ouverte, de peur du mauvais air.

— Au diable ! me dis-je à la fin, il ne faut pas étouffer par trop de prudence, Et, résolu à violer la consigne, je le fis du moins avec de grandes précautions, comme un criminel qui veut échapper aux conséquences de ses méfaits ; ne voulant pas être entendu par le curé, dont la chambre était au dessous de la mienne. Il faut dire que depuis un moment j’entendais au dehors des bruits étouffés, qui m’intriguaient ; j’ouvris donc très-doucement ma fenêtre, après avoir soufflé ma lumière, et je mis la tête dehors.

La nuit était sans lune ; mais étoilée comme une nuit de mai, dans un pays où il ne pleut pas quatre jours par an. Je vis avec étonnement, beaucoup d’ombres humaines qui chuchotaient autour du presbytère. Que faisaient ces gens-là ? C’étaient des gens du pays, revêtus du capolu, avec le capuchon sur la tête ; mais, chose étrange, on eût dit que ce capuchon se prolongeait sur tout le visage, ou que ces hommes étaient des nègres, car toutes les faces étaient noires. L’idée me vint alors des grassatori, qui, disait-on, agissaient toujours masqués. Les allures mystérieuses de ces gens, qui parlaient bas et se mouvaient presque sans bruit, me confirmèrent bientôt dans cette pensée, et il me devint impossible de douter de leurs intentions, quand je reconnus que plusieurs d’entre eux s’occupaient à forcer, à l’aide de leviers, la porte du presbytère, tandis que d’autres inspectaient les fenêtres du rez-de-chaussée, toutes grillées heureusement.

En deux enjambées, je descendis l’escalier et frappai vivement à la porte du vicaire. On ne dormait pas à l’intérieur, car j’entendis un chuchotement.

— Don Gaetano ! c’est moi ! votre hôte ; ouvrez vite !

Il se leva, en murmurant des paroles étonnées ; puis, entr’ouvrant seulement sa porte :

— Mon cher monsieur, qu’y a-t-il ?

Je le lui dis en deux mots. Il perdit un peu la tête, car, se retournant vers le fond de la chambre, il dit en sarde :

— Ce sont les grassatori ! ne pousse pas un cri ! Mais va réveiller ton mari et Cabizudu. Qu’ils viennent tout de suite !

— Je vous suis dans votre chambre, me dit-il ensuite, un peu confus.

Tandis qu’il passait un pantalon et cherchait ses armes, je remontai et regardai de nouveau. L’ouvrage n’avait pas beaucoup avancé ; car la porte était solide. Mais j’avais commis l’imprudence de laisser ma fenêtre ouverte ; ils venaient de s’en apercevoir, et, groupés au bas se consultaient. Bientôt je les vis se faisant la courte-échelle. Je pris mon fusil ; le vicaire entrait.

— Tirons ! me dit-il vivement, quand il eut vu de quoi il s’agissait.

Ensemble, nous plaçant à la fenêtre, nous fîmes feu. Il y eut une dégringolade et des cris. Tandis que nous nous hâtions de fermer, les vitres volèrent en éclats et une balle, traversant le volet, tomba dans la chambre. Nous assujettîmes les barres de fer, puis don Gaetano m’emmena au grenier : il y avait là une sorte de meurtrière, pratiquée sous la toiture, d’où je pouvais tirer avec moins de danger ; m’ayant confié ce poste, il me quitta pour aller veiller à la disposition des deux autres corps d’armée : Cabizudu et le mari de la Nanina.

Le presbytère de X…, accolé à l’église, est sur une hauteur, isolée du village. Cependant, les coups de fusil avaient certainement été entendus, et je m’attendais à voir les maisons s’éclairer et la population mâle venir à notre secours. D’autre part, je pensais que les malfaiteurs, se voyant découverts, prendraient la fuite. — Il ne fut rien de tout cela ; le village ne bougea point et quant aux grassatori, ils semblèrent plutôt irrités de la résistance qui leur était faite et me parurent se préparer à un siége en règle, comme eussent pu faire des soldats chargés d’une expédition. Ils n’étaient pas moins d’une trentaine, et je ne vis pas que nos coups de feu, trop précipités, leur eussent fait le moindre mal. Je tirai de nouveau contre ceux qui continuaient d’ébranler la porte, et cette fois je vis l’un d’eux se retirer en boitant ; les autres alors, lâchant les leviers, s’écartèrent. Devant cette retraite, un grand, qui semblait le chef, se mit à lancer une volée de malédictions :

— Lâches ! la canardière d’un curé vous fait tant de peur ! Dépêchons-nous ! Encore quelques pesées, et la porte cédera, et vous tailladerez à votre aise sa panse goulue, pour le mal qu’il nous aura donné ! Et nous plongerons les mains dans son or et dans ses billets ! car il en a, le pillard ! Allons-nous reculer devant un seul homme ?

— Ils sont deux ! observa l’un des grassatori.

— Oui, deux, parbleu ! son compère ! Il y a aussi la catin. Est-ce qu’un vieux prêtre et un c… sont deux hommes ? Un peu de courage et nous sommes dedans ! alors…

Il ajouta des paroles féroces et obscènes. Tout en parlant ainsi, il avait tiré de mon côté ; mais à travers l’étroite lucarne, il était difficile de m’atteindre. Je ripostai, et, prenant un moment favorable, je visai ce chef : la balle me parut avoir touché son capuchon, qui tomba sur ses épaules ; mais il ne fut pas blessé ; car proférant des jurons effroyables, il se précipita sur la porte, avec ses hommes, et l’ébranla d’une poussée furieuse. Ne prenant que le temps de recharger, je tirai de nouveau : en même temps, d’autres coups de feu retentirent, de plusieurs côtés à la fois, contre les assaillants : parmi eux, deux hommes tombèrent. Ce fut le signal d’une panique décisive. Je les vis s’éparpiller tous, les uns fuyant à toutes jambes, les autres s’occupant de ramasser les blessés. En un moment toute la place fut balayée.

— J’allais descendre, quand j’aperçus don Gaëtano près de moi. Il avait son fusil qui sentait la poudre.

— Eh bien ! me dit-il, bataille gagnée !

— Vous ne craignez pas qu’ils reviennent ?

— À présent, non ! Ils savent que nous sommes en force, nos quatre décharges à la fois, ont fait un effet superbe ! Ils auront cru que j’avais la force armée chez moi…

— À propos, où sont-ils donc vos carabiniers ?

— Peut-être en tournée ; et dans ce cas les grassatori ne l’ignoraient point. Ensuite, comment voulez-vous que quatre hommes en viennent attaquer trente, à moins d’être fortifiés comme nous l’étions ? Mon cher monsieur, si vous aviez eu sommeil cette nuit, nous étions morts.

Nous descendîmes. En dépit de la présence d’esprit dont le vicario avait fait preuve, il était maintenant fort ému ; il m’emmena dans la salle à manger où nous primes un cordial. Cabizudu et le domestique arrivèrent alors, le fusil à l’épaule, très animés. C’est Cabizudu qui avait eu l’heureuse idée de descendre par une fenêtre sur le toit d’une chapelle, latéral à celui du presbytère, mais un peu plus bas, et de tirer de là couché à plat ventre. Le domestique, non sans peur, l’avait suivi, et leur attaque avait eu le meilleur effet, d’autant qu’au même instant don Gaetano tirait par le judas de la porte, et que je faisais également une décharge de ma lucarne. Tant de coups de feu à la fois, partant de diverses directions, et surtout la chute de deux des leurs, avaient persuadé aux brigands qu’ils n’avaient pas de meilleur parti à prendre que la fuite.

— Écoutez ! s’écria la Nanina, qui, encore pâle de peur et de honte peut-être, se tenait assise près de la porte.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 31 MAI 1878.

(25)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XV. — (Suite.)

Tout à coup on entendit un bruit lointain, comme un galop de chevaux.

— Ce sont eux qui partent ! s’écria don Gaetano.

— Ce sont eux ! répéta Cabizudu.

— Ils devraient être partis depuis longtemps, dis-je.

— Non ! me répondit le vicario. D’abord ils ne craignent nullement une attaque de notre part, ni d’aucun de ceux du village ; puis, n’oubliez pas qu’ils ont des blessés, peut être des morts et que cela est fort embarrassant pour eux. C’est ce qui, je l’espère, les fera découvrir.

— Ils avaient donc laissé leurs chevaux à quelque distance ?

— Oui, sous la garde d’un ou deux des leurs ; maintenant, ils vont se disperser dans toutes les directions, hors des grandes routes, et, à moins que les carabiniers ne les rencontrent et ne leur demandent d’où As viennent et où ils vont, chacun d’eux, au point du jour, sera rentré chez lui, ou bien fera plus tard son entrée paisiblement dans le village, avec sa bertola pleine d’herbe, comme un bon travailleur, qui s’est levé matin pour procurer de la nourriture à son cheval. Seulement, les blessés…

— Vos paroissiens, observai-je, me paraissent d’humeur peu belliqueuse ?

— Ah ! les poltrons ! les pleutres ! les couards ! s’écria don Gaetano, épuisant tout le répertoire des mots destinés à exprimer le mépris et la colère. Ils ne perdraient pas un ronflement pour défendre leur curé. Canailles ! Oui, oui, ils entendaient fort bien ! mais trouvaient plus doux de remettre la tête sur l’oreiller. Demain seulement, ils viendront tous, pour voir ce qui s’est passé et faire de belles exclamations, et toutes sortes de caquets. Je sais bien qu’on ne peut pas arriver là tout seul comme à la fête ; mais s’ils s’étaient réunis une vingtaine, bien armés !… En tout cas, ce n’est pas le sindaco-Lortu qui se serait mis à leur tête. Et pourtant, c’est le rôle de l’autorité civile de combattre, et non pas celui des gens d’église. Ah ! si nous les avions attendus !… — Eh bien ! monsieur, ajouta t-il en se tournant vers moi, commencez-vous à comprendre l’utilité des verrous, des judas et des fenêtres grillées à X… ?

Le jour parut que nous causions encore de notre aventure. Aussi vantard que bavard, Cabizudu était revenu dix fois déjà sur sa bonne idée, sur sa vaillance, la peine qu’il avait eue pour décider à le suivre, Cocco, le mari de la Nanina, les dangers qu’il avait courus, le grand succès de ses coups de feu. Don Gaetano l’écoutait avec assez d’impatience. Car tout cela était un appel évident et trop direct à des témoignages de reconnaissance peu familiers, disait-on, au vicario. Quand enfin je remontai dans ma chambre, voulant essayer de dormir un peu, Cabizudu me suivit.

— Signor, me dit-il, j’ai dit la vérité, parce que don Gaetano doit savoir à qui il doit la vie et la conservation de son trésor. Il est heureux pour lui, que vous et moi nous nous soyons trouvés ici ! Mais autrement, signor, à Nuoro, par exemple, il est inutile de nous vanter de ce que nous avons fait, parce que, si Sa Seigneurie connaissait notre pays, elle saurait qu’il est très dangereux de contrarier certaines gens. Dans le cas où don Gaetano voudrait reconnaitre le service qu’il me doit, — j’ai peur qu’il ne le fasse pas, car il est trop ladre ; — dans ce cas, j’accepterais, sans doute ; mais sans en rien dire à âme qui vive, et si l’on m’interroge sur ce qui s’est passé, je dirai que je couchais dans le village et que je n’ai rien vu. Nous ne savons pas, signor, qui nous pouvons rencontrer demain ; peut-être, celui qui nous ferait des questions là-dessus saurait-il mieux les choses que personne. Il est donc prudent de ne rien dire.

— En ce cas, lui objectai-je, vous n’auriez pas dû, tout à l’heure, tant appuyer sur vos exploits.

— C’était pour don Gaetano, signor, pour lui seul ! — Mais là-dessus, ajouta Cabizudu avec un remarquable sens philosophique, je suis bien tranquille. Ce ne sont pas les gens qu’on a obligés qui feront jamais votre éloge, et je sais bien que don Gaetano racontera l’affaire en parlant de la part qu’il y a prise, peut-être un peu de la vôtre, signor, mais sans penser à moi. Et de même, Cocco, cet imbécile que j’ai eu tant de peine à tirer après moi, se vantera bien plutôt d’y être allé tout seul. Non, non, je n’ai rien à craindre réellement, sinon la justice que voudrait me rendre Votre Seigneurie. Mais il vaut mieux qu’on croie que ni elle ni moi nous n’y étions.

— Auriez-vous reconnu quelqu’un ? lui demandai-je ; car j’avais moi-même des soupçons, que sa réponse eût pu confirmer.

— Non, signor, non ! s’écria-t-il, avec une sorte d’effroi ; non, non ! je n’ai reconnu personne. Et qui donc, Madonna ? Non, non !… Je dis seulement qu’il pourrait se faire qu’il y eût eu là des gens de connaissance… parce que, cela, signor, s’est vu quelquefois. Mais, pour moi, je ne connais que d’honnêtes gens. Cela n’empêche pas qu’il vaut toujours mieux, signor, être prudent…

Il s’informa si j’avais dit à beaucoup de personnes que j’allais à X…, et fut très-content d’apprendre que je n’en avais parlé qu’à Effisio.

— Moi, me dit-il ingénûment, je n’ai pas eu le temps, heureusement, d’en ouvrir la bouche, puisque c’est en voyant partir Sa Seigneurie que j’ai voulu l’accompagner. Allons-nous-en bien vite ! signor, avant que rien ait pu se répandre et que l’on ait eu le temps de s’apercevoir de notre absence à Nuoro ! Aujourd’hui, les chemins seront sûrs, car tout ce monde est rentré chez soi et se tient tranquille.

Nous fûmes interrompus par un cri perçant, un cri de femme, et en regardant par la fenêtre, je vis une villageoise qui, dans le chemin, les mains jointes, se reculait avec horreur d’un objet placé derrière un tas de pierres, invisible pour moi.

— Qu’y a-t-il ? lui criai-je.

Elle ne me répondit que par de nouveaux signes d’épouvante et des exclamations répétées, en mettant la main sur ses yeux. Nous fûmes bientôt auprès d’elle, et, à notre tour, nous reculâmes, car nous nous trouvions en face d’un cadavre horriblement mutilé.

C’était un homme de moyenne taille, vêtu du costume sarde, et dont le pourpoint était souillé sur la poitrine par le sang de la blessure qui avait causé sa mort. Mais il était impossible de reconnaître son visage, et tout au plus pouvait-on conjecturer qu’il n’avait pas atteint l’âge où, chez la plupart, la barbe et les cheveux blanchissent ; car il ne restait en lui de distinct que ce signe : barbe et cheveux noirs, commun à presque toute la race. Tous les traits avaient été hachés, emportés ! et le visage n’était qu’une boue sanglante[17] dans laquelle se voyaient encore des lambeaux du masque noir ! Tel qu’il étail, ce cadavre, ne pouvait être reconnu même par un fils, même par une épouse ! Il ne pouvait trahir ceux qui l’avaient laissé là.

Je m’enfuyais, saisi d’épouvante, en face de ce trait d’astuce et de férocité, vraiment sauvage, quand je me heurtai au sindaco Lortu.

— Est-il vrai, signor Francese, que le presbytère ait été cette nuit l’objet d’une grazsasione ?

— Qui n’a pas réussi, monsieur. Vous avez dû entendre les coups de feu ?

— Oh ! non, je demeure loin et j’ai le sommeil dur. C’est un voisin de M. le vicario qui est venu me prévenir. Ce pauvre vicario ! doit avoir eu grand’peur ?

— Les voisins ont eu plus peur encore, puisqu’ils ne sont pas venus nous aider.

De sa fenêtre, don Gaetano, un sourire narquois aux lèvres, assistait à cet entretien.

— Ah ! ah ! sindaco Lortu, vous venez voir si je ne suis point mort ?

— Je viens vous offrir mes félicitations, signor vicario, et savoir…

— Eh ! eh ! c’est cette nuit que les félicitations eussent été meilleures ! Mais si vous voulez savoir, signor, entrez ! entrez !

Je laissai aux prises les deux autorités ennemies de X…, et restai sur le champ de bataille, où mon œil venait d’être frappé d’un objet que je ramassai. C’était un cordon de caoutchouc dont beaucoup de Sardes entourent leur tête pour consolider leur bonnet autour du front. Celui-ci, par exception, était bleu, car généralement on les porte noirs. J’appelai Cabizudu pour lui montrer cet objet ; puis, l’allai porter au syndie Lortu, qui représentait la justice en cette affaire.

Ils étaient occupés, lui et le curé, à se chamailler sur les circonstances de l’événement, et don Gaetano criait comme un sourd, qu’il était bien étrange que le sindaco Lortu qui avait trouvé le sommeil si bon cette nuit-là, vint lui apprendre comment les choses s’étaient passées. De tous côtés, arrivait la population et c’étaient, particulièrement autour du cadavre mutilé, des cris, des exclamations, des suppositions interminables.

— Et qui sait, monsieur, s’il n’est pas de X… même, aclui-là ? me dit Cabizudu ; la précaution le ferait croire.

J’eusse voulu partir ; mais le curé se récria si fort que je dus attendre le repas, qui devait avoir lieu à dix heures. À deux heures seulement de l’après-midi, nous nous mettions à table. Je reçus alors une nouvelle visite du sindaco, me priant de vouloir bien me charger de son message pour le sous préfet de Nuoro. Et ce message n’était pas prêt ; et sans doute le sindaco Lortu n’avait pas la rédaction facile ; car ce ne fût que deux heures a près qu’il me le remit. Il n’était guère moins de cinq heures et demie quand enfin l’impatient Cabizudu put amener nos chevaux et quand nous partîmes, après avoir reçu l’un et l’autre les remerciements de don Gaetano.

L’éloquence de mon écuyer n’avait pas été tout à fait perdue ; il emportait un billet de 20 fr., lâché par l’avare curé.

— Eh ! combien lui en avons-nous sauvés de billets de 20 fr. et même de mille ! me disait Cabizudu, avec des yeux pétillants de convoitise ! Il aurait bien pu m’en donner cinq fois autant sans qu’il y parût. Tout de même, je suis content de ce que m’a rapporté mon coup de fusil. Mais n’oubliez pas, signor, qu’il n’en faut rien dire !

Je le laissai bavarder tout seul, préoccupé que j’étais de rassembler, avec toute la précision possible, mes souvenirs, et d’examiner une supposition, qui me semblait de plus en plus probable, à mesure que je groupais autour des faits récents les faits éloignés. Ce chef de bandits, grand, bien découplé, qui excitait les autres à l’attaque, avait toutes les allures de Pietro de Murgia. Sa voix, bien qu’altérée par le masqué, m’avait apporté j e ne sais quels ressouvenirs, avant que son nom vint à ma pensée. Pietro de Murgia avait dans la démarche un certain balancement, qui m’avait frappé la vue, au moment où les siens fuyant de tous côtés, il hésitait encore à se retirer. Ce cordon bleu, ramassé par moi le matin sur le terrain de l’affaire, j’en avais remarqué un tout semblable autour du front de Pietro de Murgia, et je n’avais vu que le sien de cette couleur. D’où lui venait l’argent qu’il dépensait ? D’autres que moi, je le savais, en suspectaient l’origine.

Il avait allégué vaguement l’héritage d’un oncle de Sassari ; mais c’était la première fois qu’on l’entendait parler de parents qu’il eût dans cette ville. Enfin, j’avais à part moi le souvenir de l’avoir vu rentrer avant l’aube, la nuit où la diligence avait été dévalisée près de Silanus. J’avais remarqué sa précaution de marcher sans bruit, les pieds ne son cheval entourés de linge ou de paille, et il avait nié, d’un air menaçant, quand je lui avais parlé de ce fait. Oui, tout me persuadait que Pietro de Murgia était un grassotore, en d’autres termes, un brigand ; et, en songeant que cet homme osait prétendre à Grazia, qu’il combattait le bonheur de mon ami, je songeais à transformer ces preuves morales en preuves matérielles. J’en cherchais les moyens avec ardeur ; et j’étais même heureux de ma quasi-découverte ; car dans l’état actuel de notre moralité, nous considérons les hommes bien plus comme des moyens ou des obstacles, que comme des êtres dont la valeur importe au bien général.

Sûrement, don Antonio, s’il lui était prouvé qu’il méditait de donner sa fille à un grassatore, se hâterait de chasser ce Murgia, et de consentir au mariage d’Effisio. Toutefois, je sentais bien que les motifs de ma persuasion ne pouvaient suffire à un homme, qui était prévenu en faveur de Pietro, autant que moi je lui étais contraire. Il fallait pour don Antonio, une dose de preuves pour ainsi dire double. Mais cette dernière attaque pouvait la fournir ; en dépit de l’odieuse précaution prise à l’égard du mort, on arriverait bien à savoir dans quelle, famille, à cinq ou six lieues à la ronde, manquait un homme ; les blessés, d’autre part, seraient connus et interrogés, ainsi que leurs familles ; et de tout cela pouvaient surgir des témoignages contre Pietro de Murgia, et d’autres indices s’ajouter à ceux que je possédais.

Nous suivions le chemin de montagne qui va de X… à Nuoro, et non pas la route, qui est plus longue. La nuit tombait. Cabizudu avait eu raison dans son impatience de partir ; car en pareil pays, et après de telles aventures, nous n’eussions pas du voyager de nuit. Sur les instances de mon écuyer j’en restai donc là de mes rêveries et bâtai l’allure de mon cheval.

Nous étions environ aux deux tiers du chemin, au fond d’un ravin, qu’il nous fallait remonter pour arriver à Nuoro, quand de derrière des roches, qui barraient presque le sentier, une voix impérieuse nous cria : fermi ! (halte-là !) Je saisis mon fusil.

— Ne tirez pas ! signor, ne tirez pas, s’écria Cabizudu, ou nous sommes perdus !

En un instant, nous fûmes entourés, désarmés, saisis. Mais alors, je vis avec surprise et non sans plaisir que nous avions affaire à un peloton de soldats.

— Nous prenez-vous donc pour des grassatori  ! leur demandai-je ?

— Parfaitement ! me répondit le sous-officier, d’un air à la fois ironique et majestueux.

— Mais je suis Français.

— Ah ! bah ! tant pis ; nous avons ordre d’arrêter tout ce qui vient de ce côté.

— Il fallait vous y prendre plus matin.

Et, pour me venger, je leur fredonnai l’air des carabiniers d’Offenbach, ce qui leur fut très-indifférent, car ils n’étaient pas assez lettrés-est-ce lettrés qu’il faut dire ? — pour comprendre l’allusion.

Il va sans dire qu’à Nuoro nous fûmes relâchés au premier mot ; mais dès le lendemain il fallut aller déposer devant le juge d’instruction sur l’affaire de l’attaque du presbytère de X… Cabizudu était désolé ; il était redevenu tout bumble, il n’avait rien fait… Pour moi, j’étais en colère :

— Monsieur, dis-je au magistrat, il faudra vous contenter de ma déposition écrite, car aussitôt après le procès Nieddu, je retourne en France. Autrement, il me suffirait d’avoir mis le pied en Sardaigne pour n’en plus pouvoir sortir. Voici la troisième fois que je suis témoin !

Il sourit et promit de ne point m’envoyer d’assignation en France. Pourtant, je me réservai a moi-même de revenir sur cette décision, en ce qui concernait Pietro de Murgia. J’eus soin de décrire minutieusement la taille, la tournure et les particularités du chef des grassatori, ou de l’homme qui paraissait tel. Je parlai du capuchon troué, du cordon remis aux mains du sindaco ; je notai en un mot toutes les circonstances, afin que, le temps venu et de nouvelles preuves surgissant, il n’y eût plus qu’à appliquer le nom, que je ne me sentais pas encore le droit de prononcer.


XVI.

Ce fut le 10 juin que s’ouvrirent les débats du procès Nieddu. L’influence de la famille Tolugheddu et l’émotion causée huit mois auparavant par la mort d’Antioco, avaient attiré beaucoup de monde ; la petite salle des assises était pleine. J’y allai dès le premier jour, voulant entendre l’acte d’accusation. Ces factums sont trop les mêmes, en général, pour que je reproduise celui-là, que d’ailleurs je ne pourrais que résumer de souvenir, puisqu’il n’y a pas de journal à Nuoro. Groupant tout ensemble les motifs de vengeance, les menaces prononcées, les coïncidences et les probabilités, l’avocat général concluait pleinement à la double culpabilité de l’accusé, au sujet des deux morts violentes de Pepeddo et d’Antioco. Il suivait la même main dans ces deux actes ; il développait la pensée du criminel sur ce même ton caverneux que l’on connaît, et qui après avoir fait le tour de l’Europe, a aussi débarqué en Sardaigne. Avec le tact habituel, il découvrait les voies de la Providence et conjurait les jurés de sauver la société, comme on la sauve partout et chaque jour depuis tant de siècles.

Pendant ce temps, je regardais l’accusé, non sans émotion. Le malheureux avait dû beaucoup souffrir en captivité ; car il avait maigri, son teint était blême, ses yeux s’étaient creusés ; mais il avait le masque impassible, qui est le décorum des races peu civilisées, et gardait seulement cet air mélancolique et rêveur qui lui était propre. Son œil clair et doux, souvent attaché avec une tendresse infinie sur Raimonda, sur sa mère et ses sœurs, assises aux bancs des témoins, n’avait rien de ce trouble qui semble démontrer une conscience coupable ; on eût dit bien plutôt, à le voir, un homme injustement accusé, confiant dans le sentiment de son innocence, un martyr de quelque noble cause. Selon l’usage chez ce peuple qui, plus que les Italiens encore, met sa joie et sa dignité dans la richesse du vêtement, l’accusé portait des habits neufs, grâce auxquels l’élégance de sa taille et sa prestance habituelle étaient mises en relief. Cette toilette et cet air sérieux et poétique faisaient un étrange contraste avec le lieu où il se trouvait : une sorte de cage de fer, sans plafond, étroite comme celle d’une bête fauve, où l’on enferme les accusés, et dont le gendarme stationnant à la porte avait mis la clef à la baguette de son fusil.

En promenant ses yeux sur l’auditoire, Nieddu me vit et m’adressa un salut imperceptible, que je lui rendis ostensiblement. Je m’étais assis dans l’enceinte réservée, sur les bancs des témoins, avec beaucoup d’autres gens de la ville attirés par la curiosité, et qui n’avaient d’autre droit à occuper ces siéges que le privilége d’une traine ou d’un paletot. Derrière nous, était le gros public, debout et pressé dans une étroite enceinte. Ea face, au fond, sur une estrade, les trois juges, avec le ministère public et le greffier. À gauche, le banc des jurés, en face du condamné ; près de celui-ci, le bureau du défenseur. Une pancarte suspendue à la balustrade du tribunal portait cette phrase en grosses lettres : legge è uguale per tutti. — La loi est égale pour tous. — Je cherchai des yeux le Christ ordinaire, placé au-dessus des juges. Il n’y était pas, et je le découvris relégué au fond de la salle, près de la porte d’entrée.

Ceci est une mesure qui honore la liberté de conscience en Italie. Dans un procès célèbre, l’affaire Sonzogno, à Rome, plusieurs témoins refusèrent de prêter serment sur l’Évangile et le Christ, disant qu’ils ne vénéraient nullement ce livre et qu’ils n’étaient pas chrétiens. Peu de temps après, dans le procès des internationalistes de Florence, le même fait se produisit. Les témoins furent condamnés à l’amende, selon la loi ; mais la loi a été changée, et maintenant, le témoin en Italie, jure simplement de dire la vérité. Toute la famille des Tolugheddu, en grand deuil, occupait un des bancs, du côté des jurés. Grazia était là, avec son père, son aïeule et sa sœur.

Déjà vivement impressionnée par cette comparution publique et son objet, je la vie, pendant l’acte d’accusation, se replonger pour ainsi dire dans tous les sentiments qu’elle avait éprouvés lors de la mort d’Antioco, et à mesure qu’étaient énumérées les circonstances les plus minutieuses du terrible événement, pâlir, perdre contenance et fondre en larmes. Cette évocation des faits, galvanisés et maquillés par la prose poncive du ministère public, — mais pleine d’effet sur ces esprits sans culture, — soufflait sur les braises couvertes de cendre et ranimait toutes les passions.

Les yeux de Raimonda flamboyèrent quand le ministère public parla d’un ton sévère de la légèreté de sa conduite avec Antioco, la présentant en ceci comme la seule coupable, et quand il flétrit ensuite l’audace de son caractère et la persévérance de sa haine. Et tandis que Grazia, aux détails de l’assassinat, sanglotait, un cruel [sourire se jouait sur les lèvres de sa rivale. Animés d’expressions plus où moins poignantes, plus ou moins âpres, étaient les visages des autres intéressés. La mère d’Antioco, tantôt étouffait ses gémissements dans la vaste jupe noire, relevée comme un manteau, dont elle s’était enveloppée, tantôt jetait sur l’accusé des regards terribles. Le père était livide, et l’on eût dit que ses lèvres tremblantes murmuraient des serments de haine. Impressionnable non moins que Grazia, l’œil fixe ct lé visage empourpré, don Antonio semblait se confirmer à lui-même des résolutions implacables. Effisedda, les traits serrés, immobile, s’efforçait de se bien tenir ; mais on pressentait qu’au moindre choc, elle allait crier ou fondre en larmes. À l’autre bout de l’autre banc, la mère ce Nieddu, triste, effarée, surexcitée malgré elle par ces violentes peintures et ces appels à la vengeance sociale, jetait sur son fils de longs regards éperdus. Seul, l’accusé, les yeux errants sur les juges et sur l’assemblée, sourd, on l’eût dit, à l’accusation qui l’accablait, restait plongé danr son rêve tranquille.

Vint le moment de son interrogatoire.

— Accusé, levez-vous !

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 AVRIL 1878.

(30)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XVI. — (Suite.)

Nieddu se leva, et l’on ne put ne pas admirer l’élégance de sa personne et la noblesse de son attitude.

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt-quatre ans.

— Votre état ?

— Contadino (paysan).

— Vous aimez la poësie ? On vous cite comme un des improvisateurs aimés dans les veillées et dans les fêtes.

— J’aime à lire et à chanter.

— Comment ce goût ne vous a-t-il pas préservé d’idées sanguinaires et criminelles ?

— Que voulez-vous dire ? J’ai vu que la conscience des hommes de tous les temps regardait le châtiment comme le salaire naturel de la faute, et la récompense comme due aux actes louables.

— Cela est vrai, mais ne donne à personne le droit de se faire juge en sa propre cause.

— Lorsqu’on m’a rendu service, je ne vais point chercher un autre pour le charger de ma dette. Pourquoi ferais-je autrement lorsqu’il s’agit de punir une offense ?

— Parce que, sur ce point, vous devez vous défier de vous-même. On est trop intéressé dans sa vengeance pour ne pas dépasser la simple justice. Il y a des magistrats…

— C’est parce que je serais vivement intéressé dans une affaire que je l’abandonnerais aux soins d’autrui ? Cela me parait étrange.

— Vous êtes subtil, mais vous n’avez pas raison. Laissons cela. À quelle époque avez-vous formé des projets de vengeance contre Antioco Tolugheddu ?

— Un soir de mai, le 12, je crois, après avoir appris de ma cousine Raimonda qu’Antioco Tolugheddu avait essayé de la séduire, en lui promettant le mariage.

— Antioco Tolugheddu a nié ces promesses ?

— Il mentait.

Des exclamations s’élevèrent du côté des Tolugheddu et des Ribas, et le président dit à Nieddu :

— N’insultez pas votre victime ! Ne voyez-vous pas que vous soulevez la conscience publique ?

Nieddu répondit sans se troubler :

— Antioco Tolugheddu n’est pas ma victime, et la conscience publique devrait plutôt se soulever contre qui cherche à abuser et perdre une femme, avec des paroles d’amour.

— Vous auriez dû simplement vous occuper de ramener votre cousine à l’observation des lois de réserve et de modestie, qui sont l’apanage de la femme, et veiller sur elle de plus près.

— Raimonda n’avait été qu’imprudente ; elle le reconnaissait ; elle en souffrait ; elle était punie. Il n’entre pas dans mon caractère d’écraser ceux qui sont victimes : il me semble plus juste et plus digne de s’en prendre au coupable.

Un murmure d’approbation accueillit cette déclaration, parmi le public de la première enceinte, et quand Nieddu ajouta :

— Nous autres Sardes, nous pensons ainsi !

Des bravos éclatèrent, aussitôt réprimés par la voix sévère du président.

— Répondez plus simplement ; nous n’avons pas besoin de vos réflexions. Vous êtes allé trouver les Tolugheddu ?

— Monsieur le président, vous me faites, des observations, j’ai le droit d’y répondre. Si vous ne m’interrogez que sur les faits, j’y répondrai strictement : oui, je suis allé trouver les Tolugheddu.

— Et vous avez menacé le fils de le tuer s’il n’épousait pas votre cousine ?

— Cela est ainsi.

— Vous avez été parler au père également ?

— Je lui ai dit la conduite de son fils ; il l’a blâmée, mais sans vouloir accorder de réparation.

— Il vous a offert de l’argent et vous l’avez refusé ?

— J’aurais refusé sa fortune ; mais il m’a offert deux cents francs.

Il y eut un frémissement dans le public et les regards se portèrent avec mépris sur l’avare, embarrassé de sa contenance.

— Dès lors, vous avez cherché les moyens de mettre votre vengeance à exécution ?

— Oui, Monsieur le président.

— Vous avez tiré sur Antioco, le 15 juin, dans le chemin d’Oliéna, tandis qu’il était accompagné de son domestique Pepeddo, du barracello Secchi et d’un Français, M… ?

— Non ; j’ai tiré seulement sur une hirondelle qui passait.

— Vous vouliez jouer avec les terreurs bien légitimes de ce malheureux jeune homme ?

— Je voulais abattre une hirondelle.

— Ou plutôt, dites la vérité, vous eussiez commis le meurtre, s’il n’y avait pas eu de témoins ?

— Je ne voulais pas tirer, ce jour-là, sur Antioco.

— Pourquoi ?

— C’était un mauvais jour.

Et quoi que puisse faire le président, il n’obtient pas d’autre réponse,

— Comme il répond bien ! dit une dame à côté de moi ?

Et sa compagne riposte :

— C’est un beau jeune homme !

Nieddu avoue du même ton la confidence faite à Pepeddo de ses intentions meurtrières contre Antioco. Mais il nie d’avoir assassiné Pepeddo. Il était ce soir-là tout près de Gonnara, avec le Sirvone. Ils ont été rencontrés ensemble venant de ce côté-là, sur la route de Mamoiada, par un habitant de Nuoro, en- viron deux heures après l’accident.

— Vous aviez eu le temps de vous enfuir par les champs et les ravins, et vous rève- niez ainsi par la route, pour faire croire à un alibi ?

— Monsieur le président est sans doute très-bon marcheur ?

Cette réponse fit rire, car le président des assises était un homme court et ventru. Il reprit d’assez mauvaise humeur :

— Pourquoi vous êtes-vous enfui ?

— Pour n’être pas arrêté.

— Et comment saviez-vous que vous alliez être arrêté ?

— J’en fus averti par Pietro de Murgia, qui m’apprit en même temps la trahison de Pepeddo.

— Quoi ?… Comment… Que dit-il ?

Telles furent les exclamations, des yeux plus que des lèvres, qui se croisèrent de toutes parts. On cherchait Pietro de Murgia. Pale, il s’élança du banc où il était.

— C’est faux ! cria-t-il.

— Taisez-vous, témoin, dit le président ; vous pourrez démentir cela plus tard.

— Moi, je le prouverai ! dit Nieddu.

— C’est une infâme calomnie ! répliqua de Murgia en se rasseyant ; mais en même temps, de l’autre côté, se levait la mère de Nieddu, très-émue, qui, étendant la main, s’écriait :

— C’est vrai ! j’y étais, moi !

Et la vieille paysanne se rassit, toute confuse de son audace.

Cela fit un grand effet ; on chuchotta, et le sentiment général semblait hostile à de Murgia. Don Antonio était fort troublé. Le président reprit :

— Vous savez que votre cousine Raimonda, parlant à Effisedda de Ribas, à la fontaine de Gurgurigal, lui a prédit la mort du fiancé de sa sœur et lui a dit de changer en linceul un de ses draps de noce.

— Elle pouvait dire cela. Je lui avais promis que je la vengerais.

— Et vous l’avez effectivement vengée ?

— Non, puisque d’autres m’ont prévenu.

— Ceci n’est pas soutenable. Vous persistez à prétendre que ce n’est pas vous qui avez ravagé le jardin d’Antioco, afin de l’attirer dans votre piége ?

— Ce n’est pas moi.

— Vous vous êtes fait voleur afin d’être assassin ?

Un frémissement parcourut le corps de Nieddu.

— Un président, dit-il d’une voix haute, doit penser qu’il a devant lui un prévenu et non un coupable. Vous n’avez pas le droit de m’insulter.

— Messieurs les jurés apprécieront. Ravager des fruits est un vol.

Nieddu était pâle de colère ; pourtant, il sourit.

— Ma bouche, dit-il, n’a jamais goûté aux fruits du jardin de Tolugheddu, pas plus qu’elle n’a mangé de leur pain.

— Votre bouche, peut-être ; mais votre main ?

— C’est monsieur le président qui est subtil ! Mais je ne puis convenir d’un fait dont je ne suis pas coupable.

— Ainsi vous niez d’avoir, dans la nuit du 27 octobre, tué d’un coup de feu, dans son jardin, Antioco Tolugheddu, contre lequel vous nourrissiez ouvertement, depuis près de six mois, des sentiments de vengeance ?

— Je le nie !

— Où avez-vous passé cette nuit-là ?

— Dans le covile des Cubeddu.

— Mais vous n’y êtes pas resté toute la nuit ?

— Non. Je me suis relevé à mon tour pour entretenir le feu ; puis, selon mon habitude, j’ai marché dans le pâturage. Une fois, j’ai parlé à ceux qui veillaient le troupeau.

— Et pourquoi marchiez-vous, au lieu de dormir ?

— Depuis longtemps je ne pouvais dormir la nuit. Je me promenais en faisant des vers.

— Il résulte des témoignages des pâtres que vous avez disparu pendant au moins trois heures. Les nuits d’octobre sont fraîches sur la montagne.

— Non pas sur ce versant, très-bas et exposé au midi ; j’ai pu, en effet, me promener on rêvant pendant près de trois heures.

— Ou quatre ?

— Je ne le crois pas. Les dépositions des témoins éclairciront le fait. En tout cas, si M. le président a la connaissance des lieux, pourrait-il croire, si bon marcheur qu’il puisse être, que j’eusse pu faire, même en quatre heures, le chemin d’Oliena, aller et retour, outre le temps matériel nécessaire. à l’embuscade et au coup de feu ?

C’était le point capital de la défense. Non, le temps matériel n’existait pas, si bon marcheur que pût être Nieddu. Et il eût été bien étrange que, voulant commettre le crime cette nuit-là, il eût été demander asile à la pastorisia de Cubeddu, éloignée d’Oliena de près de trois heures.

Cette révélation, jusque-là tenue secrète par la défense, produisit une vive surprise. Généralement, on ne doutait point du crime de Nieddu. Quoi ! Était-il donc possible que ce ne fut pas lui qui eût tué Antioco ? Que c’eût été réellement le fait de simples maraudeurs, pris par le propriétaire ? La chose dans ce pays n’avait rien d’improbable. Et la justice aurait négligé la piste véritable pour suivre celle que courait l’opinion publique ?…

Mais alors on se demandait qui avait tué Pepeddo ? En dehors de Nieddu, qu’il avait trahi, ce garçon n’avait pas d’ennemis. Les doutes alors revenaient ou plutôt l’ancienne certitude. Ces deux meurtres, qu’on avait toujours attribués à la même cause, et qui semblaient en effet si étroitement liés, dénonçaient l’un par l’autre leur auteur. Et ce double alibi, dans les deux cas presque semblables, n’indiquait-il pas la même imagination ?

Voilà ce qu’on disait partout après l’audience. Néanmoins, la conviction où l’on était de la culpabilité de l’accusé était ébranlée. Et, chose bien curieuse, les partisans de Nieddu s’en montraient presque honteux ; ils n’admettaient pas que leur héros eût abdiqué sa vengeance, ou se fut laissé prévenir, et ils osaient dire à mi-voix que vis-à-vis des magistrats il fallait bien prendre ses précautions, qu’on n’était plus au temps où les vaillants hommes pouvaient impunément se vanter de leurs actes de justice… Les familles de Ribas et Tolugheddu déclaraient Nieddu un monstre de duplicité. Don Antonio se montrait abasourdi ; mais ce n’était pas tant à cause de Nieddu que pour l’incident relatif à Pietro de Murgia.

— C’est bien extraordinaire, me dit-il, quand je lui en parlai moi-même. Où donc est-il ?

Mais Pietro de Murgia était parti avant tout le monde. Nous espérâmes, Effisio et moi, que cette lumière projetée sur les allures du cauteleux personnage mettrait fin à l’engouement de don Antonio ; mais le lendemain, comme nous nous rendions aux assises, nous les trouvâmes qui marchaient ensemble amicalement. Pietro à notre vue prit les devants, et don Antonio nous attendit.

L’affaire m’est expliquée, nous dit-il d’un air content. Pietro de Murgia, en sortant de chez moi, où il avait appris qu’on allait arrêter Niediu, a beaucoup pensé à l’imprudence d’irriter cet homme par une condamnation, qui n’eût pu être que de quelques mois, et après laquelle il fut revenu plus terrible menacer la vie de mon pauvre gendre. Il fallait à son avis, et il avait bien raison, que cette affaire fût vidée avant le mariage de Grazia.

Si nous jetons Nieddu dans la montagne, s’était-il dit, il sera facile de nous en défaire sans passer par les mains de la justice. Et il avait communiqué cette idée au malheureux Antioco, lequel d’abord l’accepta, puis recula ensuite devant l’exécution. — Et pourtant, lui avait dit Pietro, il n’est pas même besoin que tu t’en mêles ; une somme d’argent donnée à tel que je connais, et une querelle entre banditi… — Ah ! quel malheur que ce plan n’ait pas été réalisé. Je n’ai qu’une chose à reprocher à Pietro ; c’est de ne me l’avoir pas communiqué à moi. Nous ne serions pas à présent dans le deuil.

— En effet, observai-je, c’est un manque de confiance à votre égard, et…. — Il m’a dit à cela que j’étais trop généreux, que j’aurais voulu payer de ma bourse ou de ma personne, et que cela ne devait pas être, que c’était aux Tolugheddu père et fils à s’exécuter. Il a peut-être raison…

— Mais alors comment s’est-il écrié en pleine audience, hier, que l’assertion de Nieddu était une infâme calomnie ?

Il a manqué de réflexion sur le moment, c’est fâcheux ; mais vous sentez qu’il ne pouvait pas exposer ses raisons devant la justice. Au reste, cela n’importe en rien au procès, et Nieddu a commis là une vilenie inutile. Si la chose se représente, Pietro trouvera, m’a-t-il dit, le moyen de l’arranger.

Nous n’en doutâmes point, et nous commençames à trouver qu’il pouvait être difficile de dessiller les yeux de don Antonio.

Comme nous arrivions à la cour d’assises, un groupe était devant la poste, causant avec animation autour d’un homme dont la vue me frappa : il était grand, de traits assez doux ; ses cheveux droits et longs, tombant de dessous son bonnet, se mêlaient à sa barbe ; maigre et les joues un peu caves, il n’en avait pas moins sur les lèvres un sourire indéfinissable, plein d’émotion intérieure, et ses yeux, attachés sur le groupe qui l’entourait, souriaient également. Il y avait à la fois de la joie et de la fierté dans son attitude, et ses interlocuteurs lui parlaient en courtisans.

— J’ai vu cet homme là quelque part, dis-je à Effisio ; qui donc est-il ?

Mon ami porta sur le groupe ses yeux rêveurs, et je le vis faire un geste de surprise. Au même instant, me revint le nom de l’homme, et le souvenir du lieu où je l’avais vu ; et je m’écriai :

— Le Sirvone !…

— C’est lui, dit Effisio.

— On l’a donc pris ? comment ?…

Et plus je regardais, moins je comprenais, car il n’y avait pas là le moindre gendarme ; cet homme n’avait point de chaines, il n’était pas prisonnier !…

— Il sera venu comme témoin, me dit Effisio.

— Témoin ! un brigand !

— Un bandito, reprit Effisio plus poliment.

— Enfin, comment se peut-il… ?

— On lui aura donné un guidatico (sauf-conduit), et l’affaire aura été négociée par le moyen des pasteurs.

À ce moment le Sirvone, s’apercevant que nous le regardions, nous fit un signe de tête. Je m’approchai résolument.

— Si je m’attendais à voir quelqu’un… dis je en lui offrant un cigare.

— Ce n’était pas moi, ajouta-t-il en souriant.

— Ma foi non, et je vous avoue que cela me fait plaisir…

— Et moi donc !…

Sa bouche s’ouvrit sous un large rire, et ses yeux s’humectèrent. Cet homme nageait dans un bain de joie. Il voulait sans doute me dire :

— Je suis là, près d’Antonietta, et j’ai vu mon fils…

Mais il ne put : l’émotion le prit à la gorge, et après un moment de silence, il ajouta seulement en souriant, qu’il avait pour quinze jours le guidatico… qu’il avait réappris de coucher dans un lit… qu’on le payait par jour, comme les autres témoins, 1 franc 50 centimes, et…, qu’il vivait dans sa famille. Tout cela ensemble, confusément.

— Eh bien, dis-je en le quittant, nous nous reverrons, puisque vous avez quinze jours.

— Oh ! reprit-il en soupirant, il faudra que je parte deux jours avant, pour dérouter les carabiniers.

— En disant cela, déjà, il avait dans l’œil les affres de ce départ.

— Le pauvre diable ! dis-je à Effisio. Il n’y aura donc jamais d’amnistie ?

— Tu vois, me répondit mon ami, comme on les entoure, et quel prestige garde encore ce banditisme si malheureux. L’amnistie en créerait sans doute un plus grand nombre, et je ne crois pas qu’on l’accorde pour cette raison.

— Il me semble que le prestige existe même pour les magistrats. Demanderait-on, ailleurs qu’en Sardaigne, le témoignage d’un bandit ?

— Le Sirvone est un témoin invoqué par la défense ; les jurés feront de sa déposition le cas qu’ils voudront.

C’était le jour des témoins à charge. Basilio Tolugheddu ouvrait la liste, et je venais après lui, pour rendre compte de l’aventure du coup de feu sur le chemin d’Oliena, du battibecco (mot à mot bataille de bec) à la fontaine de Gurgurigaï, enfin, des circonstances touchant la mort de Pepeddo. Quant aux conversations qui avaient eu lieu entre Nieddu et moi, je ne fus point questionné et m’abstins d’en rien dire. Elles n’eussent d’ailleurs rien appris, puisque Nieddu avouait hautement ses intentions ; puis, il y a dans ces échanges d’homme à homme quelque chose à mon sens d’aussi respectable que ce qu’on appelle le secret professionnel. L’action de la justice me semble devoir porter sur les faits et non sur des ébauches de résolutions, souvent reprises, ou sur le laisser-aller capricieux de l’intimité. Il faut qu’un homme puisse parler à un homme, sans entrevoir à l’horizon la toque d’un juge, non plus que la robe d’un inquisiteur.

Vinrent ensuite Effisio, Cesare Siotto, Cabizudu, pour ce qui regardait le meurtre de Pepeddo ; enfin le Sirvone. Il confirma l’assertion de Nieddu ; ce soir-là, ils ne s’étaient pas quittés. Ils étaient dans la montagne de Gonnara, et voulant se rapprocher de Nuoro, ils avaient pris vers dix heures la route de Mamolada, au lieu appelé le Verdaccio. C’est s alors qu’ils avaient rencontré il signor Glacomo Porqueddu, de Nuoro, qui revenait à cheval de Mamolada ; ils lui avaient demandé des cigares.

Il signor Porqueddu confirma le fait, tout en différant un peu sur l’heure ; il était à sa montre 10 heures et demie. Tout le débat s’engagea sur la question de savoir si un =homme à pied pouvait, à travers champs, du point de la route de Bitti où avait eu lieu, à 8 heures et demie, le meurtre de Pepeddo, se rendre en moins de deux heures au Verdaccio, sur la route de Mamoiada, où Nieddu et le Sirvone avaient rencontré Giacomo Porqueddu. Le ministère public disait oui, d’autant plus que Nieddu était signalé comme un excellent marcheur ; la défense disait non ; les jurés hésitaient. On entendit comme experts des paysans ; ils furent d’avis que la chose n’était pas possible. Toutefois, le doute subsistait ; car dans ce pays la justice doit se défier de tous ceux même dont elle est forcée de réclamer le concours, experts et témoins.

C’étaient là tous les témoignages qui se groupaient autour du meurtre de Pepeddo, y compris celui du médecin. Mais quant à ce dernier, l’examen du cadavre et l’extraction de la balle ne pouvaient éclairer la justice à l’égard d’un meurtre accompli dans la solitude, et par une arme qui, entre les mains de presque tous les Sardes est la même, fusil de chasse à deux coups. Les témoignages qui suivirent se rapportèrent donc exclusivement au meurtre d’Antioco, et la première personne appelée fut Grazia.

Elle était fort tremblante. L’huissier dut la conduire à sa chaise, et elle ne put que balbutier dès les premiers mots. Il fallut lui laisser le temps de se remettre et la prier d’élever la voix. Toute sa déposition se bornait à ceci : Elle s’était trouvée seule en s’éveillant, le matin du crime… Elle avait souvenir qu’Antioco s’était levé dans la nuit ; mais il était venu se recoucher… Elle ne s’était pas aperçue qu’il se fût levé une seconde fois. — Les questions minutieuses qu’on lui adressait sur ces points, dans le but de fixer l’heure de l’assassinat, la faisaient évidemment souffrir. Elle finit par fondre en larmes et ce ne fut qu’au milieu des sanglots qu’elle put achever de raconter l’inquiétude, vague d’abord, qui l’avait saisie, et qu’elle avait communiquée à sa belle-mère, les investigations, un instant suspendues par un faux propos, reprises avec ardeur après l’heure du déjeuner, enfin la découverte du cadavre dans le jardin, vers onze heures. On la ramena à sa place toute chancelante et couverte de larmes.

— Voilà une petite femme qui aimait fort son mari ! dit un juré suppléant.

Et ce fut sur ce mot que finit la seconde journée du procès.

La troisième s’ouvrit par la déposition de la mère d’Antioco.

Pour peindre la mort de son fils, et appeler la vengeance de la justice sur le meurtrier, elle retrouva les accents du premier jour, et fit une grande impression sur les jurés et sur l’auditoire. Après elle, furent entendus les domestiques de la maison, qui avaient fait les recherches et trouvé le cadavre. Une femme, voisine du jardin, avait entendu le coup de feu ; mais elle ne s’était point levée pour cela ; les coups de feu ne sont pas si rares. Quelle heure était-il ? Elle n’en savait rien ; ce devait être vers le matin ; puis, elle s’était rendormie.

Annetta Gobi, dix-huit ans, servante des Tolugheddu, est allée, le 27 octobre, laver un paquet de linge au ruisseau qui traverse le jardin. C’était à l’aube ; elle n’a rien vu, rien entendu. Si elle avait su… grand Dieu ! elle serait morte de peur ! et rien que de penser qu’elle est restée là une heure de temps, pas bien loin du cadavre !… — Elle en frémissait encore, et croyant devoir au tribunal toute la vérité, puisqu’elle avait promis de la dire, elle ajoute qu’elle a eu le tremblement de la fièvre pendant huit jours après cela.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 AVRIL 1878.

(3)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE
I. — (Suite.)

Toutes les dépositions des gens du pays se font en sarde ; car ils ne savent pas parler l’italien. Ces costumes d’Oliena ont une grâce particulière : la veste rouge des hommes est flottante, et ouverte devant sur la chemise blanche. Le costume des femmes a une couleur semi-orientale, semi-champêtre. La jupe, de cette grosse étoffe de laine qui se fait dans le pays et que l’on nomme orbaggio, brune, et ornée d’une large bande, ruban ou étoffe, d’autre couleur, est courte et placée très-bas sur les hanches, qu’elle fait saillir. Au-dessous, paraît une jupe blanche qui déborde environ de trois doigts. Rarement, les pieds sont chaussés ; quand ils le sont, c’est de souliers pesants et primitifs, de forme orientale. Le corset et la basquine, à manches ouvertes, très-courts aussi, attachés par devant de simples cordons, laissent voir la chemise au bas de la taille. Les Olienaises laissent paraître un bandeau de leurs cheveux noirs, sous le petit châle, aux bouts relevés, dont elles se couvrent la tête, et que supporte une calotte carrée, dans laquelle elles enferment leurs cheveux. Beaucoup portent des colliers, de verre noir, ou de corail.

Florido Angius est le domestique des Tolugheddu, qui a le premier aperçu son jeune maître étendu sous le figuier.

— Je courus aussitôt, dit-il, croyant que peut-être il s’était seulement trouvé mal. Je le pris dans mes bras et le retournai ; mais alors, en voyant cette figure… Ah ! quelle figure il avait, bon Dieu ! Ça me restera dans les yeux toute ma vie ! Cette figure parlait, comme si elle eût été vivante, et disait : — On m’a tué ! Alors, je poussai un grand cri et me laissai aller, sentant mes bras et mes jambes devenir de laine. Pourtant, j’aurais voulu me trouver bien loin de là ! Les autres vinrent en m’entendant crier. On emporta le cadavre, et alors, moi resté là, j’eus l’idée de chercher, tout autour du jardin, les traces du meurtrier. Le long du ruisseau, derrière un grenadier, je vis une place qui avait été foulée et trépignée ; mais quand je me mis à genoux pour regarder de plus près la forme des pieds, je vis qu’on l’avait effacée. De là, on pouvait tirer aisément sur l’endroit où était tombé Antioco.

Florido croyait certain que l’assassin n’avait pu escalader les murs du jardin, qui étaient élevés et en bon état ; mais qu’il était venu en traversant le cours d’eau, facilement guéable, et en franchissant la clôture, mal fermée, du terrain de l’autre côté. Sur la demande d’un juré, il fut établi que l’on n’avait trouvé aucun lambeau de vêtement, ni aucun autre indice qui put déceler le meurtrier.

À quelle heure s’était levé Florido Angius ?

— Vers cinq heures.

— S’était-il aperçu que la porte de la cour donnant sur la rue fût ouverte ?

— Sans doute ; mais j’ai cru qu’elle l’avait été par l’autre domestique, levé en même temps que moi.

Nul chez les Tolugheddu n’avait entendu le coup de feu, le jardin se trouvant séparé de la maison par la rue, et à vingt pas audessous. Les indications de la voisine étaient fort vagues. Il était impossible enfin d’établir, sur les témoignages des gens d’Oliena, à quelle heure le meurtre avait pu être commis, et toute la question se portait, chose étrange, exactement comme pour Pepeddo, sur le point de savoir si l’absence de Nieddu du covile de Cubeddu avait été assez longue pour lui permettre d’aller à Oliena, de commettre le meurtre et de revenir.

Or, dès la fin de ce troisième jour, le point sembla résolu à l’avantage de l’accusé. Non, il n’était pas possible, tout le monde le déclarait, qu’un homme fat allé à pied de la pastorisia de Cubeddu à Oliena et retour Abstraction faite même du temps matériel pour commettre le crime-en trois heures, temps auquel les pasteurs évaluaient à peu près l’absence de Nieddu.

Le président fit subir à Cubeddu et à ses gens un long et minutieux interrogatoire, en vue d’établir que l’absence de Nieddu avait duré plus longtemps Il obtint des contradictions, quelques doutes, mais ce fut tout. Dans un pays où seuls quelques bourgeois portent des montres, et où les témoins sont en général favorables à l’accusé, c’est une forte chance pour celui-ci quand son sort ne dépend que d’une fixation d’heure, d’une appréciation du temps. Cubeddu et son fils, chez lesquels Nieddu allait souvent, et qui paraissaient avoir de l’amitié pour lui, les pasteurs d’Effisio, ceux d’une autre partie de la montagne, tous affirmèrent que Nieddu avait l’habitude de sortir du covile, chaque nuit, et de se promener, ou du moins de rester absent, plusieurs heures. Il disait que les nerfs lui faisaient mal, et qu’il avait besoin d’air. Cette nuit-là, du 27 octobre, il avait fait comme les autres nuits, et nul n’avait rien observé en lui d’extraordinaire.

Alors, il y eut décidément une grande agitation, parmi tous ceux qui s’intéressaient à l’affaire ; car on vit que Nieddu pouvait être acquitté. Beaucoup en furent contents, hors du camp des Tolugheddu ; mais ceux-ci éclatèrent en indignation et en menaces, et plus que jamais, dans leurs propos, la justice des tribunaux fut vilipendée. Voilà donc ce qu’elle savait faire ! À quoi aboutissaient tant de recherches et tant de longueurs ! C’était à faire pitié ! Comme un bon coup de fusil, tiré avec conviction, était plus simple et meilleur !

Cependant, précisément parce qu’il y avait doute, les débats n’en furent suivis qu’avec plus d’ardeur. On entendit les carabiniers qui avaient arrêté Nieddu. Je m’attendais à quelque chose d’écrasant pour l’accusé dans la relation des propos échappés à la colère de Raimonda. Il n’en fut rien. L’étrange fille, avertie, soit par un regard de son amant, soit par son propre instinct, avait épanché sa rage sans le compromettre. Elle fut le premier témoin décharge et tint sa promesse de s’accuser elle-même pour justifier Nieddu.

C’est moi, dit-elle, qui l’ai prié de me venger et lui ai dit qu’après seulement, je serais sa femme ; et sans cesse je lui rappelais sa promesse et l’encourageais. Il ne l’a pas fait ; ce n’est pas lui qui a tué Antioco ; mais il voulait le faire ; il vous l’a dit : Eh bien ! il n’est pas même coupable de cela ; car c’est moi seule qui le voulais, et il m’obéissait parce qu’il n’aimait. À présent, j’en suis fâchée ; il à trop souffert ! Elles sont dures vos prisons, messieurs les juges ! Et cependant huit mois, c’est trop pour le mal qu’il a voulu faire, et si vous le punissiez encore, ce serait injuste. Alors, plutôt, qu’on me punisse, moi ! car c’est moi le vrai coupable ! C’est moi qui ai attaché à la porta de l’église le gant sanglant. C’est moi la seule cause de tout. Je l’ai tant dit à M. le juge ; pourquoi n’a-t-il pas voulu m’écouter ? Ce monsieur l’a bien reconnu, ajouta t-elle en montrant le ministère public, puisqu’il a dit tant de mal de moi. Alors, qu’on laisse donc aller Fedele et qu’on me punisse !

Le président lui imposa silence, en lui disant qu’elle n’était pas là pour plaider en faveur de l’accusé. Celui-ci se leva, et d’une voix légèrement altérée, premier signe d’émotion qu’il eût donné, il pria la cour de ne pas tenir compte du dévouement d’une fiancée, qui cherchait à le défendre, au prix même de son honneur à lui.

— C’est moi, dit-il, d’une voix forte, — et j’adjure ici Raimonda de reconnaitre la vérité, c’est moi qui, le soir du 12 mai, à quelques pas de sa maison, lui ai dit : — Je suis ton seul protecteur, puisque tu n’as plus ni père ni frère ; dis-moi si tu as à te plaindre d’Antioco, et si cela est, je te vengerait-tu ne peux me démentir, Raimonda.

La pauvre fille cacha sa tête dans ses mains et pleura de voir son dévouement refusé.

On fit lever la mère de Nieddu.

Elle tint à confirmer le fait de la visite de Pietro de Murgia et de l’avis qu’il avait donné à Nieddu de fuir, s’il ne voulait être arrêté. C’était à peu près d’ailleurs tout ce qu’elle savait, la pauvre femme. Elle répondit aux questions du président que c’était bien vrai que son fils ne dormait pas toutes les nuits. Il n’était point comme un autre et elle fit son éloge : il était bon, doux, complaisant, il ne l’avait jamais brutalisée, — terrible critique des mœurs générales, — il ne faisait pas même de mal aux bêtes, et il était si bon pour ses sœurs, qu’il les menait deux fois par an aux fêtes des environs, etc., etc.

Le président fit cesser bientôt le panégyrique maternel. D’autres témoins à décharge vinrent dire la même chose ; l’un d’eux affirma, comme une chose extraordinaire, que Nieddu avait peur de surmener son cheval et d’aiguillonner ses bœufs ; il dit cela en riant, et tout le monde en rit après lui. Mais les vrais témoins à décharge étaient les pasteurs, le Sirvone, et le siguor Porqueddu. On les fit revenir encore ; on s’efforça de nouveau de leur faire préciser l’heure où Nieddu leur avait parlé, surtout le 27 octobre. Était-ce bien avant l’aube ? — N’était-ce pas vers cinq heures ? — Avait-il l’air fatigué ? — Sa voix était-elle émue ? — Ses habits avaient-ils de la poussière ? — Enfin, ne s’étaient-il pas aperçus qu’une de leurs juments eût couru cette nuit-là ?

Toutes les réponses furent négatives ou incertaines, et Cubeddu, impatienté, finit par dire au président :

— Ma foi, monsieur le juge, si vous m’aviez prévenu d’avance de faire attention à toutes ces petitesses, je pourrais peut-être vous en dire plus long ; mais j’avais alors : autre chose en tête et n’ai point coutume d’y regarder de si près.

Déclaration qui fut accueillie par un murmure approbateur du public.

Les débats furent suspendus pendant deux jours, le samedi et le dimanche ; puis se rouvrirent la semaine suivante pour le réquisitoire et les plaidoiries.

L’avocat général, soit qu’il fût pénétré de sa mission de ne rien voir et entendre de favorable à l’accusé, soit qu’il eût, comme bien d’autres (nous en étions), la conviction intime de la culpabilité de Nieddu, fit son réquisitoire un peu différent dans les détails de l’acte d’accusation ; mais, au fond, tout, semblable.

— On a voulu, dit-il, vous tromper sur les preuves matérielles, et il faut convenir qu’une préméditation profonde, un art infini, celui du crime, sont parvenus à les rendre quelque peu glissantes entre nos mains. En l’absence de preuves morales aussi écrasantes que celles que nous possédons, et qui ont porté la conviction dans toutes les âmes, à ce point que le jugement public a depuis longtemps devancé le vôtre ; en l’absence, dis-je, de telles preuves, à défaut d’une telle unanimité, vous pourriez hésiter peut-être ; mais l’hésitation, messieurs les jurés, n’est pas possible. Tous ici, comme partout dans le pays, nous savons que Fedele Nieddu est l’auteur du meurtre d’Antioco Tolgheddu et de Giuseppe Calzu, dit Peperido. Nul n’en doute, aussi bien ceux qui le défendent que ceux qui l’accusent : Et voilà pourquoi, messieurs les jurés, vous devez être sévères. L’indulgence n’est jamais permise à l’égard d’un assassin ; mais elle l’est dans ce pays moins que partout ailleurs. Dans ce triste pays, tandis que la partie saine de l’opinion publique, épouvantée de ne pouvoir compter sur ce que l’homme a de plus cher au monde, sa vie et ses biens, s’unit à nous pour demander la répression du crime, une autre partie, fidèle aux traditions de l’antique barbarie, applaudit le coupable, et ne s’intéresse à ces débats que dans l’espérance de voir la justice en défaut. Grande victoire pour eux, messieurs ! et qui deviendrait bientôt, par un plus vif espoir de l’impunité, la source de nouveaux crimes plus fréquents et plus épouvantables !

Non, vous n’avez pas le droit d’être indulgents car vous êtes en face d’un système, d’un ordre de choses destructeur de toute vie civilisée, et qu’il faut faire reculer devant le progrès social. Les intentions de Nieddu sont évidentes ; il les avoue. Il ne pouvait les nier, après les avoir ouvertement annoncées, après les folles et furieuses menaces de cette fille féroce, pour laquelle un meurtrier seul peut concevoir de l’amour. Il les avoue donc fièrement, ou plutôt insolemment, devant le sentiment du juste, qui le condamne ; mais sur l’aveu du fait il arrête ; car cet homme si fier, ce prétendu brave, ne veut pas être puni ; il veut bien satisfaire ses passions, mais impunément. Il sait que le préjugé du faux honneur lui donne pour complices, tout au moins pour aides complaisants, tous ceux qui l’entourent, parmi ce peuple ignorant et sauvage ; et il se fonde là-dessus pour échafauder un système qu’un peu plus de mémoire, un peu plus de haine du crime, chez les témoins, mettrait à néant. Il va plus loin encore, et sachant bien qu’il ne trouverait pas, chez tout autre qu’un malfaiteur, un témoin complétement parjure, il ose vous. offrir le témoignage d’un bandit, réfractaire à la loi, meurtrier lui-même ! et le tribunal, pour montrer à quel excès il pousse les garanties offertes à l’accusé, consent à faire citer le Sirvonel Messieurs, vous récuserez un pareil témoin ! La justice fait appel à la conscience, et non pas à l’infamie ! Vous refuserez également de vous égarer dans un calcul de temps, que nul ne s’attache à serrer de près, excepté la bonne foi du président. Vous vous demanderez simplement, en toute raison, et en toute conscience : — Quel peut-être le meurtrier d’Antioco Tolugheddu, de ce malheureux jeune homme, ravi si cruellement à l’amour d’une jeune et charmante épouse, à la tendresse passionnée de ses parents, à la société, dont il était un des membres les plus utiles et les plus honnêtes ? Et vous répondrez : — C’est son ennemi ! car le bon sens ne peut pas vous dicter d’autre parole.

Quel est-il donc son ennemi ? Il n’en avait qu’un. Un homme égaré par une folle passion, par un point d’honneur aussi faux qu’odieux, et qui a pris soin lui-même de se nommer, de se déclarer d’avance : Fedele Nieddu ! lui qui va signifier au fils et au père ses intentions homicides, qui se joue publiquement des terreurs légitimes de sa victime, qui déclare à Pepeddo qu’il garde sa vengeance pour lui seul, et qui l’accomplit enfin avec des raffinements d’astuce et de barbarie. Ce jardin, ravagé sans précautions, que dis-je, avec une perfide ostentation, tandis que le véritable maraudeur se glisse et se cache, s’efforçant de dérober aussi son crime ! Piége habilement calculé sur la passion du propriétaire pour les fruits qu’il soigne spécialement, et où le malheureux Antioco, prévenu comme il l’était de son danger, n’eût pas du tomber. Ah ! que n’est-il resté dans les bras de cette jeune et chaste épouse, dont les sanglots, l’inconsolable douleur, sont venus vous dire de quel prix il était, celui qu’on a ravi si odieusement à sa famille et à son pays !

Non, ce n’est pas un simple maraudeur qui a tiré ce coup de fusil ! Remarquez bien que la nuit du crime les fruits n’ont pas été touchés. Non, ce n’est pas un simple maraudeur, dont la vue a moulé dans l’horreur et l’épouvante les traits convulsés de la victime ! Tous les témoins ont parlé de ce masque terrible qui fit de l’Attito des Tolugheddu, à Oliena, un spectacle si émouvant, et qui restera longtemps dans les souvenirs du pays. Antieco Tolugheddu, par un effet des desseins de la Providence, vengeresse du crime, dénonçait ainsi le meurtrier fatal, dont la terreur vivait depuis si longtemps dans sa pensée. Il l’a vu enfin ! Le voilà ! Ils sont seuls à seuls !… Et la figure de cet homme ainsi entrevue c’est la mort !…

Alors, tout ce que le malheureux avait d’amour de la vie et d’amour des siens proteste et se révolte ! La terreur, l’indignation et la rage se disputent son âme !… et la mort, témoin implacable, peintre terrible, vient glacer tout cela sur ses traits ! Ah, si vous aviez pu voir ce mort dans sa réclamation de vengeance, vous n’eussiez pas hésité une minute, et vous l’apaiseriez dans sa tombe par la mort de son assassin !

Maintenant, messieurs, quelle est cette prétendue maladie nerveuse, qui obligerait Nieddu à se promener une partie des nuits ? Nous prend-on pour des enfants ? Certes, cet homme ne manque ni d’astuce ni de volonté ; il a eu la force, pour exécuter le plan longuement médité de sa défense, de s’obliger à interrompre toutes les nuits son sommeil pendant plusieurs heures, chose après tout peu difficile, puisqu’il peut dormir le jour. Il a eu cette constance pendant plusieurs mois, C’était, en outre, un moyen d’acquérir le sang-froid pour les expéditions nocturnes et la fermeté de main nécessaire à l’exécution de son horrible projet. C’était le seul moyen de se procurer un alibi, qui valût un peu mieux que le témoignage du Sirvone. Cet homme voulait être assassin, mais sans risques ; il craignait vos rigueurs et voulait les déjouer. Maintenant, il entend vivre en citoyen parmi vous, épouser sa Raimonda, et faire souche d’assassins nouveaux. Vous ne permettrez pas ce scandale et ce danger !

Nieddu, la nuit du 27 octobre, est allé à Oliena, comme il y était allé deux nuits auparavant, pour tendre le piége. Comment a-t-il pu faire le chemin en si peu de temps ? — Du moins, si nous devons nous attacher sur ce point à des dépositions incohérentes, évidemment trop favorables ? Comment ? C’est ce qui ne nous est pas découvert ; mais il l’a fait hélas ! La mort d’Antioco ne le prouve que trop ! Il a pu, dans ce pays où le bétail paît la nuit, dérober facilement un cheval, hors de la pastorisia des Cubeddu. Il y a peut-être quelque part un complice, que nous ne connaissons pas ? ou quelque homme timoré, qui craint en éclairant la justice, de risquer sa vie ! Dans un pays où la vendetta, où l’assassinat, pour l’appeler de son véritable nom, est en honneur, encore une fois, la preuve matérielle qui, ailleurs, vient s’offrir d’elle-même ici se dérobe et nous échappe. Elle ne saurait donc être aussi rigoureusement exigée.

Messieurs, cela même vous pénétrera de la grandeur du mal, et vous voudrez le guérir. En ceci votre propre vie, comme celle des autres, est intéressée. Il s’agit de faire reculer en Sardaigne l’assassinat, déjà saisi de crainte par vos précédents exemples de justice, et qui ne demanderait, dans cette affaire si retentissante, qu’un verdict favorable pour relever la tête de nouveau. Autour de cette enceinte, dans cette enceinte même, on attend la parole que vous allez prononcer pour railler la justice, ou pour la craindre. Cette famille désespérée, qui vous a remis noblement le soin de sa vengeance, l’attend également avec anxiété pour apaiser sa douleur, ou pour l’exalter peut-être jusqu’à des résolutions funestes. La moralité, la paix de cette province, messieurs, dépendent de vous ; il est en votre pouvoir de lui faire faire un pas en avant dans la civilisation, ou de la repousser peut-être bien loin dans les ténèbres de la barbarie !

Ce fut avec assez d’habileté que le défenseur de Nieddu releva les points attaquables du discours de l’avocat général.

— On avouait que les preuves matérielles manquaient. Il en prenait acte. Mais alors. comment osait on demander une condamnation sur des preuves morales, qui pouvaient être telles pour M. l’avocat général, habitué à voir toutes les actions humaines au point de vue de la culpabilité ; mais non pas telles pour d’autres esprits ? On ne condamne pas sur des preuves morales, ou bien cela s’appelle, dans les mauvais temps, abus de pouvoir et cela flétrit la magistrature ; mais on n’obtient jamais de telles choses de ces juges impartiaux pris aux entrailles de la nation, que vous êtes, messieurs les jurés. Quoi l’on ose vous demander des condamnations pour raison d’État !… Ce procédé a été flétri depuis longtemps ! On fait plus encore, on vous dit : pour l’honneur de la justice en ce pays, condamnez ! Qu’est-ce donc que l’honneur de la justice ? si ce n’est la justice même ?… Prouvez que Nieddu est coupable, soit, alors il sera puni. Mais quand vous reconnaissez vous-mêmes que sa culpabilité n’est pas certaine, comment osez-vous faire appel à la crainte, à l’intérêt politique, et même à l’intérêt personnel, pour obtenir une condamnation ?

Il fit ensuite l’éloge de Nieddu, vanta son intelligence et ses facultés poétiques, cette bonté que tous affirmaient et qui, s’étendant jusqu’aux animaux, dans ce pays barbare, faisait sourire, quand elle aurait dû servir d’exemple. Nieddu, il est vrai, n’est pas supérieur en tout ; le préjugé de la vendetta le possède ; mais c’est qu’il y voit le droit chevaleresque de défendre une faiblesse, que trop souvent la loi délaisse, la femme, odieusement abusée par des serments d’amour On a osé flétrir la confiance de cette jeune fille et frapper, comme toujours, sur la victime. Elle est bien noble et bien forte cette Raimonda ! Et d’abord, on a laissé planer, — je ne veux pas croire que ce soit intentionnellement, ce serait trop odieux ! — des doutes sur sa vertu. Il faut dire bien haut qu’elle s’est préservée, qu’elle est restée pure et a dit au séducteur : — Je te crois ; mais je ne veux pas faire rougir ma mère de son enfant, et je ne serai tienne qu’après nos fiançailles. — Puis elle s’est vue trahie, et alors, dans cette âme énergique, la haine a remplacé l’amour. On veut lui faire un crime de ses qualités ; on lui reproche d’être forte ; les Sardes ne pensent pas ainsi : Fils de l’antiquité, ils savent ce que valent les femmes héroïques, et toutes celles, comme Raimonda, qui défendent bien leur honneur et s’estiment haut, ils les estiment et les honorent !

Ces paroles furent confirmées par des applaudissements qui vengeaient Raimonda des insultes du ministère public. Après cela, le défenseur entra dans la discussion minutieuse des faits :

— Oui, Nieddu avait eu l’intention de commettre le crime ; mais au fond, et malgré son courage, cet homme si doux, si porté aux nobles aspirations, n’est pas là dans son rôle ; il souffre, ses nerfs sont excités ; il perd le sommeil. Et l’on veut que pendant des mois entiers il ait joué ce rôle !… En vérité, je voudrais voir M. l’avocat général à ce régime. Il saurait qu’au bout de quelques nuits, quand l’insomnie n’est pas maladive, elle est impossible. L’homme le plus fort est vaincu par le sommeil.

Dans sa péroraison, s’emparant de l’allusion faite par le ministère public à la reprise possible de la vendetta par les Tolugbeddu, le défenseur demanda comment il se faisait que cette famille, tant louée par l’accusation, pût être maintenant soupçonnée par elle d’être capable de tramer et d’exécuter ce même crime, contre lequel M. l’avocat général n’avait pas assez de haine et de mépris, lorsqu’il s’agissait de l’accusé ? M. l’avocat général, quoi qu’il en dit, jugeait donc la vendetta au point de vue des mœurs de la Sardaigne, et n’était pas pour elle sans quelque indulgence ? Qu’il fit donc l’effort de pardonner à Nieddu ses intentions homicides, que le fait n’avait point ratifiées, et qu’au lieu de faire appel à la haine, il fit appel à la réconciliation ! C’est de ce côté-là qu’il fallait chercher la pacification et la moralité de cette province ; l’absolution, la clémence y feraient plus que la rigueur. Il faudrait que la justice donnât elle-même l’exemple d’un esprit moins âpre et de sentiments plus doux ; qu’elle se réjouit d’avoir devant elle un innocent, au lieu de vouloir à tout prix un coupable, et qu’elle dit aux Tolugheddu : Les vrais agents de la civilisation de ce pays sont ceux qui pardonnent. Oubliez les menaces de Nieddu et pleurez sans haine ! Rompez la série fatale des vengeances qui naissent des vengeances, et vous serez vraiment dignes et forts ! Vous aurez mieux honoré votre fils mort ; vous aurez bien mérité de la Sardaigne et de l’humanité !

L’arrêt fut remis au lendemain. Dans la rue, au café, nous vîmes beaucoup de jurés. Ces hommes du pays ne se faisaient faute de donner leur opinion.

— Su diavolo ! me disait l’un d’eux, autre ferai-je que d’envoyer à la potence un garçon qui a tant de bon sang dans les veines ! Quand le crime est prouvé, il est difficile de dire non ; heureusement, il ne l’est pas.

— Que voulez-vous, disait un autre, on ne peut pas condamner chez les autres ce qu’on ferait soi-même. Qu’on vienne toucher à ma femme ou à ma fille, et l’on s’en repentira !

— Moi, dit sans vergogne un troisième, j’ai un cousin aux galères…, eh ! qui n’en a pas ? Eh bien ! je dis que c’est dommage ; car c’était un homme de cœur ; il est plus malheureux que celui qu’il a tué. Nieddu a déjà sept à huit mois de prison ; il n’aura pas envie de recommencer.

Plusieurs avaient adopté l’opinion du défenseur, que l’indulgence de la justice et de bonnes exhortations mettraient fin au mal plutôt que la rigueur. On les rétorquait vivement d’autre part ; mais les partisans de l’absolution étaient évidemment les plus nombreux. Malgré le résumé du président, très-contraire à l’accusé, Nieddu fut acquitté, à la majorité de trois voix. Il resta impassible. Raimonda alla se jeter aux pieds du défenseur, puis dans les bras de Nieddu, qu’on délivrait. Elle était folle de bonheur et d’adoration pour son amant.

Huit jours après, leurs fiançailles étaient célébrées, mais Nieddu n’était pas acquitté par tous.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 6 JUIN 1878.

(32)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XVII

Quand, à l’audience, avait été prononcé le verdict d’acquittement, l’indignation et la fureur des Tolugheddu-Ribas étaient allées jusqu’au scandale. La mère d’Antioco, se levant toute droite, le bras étendu vers les jures, leur avait crié :

— C’est une infamie ! Vous êtes donc pour les assassins ?

Le vieux Basilio avait levé les mains au ciel et courbé la tête. De Ribas s’était écrié :

— Si c’est là votre justice, nous aurons la nôtre !

Une étrange satisfaction avait percé sur les traits de Pietro de Murgia ; Grazia, comme frappée d’un coup mortel, s’était affaissée. Leurs amis les avaient emmenés chez eux, c’est-à-dire chez de Ribas, et la petite troupe, éplorée et menaçante, ne s’était fait faute de répandre sur son passage les exclamations de sa haine et de son mépris pour le verdict d’injustice qui venait d’être rendu.

Chez de Ribas, un tumultueux conseil avait eu lieu, on plutôt — car aucun avis contraire ne s’était produit — un formidable concert de voix vengeresses, au milieu desquelles la voix de Pietro de Margia avait été la plus violente et la plus sonore.

Nous n’avions su tout cela que par oui-dire, Effisio et moi. Effisio n’avait pas voulu assister au prononcé du verdict, et moi, à peine l’avais-je entendu, que je m’étais dérobé pour aller retrouver mon triste ami, qui m’attendait dans une anxiété fiévreuse.

— Eh bien ! me demanda-t-il, tout défait, en m’apercevant.

— Nieddu et Raimonda sont bien heureux ! murmurai-je.

Hélas ! nous ne pouvons être touchés du bonheur d’autrui, quand il tus le nôtre. Effisio baissa la tête. C’était lui le condamné ! Quand j’essayai de lui rendre l’espérance, de le ranimer pour la lutte, je me heurtai à un désespoir absolu.

— Tais-toi ! me disait-il, n’as-tu pas vu déjà comment une pareille lutte, ici, se termine ? Si tu veux que j’épouse Grazia, donne-moi le courage d’être assassin. Voilà ce qu’il faut faire. Tout le reste n’est que vaines paroles.

Je dus le laisser à son intraitable douleur, sûr que bientôt il reviendrait de lui-même me demander des consolations ; car l’homme est ainsi : la douleur, quand elle semble s’acharner contre lui, lui cause une sorte de fascination, de vertige, auquel il s’abandonne ; mais le sentiment le plus obstiné de notre âme est l’amour du bonheur et le besoin de ne pas souffrir ; aussi, l’humeur farouche le cède-t-elle bientôt à la recherche des moyens et remèdes, que l’on fuyait tout à l’heure. Je n’en eus pas moins à insister beaucoup pour persuader à Effisio ce qu’il voulait croire.

— La situation, lui disais-je, n’est plus la même : Grazia n’est plus une jeune fille timide, mais une femme éprouvée par une expérience cruelle ; elle ne peut se laisser donner deux fois, sans son propre aveu.

— Tu te trompes, me répondit-il ; Grazia est toujours la même, c’est-à-dire aussi faible de caractère que généreuse de cour. Elle est toujours dominée par ses parents, et de plus, cette fois, par un devoir qu’elle accepte et un serment qu’elle a fait ; l’obstacle n’est plus seulement extérieur à elle, il est en elle-même. Et cela constitue une situation encore plus contraire, encore plus forte contre moi que la première.

— Mais elle t’aime, et cette douce et bonne créature ne peut avoir dans l’âme aucune férocité. Nous lui ferons entendre le langage de la vraie vertu, de la vraie justice, et, j’en suis sûr, elle nous comprendra.

Nous laissâmes passer les vingt-quatre heures d’irritation accordées aux vaincus des cours de justice, avant de nous présenter chez de Ribas. Mais ce dicton, s’il s’accommode à nos natures, parfois un peu rétives, mais soumises au frein de la raison et des lois, n’a rien à voir avec la nature des Sardes. Rien n’était changé dans l’exaltation des deux familles ; seulement, les Tolugheddu s’apprêtaient à rentrer à Oliena, après un séjour de près de deux semaines chez les Ribas. Don Antonio nous reçut mal.

— Tu étais malade, hier, n’est-ce pas ? dit-il à Effisio d’un air méprisant, et c’est pour cela qu’on ne t’a pas vu ?

— Non, répondit mon ami, non, don Antonio, je n’étais pas malade ; c’est que je n’ai pas voulu venir.

— Bon ! c’est mieux. Et maintenant as-tu fait ton choix ?

— Pas encore.

— Ne te gêne pas ! prends toute la vie s’il faut. Chacun va du pas dont il marche. Il y en a de lents et de pressés.

Nous assistâmes aux adieux des Tolugheddu. Le vieillard, toujours prudent, se tut devant nous ; mais sa femme, toute à la passion de sa douleur, depuis que la mort de son fils l’avait arrachée à sa somnolence de ménagère paisible et occupée, serra Grazia contre son cœur.

— Adieu, ma fille ! Au revoir, épouse de notre Antioco ! Pourquoi nous as-tu quittés ? Car tu es et tu seras toujours notre fille, puisque tu dois choisir le vengeur… Et calvilà aussi sera notre fils ! Il pourra tout demander aux Tolugheddu, celui qui viendra leur montrer ses mains pleines du sang de l’être féroce et maudit, qui a brisé la belle vie de mon Antioco ! N’oublie pas, Grazia, le serment que tu as fait sur la tombe de ton époux ! Ce serait un grand crime à toi ! car il l’a tant aimée, et ne te demande plus rien, hélas ! que la vengeance ! Non ! tu ne peux oublier ton devoir. Et moi, je viendrai quelquefois te le rappeler. Regarde chaque matin et chaque soir tes vêtements de veuve, et dis-toi : — Ils ne seront enlevés que par celui qui aura vengé Antioco. Au revoir, ma fille, et ne sois pas longtemps à nous consoler, lui, dans sa tombe et nous, hélas ! dans la triste vie qu’il nous a laissée !

Enveloppée de ces farouches tendresses, et pressée de ces terribles exhortations, la pauvre Grazia pleurait sans répondre. Ses traits depuis la veille s’étaient profondément altérés ; la lutte, on le voyait, régnait en elle aussi, dans toute sa violence.

Pietro de Murgia assistait à ces adieux, non point en étranger, mais comme le fils de la maison, ou plutôt des deux maisons ; car il accompagnait, avec tous les dehors de la piété filiale, les Tolugheddu jusque chez eux.

Après leur départ, Effisio put s’approcher de Grazia et je les vis échanger seul à seul. quelques paroles.

Notre visite fut courte : don Antonio était bourru, taciturne, et nous n’avions qu’à écouter les imprécations de l’Effisia, qui, de sa place accoutumée au fond de la chambre, sa quenouille en main, jetait de temps en temps de longues phrases sanglantes et funèbres, sans nous regarder et comme se parlant à elle-même. On eût dit une sybille rendant des oracles ; et c’était bien cela, en effet, puisqu’on prenait soin de les accomplir. Notre présence évidemment, la fatiguait, l’irritait. Le Dieu qui était en elle n’était pas le nôtre. Après avoir signalé des piéges et des embûches qui n’empêcheraient pas le triomphe de la justice, elle nous décocha ce trait :

— L’étranger cherche à entraver nos voies ; mais il ne vaincra pas les fils de Sardus !

L’étranger se retira promptement, en effet, sans livrer bataille, bien que don Antonio fit son possible, pour nous y amener. Quand nous fâmes dehors, Effisio me dit :

— Je la verrai cotte nuit.

— Ah ! répondis-je.

Et je restai partagé entre la nécessité de cette entrevue et la crainte mortelle qu’elle ne fut fatale. S’il nous soupçonnait, s’il nous découvrait, don Antonio tirerait sans pitié sur sa fille comme sur nous. Je demandai la faveur d’être le gardien du rendez-vous.

— C’est convenu, me dit Effisio ; elle a demandé, je dirais presque exigé, que tu vinsses.

— Je lui en sais bien gré. Où la verrons-nous ?

— Là-bas, sur le penchant du coteau qui va du cimetière aux bords de la fontaine de Gurgurigai, sous le premier chêne.

— Qu’elle soit prudente ! murmurai-je.

Et nous attendîmes l’heure, moi, agité d’une impatience douloureuse, lui, silencieux, absorbé, songeant que de cette entrevue allait dépendre leur destinée.

Nous partîmes à minuit et demi, en prenant le chemin hors de la ville. Arrivé près du chêne, Effisio se blottit dans une touffe de lentisques, et moi, dont la présence à cette heure eût moins compromis Grazia que la sienne, j’allai sur le chemin par où elle devait venir.

C’était au travers de cette tanca des Grosses pierres où avaient eu lieu autrefois les rendez-vous de Raimonda et d’Antioco. Les Grosses pierres sont deux blocs énormes, dressés en l’air, et dont l’un, entamé par la mine, se tient sur une base étroite, comme par un miracle d’équilibre. Cet endroit, fort élevé au-dessus du ravin de la route d’Orosei, et qui domine la maison des Ribas, est absolument découvert, comme le sont d’ailleurs tous les terrains autour de Nuoro. Toute forme humaine y saille vigoureusement, et la nuit, assez claire, augmentait mon inquiétude. Caché derrière les Grosses pierres, je voyais assez loin aux alentours. Aucune silhouette suspecte n’apparaissait. La maison des Ribas me semblait sans lumière, comme toutes les autres ; au loin, çà et là, les chiens aboyaient. Cependant, j’avais le cour serré d’anxiété. J’avais vu, dans ce fatal pays, tant de scènes sanglantes et tant de facilité à lâcher un coup de feu, en guise d’argument ou de remontrance, qu’une explosion, se produisant tout à coup près de l’enclos des Ribas ne m’eût nullement surpris, tout en me désespérant. Dans cette disposition, un bruit léger me fit tressaillir, et bientôt je vis une forme noire, qui glissait beaucoup plus bas que l’endroit où j’étais, se dirigeant vers le lieu du rendez-vous. Avec intelligence, Grazia avait suivi le chemin creux, puis les plis du terrain, qui la dérobaient mieux à la vue. Je fus promptement près d’elle, et, bien qu’elle filât comme une perdrix, dès qu’elle m’eut vu là, elle devint toute tremblante, et se pendit à mon bras.

— Oh ! je fais bien mal ! me dit-elle.

— Non ! vous êtes aimante et courageuse et je vous admire.

— Il faut bien que je lui parle, il le faut ! Oh ! le malheur est sur nous. Cet homme est acquitté !…

Elle était si haletante qu’elle en perdait la respiration, et cependant elle continuait de précipiter sa marche. Quand nous arrivâmes, Effisio courut à elle et, l’entourant de ses bras, l’emmena à l’abri d’une roche, entre deux touffes de lentisques, sorte de grotte formée par l’ombre épaissie, où l’on eut pu la frôler sans l’apercevoir. Je restais loin d’eux, prenant de moi-même le rôle de chien de garde, qui, dans cette circonstance. me semblait le plus intelligent que j’eusse tenir ; mais au bout d’un moment Effisio vint me chercher :

— Elle te veut avec nous, me dit-il, non peut-être sans regret, car sa voix était un peu altérée.

Je le suivis et nous nous assîmes tous les deux auprès de Grazia, un peu en avant d’elle, qui s’appuyait à la roche. Elle me dit :

— Aucun troupeau n’est sur ce côté de la montagne et ce n’est point ici un chemin. Nous ne serons donc pas vus ; n’ayez crainte, et tâchons seulement de nous entendre.

Elle se tut ; nous gardions un silence, qu’Efisio rompit enfin.

— Ne nous entendons-nous pas, Grazia, ou bien serait-il possible que vous voulussiez me faire commettre un crime ?

— N’en a-t-il pas commis un, lui ? s’écria la jeune femme, d’un ton âpre qui me surprit dans sa bouche ; n’auriez-vous pas trouvé juste qu’il fût condamné ? Et puisqu’il ne l’est pas, n’est-ce pas à nous à faire justice ?

— Non, ce n’est pas à nous ! Les juges ont pu se tromper ; mais vous les aviez acceptés comme arbitres ; il faut donc recevoir leur décision, telle qu’elle est.

— Et laisser le malheureux assassiné, sans vengeance, dans son linceul sanglant ? Non ! vous ne pouvez pas vouloir cela, Effisio. Ce. serait une grande honte, un manque de cœur dont je ne serai point coupable. J’ai promis sur le cercueil, et je tiendrai ma parole ! N’avez-vous donc point le respect des morts ?

Elle était, — bien plus complétement que nous ne l’avions cru, — toute aux idées régnantes dans sa famille et dans sa patrie. J’en fus abasourdi. — Ah ! me disais-je intérieurement avec amertume, pourquoi les amants, au lieu de se livrer à leurs joies langoureuses, ne profitent-ils pas de la bonne volonté qu’ils ont l’un pour l’autre afin de s’interroger, de se pénétrer mutuellement, de se faire une foi commune ? Il nous faut maintenant essayer cette tâche ardue au milieu de passions surexcitées, de sentiments exaltés, d’irritations faciles et d’obstacles de tout genre ; en un mot, quand nous n’avons plus le temps !

Effisio fut aussi maladroit qu’honnête ; il exposa les idées qu’il avait, telles qu’il les avait : l’immoralité de la vengeance, éternelle semence de crimes ; son inutilité pour l’apaisement des mânes, qui n’ont besoin, osa-t-il dire, d’ancun apaisement.

Grazia l’interrompit, désespérée.

— Il est donc vrai qu’il ne croit à rien ! s’écria-elle en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Ne croire à rien est, partout et toujours, croire aux êtres vivants, à la grande nature, au monde entier, à l’ensemble immense des faits matériels, moraux et intellectuels, dont fourmille la vie. C’est ce qui s’appelle rien. Tout, c’est un petit monde de faits imaginés, qu’aucune preuve n’appuie. Cette étrange conception est la même en tout pays, et s’exprime partout de même. Grazia n’avait jamais eu, la pauvre enfant, aucune raison d’être plus forte que les autres sur ce point là ; elle n’était donc pas à blâmer. Mais s’ils allaient, elle et Effisio, se diviser, s’aigrir, lutter l’un contre l’autre, quand ils n’avaient qu’une, force leur union, ils étaient perdus d’avance. Je me crus très-supérieur, et fort machiavélique, en portant le débat sur un terrain où Grazia pouvait comprendre du premier coup, sur celui de ses propres croyances, et j’osai appeler à mon secours l’Oraison dominicale, et l’Évangile, et toute la mansuétude chrétienne. Le christianisme n’est-il pas une religion de pardon, de paix et d’amour ?… — On l’assure du moins, — Grazia m’écoutait, doucement rapatriée, suivant ma pensée, étonnée de n’avoir pas songé à cela ; car enfin, oui, le pardon des injures est recommandé par l’Église. Et comment donc se fait-il que les Sardes, un peuple si croyant ?…

Je demandais cela justement, quand elle prit la peine de me le dire. Elle aussi faisait son inventaire, et trouvait dans sa religion, ce capharnaüm antique, des armes pour toutes les batailles.

— Jésus, sans doute, me dit-elle, a eu des conseils de paix et de patience ; car il en faut beaucoup en ce monde ; mais si nous devons être indulgents pour les fautes de notre prochain, il n’y en a pas moins des crimes qui demandent vengeance ; et Dieu lui-même nous montre par son exemple qu’elle est sainte. Ne punit-il pas cruellement ceux qui l’ont offensé ? Même, la vengeance divine est bien plus terrible que la nôtre ; car Dieu punit éternellement, et poursuit les fautes des parents sur les enfants, jusqu’à la 4e et 5e génération. — Je ne voudrais pas faire cela, moi, ajouta-t-elle naïvement ; mais de laisser sans défense, outragée et délaissée, la tombe d’un époux assassiné, non, cela ne se peut pas !!

J’étais battu ! et mon outrecuidance se changeait en humiliation. Pourtant, je me disais in petto : — Ah ! Grazia ! vous voulez être logique ! Bien ! mon enfant ; avec le temps, nous irons très-loin-Mais le temps, hélas ! nous manquait !

Effisio reprit la discussion tombée de mes mains et cette fois, fut plus habile. Abandonnant les idées générales, il mit sous les yeux de Grazia l’étrange bonheur qu’elle leur préparait. Assassin de Nieddu, il devrait lui aussi passer en cour d’assises, et, moins rusé certainement, moins habile que son adversaire, il n’aurait pas, lui, d’alibi, plus ou moins bien construit ; donc, il serait condamné, irait aux galères pour la vie et n’aurait obtenu, pour tant de douleur, d’amour et de crime, que de ramer en l’honneur des mânes d’Antioco, de l’homme qui lui avait ravi sa fiancée ! Était-ce plus absurde qu’odieux ? ou plus odieux que bête ? Il n’en savait rien ; il savait seulement que tout en lui, sa raison comme sa conscience, et sa dignité comme le sens commun, se soulevait contre un tel parti. Cette fois, Grazia pleurait :

— Oh ! j’ai été maudite à ma naissance ! disait-elle en se tordant les mains ; le malheur est sur moi et sur ceux que j’aime ! Il m’enlace comme un rets fatal, et, de quelque côté que je me tourne, je ne puis y échapper. Que faire ? Mon cœur est né pour un seul amour, et sans cesse on m’en impose d’autres, qui sont ma honte et ma douleur ! Oh ! Qu’ai je fait pour être si malheureuse ?

— Grazia, dit Effisio, d’une voix tremblante de colère et de jalousie, vous ne savez pas résister à vos parents, je le vois. Ils veulent un vengeur et l’ont trouvé : c’est Pietro de Murgia. Ils le veulent ! et dès lors, comme vous avez accepté Antioco Tolugheddu, bien que m’aimant, disiez-vous, de toute votre âme, de même vous accepterez Pietro de Murgia, pour accomplir leur volonté et votre vœu !

— Jamais ! s’écria-t-elle, en se levant toute droite ; et son front, émergeant de l’ombre, rayonna sous la clarté des étoiles. Jamais plus je n’appartiendrai à un autre homme, si ce n’est à vous, Effisio ! Je vous le jure ! Et maintenant j’ai un serment de plus à tenir ! Que Pietro de Murgia, si vous lui abandonnez ce soin, venge Antioco. Cela fait, Effisio, je me charge, moi, de nous venger. Le jour de ces nouvelles noces, il y aura autre chose qu’an gant sanglant !…

Que voulait-elle dire ? Un suicide évidemment. Pauvre enfant ! Penser qu’entre elle et le bonheur il n’y avait que sa propre volonté ! Je m’efforçai encore de l’en persuader ; mais je sentais mes arguments se heurter contre le roc de cette implacable opinion publique, et de famille, qui l’entourait. Il est certain qu’il est difficile d’être heureux, difficile même de vivre, dans un milieu hostile. Qu’à la majorité de Grazia, ils foulassent aux pieds tous deux ce préjugé, qui les condamnait à donner leur vie en pâture à la mémoire d’un homme, qui avait sans pitié détruit leur bonheur, ils étaient méprisés, perdus, rejetés des leurs, si même ils échappaient à la vengeance paternelle. Je proposai de nouveau l’expatriation, un enlèvement. Et cette fois, Grazia, plus éclairée, moins timide, eût accepté sans doute. Mais son vœu ! Le vœu fait sur le cercueil d’Antioco ! Si Effisio ne voulait pas agir contre sa conscience ; elle ne voulait pas, elle, se parjurer. Non, pas moyen de sortir d’une telle situation ! Il y a des bêtises aussi fortes que des principes ; il suffit qu’elles soient prises pour tels. Tout ceci repris, répété, bien constaté, ils n’avaient plus qu’à se lamenter, à fondre en larmes, en soupirs ; ils n’avaient plus qu’à s’aimer, dans toute l’ardeur de leur désespoir, seule consolation qui leur restât. Dès qu’ils entrèrent dans cette voie, je les quittai, sous un prétexte, les laissant goûter ces tristes douceurs.

L’amour seul pouvait les sauver ! Ferait-il ce coup de génie ? Mais les dieux ont fait leur temps, et, même sur cette terre de Sardaigne, où florit encore le moyen-âge, il y a des incrédules. C’était Grazia qu’il fallait éclairer, c’était à la déesse Raison qu’il fallait avoir recours. Je ne voyais pas autre chose.

Il était plus de deux heures. Et sans vouloir prêter une oreille indiscrète, je n’entendais sortir de l’ombre de la roche que sanglots, baisers, murmures amoureux. Pour les sauver, je devais être cruel ; je m’avançai bruyamment.

— Encore une demi-heure, leur dis-je, et de Ribas se lèvera pour aller aux champs, ou à la chasse ; dépêchons-nous !

La jeune femme rajusta sa benda un peu dérangée ; ils échangèrent de longs serrements de main ; puis elle prit mon bras, pour échapper aux étreintes d’Effisio, qui la retenait encore, et je l’entrainai rapidement. Avant de me quitter, d’une voix basse, un peu confuse, et toute amicale :

— Faites-moi une promesse !…

— Tout ce que vous voudrez.

— Une autre fois, ne nous quittez plus !

— Ah ! dis-je, un peu fâché, vous avez surpris ma bonne foi, Grazia. Je suis aussi l’ami d’Effisio. Eh ! je lui parlerai, si vous vous voulez d’honneur, de prudence ; mais laissez-vous goûter l’an et l’autre le peu de bonheur que vous pouvez avoir.

— Non, non ! répéta-t-elle, non ! je vous en prie ! vous m’avez promis !…

Elle se tut avec souffrance, puis, sous la lumière pâle des étoiles, je voyais son visage plus coloré.

— Je crois toujours être forte quand il n’est pas là ; mais, avec lui, je ne le suis plus. Et cela me rend très-malheureuse. Je vous en prie, mon ami, tenez votre promesse.

Il fallut bien la lui confirmer ; alors, elle me quitta et se mit à glisser, comme un oiseau de l’ombre, dans les plis du mont. Je la suivis à distance, jusqu’au mur du jardin, qu’elle franchit, — mur de pierres sèches peu élevé. Et dix minutes après seulement, n’entendant aucun bruit, je me dis : elle est sauvée !

Oui, l’amour est égoïste, car Effisio avait obtenu un autre rendez-vous.

Elle y risquait chaque fois la vie et l’honneur ; mais il brûlait de la voir, de poser ses lèvres sur ces douces lèvres, qui lui étaient rendues, de chercher dans l’ivresse de l’amour un refuge contre la douleur. Je ne l’approuvai point, et de mon côté je lui fus très-désagréable, en lui disant la promesse que j’avais dû faire à Grazia.

Pour amener celle-ci à changer d’avis, je comptais plus sur les lettres qu’ils échangeaient que sur de telles entrevues. Dans un écrit, c’est toujours la pensée qui règne ; dans ces entrevues d’amour, l’ivresse de la vue, du baiser, ne laisse place à aucun raisonnement. Après cela, peut-être avais-je tort, et la passion toute seule et sans arguments, arrive-t-elle mieux à ses fins ? Cependant, s’il était possible que l’amour seul obtint de Grazia ce qu’elle considérait comme un parjure, elle ne serait pas moins malheureuse de l’avoir commis ; il valait donc mieux à mon sens essayer de la convaincre de la souveraineté de la conscience, et que, son vœu étant immoral, elle devait l’abandonner. Je communiquai ces pensées à Effisio et l’engagent vivement à faire de ses lettres à Grazia une initiation pour elle à l’idée moderne.

— Profite, lui dis-je, de ces moments où l’amour embrase l’être de bonne volonté, d’intelligence même, pour rapprocher de toi celle que tu aimes, la faire penser avec toi. Plus tard, ce serait moins facile ; d’ailleurs, c’est aujourd’hui surtout qu’il faudrait pouvoir vous entendre.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 28 MAI 1878.

(26)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIII. — (Suite.)

Effisio accueillit cette idée et me promit de l’exécuter, pour une part ; mais, se défiant de lui-même pour une exposition théorique, surtout dans l’état de trouble où il était, il me pria de me charger moi-même Je pensais bien que mes lettres seraient à peine lues, tandis qu’on relirait vingt fois celles d’Effisio ; cependant, comme Grazia était sincère et pleine d’amitié pour moi, j’espérai ne pas faire une couvre inutile.

Chaque jour donc, nous écrivions l’un et l’autre de longues lettres, qu’Effisio portait chaque nuit dans le creux du mur. Sans heurter les préjugés religieux de Grazia, ce qui l’eût de suite mise en garde, je me plaçai uniquement sur le terrain du sentiment et de la conscience ; et prenant pour exemple le vœu d’un roi nègre, qui promet, s’il guérit d’une maladie, de faire trancher la tête à maille hommes de sa tribu, je lui demandai si elle jugeait que le roi fit tenu d’exécuter ce vœu, dans le cas où moi, son conseiller, je parviendrais à lui en prouver l’inhumanité.

Elle me répondit — je m’y attendais — que ce vœu, monstrueux et abominable comme l’idolâtrie qui l’avait inspiré, n’avait été fait qu’à un faux dieu Je m’attachai à démontrer, dans la lettre suivante, que la divinité, fausse ou vraie, objet du vœu, n’était pour rien dans l’affaire, puisqu’elle ne se manifestait pas. Supposant qu’elle acceptait le vœu, s’il était juste, qu’elle le rejetait, s’il était mauvais, il restait toujours à démêler si le vœu était bon ou mauvais, et par conséquent si la conscience qui l’avait formulé devait ou non le maintenir.

Nous en vînmes à abolir d’un commun accord le vœu du roi nègre, et nous passâmes d’autres. Celui de la fille de Jephté me donna bien du mal. Devant le Dieu de la Bible, qui n’y va pas de main morte, comme on sait, prouver que le meurtre est un crime, absolument et sans exception, c’est une entreprise ardue, impossible même, tant qu’on restera chrétien, résolument. Je n’avais encore jamais si bien compris ce que l’adoration de ce livre a coûté de sang à l’humanité, et lui en coûtera quelque temps encore. L’extermination des peuples de Chanaan, par l’Éternel-Dieu, avec tout le luxe de cruauté qui s’y joint, a donné à la barbarie primitive une sanction terrible, l’a prolongée, et a tenu religieusement en échec jusqu’ici l’adoucissement progressif des mœurs humaines.

Dans mes visites fréquentes à Grazia, nous continuions à traiter le même sujet. Elle se prêtait avec plaisir à ces exercices intellectuels, et tout en s’excusant, disait-elle, de m’opposer son pauvre petit esprit, je voyais qu’elle s’efforçait de me répondre aussi bien que possible. Mais, droite avant tout, elle s’avouait vaincue volontiers, lorsqu’elle ne trouvait point de réplique à mon argument. Tout ceci ouvrait son esprit, l’aérait pour ainsi dire, lui donnait plus d’ailes et plus d’espace ; mais ce n’est que chez des natures très-cultivées, et devenues presque impersonnelles à force de penser, qu’un raisonnement peut, en quelques heures, changer les résolutions. En ce monde, où toute chose a sa croissance, plus ou moins longue, il n’y a point de transformations soudaines. L’esprit comme le corps a ses habitudes, et la pensée même est une semence, qui demande du temps pour fructifier.

Effisio m’accompagnait rarement dans ces visites ; car il n’eût pu se présenter plus souvent, sans s’exposer à un affront de la part de don Antonio. Les deux amants eurent un nouveau rendez-vous, qui, pas plus que l’autre, n’amena de conclusion et ne fit que les enfiévrer plus encore. Un jour, que je vis les yeux de Grazia très-rouges, elle me dit tout bas :

— On m’impose de choisir ; je n’ai plus un instant de paix !

Ce même jour, don Antonio me reconduisit chez Effisio.

— Tu n’es toujours pas décidé ? lui demanda-t-il ?

— Mon oncle, répondit Effisio, êtes vous sûr vous-même de ce que vous faites ? Rien ne prouve que Nieddu soit le meurtrier. Ce dont les jurés ont douté dans leur conscience, moi aussi, j’en doute. Dans votre passion de vengeance, vous vous exposez à sacrifier un innocent.

Don Antonio haussa les épaules, en riant d’un rire sarcastique ; puis, il entra en colère, jura que Nieddu était l’assassin d’Antioco, qu’il en était sûr comme s’il l’avait vu lui-même, que c’étaient là des raisons qu’on donnait, parce qu’on ne voulait pas, qu’il voyait bien qu’on s’entendait par dessous, mais qu’il y mettrait bon ordre !

Et il s’en alla furieux. Cette dernière phrase nous donna à penser que Grazia lui avait opposé le même argument, et cela nous remplit de joie. Elle aussi, donc, elle désertait la vengeance, l’essayait du moins ?

Deux jours se passèrent, pendant lesquels je n’osai pas reparaitre chez de Ribas, Les lettres de Grazia, tristes, désolées, nous donnaient à craindre par leurs réticences que la pauvre enfant me fût en butte à de graves persécutions. Quirico tout-à-coup, tomba chez nous :

— Il faut que tu viennes ce soir, dit-il à Effisio, toi tout seul ; c’est papa qui te le fait dire.

— J’irai, dit mon ami.

Après le départ de l’enfant, il tomba dans une morne inquiétude.

— Que va-t-il se passer ? Qu’ont-ils imaginé ? Quelle torture vont-ils infliger à cette pauvre créature, pour la forcer à choisir ? c’est à-dire à prendre Pietro de Murgia, puisque je refuse ?

Il se promena longtemps en silence et je voyais sa tête s’échauffer, son œil s’égarer.

— Sais-tu, me dit-il, en s’arrêtant devant moi, les yeux fixés, non pas sur les miens, mais plus bas, sur ma poitrine, comme s’il eût évité mon regard, sais-tu que… par moments… j’ai des envies… d’accepter ?

— Oui, par moments, lui dis-je, avec émotion ; on a de ces défaillances quand on souffre. Mais tu es incapable de passer à l’acte, tu le sais bien ! Ne te fatigue donc pas ainsi le cerveau.

Il se tut, et recommença l’errant et capricieux circuit, qu’il traçait sur le pavé de briques de sa chambre. Mais le malheureux était pris par la tenta ion, et n’avait pas la force de s’en défaire ; je le voyais à son œil hagard, qui fuyait le mien, à la tension de ses muscles, au sang qui gonflait les veines du cou et de la face, à ses lèvres serrées, agitées parfois d’un rictus méprisant. Je me levai et lui dis :

— Sortons, je te prie, j’ai mal à la tête.

Et je l’emmenai sur la hauteur du Nur-Hag, où tout ce qu’il y avait d’air agité dans l’atmosphère soufflait autour de nous. La marche et cette fraicheur lui avaient fait du bien ; mais il ne s’ouvrait pas pour cela davantage et restait avec l’implacable pensée rivée au cerveau. Je me mis à battre les buissons, ou plutôt les pierres, autour de nous, espérant qu’il en sortirait quelque chose.

— Toutes les fois que je suis ici, lui dis je, l’idée des constructeurs de ces monuments primitifs me hante, et je pense aux géants, dont l’antiquité atteste l’existence par tant, de témoignages, à cette humanité primitive, puissante de muscles et faible d’esprit, qui pourtant, elle aussi, en tant qu’humaine, créait, croyait, cherchait au delà, bâtissait à ses morts des murs cyclopéens, suivant certains rites. Que de races disparues ! Que de secrets emportés !

— Bah ! me dit Effisio, avec le sourire mauvais de l’homme qui souffre et qui doute, nous disparaitrions aussi, que ce serait peu de chose. Nous n’emporterions pas le secret du bonheur.

— Il me semble du moins, repris-je, que nous l’avons fort avancé.

— Allons donc !… pour moi, je n’en sais mot. Le bonheur serait possible sans doute ; mais il dépend de tant de hasards et de volontés contraires, que c’est à peu près comme s’il n’existait pas ; du moins, pour les imbéciles qui ont des scrupules ; car… autrement, libre à chacun d’aller le prendre où il est, qui dans la boue, qui dans le sang, qui ailleurs. De secret là-dedans, il n’y en a pas plus que pour les bêtes.

— En effet, si le bonheur humain est dans la brutalité. Mais j’ai toujours cru qu’il était en sens inverse, dans la conscience.

— Dans les rengaines ! cria-t-il. La conscience de quoi ? La conscience de qui ? Celle de don Antonio ? ou la mienne ? Comme si toutes les consciences étaient égales !

— La tienne évidemment ; car chacun vit surtout en soi. Et je sais parfaitement que toutes les consciences ne sont pas égales,

— Ce qui revient à dire qu’il n’y a que des opinions toutes plus ou moins fausses, et que sacrifier sa vie à cela, vois-tu !…

— Appelle la chose comme tu voudras ; mais je te défie de ne pas tenir compte de ta propre opinion, et de pouvoir te passer d’elle.

— Moi ! Il y a des moments où j’en ainsi peut…

Il éclata d’un rire méprisant et sarcastique, qui me fit peur ; car je le voyais tout disposé à succomber dans l’épreuve qui l’attendait le soir même. Calme en apparence, mais profondément ému, je lui répondis :

— Je vais te prouver le contraire. Quoique tu en dises, il y a une conscience générale, qui monte de l’humanité comme une atmosphère et qui va en s’épurant. Tu ne sauras nier que le 19e siècle soit extrêmement supérieur au moyen-âge et qu’il ne vaille cent fois mieux vivre en ce temps-ci qu’en celui-là, grâce précisément à une connaissance du droit et du devoir plus avancée et plus répandue ? Jusqu’ici, malheureusement, cette atmosphère n’est largement respirée que par ceux qui peuvent gravir les hauteurs. On a trouvé pourtant le moyen de la mettre en bouteilles, c’est-à-dire en livres et de la porter ainsi en plus d’endroits de la sorte, il ne s’en perd rien, et elle monte toujours. Or, quand on a goûté à cette ambroisie, ceux, bien entendu, qui ont le palais sensible, les aliments grossiers répugnent et l’on n’en veut plus. Mais, trève de comparaisons. Nous sortons de la bestialité pour aller à l’intelligence. Eh bien ! de même qu’un ancien riche sera certainement le plus malheureux des pauvres, tout homme qui a goûté d’une conscience plus pure, d’une verila plus grande, s’il y renonça et s’abaisse, ne fera plus que souffrir. Il sait qu’il a mal fait, qu’il s’est avili ; il revoit sans cesse la hauteur d’où il est tombé : et la honte de cette chute, et le regret de la vie plus, noble et plus large qu’il a perdue, le tourmentent, et retirent pour lui toute saveur à la jouissance pour laquelle il a sacrifié le bien supérieur des satisfactions morales, la joie de sa conscience. — De sa conscience, plus ou moins différente de celle des autres, mais pour cela non moins réelle. De sa conscience à lui, — bien qu’elle soit produite par un immense travail humain tait avant lui, — et qui, pour cela même, est la plus vivante partie de son être, l’ensemble de ses conceptions et de ses besoins intellectuels, son tempérament moral. Manquer aux lois de son temperament, cela crée partout la maladie…

Effisio m’écoutait, les yeux fixés dans l’espace. Ne m’entendant plus, il me dit tout bas :

— Continue !

Je repris :

— Eh bien, j’essaierai de te dire le langage que tiendrait la conscience d’Effisio, dans le cas auquel nous pensons :

Je crois que même sous les deux baisers de Grazia, elle se dirait : Nieddu et Raimonda s’aimaient ; leur amour était pour eux aussi plein d’ivresse qu’est pour nous le notre ; j’ai fait une veuve, un être qui souffre ! qui pleure ! qui haït ! avec encore plus de passion et de douleur que ne ferait ma douce et bonne femme. Tout ce que j’ai de bon est fait du malheur d’autrui. J’ai tué Nieddu ! En admettant que tu n’aies pas été tué par lui, ce qui serait plus heureux pour toi, j’ai tué un homme, qui au fond m’était sympathique, bon en réalité, généreux même malgré tout, et dont le tort involontaire était de ne pas voir ce que moi je voyais bien ! Il agissait, selon sa conception. et moi j’ai trahi la mienne ; et par là, je me suis mis beaucoup au-dessous de lui, plus bas même encore, oui, plus bas que ces ter tus, comme Antonio de Ribas, qui croient après tout bien faire, en se sacrifiant, eux-mêmes et les leurs, à leur idéal, mort-né de sept ou huit siècles. Je vais à rebours dans le grand chemin de l’humanité ; je suis en route vers la bête. Quand il faut monter, je descends ; je suis un pleutre, un lâche !…

Je lui parlais, emporté par ma propre émotion, sans rien calculer, et ma gorge s’était serrée, et mes yeux se mouillaient, quand je le vis qui pleurait aussi, la tête sur sa main, le coude appuyé sur une des énormes pierres du monument des Géants. La sèche pierre, de plusieurs milliers d’années, but en un instant ces larmes d’un monde nouveau ; je me jetai dans les bras d’Effisio. Longtemps, nous nous serrâmes sans parler, convulsivement. Il me dit ensuite :

— Merci ! je te dois plus que le bonheur, si le bonheur en ce monde a un nom précis. Oh ! que Grazia ne pense-t-elle, avec nous ! Sa souffrance est la moitié de la mienne.

Anéanti par cette crise, il oubliait l’heure ; ce fut moi qui dus la lui rappeler et je le conduisis à la porte de Ribas, où nous nous séparâmes.

Effisio trouva dans la salle commune don Antonio, qui se leva en le voyant, avec une solennité mystérieuse, et l’invita à le suivre. Ils montèrent ainsi dans la chambre que j’avais occupée, où se trouvaient l’aïeule et Grazia. Don Antonio laissa Effisio avec les deux femmes, et s’en retourna. Tout cela semblait fort insolite à Effisio. Il osa demander à Grazia, en italien, de quoi il s’agissait. Mais ce ne fut pas elle qui répondit.

— Parle la langue de tes pères, mon fils si elle n’est pas trop dure pour tes dents, lui dit la terrible vieille, en dardant sur lui un regard plein de menaces, en même temps qu’elle roulait son fuseau sur ses genoux. Nous sommes Sardes ici, et n’avons pas le cœur étranger.

— L’Italie n’est pas une étrangère pour nous, mère Effisia ; elle est notre seconde patrie ; et la Sardaigne est la première pour moi comme pour vous.

— Alors, tu feras bien de le montrer mieux.

Grazia semblait atterrée, et les regards qu’elle jetait sur son amant n’annonçaient à celui-ci rien que de fatal. Des pas s’approchèrent ; la porte s’ouvrit, et don Antonio rentra, suivi d’un pastore, qu’Effisio connaissait de vue, et de Pietro de Murgia. Le pasteur avait l’attitude inquiète et embarrassée d’un homme qui remplit à contre-cour un devoir, dont il ne peut se dispenser. Pietro de Murgia affectait beaucoup de gravité ; mais on voyait pétiller dans son œil quel- que chose de la joie du chasseur qui tient sa proie. Tous les trois s’assirent, et don Antonio, prenant la parole et s’adressant au pasteur :

— Salvatore Delitala, voici un de mes parents, que vous connaissez bien pour un homme d’honneur, et qui doit, lui aussi, être instruit de l’affaire. Il va vous donner sa parole de ne pas vous nommer, et que vous n’avez rien à craindre. Donne ta parole, Effisio, et tu apprendras une chose utile à savoir.

Effisio ne voulut pas refuser, bien que ce fût avec répugnance qu’il donnât ainsi sa parole, sans savoir ce dont il s’agissait.

— Bien ! fit don Antonio. Et maintenant, poursuivit-il, en se tournant vers le pasteur, dites !

Celui-ci secoua la tête d’un air chagrin, soupira, et finalement se décida :

— Je ne voulais rien dire ; mais j’ai eu la langue trop longue… On a bien raison d’assurer que le secret le mieux gardé est celui qui ne passe point les lèvres… Enfin, puisque c’est ainsi, voilà ! Mais vous savez, don Effisio, c’est de quoi m’envoyer dans l’autre monde — Et comme Effisio ouvrait la bouche pour alléguer la parole donnée : — Suffit, j’ai confiance en vous. Donc, une nuit, que je rodais, de crainte des voleurs, je vois Nieddu dans ma tanca ; il carressait une de mes juments. — Qu’est-ce qu’il veut faire ? me dis-je. Et je l’observait, sans me montrer. Il ne fit rien du tout que lui donner du pain et s’en alla.

Trois ou quatre jours après, quand je passai près de cette jument, qui est la meilleure — elle galope comme un chevreuil — je vis qu’elle avait le poil bourru, comme si elle avait été trempée de sueur, et aussi l’œil d’une bête lasse. Il me vint une idée ; je me dis : — Est-ce que Nieddu me la prendrait pour courir la nuit ? — Seulement, comme il était alors tard après midi, je ne pouvais être sûr de rien.

— Ce jour là, quel jour était-ce ? demanda don Antonio.

— Comme je vous l’ai dit, ce devait être le 25, puisque c’était deux jours avant l’autre nuit… que vous savez bien. Alors, j’y fis attention ; le lendemain, ma bête était comme les autres ; mais le, surlendemain, au matin, vers six heures, quand je la trouvai toute seule au bout de la tasca, elle avait le poil tout trempé, était frémissante et mangeait à peine, et je me dis : Eh bien ! il m’abime mes bêtes, celui-là ! — Mais leurs Seigneuries savent qu’on n’aime pas à se plaindre de ces banditi, qui ne sont pas d’humeur douce, et pour lesquels un coup de fusil de plus ou de moins… C’est pourquoi je n’en parlai qu’à Preddu, qui l’a dit & de Murgia. Eh ! quand j’ai su, quelques heures après, car un de nos gens était allé à Nuoro quand j’ai su ce que ma jument était allée faire du moins à ce qu’il me semble — alors, j’ai regretté d’avoir parlé, et j’ai supplié Preddu de n’en rien dire. Il me l’avait promis ; mais, une fois le procès fini, la langue lui démangeait, à ce qu’il paraît.

— Merci, Delitala, dit en se levant don Antonio ; il n’en sera ni plus ni moins que si vous aviez parlé devant des sourds ; grâce à vous, mon parent, qui croyait à l’innocence de Nieddu, sait maintenant comme nous ce qu’il a à faire. Venez, Delitala, vous allez manger un morceau, et, à l’occasion, vous pouvez compter sur moi pour un service.

Il emmena le pasteur. Pietro de Murgia prenant alors la parole, fit ressortir les coïncidences : deux nuits avant le meurtre d’Antioco, c’est-à-dire la nuit où les fruits avaient été ravagés, la jument est prise par Nieddu ; prise également la nuit du crime, et ruisselante encore, au matin, de la course enragée qu’elle avait fournie. Tel était donc le secret de cet alibi, dont les juges avaient été dupes. Le témoignage de Salvatore Delitala est fait condamner Nieddu. Mais, heureusement, il avait gardé ce qu’il savait, et le meurtrier retombait aux mains de la famille d’Antioco, à laquelle il appartenait.

— Quant aux scrupules que vous aviez conçus, don Effisio, je pense que maintenant ils n’existent plus, dit en achevant Pietro de Murgia, avec un sourire qui faillit faire perdre patience à mon ami.

— Je le pense aussi, dit don Antonio, rentré depuis un instant, et qui avait écouté avec une approbation complaisante les développements donnés par Murgia. Maintenant, Effisio, plus de faux-fuyants, plus de détours ! Veux-tu, oui ou non, venger l’époux de Grazia et devenir mon gendre, si ma fille te préfère ? Ceci dépend d’elle ; ce qui dépend de moi, c’est de ne pas permettre que Grazia épouse un autre qu’un vaillant et digne Sarde, sachant son devoir. Grazia elle-même ne le voudrait point ; n’est-ce pas, ma fille ? Car tu es une de Ribas, et tu as juré sur le cercueil de ton époux de te consacrer à sa vengeance. Eh bien ! il est temps maintenant de se décider. Parle, Effisio !

Mon ami avait la gorge serrée, le cœur plein d’un trouble affreux. Ses tempes battaient à l’étourdir. Le regard de Grazia, attaché sur lui, l’implorait ; il fallait qu’il parlât ! Et pour dire à cette femme adorée : Je t’abandonne ! Au bonheur : Je ne veux pas de toi f… Sa langue était glacée. Un moment, l’air lui manqua ; sa vue s’obscurcit. Et peut-être, sans la présence de Pietro de Murgia, se serait-il trouvé mal. La haine de son rival lui donna des forces.

— Eh bien ! dit impatiemment don Antonio.

— Je ne puis pas me faire assassin ! répondit Effisio.

Cette parole frappa chacun en divers sens : Grazia devint livide et laissa tomber sa tête. sur sa poitrine ; Pietro de Murgia fut, si joyeux, qu’il oublia de protester contre l’appellation qui, indirectement, lui était donnée. Il en fut autrement de don Antonio et de sa mère. La voix de celle-ci, aigre et forte à la fois, demeura bientôt seule pour foudroyer le transfuge.

— Va ! lui disait-elle, tu n’es plus des nôtres ! Je le savais ! Mais ne blasphème pas l’honneur de tes pères, et que ta langue du moins ne porte pas l’insulte dans leur maison, si tu n’es plus de force à tenir leur épée. Ainsi, le vaillant qui, au péril de sa vie, défend l’honneur et l’existence des siens, n’est qu’un assassin pour toi ! Nieddu t’est sans doute un frère ? Val tu n’étais pas digne de mêler de nouveau ton sang au nôtre, et bénie soit cette épreuve qui nous sépare de toi ! Grazia, relève la tête ! Cet homme ne mérite pas de regrets, Tu connais ton devoir ! tu es une de Ribas ! Donne la main à Pietro de Murgia ! et jure de l’épouser, dès qu’il aura versé le sang de Nieddu, et réjoui dans sa tombe ton malheureux époux !

Il eût été plus humain et plus décent d’attendre le départ d’Effisio pour se livrer à ces sortes de fiançailles ; mais Pietro de Murgia saisit l’occasion qui lui était offerte et se jeta aux genoux de Grazia. Effisio ne s’enfuit pas ; il voulut voir jusqu’où, irait son malheur et l’abandon de son amante. Elle retira sa main de la main de Murgia, voulut parler, et ne fit entendre qu’un sanglot.

— Du courage, Grazia ! lui dit son père, d’un ton menaçant. Désormais, tout est fini et je te poignarderais, plutôt que de te voir la femme d’un homme qui abandonne et trahit nos plus saintes coutumes ! Le vengeur d’Antioco se présente ; tu dois l’accepter. C’est un noble et vaillant jeune homme, et tu seras fière de lui.

— Grazia, je vous en supplie ! dit Pietro de Murgia, de sa voix la plus langoureuse, fiez-vous à mon ardent amour, consentez à être à moi !

Et il reprit sa main pour la porter à ses lèvres.

— Je ne puis pas ! Je ne puis pas ! s’écria la pauvre enfant en se débattant. Laissez-moi ! Non, je ne puis pas !

— Misérable ! cria don Antonio en se précipitant vers sa fille.

— Arrête ! dit Effisia, plaçant entre eux sa quenouille. Et, toi, Grazla, réponds-moi : n’est-ce pas toi que j’ai vue, le jour de l’attito, étendre ta main sur le cadavre sanglant de ton époux et jurer, comme nous avons tous juré ? N’est-ce pas toi à qui j’ai entendu proférer ces paroles : — Antioco, puisqu’il n’y a plus maintenant qu’une manière de t’aimer et de te servir dans la tombe, ton épouse jure de se consacrer à ta vengeance ! Réponds ! réponds ! N’était-ce pas toi ?

— Oui ! grand’mère, balbutia la jeune femme, en baissant la tête.

— Et maintenant, tu veux te parjurer pour un homme sans cour ? Tu désertes ton devoir ! Tu insultes à la tombe de ton époux ! Tu veux être, toi aussi, sans vertu et sans honneur ! Est-ce vrai, ma fille ?

— Non ! dit-elle d’une voix déchirante, non ! je, ferai mon devoir. Laissez-moi seulement encore un peu de temps !

— Il y a bientôt neuf mois que le mort attend dans sa bière glacée la douce rosée du sang de son ennemi ! Bientôt neuf mois qu’il a emporté nos serments ! Et il se dit, le malheureux : — Que font-ils donc ? Ils m’oublient, moi qui suis dans la terre et ne puis rien, quand ils ont, eux, des bras qui peuvent frapper, et des genoux rapides, et des dagues brillantes et des fusils pleins de balles ! Oh ! ceux qui vivent heureux au soleil ont-ils donc le cœur plus glacé que ceux de la tombe ? Et c’est toi, Grazia, c’est toi qu’il maudit ; car c’est toi qui l’abandonnes ! Cette sombre éloquence n’était nullement sans effet sur Grazia ; tremblante et abimée de désespoir, elle se courba, comme sous la malédiction du mort,

— Eh bien ! lui cria son père, parleras-tu ?

Elle joignit les mains, releva son blanc visage, et, comme on demande la vie à son bourreau :

— Huit jours encore ! dit-elle, seulement huit jours, encore

— Il faut les lui accorder, se hâta de dire Pietro.

— Soit ! reprit le père ; mais alors tout sera fini et, à partir de là, nous ferons tous notre devoir. Moi, du moins, j’en réponds ! ajouta-t-il d’un ton farouche. Effisio, vous ne pouvez plus rester ici, ni y revenir.

— Je pars, don Antonio, dit mon ami ; mais prenez garde à votre conduite vis-à-vis de Grazia : car je sens en moi plus de votre sang que vous ne croyez, et vous me trouveriez plus d’énergie pour défendre les vivants que pour venger les morts.

Il avait failli se jeter sur don Antonio, quand il l’avait vu lever le bras sur sa fille.

— Et maintenant, me dit-il, je ne sens plus mon mal, je n’ai que, le sien ! La laisser à ces barbares, mon cœur en est broyé cent fois par minute. Oh ! c’est trop souffrir !…

Son visage convulsé m’effrayait ; je le fis asseoir sur son lit et lui frottai les tempes d’éther. Palissant plus encore, il s’étendit tout à fait.

— Ô ma pauvre conscience, murmura-t-il, remplis-moi donc tout entier ! Remplis tout ce cœur qui se révolte ! Car je n’ai plus que toi !

Hélas ! il disait vrai. Je cherchais et ne trouvais plus d’espérance. Le moyen extrême, celui qui nous eût servis autrefois, si Grazia avait eu la force de l’accepter, un enlèvement, celui-là même n’était plus possible. Son remords l’eût suivie, la pauvre femme. Un peu plus forte de volonté maintenant, à quoi cela servait-il, puisqu’elle n’était plus avec nous, dans ce débat, dont elle était la victime ? Elle aimait Effisio plus que jamais ; elle abhorrait Pietro de Murgia, de toute l’horreur qu’elle éprouvait pour un nouveau lien sans amour ; mais elle voulait venger son époux assassiné ! Dès lors, que faire… Tout devenait impossible !…

— Non, m’écriai-je enfin, il y a encore quelque chose à faire : il faut démasquer Pietro de Murgia, et je l’essaierai ! Don Antonio n’aurait-il qu’un doute, il devrait attendre, suspendre tout.

— Le cerveau de don Antonio, me dit Effisio, de cette voix à la fois éteinte et vibrante, qui me faisait tant de mal, le cerveau de don Antonio n’admet pas le doute !…

Il était si désespéré que ce fut moi qui le fis penser à aller, cette nuit-là, voir si dans le creux du mur, il ne trouverait pas une lettre de Grazia. Il y avait une seule ligne :

— « Demain, à minuit et demi, sous le chêne.

» Grazia. »
André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 23 AVRIL 1878.

(1)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO


DEUXIÈME PARTIE.

XVIII

À peine étions nous arrivés, qu’elle surgit de l’ombre de la roche et se jeta sur Effisio, haletante, le sein gonflé, la voix vibrante et entrecoupée.

— Il n’y a plus à discuter, dit-elle, je suis venue te demander la mort ou la vie. M’aimes-tu ? Veux-tu m’épouser ? veux-tu me perdre ?

Elle n’était plus la même : sa voix était pleine d’inflexions nouvelles ; son geste avait une dramatique éloquence. L’être intérieur, jusque là contenu dans une chaste enveloppe de douceur et de timidité, déchirant ses voiles, sous l’aiguillon de la douleur, se répandait au-dehors. Elle attendit une seconde à peine la réponse d’Effisio ; et, comme il se bornait à la serrer contre sa poitrine, morne et muet, elle éclata de nouveau :

— La semaine est commencée !… plus que six jours ! y songes-tu ?… Six jours ! bientôt passés, let il faudra que je mette ma main dans celle de cet homme !…Tu consens à cela, toi ? Nont tn ne veux pas ? c’est impossible !… Toi qui dis m’aimer, Effisio 1… Tu ne veux pas me réduire volontairement à choisir entre l’opprobre et la mort 1…

— Grazia, dit-il, appaise-toi, je t’en supplie cherche à me comprendre.

— Encore !… Non ! non ! Il ne s’agit plus de parler, je te l’ai dit, mais de choisir. M’aimes-tu ? Ou veux-tu m’abandonner ?

Troublé par cette logique de la passion, qui oublie ou dédaigne tout ce qui n’est pas son but, éperdu, il ne trouvait rien à répondre. Bien qu’elle n’eut fait aucune attention à moi, j’osai prendre la parole :

— Grazia, vous êtes injuste ! Vous ne tenez compte que de votre douleur ; vous ne voyez que votre pensée. Mais Effisio a son devoir, comme vous croyez avoir le votre ; il souffre autant que vous, et pourrait tout aussi bien vous accuser, lui aussi, de l’abandonner, pour un préjugé d’honneur faux et féroce.

— Laissez-le répondre lui-même ! me dit-elle avec autorité, Vous êtes seul à le conseiller ainsi, et tout ce pays est contre vous. Lui, il est des nôtres ; pourquoi ne reste-t-il pas avec nous Effisio ! je t’en supplie, laisse-là les idées étrangères et redeviens un fils de Nuoro ! Nous souffrirons encore peut-être ; mais du moins nous nous entendrons, et je serai toute à toi ! Oh ! donne-moi cette joie ! Ne soyons pas séparés ainsi dans notre pensée ; car déjà c’est la moitié de la mort. Mourons, s’il le faut, mais ensemble ! La mort même alors sera douce. Reviens à moi !…

— Je ne t’ai point quittée ! répondit-il en l’enlevant dans ses bras, et en l’obligeant de s’asseoir près de la roche.

Mais elle restait quelque peu en dehors de l’ombre, la tête en pleine lumière. Je me tins debout près d’eux, surveillant les alentours.

— Je t’aime passionnément ! telle que tu es ; je t’aime avec une force nouvelle dans les angoisses de cette terrible douleur, craignant de te perdre… et t’ayant déjà presque perdue ! Je te donnerais ma vie avec joie ! — Mais ce que tu me demandes, Grazia, c’est la vie morale de mon être, l’étincelle sacrée, sans laquelle je ne serais plus un homme. Alors, que ferais-tu de moi ?… Et qu’en ferais-je moi-même ?…

— Je ne te comprends pas, lui dit-elle ; ce que nous voulons, nous autres, est-il donc si vil ? On te demande ce qu’auraient dû faire les juges, ce qu’ils font souvent, et que tout le monde respecte. Punir un coupable, cela ne s’appelle-t-il pas justice ? Eh bien ! alors, être juste, comment cela pourrait-il te dégrader ? Tu as des idées étranges, et tu leur. sacrifies notre bonheur. Et tu prétends m’aimer ? Non ! je ne te crois pas !

— Grazia ! Grazia !…

Non ! je ne crois pas que tu m’aimes ! Pietro de Murgia m’aime, lui, et fait ce qu’ils faut pour m’obtenir. Pourquoi ne puis-je l’aimer ? Pourquoi t’ai-je aimé, toi, dont l’âme froide ne s’attache qu’aux choses de l’esprit, qu’aux idées du monde étranger ?

— Ô Grazia !… Il me manquait donc une torture, puisque je t’entends parler ainsi !

— Qu’y puis-je, moi ? Je dis les choses comme elles sont… Est-ce aimer que de ne rien sacrifier à celle qu’on aime ? Que pourrais-tu me demander, à moi, que je ne t’accordasse avec joie, avec transport !

Il était trop facile de lui répondre :

— Grazia, dit Effisio en la rapprochant de lui, Grazia, je t’ai demandé, je te supplie encore aujourd’hui de renoncer à la vengeance. Et tu me refuses !

— C’est que tu me demandes la seule chose que je ne puisse l’accorder. Tu me demandes de trahir un serment, un devoir, sacrés.

— Et ne vois-tu pas, pauvre enfant, que ce que tu veux de moi est chose pareille ? Toi aussi, tu me demandes la seule chose que je ne puisse t’accorder. Tu me pousses à commettre un meurtre ! Moi, je n’ai pas fait de serment ; mais la conscience d’un honnête homme n’en a pas besoin pour se préserver du crime.

— Le crime, c’est ce que fit Nieddu ; et le punir n’est que justice. Va, j’y ai bien songe ! Quoi que vous en disiez, c’est nous qui avons raison. Que la mort soit votée par une douzaine d’hommes, appelés juges, ou par un seul, qui de lui-même se fait justicier, quelle différence ? Il n’y en a qu’une, et elle est toute à l’avantage de l’homme vaillant, qui agit au péril de sa vie, tandis que les autres ne courent aucun risque.

— Tu as raison en ceci, Grazia : mais non contre moi ; car je nie le droit de la société de donner la mort.

— Ah !… Tu ne penses donc en rien comme les autres ? Et tu prétendais au bonheur !… Ah ! malheureux, que ne suis-je sans famille et sans patrie ! Je te suivrais pour panser tes blessures et pour adoucir ton sort ; mais je suis attachée ici par des liens si forts, hélas !… des liens qu’on ne peut rompre lorsqu’on a des entrailles humaines ! Tu les connais, Effisio ; tu as aimé ton père et ta mère. Où aurais-tu pris le courage de briser leur cœur en les fuyant pour toujours ? Et surtout en jetant sur eux la honte, qui va des enfants aux pères, aussi bien que des pères aux enfants ? Si je te suivais, en désertant mon devoir vis-à-vis du malheureux assassiné, toutes les voix du pays s’élèveraient, tu le sais bien, pour crier : — Grazia est une infâme !… Grazia de Ribas !… — Et le sang orgueilleux qui bout dans les veines de mon père lui remonterait au visage et l’étoufferait ! Ma bonne mère, si respectée, n’oserait plus franchir le seuil de sa maison ; ses jours paisibles se changeraient en jours de deuil, ses sourires en gémissements. Notre aïeule me maudirait d’avoir souillé son nom au bord de sa tombe. Et ma chère petite sœur, Effisedda, si confiante en l’avenir, si belle et si résolue, deviendrait pour tous une fille suspecte, responsable de mes fautes ; et sa jeune vie serait flétrie à l’aurore. Mon frère, devenu homme, périrait à la tâche de venger les insultes faites à notre honneur ! Ai-je done le droit de frapper et de perdre ainsi tous les miens, Effisiol dis-mol ? Et ne vaut-il pas mieux que seule je meure, après avoir rempli le dévoir qui m’est imposé ? Ah ! mais je t’aime, hélas ! et j’aurais tant voulu vivre de ton amour, Effisio !… Je suis jeune, et, je l’avoue, j’aime la vie, la vie, qui m’eût été si douce près de toi !…

Sa voix se brisa dans un sanglot, et je n’entendis plus que des paroles d’amour et de douleur, entrecoupées de baisers et de gémissements. Quelques instants après, Effisio se leva, et l’expression de son visage émergeant de l’ombre me fit passer un frisson dans les veines.

— Oh ! me dit-il, c’est trop ! j’y succomberai !…

Il me demandait secours ! Je m’assis à mon tour près de Grazia, et, lui prenant la main, en invoquant l’affection fraternelle qu’elle m’avait donnée, je m’efforçai encore, bien que sans beaucoup d’espoir, de l’amener à notre cause. Je lui dis que dans le milieu où elle vivait, elle exagérait les arrêts de l’opinion publique, et que, si elle se refusai momentanément à tout mariage, elle serait parfaitement comprise d’un certain nombre de Sardes, ceux qui sous l’influence des idées continentales et des poursuites judiciaires, avaient renoncé à la vendetta ; que devant sa résistance passive, à la fois respectueuse et ferme, sa famille s’apaiserait forcément, et qu’à la longue on lui permettrait de disposer d’elle-même ; j’essayai de lui faire comprendre que le temps dénouait bien des complications, supprimait bien des obstacles, et qu’une telle attente, si pénible qu’elle fût pour elle et pour Effisio, était bien préférable aux résolutions extrêmes. auxquelles elles s’attachait.

Elle m’écoutait silencieusement, sans approbation comme sans révolte ; cependant, je sentais bien que je n’avais plus devant moi la Grazia, des anciens jours, douce et facile à persuader, mais un être ivre de douleur, dans lequel les coups de la destinée avaient remué et surexcité le sang et les passions de sa race. La résistance patiente et passive, qui demande un caractère ferme et du sang-froid, n’était guère dans sa nature, et ne pouvait être comprise par elle en ce moment, où, acculée devant un délai irrémissible et prochain, sûre de ne pouvoir fléchir. les idées et les volontés des siens, elle ne voyait plus d’espoir, si faible qu’il fait, que dans l’empire qu’elle pouvait exercer sur son amant. Je cessai de parler, découragé par son silence même, qui me semblait une preuve, toute nouvelle pour moi, de défiance et d’antipathie. Cependant, je vis que je m’étais trompé, quand, mon silence se prolongeant, elle tourna vers moi son visage, plein d’une sombre préoccupation, mais toujours affectueux. Avait-elle seulement entendu, compris, mes paroles, trop raisonnables, trop hors de ton avec la pensée qui la dévorait ? Non sans doute ; car, voyant que je me taisais, elle reprit la parole à cent lieues de là, en se pressant le front des deux mains :

— Quelles nuits ! Oh ! si vous saviez !… Je le vois toujours ! Depuis trois nuits, chaque fois, il vient… tout sanglant…horrible ! Comme il était !… Et son regard me pénétra jusqu’à la moelle ! Il me montre sa plaie ouverte, il s’approche !… Et je me réveille en criant, Mais la nuit dernière, il m’a parlé. J’ai vu ses lèvres murmurer, et il a dit : Femme coupable !… Moi ! flétrie d’un tel nom !… Hélas ! je l’ai mérité ! Je n’ai point eu souci de venger sa mort. Celui qui était mon époux, je l’ai abandonné à l’horreur du tombeau, sans consolation et sans honneur !

— Ah ! Grazia, lui dis-je, parlant pour moi-même plus que pour elle, vous en êtes encore là ?

Elle me répondit simplement :

— Je souffre tant !…

Oui, tout ce que nous avions essayé de lui inculquer de pensées modernes, les quelques bases que je croyais acquises, tout avait cédé à la violence de l’ouragan ; dans cette jeune créature en danger de mort, physique ou morale, et qui voulait ardemment aimer et vivre, rien ne restait plus que ce qui s’était de longue date implanté en elle ; elle n’avait plus le temps de raisonner ; elle se bornait à souffrir, et à crier sa douleur ; et, dans l’effroi du malheur qui fondait sur elle, les superstitions même de son enfance lá ressaisissaient. Je vis bien, que tout était vain. La raison, la philosophie, ne sont point des remèdes qu’on puisse aller prendre dans la pharmacie où ils se trouvent ; elles ne peuvent nous servir dans l’épreuve que lorsque, par une longue assimilation, elles, font partie de nous-mêmes. Pressant les mains de la pauvre femme dans les miennes, je lui dis tout bonnement cette sottise :

Espérons encore !

Et cela, je crois vraiment, lui fit du bien. J’ajoutai plus bas

Ne tourmentez pas Effisio ! Il est le plus malheureux des hommes, car il ne peut vivre sans vous, ni sans le respect de sa conscience. Une pareille lutte est au-dessus de ses forces et je tremble pour lui…

Elle fondit en larmes :

— Ah ! soignez-le bien ! Soutenez-le ! Puissé-je être seule à souffrir !

Effisio, qui avait fait quelques pas dans le sentier, revenait. Voyant Grazia tout en larmes, il se jeta près d’elle à genoux. Oh ! chère ! pauvre chère adorée ! Sans moi, tu aurais été peut-être heureuse ? C’est moi qui te fais tant souffrir ! C’est pour moi que tu pleures ainsi !… Maudis-moi donc ! et rejette-moi ! Tache de ne plus m’aimer ! Ou bien, donne-toi à moi, en oubliant le reste des hommes ! Et laisse-moi t’emporter bien loin d’ici, pour vivre à tes genoux, en te remerciant chaque jour d’un si grand don !… Ah ! si tu voulais !….

— Hélas ! je ne puis, répondit-elle.

— Tu ne peux ! répéta-il, avec un soupir navrant.

En voyant la tête d’Effisio tomber sur sa poitrine, Grazia jeta ses bras autour de lui.

— Mon ami, me demanda-t-elle, combien de temps encore avons-nous ?

— Vingt minutes, lui répondis-je ; car je venais de consulter ma montre à la clarté de la lune.

— Vingt minutes ! répéta-t-elle, vingt minutes de bonheur dans notre enfer ! Eh bien ! je ne veux plus te dire qu’une chose, Effisio, je t’aime !

Leurs lèvres se joignirent et je voulus m’éloigner ; mais, dans sa pudeur craintive, elle me rappela :

— Oh ! restez là, notre ami ! Nous n’avons pas peur de vous. Vous êtes si bon ! vous savez bien que nous nous aimons !

Effisio, se taisant, je m’étendis à leurs pieds, leur tournant le dos, et regardant la lune, qui éclairait un peu trop notre rendez-vous. Et je ne pouvais m’empêcher d’entendre le doux murmure de leurs propos et de leurs caresses. Qui n’eût pas assisté au début de leur entretien, les eût pris pour des amants heureux. D’un commun accord, pas un mot de leur douloureux débat ne fut repris ; ils ne pouvaient l’oublier toutefois, et l’âpre douleur muette donnait plus d’emportement à leurs baisers, plus d’exaltation à leurs paroles d’amour. Étaient-ils vraiment heureux de cette ivresse volée au sort implacable ? Je ne sais. Pour moi, leur honneur me brisait l’âme. Et il me fallait encore le troubler ; car ils se reposaient sur moi de les avertir.

— Déjà !

— Déjà !

Mot de tous les cours en pareil cas. Ô temps, tu n’es qu’un mot !

Quand je les regardai, Grazia n’avait plus son noir bandeau de veuve ; la tête nue, les épaules couvertes de ses longs cheveux, que la main amoureuse d’Effisio avait dénoués, les yeux attachés sur son amant, elle souriait d’un sourire indéfinissable, où je crus retrouver de la joie des martyrs. Ainsi coiffée, et baignée par la douce lumière de la lune, cette jolie tête était plus douce et plus charmante que jamais. Leur force factice faillit les abandonner à l’adieu.

— Espérons ! leur dis-je. Espérons mes amis ! Ne vous dites point adieu, mais au revoir. L’amour est la première des forces de ce monde. Espérons encore !

Ils ne me crûrent point ; non plus que moi-même je ne croyais à mon propre dire ; mais, l’un pour l’autre, ils cachèrent leur désespérance mortelle et s’embrassèrent convulsivement une dernière fois. Grazia, que j’accompagnai comme à l’ordinaire, fut silencieuse et me répondit seulement : adieu ! quand je lui dis au revoir. — Elle aura vraiment le courage de se tuer, pensai-je, la mort dans le cœur.

Le lendemain matin, levé de bonne heure et me disposant à descendre pour aller trou- ver mon ami, dont j’étais inquiet, je le vis par la fenêtre, qui parlait à Cabizudu. Il fut triste, préoccupé ; mais relativement calme, cette matinée. Vers dix heures, nous étions ensemble dans la salle basse, quand entra précipitamment Cabizudu. Il parut intimidé par ma présence ; mais Effisio, lui ayant fait signe de parler :

Il est allé ce matin, dit-il, avec Preddu Floris, à la chasse, sur la route de Macomer, où il va souvent. Il n’y a pas plus de trois jours encore, m’en revenant de faire de herbe le long de la rivière, je l’ai vu qui descendit de la colline où est le Nur-Hag, vous savez, a deur milles environ d’ici, et il est revenu par la route. Je pense qu’il fera de même aujourd’hui ; en tout cas ; s’il prenait par le plateau, votre Seigneurie le verrait de loin. -Blen’t’dit Effisio, en se levant. Le plus sûr est de partir de suite. Et se tournant vers moi : — Veux-tu me suivre ? Sans doute. Qu’allons-nous faire ? Je te le dirai en chemin. Il prit son fusil, me priant de prendre aussi le mien, mit sa ceinture cartouchière et y passa une dague, qu’à l’ordinaire il ne por- tait point. Nous voici armés en guerre ! lui dis-je. Mais il ne répondit pas et me précéda hors de la maison. Cabizudu venait de seller nos chevaux en hâte ; nous partimes à l’am- ble ; au haut de la côte, Effisio mit son che- val au galop. Nous descendimes ainsi une partie de la montagne, jusqu’au moment où nous aperçâmes au-dessous de nous, sur un des lacets inférieurs de la route, deux hom- mes, dont l’un était Pietro de Murgia. Effi- sio mit alors pied à terre. Je l’imital, et, te- nant en main nos chevaux, nous attendimes. - -Tule devines sans doute, me dit alors Effi- sio, je suis venu provoquer Pietro de Murgia. Si je refuse de me faire assassin et de tuer en embuscade, je ne me fais, je l’avoue, ancun scrupule de défendre par les armes, loyale- ment, la femme que j’aime, et d’écarter, si je le puis, un homme qui viole notre liberté et nos plus chers intérêts. Tu seras mon té- moin ; le hasard nous en fournit un autre, sans quoi j’aurais envoyé chercher Cesare Siotto ou Brandu. Pardonne-moi de ne pas L’avoir dit plus tôt mes intentions ; elles étaient irrévocables. -S’il en est ainsi, lui répondis-je, inu- tile d’en parler ; mais peut-être de Murgia refusera-t-il, le duel n’étant pas dans les usa- ges de ce pays ? 1 -Il ne refusera pas, me dit Effisio, en serrant les dents avec impatience. -Soit ! Mais alors il est fort capable, sous couleur de duel, de s’arranger pour t’assas- siner ? -Toutes tes suppositions sont possibles, ajouta-t-il du même ton ; mais après tout, qu’importe ?

Je vis que je ne pouvais que lui irriter les nerfs outre mesure, sans rien obtenir, et dans la crainte d’un malheur, mon cœur se serra violemment. La route où nous étions, dominée d’un côté par la montagne, dominait de l’autre un ravin profond, traversé d’un ruisseau, au delà duquel s’étendaient quelques prairies, et des collines maigrement boisées. À l’endroit où Effisio s’était arrêté, un enfoncement de rochers nous ménageait un espace long de cinq à six mètres, large de trois environ, semé çà et là de pierres éboulées, et au-dessus duquel de vieux chênes. liéges grimpaient à l’assaut du mont. Les merles jasaient dans les branches, et sur la plaine, toute éclairée de soleil, de grands vautours planaient. Il faisait une chaleur étouffante ; mais l’angle où nous étions recevait de la montagne un peu d’ombre. Cependant, je suffoquais. Autre chose que l’air extérieur me brûlait les veines ; des pressentiments funèbres m’oppressaient ; il me semblait que cet étroit espace allait être, le tombeau d’Effisio. Je me défiais affreusement de ce Murgia ; et chacun des sons qui montaient de leurs pas et de leurs voix résonnait en moi, comme s’ils m’eussent marché sur la poitrine. Pendant ce temps, Effisio cherchait dans son portefeuille ; il me remit un papier.

— C’est mon testament, me dit-il.

Machinalement, je l’ouvris ; c’était une donation de ses biens à Grazia de Ribas, à la double condition qu’elle n’épouserait pas Pietro de Murgia, et qu’elle viendrait habiter, seule ou avec sa sœur, la maison d’Effisio, près de la vieille Angela, à laquelle Effisio laissait une rente viagère.

— Son père ne pourra ni ne voudra l’empêcher d’accepter, me dit Effisio. Tu sais comme en ce monde les considérations d’argent priment toutes les autres. Elle sera donc libre et vivra tranquille, jusqu’à ce que… jusqu’à ce qu’elle m’ait assez oublié…

Il ne put achever et je ne pus lui répondre. Derrière le tournant de la route, nous entendions les pas de l’ennemi ; il parut. Et, soit qu’ils nous eussent aperçus déjà, soit qu’ils dissimulassent leur surprise, ils continuèrent d’avancer, d’un air indifférent. Ils avaient l’un et l’autre le carnier sur le dos, bien que la chasse fût prohibée, et, selon son habitude, outre son fusil, Pietro de Murgia portait sa dague à la ceinture. Pendant qu’ils montaient vers nous, je dis rapidement en français à Effisio :

— Quel est ce Preddu Floris ?

— Un familier de Murgia, me répondit-il, homme assez mal famé…

Il semblait vouloir ajouter une explication ; mais, voyant de Murgia à peu de distance, il jeta la bride sur le cou de son cheval et se porta au milieu de la route : Pietro de Murgia, je vous ai vu venir et je vous attendais.

Pietro sourit, s’arrêta, et, se campant sur la hanche, la jambe en avant, pose de capitan et sourire de condottiere :

— Ceci est aimable à vous, don Effisio ; auriez-vous quelque chose à me dire ?

— Assurément, je n’ai pas besoin de vous apprendre quels sont mes sentiments pour vous, ni le motif de ma haine ? Vous les savez. Je suis venu vous proposer un combat d’honneur, un combat de gentilshommes, dont mon ami et… le vôtre (il montra Preddu Floris) seront les témoins. Vous n’êtes pas, vous, un paysan obstiné, comme l’était ce pauvre Antioco. Vous connaissez le monde et les usages des gens comme il faut, et vous ne voudriez pas me refuser, sachant bien que tout homme honorable, atteint dans ses affections, ou dans son honneur, a droit à ce genre de réparation.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 12 JUIN 1878.

(35)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XVIII. — (Suite.)

Une contrariété vive, et une indécision non moins grande, se peignaient sur les traits de Murgia. Il avait l’air d’un renard pris au piége. Assurément, il eut préféré garder la situation facile que lui avait faite le renoncement de son rival, et ne plus rien remettre au hasard ; mais, piqué dans sa vanité par les paroles dont Effisio avait accompagné sa proposition, il trouvait difficile de refuser. Un éclair de colère, qui brilla dans ses yeux, m’annonça la fin de cette hésitation, et j’en frémis ; car il devait se promettre de faire payer cher à mon ami ce nouvel obstacle.

— Vous avez eu raison de compter sur ma loyauté ! répondit-il avec un geste théâtral et une emphase toute espagnole, en me regardant aussi. J’avoue ne m’être jamais battu en duel ; mais je-serai charmé de cette petite fête, et fort reconnaissant à vous de me l’avoir procurée. Quand vous plait-il ?…

— Tout de suite, je vous prie, sur ce lieu même, et avec les armes que nous avons.

— Mais… cela me paraît contre les règles… observa Pietro, d’un air entendu.

— Pour un de ces duels ordinaires, qui ne sont au fond que des parties de plaisir, ce n’est pas l’usage de précipiter ainsi les choses ; mais lorsqu’il s’agit d’un duel sérieux. où il y va résolûment, franchement, de la vie de l’un des deux adversaires, il n’y a plus d’autres règles que celles de l’honneur. Demandez à mon ami.

— Je m’en tiens parfaitement à votre assertion, reprit Pietro, en prévenant ma réponse ; mais nous n’avons pas de pistolets.

— Nous avons nos fusils.

Le rouge monta au visage de Murgia.

— Mais alors, s’écria-t-il, cela revient à la mort de tous les deux, si nous tirons en même temps ! ou bien à la mort assurée de celui qui subira le feu le premier. Vous savez fort bien qu’un Sarde ne manque pas son ennemi à vingt pas. C’est insensé ! Autant vaut tirer au sort à qui se mettra une balle dans la tête. Je crois, signor, dit-il en se tournant vers moi, qu’il n’y a plus là ces conditions de hasard et d’adresse, qu’il doit y avoir dans tout combat.

Je me hâtai de lui donner raison, déclarant que je m’opposais absolument à un combat de ce genre. Et je proposai pour le lendemain, un duel à l’épée ; Effisio avait ces armes chez lui. Mais mon pauvre et opiniâtre ami s’obstina à vouloir le combat sur l’heure, déclarant qu’ils se battraient avec leurs dagues tout aussi bien qu’avec des épées. De Murgia accepta ; j’en fus désespéré. Cet homme, qui n’avait donné sa vie qu’aux exercices du corps, et qui menait, j’en étais persuadé, la vie d’un condottiere nocturne, plus grand qu’Effisio, plus exercé, endiablé d’âme et de muscles, devait avoir l’avantage dans une lutte, en quelque sorte corps à corps, contre un homme de mœurs et d’habitudes plus douces, plus lettré que guerrier, et pardessus tout loyal. Mais il me fallut céder, la mort dans l’âme, sous l’impérieuse volonté de mon ami. Un détail pourtant aurait dû empêcher le combat : la dague de Murgia était de cinq centimètres environ plus longue que celle d’Effisio. Malheureusement, ni Floris ni moi n’en avions une autre, et l’impatience d’Efisio ne consentit point de délai. On eût dit qu’en finir avec la vie lui semblait une solution aussi enviable que toute autre.

Preddu Floris regardait, écoutait, souriait parfois d’un mauvais rire, et là se bornait son rôle. Il m’aida seulement à écarter les pierres qui parsemaient le champ de bataille, à l’exception d’une que nous ne pûmes soulever, mais qui se trouvait un peu à l’écart. Le combat commença.

Je vis dès les premières passes que Pietro de Murgia ne connaissait pas l’escrime ; il parait mal, mais attaquait d’une façon d’autant plus redoutable qu’il était difficile de prévoir ses coups. Pendant longtemps, la chance fut égale ; et je voyais le Sarde témoin de ce combat, tout nouveau pour lui, regarder d’un air émerveillé, l’éclair des lames et ces coups de mort, sans cesse écartés et suspendus. Mais bientôt l’avantage de Murgia se fit sentir. Sa haute taille et sa longue lame serrèrent et menacèrent de plus près son adversaire. Effisio dut plusieurs fois s’effacer et rompre. Toutefois, un de ses coups porta juste ; la manche de velours bleu de Murgia fut entamée et le sang rougit la chemise. Je voulus faire cesser le combat.

— Ce n’est rien ! cria de Murgia.

En même temps, attaquant de côté, d’un mouvement terrible, il força Effisio à reculer, en changeant de direction. Dans ce mouvement, il rencontra sous ses talons la pierre que nous avions dù renoncer à écarter, à cause de sa masse, et il chancela. De Murgia en profita pour donner un coup de revers, qui ne parvint pas à faire sauter la dague des mains d’Effisio, mais détermina sa chute en arrière. Prompt comme un fauve, Pietro de Murgia fut sur la poitrine de mon malheureux ami et lui mit sa dague à la gorge.

— Arrêtez ! m’écriai-je en courant. C’est un assassinat !

— C’est une victoire ! me répondit Pietro de Murgia, en se relevant, l’œil éclatant, la bouche tordue par un rictus triomphant et sauvage.

— C’est un accident ! cria Effisio, se relevant à son tour. En pareil cas, on a le courage de tuer son adversaire, ou l’on recommence.

— Jamais ! m’écriai-je. Vous êtes blessés tous deux, je ne le permettrai pas.

Sous la pointe de la dague de Murgia, un peu de sang avait jailli ; mais ce n’était qu’une égratignure. Effisio m’en convainquit, et voulut reprendre le combat malgré mon opposition. Preddu, volontiers, y aurait consenti ; ce jeu l’amusait. Mais Pietro s’y refusa formellement.

— Don Effisio, je connais mal, je l’avoue, les usages du duel ; mais nous sommes Sardes tous deux, et vous me comprendrez, quand je vous dirai que vous me devez la vie. J’ai pu vous enfoncer ma dague dans la gorge, et je ne l’ai pas fait.

— Pensez-vous me faire croire à votre générosité, répliqua Effisio, plein de colère. Vous avez agi par un motif personnel ! lequel ? peu m’importe ; mais j’en suis sûr !

Pietro sourit :

— Peut-être ! Mais moi aussi je vous connais, et je sais que maintenant, quand même il vous prendrait envie de m’envoyer une balle, ce qui vous serait plus facile que de l’envoyer à Nieddu, vous ne le feriez pas. Et puis, vous avez raison : Grazia ne me l’eût jamais pardonné, tandis que, son époux vengé, elle sera ma femme et deviendra pour moi, comme elle l’a été pour Antioco, une épouse bonne et fidèle. Addio, signori !

Il rajusta son bonnet, tombé dans la lutte, et partit, en nous jetant un sourire sarcastique, auquel son compagnon crut devoir joindre une grimace d’adieu.


XIX

Il restait un espoir, celui de détruire moralement le Murgia. Et c’était l’ouvre que je caressais et roulais dans mon esprit depuis plusieurs jours ; sans me dissimuler que mon envie sur ce point dépassait de beaucoup mon pouvoir. J’étais convaincu, pour moi, que Pietro de Murgia était un brigand nocturne, un grassatore ; de nombreux indices étaient venus successivement, sans contradiction aucune, me confirmer le fait ; j’avais reconnu dans le chef des assaillants du presbytère la taille, la tournure, la voix de Pietro. Malheureusement, je n’avais pas vu ses traits, cachés par le masque, et l’on pouvait douter de la netteté de mes affirmations. Peut-être en aurais-je douté moi-même s’il se fût agi d’un être indifférent. Mais ici la passion m’emportait, et j’avais par moments l’envie de tout risquer, d’aller hautement, ouvertement, dénoncer à la justice Pietro de Murgia, comme ayant été l’un des assaillants de la diligence, à Silanus, l’année précédente, et le chef de l’attaque du presbytère de X. À cela, je risquais la vie, je le savais ; et pourtant je l’eusse fait de bon cœur, si j’avais pu croire au succès de cette démarche.

Mais où étaient mes preuves ? J’avais vu de Murgia rentrer avant l’aube, après l’attaque de la diligence, en prenant toutes précautions pour n’être ni vu ni entendu. Il pouvait, d’ailleurs, comme il avait voulu me le faire croire, revenir d’un rendez-vous. J’avais reconnu à X… sa taille et sa voix. Mais ce sont là des appréciations fugitives, arbitraires, qui peuvent tromper. Et enfin, J’étais seul pour affirmer cela. En tout autre pays, le grelot une fois attaché, tout suit, et les témoignages arrivent à la file. En Sardaigne, je serais resté seul. Ils ne manquaient pas, ceux qui avaient de Murgia la même opinion que moi ; mais aucun n’ouvrirait la bouche, à moins que ce ne fût pour protester en faveur de sa loyauté. Je resterais seul dans le rôle odieux et ridicule d’accusateur sans preuves ; toutes celles que j’avais se bornant à ce petit cordon bleu, qui n’en pouvait être une qu’appuyée de beaucoup d’autres.

Et pourtant, combien de fois un indice aussi léger a-t-il conduit à la découverte d’une vérité cachée ? Je ne voulais pas désespérer ; je voulais, avec amour et colère, le salut de mes amis, et ne cessais d’y rêver. Après tout, ce n’était pas tant la justice qu’il nous importait d’éclairer que l’esprit d’Antonio de Ribas, et celui-ci pouvait se contenter de preuves morales. Toutefois, la difficulté n’était pas moindre. Si la magistrature exige — il n’y avait rien de politique dans cette affaire-là — des preuves matérielles, en revanche elle a les oreilles largement ouvertes à tout soupçon. L’esprit de don Antonio, au contraire, s’y fermait obstinément, et l’éclairer devait être un rude travail.

Mais le doute est l’ennemi de toute action. Je ne voulais pas douter ; je m’acharnais à garder l’espérance, et je me mis à l’œuvre, avec l’entêtement d’un homme qui, à défaut d’autres agents, compte sur le hasard.

Plusieurs fois, j’avais vu de Murgia entrer et sortir de la boutique d’un petit marchand mercier, qui était proche de la maison d’Effisio, et où nous allions nous-mêmes prendre nos cigares et nos allumettes. J’y allai demander un cordon de caoutchouc. Il n’y avait là que la femme, et j’en fus contrarié ; car elle était d’humeur peu ouverte, au contraire du mari, homme empressé, poli, tout rond, comme on dit, un peu vif et susceptible peut-être — je m’en étais aperçu un jour que j’avais osé mettre en doute la bonne qualité de sa marchandise — mais aimant à causer et ne se faisant faute de répondre aux questions qu’on lui adressait. Déjà plusieurs fois, j’étais entré dans la boutique sans le. voir. Aussi me crus-je en droit de demander s’il était malade. — Bons dieux !… J’aurais demandé s’il avait été pendu que ma question n’aurait pas été plus mal reçue !

— Malade ! répondit-elle aigrement. Et pourquoi serait-il malade ? Vous avez besoin de lui ?

— Je désirais seulement, répondis-je, avoir de ses nouvelles, ne l’ayant pas vu depuis longtemps.

— Monsieur est trop bon, reprit-elle du fon dont elle aurait pu dire : — Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

Elle ajouta sèchement :

— Il est en voyage. Ceci vous convient-il ?

Cette dernière phrase avait pour objet les cordons de caoutchouc, auxquels la marchande me ramenait impérieusement.

— J’en voudrais de semblables, dis-je ; mais pas de cette couleur. N’en avez-vous point de bleus ?

Car c’étaient des noirs, couleur habituelle, qu’elle me présentait. Sans répondre, elle alla chercher un autre paquet et me montra des cordons de caoutchouc bleus, en petit nombre, absolument pareils à celui que j’avais ramassé devant le presbytère, le matin, après l’agression.

— Ah ! fort bien ! Vous n’en vendez pas beaucoup de ceux-là ?

— Je n’en ai vendu qu’un, répondit-elle.

— Vraiment ! Et à qui donc ?

Mais elle parut étonnée de ma question, et me regarda de travers.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? me dit-elle carrément.

— C’est pour le donner que j’achète celui-ci, et dans le cas où ce serait la même personne…

— Oh ! ce n’est pas probable, répliqua-t-elle, de son air le plus rébarbatif en repliant le paquet.

Il eût été inutile, et peut-être imprudent, d’insister. Je sortis, fort contrarié. Pourtant j’avais saisi quelque chose ; une seule personne avait acheté l’un de ces cordons ! Restait à faire déclarer le nom de la personne, chose possible, soit pour le juge d’instruction, soit même pour don Antonio. Et il me semblait plus que probable que ce nom devait être celui de Pietro de Murgia. Le mari me l’eût dit sans doute, s’il eût été là ! Quel ennui pourquoi n’y était-il pas ? Et pourquoi cette diable de femme était-elle si raide et si revêche ?

Comme je rentrai de suite à la maison, ma figure contrariée frappa Angela, que je rencontrai dans la pièce d’entrée. Elle me demanda ce que j’avais, et je lui fis en riant le procès des mercières de son pays.

— Ah ! me dit-elle, vous venez de chez la Cao ? Oui, c’est une femme de mauvais caractère ; mais en ce moment plus que jamais ; parce que, voyez-vous, son mari, elle dit qu’il est en voyage, mais personne ne sait où il est. Et peut-être ne le sait-elle pas elle-même ?

— Comment ! Il aurait été assassiné ?

Angela secoua la tête mystérieusement.

— Quoi donc alors ?

— On ne sait pas, signor ; mais on trouve étrange qu’il soit parti comme ça, tout d’un coup, sans rien dire à personne, et que depuis un mois, il ne soit pas revenu.

— Depuis un mois !…

— Oui ; c’était avant le procès Nieddu. Rosa me disait hier que c’était depuis le 3 juin. La Cao tout d’abord a dit qu’il était allé à Cagliari faire des emplettes, et main- tenant elle parle d’un petit héritage em- brouillé. Mais elle n’est pas assez fine pour tromper les gens, et l’on dit que s’il y a de l’héritage, ce n’est pas d’un parent qu’il est venu. Hum 1 !…

— Comment ! que voulez-vous dire ?

Angela ne voulait plus dire ; elle semblait même trouver qu’elle avait trop dit et s’embrouilla dans des explications sans queue ni tête, où je ne pus discerner qu’une chose, c’est qu’il y avait un dessous de cartes, et qu’il ne me serait point montré. Je questionnai Effisio. Plongé dans ses cruelles préoccupations, il ne voyait, n’entendait, ne savait rien.

Ce jour-là, le temps s’était rafraichi ; un orage, le matin, avait inondé la terre, et des nuages légers couraient encore dans le ciel, atténuant l’âpre ardeur du soleil. Inquiet de l’extrême tension nerveuse où je voyais mon ami, je l’entraînai dans une promenade à pied sur la route de Macomer. Les chemins étaient déjà séchés ; l’eau avait roulé de la montagne dans les ravins, traversant le plateau sans l’imbiber, dépourvu comme il l’était d’arbres, et même de gazon ; et l’on ne voyait les traces de son passage qu’aux trous qu’elle avait creusés, aux terres qu’elle avait emportées, dénudant chaque fois davantage le sol.

Nous descendîmes la côte sur la vallée, comme nous l’avions descendue l’avant-veille, jour du combat ; nous passâmes devant l’endroit où il avait eu lieu et nous poursuivîmes encore. Un instinct, qui n’allait pas jusqu’à se formuler en une intention précise, me poussait vers ce Nur-Hag, situé à mi-côte de la montagne, à deux milles environ de Nuoro, d’où Cabizudu avait vu descendre Pietro de Murgia et Preddu Floris. J’étais comme une personne qui furette machinalement en des coins impossibles, après avoir vainement cherché dans les endroits où l’on pouvait, avec raison, supposer l’objet.

D’ailleurs, mon compagnon ne me gênait en rien. Il me suivait docilement, plongé dans sa morne douleur, ne sachant peut-être où il était, et j’avais peine à lui arracher quelques paroles. Sous les coups répétés du sort contraire, toute son expansion des premiers temps avait disparu, et son silence me paraissait plus inquiétant encore. Nous traversâmes la vallée et montâmes le sentier qui conduit au Nur-Hag. Arrivés au pied, nous trouvâmes, placée comme toujours au sud-est, l’entrée de la chambre inférieure ; mais elle était obstruée de ronces et de grosses pierres, et il eût fallu pour la déblayer un véritable travail, auquel je ne songeai point, ayant visité assez d’autres de ces monuments. Nous montâmes à la chambre supérieure, à demi-éventrée, et de là, sur la plate-forme, d’où l’on découvrait en bas toute la vallée, et les prés au bord du ruisseau. Ce Nur-Hag était situé à mi-côte d’un mont stérile, où quelques vieux chênes-lièges, éventrés et démembrés, levaient au ciel des branches misérables et gémissantes, et où le lentisque même était rare. Effisio s’assit et je l’imitai. Las de chercher des sujets de conversation, qu’il laissait tomber aussitôt, je gardai moi-même le silence, et nous restâmes longtemps ainsi, côte à côte, sans échanger une parole, les yeux fixés sur le paysage, mais absorbés chacun dans nos pensées.

La mienne revenait obstinément à ce problème : convaincre don Antonio que son futur gendre était un bandit. Tous les faits, les uns après les autres, défilèrent de nouveau dans ma tête. Je refis le colloque du matin avec la mercière, puis avec Angela, et tout à coup cette date du 3 juin, que j’avais à peine remarquée, saillit dans mon esprit… Le 3 juin !… Mais c’était dans la nuit du 2 au 3 juin qu’avait eu lieu l’attaque du presbytère de X !… Étrange coïncidence !… Et alors le cadavre défiguré, trouvé au matin, vint se placer sous mes yeux… Allons donc 1… Ce brave mercier, ce bon vivant !… Je devenais fou ! C’était absurde ! Voilà les déviations que produit une idée fixe.

Je l’écartais ; elle s’obstinait à revenir. Et toujours ces deux choses se plaçaient en face l’une de l’autre dans mon esprit : la date du 3 juin et la disparition mystérieuse du commerçant. Impatienté, je me haussai les épaules à moi-même. En admettant le soupçon anormal, dont je ne sais quelle partie dévoyée de mon intellect frappait ce digne boutiquier, ce bourgeois paisible, s’il était mort, 33 femme ne pouvait apparemment espérer de faire admettre qu’il fut toujours en voyage ! Et je me pris en pitié, me disant que ce n’était pas ma pauvre imagination qui pouvait tenter de débrouiller une intrigue et d’aboutir à une découverte. Elle était trop bête pour cela ! J’en étais là, quand un son étrange frappa mon oreille : c’était un gémissement, qui semblait partir d’en bas, derrière nous. En même temps que moi, Effisio avait tressailli ; car nous nous croyions les souls ôtres humains dans cette solitude, et c’était bien à ce qu’il semblait, d’une poitrine humaine qu’était parti ce gémissement. Nous nous levâmes et descendîmes dans la chambre du Nur-Hag. Il n’y avait personne. Nous voulûmes explorer le corridor tournant, qui descend de la chambre supérieure à la chambre demi-souterraine ; mais il était fermé, à peu de distance, par un éboulement. Nous redescendîmes par la brèche et regardâmes à l’entour. On n’apercevait, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ni berger ni troupeau, ni aucune trace d’êtres vivants, à l’exception de deux chevaux qui paissaient en bas, dans une prairie au bord du ruisseau. Les touffes de lentisque étaient trop maigres pour qu’un enfant même pût s’y cacher. Et pourtant, nous avions tous deux entendu et reconnu l’accent de la voix humaine. Remontés dans la chambre du Nur-Hag, Je m’agenouillai près de l’ouverture carrée, placée au sommet de la voûte, qui, dans la plupart de ces monuments primitifs, met en communication les deux chambres, et qui restait à découvert ; j’y plongeai les yeux, en m’aidant d’une allumette, mais je ne vis rien : la clarté de ma bougie, était, il est vrai, fort insuffisante. Effisio se moqua de moi.

— Qui veux-tu qui puisse être là dedans, puisque l’entrée est bouchée ?

— Qui sait ?

— Allons donc ! S’il pouvait y avoir quelqu’un, je ne t’y laisserais pas regarder ; car ce ne seraient que des banditi, et alors… tu paierais cher ta curiosité.

Nous remontâmes sur la plate-forme pour jeter encore un coup d’œil aux environs… et ce que nous vîmes écarta complétement de notre pensée la préoccupation du gémisse- ment entendu, — lequel, nous commencions à le croire, pouvait bien n’être qu’un effet de vent dans le tronc brisé d’un vieux chêne-liége tout proche. — Nous venions d’apercevoir, à quelques mètres au-dessous, Grazia et Effisedda, que les ondulations de terrain auparavant nous avaient cachées. Elles montaient. L’enfant, vive et sautillante, marchait en zig-zags autour de sa sœur ; Grazia, la tête penchée de côté, comme une personne lasse et pensive, suivait lentement le sentier.

— Elles ne nous voient pas, dis-je à Effisio, retire-toi un peu ! Je vais les chercher. Il descendit dans la chambre du Nur-Hag, et moi j’allai au-devant des promeneuses, qui poussèrent chacune un cri en m’apercevant. Grazia, quand sa main toucha la mienne, était encore tout émue de la surprise.

— Venez là-haut, leur dis-je, vous aurez une belle vue.

— Oui, s’écria la petite. C’est moi qui ai dit à Grazia : Allons là-haut pendant que nos chevaux mangent. Cela m’amusera tant !

Elle fit une pause ; et tout à coup, se retournant vers moi, car elle marchait un peu en avant :

— C’est mon cœur, sans doute, qui t’a deviné, me dit-elle avec expression. Grazia se taisait ; mais je voyais bien la pensée qui l’occupait et qui, plus que la montée, lui coupait la respiration et empourprait ses joues, si pâles tout à l’heure.

— Vous êtes fatiguée ? dis-je en lui offrant le bras, comme à une Française.

Elle le prit sans hésiter, et, ainsi rapprochée de moi, murmura :

— Est-il là ?

— Qui.

— Ah !…

Un rayonnement d’amour tout aussitôt l’embellit ; elle ajouta, un instant après, un peu confuse :

— Je n’ai pas le courage de refuser de le voir encore !

— Vous ne devriez songer qu’à le voir toujours.

— Que chuchotez-vous là ? dit Effisedda en venant à côté de nous, un peu jalouse.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 13 JUIN 1878.

(36)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIX. — (Suite.)

Effisedda se mit à babiller. J’appris qu’elles étaient venues dans le pré d’en bas, où paissaient leurs deux chevaux et qui appartenait à leur père pour faire de l’herbe. » Elles en avaient rempli les deux bertole, et, lasses, voulant encore laisser paitre les chevaux, elles avaient eu l’idée, pour passer le temps, de monter au Nur-Hag.

— Quelle bonne idée ! répétait Effisedda en sautant de joie.

Elle poussa un nouveau petit cri de surprise en voyant Effisio dans la chambre du Nur-Hag. Sur la partie éboulée, qui recevait l’air et le soleil, un peu de gazon avait crû. J’y fis asseoir Grazia, de plus en plus essoufflée ; et, après deux minutes de conversation générale, j’emmenai Effisedda sur la plate-forme, laissant les deux amants seuls.

— Ta sœur, dis-je à la petite, n’a plus la force de se mouvoir. Toi, qui es vaillante, viens admirer la belle vue qu’on a de là-haut !

Elle n’avait pas besoin de raisons, la pauvre enfant, et je lui vis une joie de ce tête à tête qui me causa un remords. Elle me précéda en courant sur la plate-forme et m’obligea par ses imprudences de la gronder, de la retenir par la main, de m’occuper d’elle enfin plus intimement que je n’eusse voulu.

— Comme cela est beau de regarder de si haut ! me disait-elle en jetant dans mes yeux ses beaux grands yeux, pleins de l’enchantement qu’elle éprouvait, et d’une autre flamme encore ; je voudrais rester là jusqu’à ce soir !

— Est-ce la première fois que tu y viens ? demandai-je, un peu embarrassé, pour dire quelque chose.

— Oui. Tu sais bien que nous ne sortons jamais pour nous promener, comme vous autres, mais pour faire quelque chose, comme aujourd’hui rapporter de l’herbe. Et moi, j’aimerais tant à me promener, ainsi que toi, pour la nature et la poésie ! Oh ! que je suis heureuse d’avoir voulu grimper à ce Nur-Hag et d’avoir décidé ma sœur ! Quelque chose m’a parlé dans le cœur, va !

— Ou plutôt, lui dis-je, voulant éclaircir un soupçon, tu nous as reconnus, Effisio et moi, du pré où vous étiez, quand nous montions la colline.

Elle devint rouge, comme un coquelicot.

— Non ! non !

— Si, dis-je avec instance, en la regardant de près ; ne mens pas, Effisedda !

Tu ne l’as pas dit à ta sœur ; mais c’est pour cela que tu es venue. Et pourquoi le cacher ? Je t’en sais gré.

La petite fille, ou plutôt la jeune fille, — elle avait près de quinze ans, de plus en plus rouge et confuse, baissa la tête, voulut nier encore, et tout à coup se jeta dans mes bras en pleurant :

— Méchant ! Méchant ! disait-elle.

Je fis cesser la dangereuse étreinte’, en l’embrassant au front, et la faisant asseoir près de moi, sur le gazon brûlé qui garnissait la plate-forme.

— Ne pleure pas, je ne puis t’en vouloir. Seulement, il ne fallait pas dire…

Effisedda jeta de nouveau la tête sur mon épaule :

— C’est bien vrai que cela te fait plaisir que je sois venue ici ?

Tout ceci n’était point provocation, mais entrainement naturel, mêlé de chaste ignorance. Toutes ces familiarités étaient de l’enfance encore ; seulement, il y avait aussi de la puberté, un naissant amour. C’était bien l’enfant qui agissait ; mais poussée par la jeune fille, inconsciente encore du danger et toute à l’aspiration de sa destinée. Mon devoir était de ne point abuser de ces libertés, sans froisser pour cela son innocence par un avertissement brutal. Changeant brusquement le sujet de la conversation, je la portai sur la poésie, dont elle-même venait de parler.

— Tu aimes donc la poésie, petite Effisedda ?

— Oh ! passionnément, me dit-elle.

— Et que lis-tu en fait de poètes ?

— Le Dante.

En effet, le Dante est la Bible des Italiens. Il ne faudrait pas croire cependant que toutes les paysannes lisent le Dante, en Italie. Peut-être les misérables travailleurs de la Lombardie, de la Vénétie, du Piémont et même ceux de la Toscane, n’en connaissent-ils que le nom, grâce au nombre incalculable de places, de rues, de cafés, mis sous l’invocation du Gibelin, même dans les plus pauvres bourgades ; mais les populations du midi, en Sardaigne surtout, doivent à leur oisiveté relative, à leur naturel aussi, quelques con- naissances littéraires. Le dialecte sarde a des volumes de poésies et de chansons.

Effisedda, bien qu’elle fût de famille noble, n’avait point reçu une éducation supérieure à celle des autres filles du village. Cependant, elle avait lu, et relu, le Dante, le Tasse, Pétrarque, les Fiancés de Manzoni, et elle me fit dans cette conversation les réponses textuelles que je vais reproduire. Comme je m’étonnais qu’elle aimât le Dante, ce poëte sombre et cruel, qui a voué ses ennemis à d’affreux supplices, elle me répondit :

— C’est vrai ; mais il a placé dans le ciel sa Béatrix.

Et elle ajouta :

— Oui, c’est le plus terrible des poëtes ! Mais n’en est-ce pas le plus doux quand il peint les amants de Rimini ?

En disant cela, sa jolie tête se penchait languissamment, et ses beaux yeux jetaient dans l’espace un regard vague. Je la regardais : avec son costume pittoresque, sa basquine rouge, sa chemisette plissée autour d’une gorge naissante, le fichu qui formait sa coiffure, et dont elle relevait sans cesse avec grâce les bouts tombants ; et ses pieds nus, lavés avec soin, et encore humides de rosée, et je me disais que celle petite paysanne du pays le plus arriéré de l’Europe, ferait en un clin-d’œil une femme du monde charmante… quand nous entendîmes une intonation étrange, suivie d’un cri terrible, poussé par Grazia. Aussitôt, nous fûmes sur nos pieds, Effisedda et moi, et nous courûmes vers nos amis. Grazia, debout sur le sentier de la plate-forme, était dans un état excessif de trouble et de terreur, tremblante, suffoquée, livide, et les yeux presqu’égarés. Effisio, fort troublé lui-même, quoique d’une façon différente, l’entourait de ses bras, en lui adressant des paroles rassurantes et fout en promenant des regards irrités autour de lui.

— Qu’y a-t-il ? cria Effisedda en se jetant sur sa sœur.

— Qu’est-il arrivé ? demandai-je.

— Il y a ici quelque infâme embûche ! me répondit Effisio. Nous… causions… quand une voix à, la fois menaçante et lamentable, a crié :

— Grazia ! Grazia ! Malheur à toi si tu trahis ton devoir !

— Et d’où partait cette voix ?

— De la terre ! murmura Grazia, dont les dents se choquaient. C’est lui !… Ce ne peut être que lui.

Ses jambes fléchissaient. Nous la fîmes asseoir sur une pierre, et sa jeune sœur, en l’embrassant, s’efforçait de la calmer.

— Il y a quelqu’un là-dessous, me dit Effisio, en me montrant l’ouverture carrée, du diamètre de trente centimètres environ, qui donnait dans la chambre souterraine.

— Ma chère amie, dis-je à Grazia, comment pouvez-vous accueillir de pareilles terreurs ? Je ne vous reconnais plus ! Il s’est trouvé, ici, là-dessous, un mauvais plaisant, voilà tout. C’est très-fâcheux ! Mais vous allez voir qu’il n’est pas mort du tout, et que nous allons lui apprendre à vivre.

— Grazia, dit Effisio, ne crains rien ! Reste ici avec ta sœur, et permets-moi d’aller punir ce misérable et défendre notre secret. Il ne peut s’échapper, je pense ? dit-il en s’adressant à moi. Cependant, il est bon d’aller à l’entrée.

Grazia se tut, mais son regard, en nous voyant partir, marquait un nouvel effroi.

— Votre sœur est vaillante, lui dis-je ; au besoin, elle vous défendrait. Tiens, mon enfant, ajoutai je en tirant de ma poche et en remettant à Effisedda un revolver à dix coups, que j’avais apporté de Rome, pour les besoins de ce beau pays ; mets-toi près de cette ouverture et si-ce qui est pourtant improbable — tu vois passer par là un bras, une tête, n’importe quoi, tire sans trembler,

— Sois tranquille ! me répondit-elle, toute heureuse de ma confiance, et la flamme de l’héroïsme dans les yeux.

— Maintenant, Grazia, n’ayez plus peur !

— Oh ! me répondit-elle, je suis bien faible, en effet ! Mais c’est que je ne suis plus en paix avec ma conscience et je souffre tant !…

Effisio était déjà descendu ; je le suivis. Il avait l’inséparable fusil qu’il emportait dans ses courses ; j’en étais réduit à un long couteau de poche, bien affilé, qui pouvait servir de poignard. Nous nous consultâmes. L’entrée avait été récemment bouchée, cela se voyait ; et s’il fallait un travail rude et assez long pour écarter les grosses pierres qui l’obstruaient, cela n’était pas impossible à deux hommes, ayant été fait demain d’homme également. Nous nous mimes à l’œuvre ; Après quelques minutes d’efforts répétés, une des pierres fut écartée, puis une autre, et dès lors nous eussions pu nous glisser dans l’intérieur. Mais entrer ainsi courbés, sans défense possible, sans y voir, dans ce passage étroit et obscur, c’était nous livrer aux coups de notre adversaire, à supposer qu’il n’y en eût qu’un seul. Es qui nous assurait que nous n’avions pas affaire à un repaire de brigands ? Cependant, cette entrée ainsi fermée, dont le déblaiement dépassait les forces d’un seul homme, à moins que le souterrain n’eût une autre issue, eût plutôt fait supposer une réclusion forcée, quelque séquestration criminelle. Que faire ? Un pas en avant pouvait être la mort de l’un de nous. Et cependant nous ne pouvions laisser l’honneur de Grazia à la merci de l’indiscret, ou des indiscrets, qui avaient surpris l’entretien des deux amants.

C’était au moment, me dit Effisio, où il suppliait Grazia de le suivre à l’étranger, en abandonnant ses vains scrupules, et quand, ébranlée par son désespoir, elle semblait sur le point de lui céder, c’était alors que la voix s’était élevée par l’ouverture de la chambre inférieure. Bien qu’une telle surprise, au premier instant, lui eût bouleversé les nerfs, et, malgré la frayeur insensée de Grazia, Effisio avait bien saisi les intonations, à des sein grossies et sépulcrales, de cette voix ; cela lui donnait à penser qu’il s’agissait d’une mauvaise plaisanterie. Aucun rire, Aucun autre son n’avait suivi ; d’où il croyait encore pouvoir induire que nous n’avions affaire qu’à une seule personne ; mais cette personne était du pays ; elle s’était exprimée en sarde ; or, un Sarde n’est jamais sans son fusil ; donc, entrer dans le couloir, c’était la mort de l’un de nous deux au moins, de tous deux peut-être. Et ce n’était nullement atteindre notre but, qui était de saisir le coupable et de l’obliger par la terreur à garder notre secret.

Après un conseil tenu à voix basse, nous nous entendîmes. Je gardai l’entrée du souterrain. Effisio alla ramasser aux environs une brassée de bois et d’herbes sèches, avec lesquelles il boucha l’entrée. Nous y mimes le feu, puis je montai à la chambre supérieure, où Effisedda, assise près de l’ouverture, tenait toujours braqué son revolver, tandis que Grazia, après avoir versé des larmes abondantes, commençait à se remettre. Je roulai une pierre au-dessus de l’ouverture, et, abrité derrière ce retranchement, de crainte d’un coup de feu en pleine figure, je dis à l’hôte, ou aux hôtes du souterrain :

— Si vous ne voulez pas être enfumés comme des loups, rendez vos armes et sortez !

Pour toute réponse, j’entendis un coup sec. C’était un fusil qui ratait.

— Bon ! me dis-je, l’humidité du souterrain ! Ils ne sont pas bien à craindre.

J’attendis encore, et n’entendant plus que de sourds jurons, proférés par une même voix, je compris enfin qu’il n’y avait là qu’un seul homme, presque désarmé, et j’eus honte de tant de précautions. Étant retourné vers Effisio, nous éteignîmes le feu, et nous entrâmes, au moment où l’homme, de son côté, criait :

— Je me rends ! Diavolo ! vous m’étouffez !

À la lueur d’un bouquet d’allumettes, nous pénétrâmes dans la chambre inférieure du Nur-Hag, éclairée au centre par l’ouverture d’en haut, et nous vîmes un homme as sis sur un lit de paille, et qui avait près de lui, comme un prisonnier dans son cachot, une cruche d’eau, et, sur une pierre, du pain et des comestibles, quelques ustensiles. Son fusil reposait à côté de lui sur la paille ; il ne songeait plus à s’en servir et sa figure, plus maussade que farouche… Sa figure !… Mais c’était… c’était Cao ! Le mercier disparu’! notre voisin ! celui que sa femme disait être à Cagliari !…

S’était-il condamné à la pénitence ?… Était-il victime d’une séquestration… Ou bien…

— Quoi ! c’est vous, Cao ? dit Effisio plein de surprise. Et que faites-vous là ?

— Je me suis cassé la jambe en sautant du balcon d’une… dame. Vous comprenez ? Et, pour que ma femme n’en sache rien, je lui fais croire que je suis en voyage. Voilà !… Millioni di diavoli ! pourquoi êtes-vous venus me déranger ?

— Il me semble, Cao, dit Effisio d’un ton sévère, que c’est vous qui êtes venu vous mêler de mes affaires, de la façon la plus inconvenante, et en causant une frayeur dangereuse à la personne qui m’accompagnait. C’est à moi de vous demander raison de votre conduite, et je trouve étrange…

— Vous, don Effisio, vous osez me faire des reproches, quand vous travaillez à déshonorer une famille honnête ! Grazia est ma cousine par sa mère, et je ne souffrirai jamais que vous lui fassiez oublier l’honneur ! J’ai voulu lui inspirer de la terreur, afin de la rappeler à ses devoirs. C’est vrai que j’ai fait une sottise ; je m’imaginais tout bonnement que vous alliez croire à une voix de l’autre monde et vous sauver sans en demander davantage. Pourtant, j’ai bien imité la voix d’Antioco… Mais, après tout, je ne suis pas inquiet à cause de vous. Vous êtes un bon Sarde. Seulement, il faut me garantir le silence de votre ami.

Il parlait d’un air d’autorité, qui eût mérité cinquante soufflets. Ce n’était plus le petit marchand, poli, bavard, aimable, qui, bon gré, mal gré, vous faisait acheter les détestables denrées de sa boutique ; mais une sorte de bandit aux regards haineux et louches, qui semblait partagé entre deux sentiments : la ruse et la colère. Il faut dire aussi que son long séjour dans cette sorte de cachot et les souffrances de sa blessure l’avaient fort amaigri et défiguré. Indécis, inquiet, Effisio se taisait, cherchant le dessous des mensonges que nous débitait Cao. Pour moi, j’avais trouvé. Aux dernières paroles du mercier, je m’approchai, car j’étais resté jusque-là dans l’ombre, inspectant du regard le lieu et les objets.

— Signor Cao, lui dis-je, pour un homme marié qui saute par les balcons, vous êtes, il me semble, bien sévère. Mon ami est libre, Grazia l’est aussi…

— Elle ne l’est pas ! reprit le mercier d’un ton solennel, puisque son père s’oppose à ce mariage, et puisqu’elle a son époux à venger. Vous ne comprenez rien à çà, vous, le Français. Aussi mon devoir est-il d’avertir don Antonio que vous voulez enlever sa fille, et je le ferai, si don Effisio ne me donne pas sa parole d’honneur qu’il ne parlera plus à Grazia.

— Allons donc ! dit Effisio, en haussant les épaules ; secret pour secret ; nous avons chacun le nôtre.

— Oui ; mais le mien, après tout, je m’en moque. Si ma femme n’est pas contente, il y a des bâtons chez moi ; tandis qu’avec don Antonio, la chose ne s’arrangera pas si aisément, ni pour Grazia ni pour vous.

— Cao, dit Effisio, vous n’imaginez pas que je sois assez simple pour croire à vos contes. Il y a autre chose et, si vous parlez, je parlerai.

— Il y a tout bonnement, dis-je, un procès en grassazione…

Cao tressaillit et me lança un regard mortel. Je poursuivis :

— Il signor Cao n’a pas été vu à Nuoro depuis le 3 juin. Or, dans la nuit du 2 au 3 juin, le presbytère de X… a été attaqué par une bande de grassatori ; le curé s’est défendu ; il y a eu un mort et des blessés ; un entre autres, m’a-t-on dit, s’est retiré en boîtant, ayant essuyé un coup de feu, tandis qu’il essayait d’ébranler la porte. La bande a dû se retirer. Avant de partir, elle a défiguré son mort, pour qu’il ne mit pas sur la trace de ses complices, et la justice n’a encore à cet égard rien découvert de précis, Mais quand elle saura que le signor Cao, ne pouvant, ou n’osant se faire guérir chez lui, de peur que l’autorité fit visiter sa blessure, et ne vit qu’elle était le résultat d’un coup de feu, a été caché dans ce Nur-Hag par ses complices, qui viennent-deux au moins que je pourrais nommer-le visiter et l’approvisionner de temps en temps… alors la justice aura une belle proie ! et pourra fecilement remonter à d’autres détails et trouver d’autres coupables.

— Ne serait-ce que par le moyen de cet objet, poursuivis-je en me saisissant d’une boîte d’allumettes en bois sculpté, que je reconnaissais parfaitement, pour l’avoir vue entre les mains de Pietro de Murgia.

Cao était devenu livide.

— Quand tout cela serait vrai, dit-il, vous ne pouvez pas me dénoncer ; vous êtes de trop braves gens… et puis nous sommes voisins… amis…

— Nous ne vous dénoncerons pas, dit Effisio, mais à condition que vous garderez le même silence à l’égard de la conversation que vous avez entendue, et que jamais une parole qui ne soit pas absolument respectueuse ne vous échappera coatre Grazia de Ribas ; car alors, compère Cao, fat-ce dans dix ans !…

— C’est convenu ! se hâta de dire Cao, secret pour secret. Vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous. Et maintenant, rebouchez soigneusement l’entrée et allez-vous-en ! car votre présence ici pourrait attirer quelqu’un. On ne parlerait pas par méchanceté, mais la langue est toujours dangereuse, et…

— Un moment ! dis-je, pour moi, je n’ai pas donné ma parole.

Cao me regarda avec un mélange de crainte et de fureur.

— Moi, je suis un Français, comme l’a remarqué tout à l’heure il signor Cao, et je n’ai pas du tout les scrupules d’un Sarde à l’égard de la justice. En France, nous dénonçons les brigands sans aucun remords, ou plutôt nous croyons que c’est notre devoir à l’égard de leurs victimes. D’ailleurs, moi, je n’ai pas de secret, et je ne suis nullement l’ami du signor Cao, qui tout à l’heure m’a tiré un coup de fusil…

— Moi ? Non !

— S’il a raté, ce n’est pas votre faute ; je l’ai fort bien entendu. Aussi ne me tairai-je qu’à une condition.

— Dites-la, grogna Cao.

— C’est que je pourrai amener, ici demain, don Antonio de Ribas vous faire une petite visite. Vous n’avez point à vous défier de lui, et cela vous fera plaisir. Naturellement, vous ne lui direz pas que nous nous sommes rencontrés ici par hasard avec sa fille ; vous lui apprendriez du reste peu de chose, car il sait parfaitement qu’Effisio et Grazia s’aiment et qu’ils sont désespérés. Notre secret ne vaut pas le dixième du vôtre, et nous faisons là un mauvais marché.

— Vous pouvez amener don Antonio ! me dit Cao avec un regard qui me promettait un jour ou l’autre, quand il serait guéri, un coup de fusil.

— C’est bien ! maintenant tout est convenu et chacun tiendra ses promesses. Auriez-vous quelques petites commissions à me donner ? Vous êtes malade et je me ferais un plaisir…

— Je serai bientôt guéri ! me dit-il avec des yeux féroces ef un rire de carnassier, qui me montra ses dents blanches. Merci de votre bonté !

Nous partîmes et bouchâmes soigneusement l’entrée. Je voyais Effisio inquiet.

— Tu viens de te faire un ennemi, me dit- il, et c’est pour moi…

— Sois donc tranquille ! C’est le premier moment de contrariété. Mais un bon petit commerçant comme ça, un mercier… Ça passera.

— Tu vois comme ils sont faits chez nous ; ne t’y fie pas. Je le surveillerai de près quand il sera revenu chez lui.

— Il est certain que cette Sardaigne renverse toutes les idées. M. Prudhomme brigand pour de bon !… Qui l’aurait deviné aux manières doucereuses et expansives de ce petit homme ?

Effisedda, curieuse de ce qui s’était passé, descendait près de nous.

Mon ami courut chercher Grazia, et nous leur racontâmes, en descendant la montagne, le mot de l’énigme. Honteuse de sa peur, Grazia essayait de sourire ; mais je la voyais brisée, la pauvre femme, et dans cet état de surexcitation nerveuse, où la raison n’est plus maîtresse d’elle-même, où les forces sont prêtes à plier. C’était le surlendemain qu’elle devait accepter Pietro de Murgia. Ses yeux presque égarés s’attachaient furtivement sur Effisio, puis se plongeaient dans un rêve plein d’effarement. Évidemment, elle hésitait encore ; mais elle pensait fortement à le suivre, à abandonner pour lui sa famille et son pays. Moi, qui espérais, qui maintenant même me croyais sûr de la sauver, je lui dis tout bas :

— Espérez, Grazia ; demain, je le crois, votre père lui-même refusera pour gendre Pietro de Murgia.

Elle chancela comme étourdie de joie.

— Est-il possible ? me dit-elle.

Et son regard m’enveloppa d’une douceur céleste. Pauvre Grazia !

Quant à Effisedda, elle tournait autour de moi, enchantée de l’aventure et faisant valoir la part qu’elle y avait prise, parlant de sa résolution de tirer, quand même vingt bandits auraient apparu les uns après les autres par l’ouverture.

— Est-ce que tu aimes les femmes braves ? me dit-elle, en se pendant à mon bras.

— Oui, autant que les femmes discrètes.

— Oh ! sois tranquille ! est-ce que ces choses-là se disent, quand même on n’aurait Pas promis ? Mais sache donc : ce serait l’assassin de mon père… je le tuerais peut-être, ou bien je le ferais tuer par…

Elle prit un air rêveur en me regardant.

— Mais le dénoncer, jamais !

IL était grand temps pour elles de rentrer. Elles reprirent leurs chevaux, que nous chargeâmes des bertole pleines d’herbes, et elles s’assirent dessus, légères et solides, comme des oiseaux sur les branches ; puis elles partirent au galop. Et quelque temps encore, nous vîmes leurs visages tournés vers nous, les longs et tendres regards de Grazia, et le joli sourire, la voix fraîche et les gestes animés de sa jeune sœur.

(À suivre.)

André Léo.
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 14 JUIN 1878.

(37)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XX

Je me levai avant l’aube pour aller trouver don Antonio de Ribas, précaution nécessaire, afin d’éviter la compagnie de Pietro, qui bien souvent ne le quittait pas du matin au soir. Don Antonio venait de se lever et grignottait pour son déjeuner quelques feuilles de papier à musique[18], arrosées d’un verre de vin. Depuis longtemps, je savais à quoi m’en tenir sur la prétendue abondance du vivre en Sardaigne ; c’est affaire d’ostentation, accompagnée d’un goût naturel pour la bonne chère, goût d’ailleurs excité et justifié par une grande sobriété habituelle. Avec mon séjour chez les Ribas, avaient cessé les rôtis succulents, les conserves, les pâtisseries qui couvraient la table. Tout cela n’a lieu qu’à l’occasion de l’étranger, et le reste du temps l’ordinaire de la famille, se borne à des soupes, ou ministre, à un peu d’agneau ou de bœuf bouilli, à des plats de haricots ou de citrouille, plus souvent du pain seulement et du fromage, même dans les bonnes maisons. À part toutefois le temps où la chasse fournit le garde-manger de gibier emplumé ou de venaison.

Don Antonio fut un peu contrarié de me voir témoin de son frugal repas, étonné en même temps de ma venue matinale. J’avais le fusil à l’épaule et lui racontai que la veille, en me promenant sur la route de Macomer, j’avais trouvé le gite d’un chevreuil, et que ce serait un grand plaisir pour moi s’il voulait m’aider à faire ce bon coup de fusil, que son adresse rendrait plus sûr. D’abord, il s’empressa d’accepter, avec l’avidité d’un chasseur, puis son sourcil se fronça :

— Après tout, je n’ai guère le temps, dit- il, Effisio vous suffira bien….

— Effisio ne vient pas,

Ah ! ah ! pourquoi donc ?

— Et vous-même, pourquoi trouvez-vous extraordinaire qu’il me soit agréable de me ménager une chasse avec vous ? Il y a si long-temps que nous n’avons causé en tête-à-tête !

— S’il en est ainsi, dit-il avec sa grande courtoisie, je vous suis obligé. Allons ! Il me força d’accepter un verre de vin et nous partîmes. J’étais sur maintenant que s’il rencontrait Pietro de Murgia, il ne l’engagerait pas à nous suivre ; il avait dans l’œil un peu d’inquiétude et de mise en garde, croyant sans doute que je voulais tenter sur lui un dernier effort en faveur de mon ami ; toutefois, il ne voulait pas refuser de m’entendre. Nous traversâmes tout Nuoro, en n’échangeant que des paroles banales ; nous descendîmes la côte et ses longues sinuosités en silence, et de Ribas, commençant à croire qu’il ne s’agissait en effet que d’un chevreuil, reprenait sa bonne humeur quand je lui dis, au moment où nous nous engagions dans le sentier qui monte au Nur-Hag :

— Vous m’excuserez, don Antonio, si le gite que je vous montre n’est pas celui d’un chevreuil, mais celui d’un animal de votre connaissance plus intime.

— Quoi ? Quel animal ? demanda-t-il étonné.

Je lui dis alors que voulant visiter la chambre intérieure du Nur-Hag, j’avais déniché Cao, dont il savait comme tout le monde la disparition inexpliquée. Il ne témoigna aucune surprise de trouver dans le petit mercier, son ami, et même son parent, un grassatore, autrement dit un brigand, et se mit à rire de tout son cœur.

— En voilà une idée ! répétait-il, uns drôle d’idée !…

Puis il ajouta du ton le plus simple :

— Et il n’a pas tiré sur vous ?

— Parfaitement, si ! mais grâce à l’humidité du lieu, son fusil a raté.

Don Antonio se pâmait d’hilarité.

— Mais êtes-vous sûr, me dit il ensuite, qu’on ne lui aura pas renouvelé sa provision de poudre, et qu’il ne va pas nous accueillir par une volée ? Sans ça, ma foi, vous auriez eu raison de m’amener, j’aurai plaisir à le voir là-dedans. Eh ! eh ! il n’a pas peur des vieux géants, ce Cao !

Il attend votre visite, lui dis-je, et ce n’est pas vous qu’il accueillerait ainsi. Pour moi, si j’étais seul, je ne dis pas.

Cette réflexion de don Antonio me fit penser pourtant que s’il était venu quelqu’un près de Cao, dans la nuit ou dans la soirée précédente, il se pourrait fort bien qu’un guet-apens eût été ourdi, chose dont l’idée ne m’était pas venue. Mais la présence de don Antonio me servait de sauvegarde, et il n’était pas probable qu’on m’exécutât en sa présence. Toutefois, je hâtai ma confidence.

— À présent que vous avez bien ri, dis-je à mon ancien hôte, considérons le côté sérieux de l’affaire. Qu’allez-vous dire à ce mercier, qui s’amuse à joindre le brigandage à son petit commerce ?

— Ma foi, je n’en sais rien, me répondit de Ribas. Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ? Je ne puis pas lui faire de compliments.

— J’avais pensé que vous essayeriez de le détourner de la triste voie où il s’est engagé. Il est, m’a-t-on dit, votre parent, et s’il était pris, ce qui peut arriver un jour ou l’autre, — son déshonneur rejaillirait sur vous.

Il n’est parent que de ma femme, observa don Antonio, visiblement touché par cette considération d’honneur. Mais vous avez raison ; je lui laverai la tête, et je vous remercie de m’en avoir donné l’occasion.

Malgré cet acquiescement, tout ce qu’il avait dit jusque là, et l’expression de sa physionomie, témoignaient fort peu d’indignation ; j’en étais frappé très péniblement. Aussi repris-je :

— C’est vraiment une chose abominable que ces attaques nocturnes à main armée contre la vie des personnes et leur propriété ! On comprend encore le brigandage d’hommes hors la loi, qui vivent dans la montagne ou dans la forêt ; mais ce brigandage en chambre, de gens qui, le jour, vous serrent la main et vous égorgent la nuit, cela est pire que tout ! C’est le dernier mot de la férocité ; c’est la corruption entée sur la sauvagerie !

— C’est vrai ! me dit don Antonio en soupirant, et je suis fort ennuyé de voir Cao dans ces vilaines choses. Je ne voulais pas le croire, bien qu’on se chuchotât cela à l’oreille depuis qu’il a disparu. Ce qui l’y aura poussé, c’est qu’il ne gagne pas grand chose et qu’il a beaucoup d’enfants ; mais je veux lui en faire de vifs reproches et peut-être m’écoutera-t-il. Le misérable ! ajouta-t-il avec courroux : s’il se mettait sous le coup de la loi pour affaire d’honneur, je l’approuverais ; mais pour grassasione, je n’entends pas ça, moi ! Je veux le lui dire, et s’il ne me jure point de ne pas recommencer, je lui défendrai de me parler et de m’appeler cousin, comme il se plait tant à le faire à tout propos.

Enfin ! Il se fâchait ! Je l’arrêtai ; car nous approchions du Nar-Hag, et j’abordai la grande question :

— Don Antonio, il est un autre de vos amis qui pratique le brigandage, beaucoup plus résolument et plus activement que n’a fait Cao. Celui-là est chef dans ces odieuses entreprises, et quelque jour, si vous n’y mettez obstacle, sa ruine pourrait entraîner la vôtre et son déshonneur votre déshonneur, tout autrement que ne ferait la mise en jugement de Cao.

Il ouvrait de grands yeux et ne comprenait pas.

— Qui donc ?

Je repris :

— Il y a longtemps que je soupçonnais cet homme et que faute de preuves je n’osais rien vous dire. Mais j’ai ces preuves aujourd’hui et je veux vous les communiquer.

— Eh bien ! me dit-il, d’une voix un peu altérée, faites ! De qui parlez-vous !

— De Pietro de Murgia.

— Ce n’est pas vrai ! cria-t-il avec colère. Ah ! voilà donc le but de la promenade J’en étais sûr. Eh bien vous avez eu tort de vous déranger. Tout ça ne prend pas sur moi, voyez-vous. J’ai donné toutes les chances à Effisio ; il ne les a pas voulues ; tant pis pour lui ! Qu’il me laisse tranquille maintenant et s’en aille vivre sur le continent, avec ses amis ! Nous sommes Sardes, nous autres ! Nous ne laissons pas toucher à nos traditions d’honneur ! Ma fille est ma fille, et je n’accepte pas de raisons ; je fais ce que je veux !… On ne me mène pas, monsieur le Français ! on n’en fait pas accroire à don Antonio de Ribas ? Laissez-moi toutes ces manigances ! Je suis bon et généreux ; mais il ne faut pas me serrer de trop près ; car j’ai dans les veines du sang d’hidalgo en même temps que de Sarde. Vous avez été mon hôte ; je ne veux pas me brouiller avec vous ; mais je ne souffre pas qu’on touche à mes amis. Tenez-vous-le pour dit.

Je me tiens pour dit que vous ne voulez pas connaître un fait qui vous concerne, lui répondis-je froidement. Soit ! Que je sois ou non l’ami d’Effisio, là n’est pas la question. Il s’agissait de faits dont je vous devais comme ami la confidence, parce qu’ils vous importent extrêmement. Vous ne voulez pas savoir ; c’est votre faute. Moi, j’ai fait mon devoir. N’en parlons plus !

Il me regarda, les yeux tout troublés encore de colère et respira fortement. La première fougue s’était épanchée.

— Je ne laisse jamais calomnier mes amis, dit-il.

-Don Antonio de Ribas, dis-je en le re- gardant de très-haut, je ne suis pas un ca- lomniateur.

-Non, répondit-il en se radoucissant ; mais vous détestez Pietro.

-Je ne l’aime pas, très-sûrement ; mais cela fait-il que j’aie pu voir des faits qui n’existaient pas ?

Vous avez vu en ennemi.

Je vous ai parlé de preuves.

Don Antonio s’arrêta ; car il avait repris sa marche, ou plutôt il marchait pour s’agiter.

Voyons, me dit-il, voyons vos preuves.

Pardon, répliquai-je ; moi je n’ai pas dans les veices du sang d’hidalgo, mais je me respecte assež pour ne rien vouloir dire à qui doute de ma parole.

De nouveau, don Antonio souffla et piétina.

Je ne doute pas de votre parole, mais comment pourrais-je croire que Pietro est un grassatore ? Un garçon franc comme l’or ! Est-ce que je ne sais pas, moi, tout ce qu’il fait ? Ce que vous dites, ça me fait l’effet d’une étoile en plein midi !

Je ne répondis pas ; je marchais lentement, et d’un air de répugnance, à ses côtés ; lui- même n’avançait guère. Il révait, s’arrêtait par instants ; je le regardais du coin de l’ail et voyais sur son front s’amasser un nuage, qui, de plus en plus, s’assombrissait. Etait- il frappé lui-même de concordances ; aux- quelles il n’avait pas pris garde jusque là ?

Enfin ! me dit il, en se tournant vers moi, contez-moi ce que vous avez contre lui ; je suis curieux de le savoir, et j’en ai le droit, puisque Pietro de Murgia est déjà com- me s’il était mon gendre.,

Non, répondis-je, ce n’est pas ainsi que fe l’entends J’ai voulu vous rendre un ser- vice d’ami. Vous m’avez traité si mal, que si je n’avais pas eu avec vous des liens d’ami- tié, je vous aurais quitté sur-le-champ. Vous me priez maintenant de satisfaire votre cu- riosité ; je n’y suis pas disposé le moins du monde. Je n’ai envie ni de vous amuser, ni de vous intéresser ; car vous m’avez blessé très sérieusement. Laissons donc cela, et gardez votre aveuglement, puisqu’il vous est cher.

Santo caszo ! s’écria-t-il en colère, proférant le jurement local particulier à ces montagnes, et qui signifie littéralement : Saint fromage ! — L’homme jure toujours par ce qu’il a de plus cher et de plus sacré.

Mais don Antonio se ravisa, et voyant fort bien qu’il n’obtiendrait rien de moi avec des brutalités, il me tendit la main, au bout d’un instant :

— Vous avez raison ! me dit-il, eh bien, parlez-moi en ami ; je vous écoute.

C’était tout ce qu’il pouvait dire ; car je ne crois pas qu’un Sarde condescende jamais à faire des excuses plus explicites ; aussi m’en contentai-je, ayant au moins autant le désir de parler qu’il avait celui de m’entendre. Là, tous deux arrêtés dans le sentier, à une distance du Nur-Hag assez grande pour que notre voix même n’y pût arriver, je lui exposai les observations que j’avais faites sur Pietro de Murgia, en ayant soin de commencer par les preuves ; à savoir la boite dérobée dans le Nur-Hag, que je lui montrai et qu’il reconnut comme moi, et le cordon bleu de caoutchouc, trouvé sur le lieu de la bataille devant le presbytère, et déposé entre les mains du juge d’instruction.

D’abord, il haussa les épaules, s’écria que rien de tout cela n’était suffisant. Pietro de Murgia assistait Cao dans sa réclusion ; il était allé dans le Nur-Hag ?… cela ne prouvait pas qu’il fat grassatore ; nous y allions bien aussi, nous ! Et quant au cordon, rien ne prouvait non plus que ce fut le sien.

J’en convins et je pris alors l’histoire par le commencement : l’entrée de Pietro de Murgia à deux heures du matin, après l’attaque de la diligence, lui pieds nus et les pieds de son cheval enveloppés de paille et de linge, pour ne produire aucun bruit ; ses dénégations hautaines et maladroites, qui avaient éveillé mon premier soupçon. Sa taille, sa voix, sa démarche, qui m’avaient en quelque sorte soufflé son nom, dans l’attaque du presbytère, quand j’étais bien loin de penser à lui, et toutes ces apparences corroborées par les deux preuves matérielles, que je remis en leur jour. Ensuite, je rappelai à don Antonio la révélation du procès de Nieddu, que Pietro n’avait expliquée à son avantage qu’en s’appuyant sur le témoignage d’un homme qui ne pouvait le démentir, le malheureux Antioco. Je le priai de se souvenir de la consternation qu’avait marquée Antioco lorsqu’il avait appris la faite de Nieddu ; il n’en était donc point complice, et l’explication de Pietro n’était qu’un mensonge pour couvrir une trahison. En somme, le résultat de la fuite de Nieddu avait été la mort d’Antioco. Pietro de Murgia, il ne fallait pas l’oublier, avait été amoureux de Grazia, dès le retour de celle-ci à Nuoro, et l’avait demandée en mariage avant Antioco, avant Effisio. Dans tous ses conseils, malgré l’amitié bruyante qu’il affectait pour Antioco, il n’était pas difficile de démêler la perfidie d’un rival. Enfin, je n’étais pas le seul à soupçonner de Murgia d’être grassatore. Beaucoup se demandaient comment, sans fortune et sans travail, il subvenait à des dépenses de café journalières, et pouvait compter parmi les plus élégants du pays.

— Il a fait un héritage, Santo casso  ! s’écria don Antonio, dont ce n’était pas la première exclamation.

— Il le dit. Seulement, beaucoup en doutent, et si tous ne peuvent lui demander la preuve de ce fait, vous le pouvez, vous, et vous le devez, comme père. Qu’il vous montre les pièces notariées.

— Il me les montrera, per Bacco ! à moi et à d’autres ! dit de Ribas. Puisque les choses en sont là, il faudra qu’il se justifie devant tous, Oui, et je pense qu’il le fera, millioni di diavoli ! C’est une chose terrible qu’on puisse ainsi accuser un noble garçon. Je lui dirai tout, sauf votre nom. Il se défendra !

— Vous pouvez me nommer, dis-je avec fierté.

— Non pas ! non pas ! Vous avez été mon hôte, et je n’entends pas qu’il vous arrive malheur en ce pays. Non ! Pietro ne doit pas savoir que vous l’avez accusé et je vous prie de ne pas prononcer son nom devant Cao.

Nous ne dimes plus un mot jusqu’au Nur-Hag ; mais je l’observais et le voyais fort sombre. Était-ce le doute qui le gagnait, ou simplement l’impression pénible que lui causait mon accusation ? J’aurais bien voulu le savoir ; mais je n’osais troubler le travail qui se faisait dans sa tête. Il était certainement très peiné, et bien que l’air fût vif et le soleil encore peu haut sur l’horizon, je voyais son front couvert de sueur.

L’entrevue avec Cao fut très-froide au premier abord. Don Antonio adressa à son parent des reproches, que celui-ci reçut légèrement

— Que diable voulez-vous qu’on fasse ? Le commerce va que c’est pitié ! Il n’y a pas de quoi manger du pain. Voulez-vous que je laisse mes enfants souffrir de la faim, quand il y a des gens comme ce vicario de X… qui s’empiffrent à gogo ? Et des diligences chargées d’or pour les banquiers et les juges ? Le gouvernement nous prend tout ce qu’il peut ; il nous tond jusqu’à la peau. Quel mal y a-t-il à se faire de temps en temps une petite restitution ? Ça ne parait guère dans ses coffres et ça nous fait grand bien à nous autres ! Allons donc ! cousin, parce que vous avez, vous, beaucoup de terres qui vous donnent plus que le nécessaire, il ne faut pas être hargneux pour les petites gens. D’ailleurs, je n’ai pas envie de recommencer, puisque la chance a si mal tourné pour moi ; et, si c’est cela qu’il vous faut, soyez tranquille !

Je n’aurais été nullement tranquille à la place de don Antonio, vu l’expression louche de la figure du mercier. Tandis qu’il parlait ainsi, d’un air doucereux, son œil au fond, rutilait de haine et de colère.

Pour moi, j’étais là en simple spectateur, ne disant mot, et je sentais bien que je les gênais ; mais je n’eusse consenti pour rien au monde à les laisser ensemble seuls, de peur d’une indiscrétion de Cao. En outre, j’avais quelque chose à dire, et profitai pour cela d’un silence.

— Je vous ai emporté hier cette boite d’allumettes, dis-je à Cao en lui montrant la boite de Pietro de Murgia. Permettez-moi de la garder comme un souvenir, et de vous en offrir une autre.

Et je posai près de lui une autre boîte. Cao ne comprit sans doute pas mon intention ; car il me regarda d’un air haineux, sans rien dire. Don Antonio sentit que j’avais voulu établir ma preuve et je le vis à son air. Il essaya de confesser Cao et de lui faire nommer ses complices ; mais il avait affaire à plus fin que lui ; le mercier ne laissa rien échapper, se retrancha derrière son honneur, et continua de se plaindre du sort, à qui seul était la faute. Le plus fort, c’est qu’il réussit. Je vis avec épouvante don Antonio s’attendrir à ses bonnes raisons, et prendre congé de Cao, en lui offrant ses services et en lui serrant la main.

— C’est parfaitement vrai, me dit-il, quand nous fûmes dehors, qu’on a bien du mal à vivre, et que le gouvernement nous ruine, comme le font de leur côté les usuriers. Jusqu’aux étrangers qui viennent acheter nos terres ! On a ses besoins ; on veut un peu de plaisir ; on ne saurait souffrir d’être plus mal mis que les autres ; on a, comme Cao, des enfants à élever, et voilà comment on se laisse entrainer ; puis voyez-vous…… c’est une mauvaise habitude de ce pays ! Moi, je n’ai jamais voulu tremper là-dedans, bien que j’aie eu plus d’un embarras. Une fois, on est venu pour m’emprunter un fasil. Je savais pourquoi, j’ai refusé. Je fais tout ouvertement - Enfin vous avez vu : Cao m’a promis de ne plus recommencer, et j’espère qu’il tiendra sa parole.

Cependant, il ne parlait plus de Pietro de Murgia et redevenait songeur. Je parvins à en rouvrir le propos ; car, avant qu’il retombât sous l’influence de Murgia, je désirais autant que possible accroître sa défiance, et bien imprimer les faits dans sa mémoire. La répétition est le procédé oratoire le plus puissant auprès de certaines natures, — les plus nombreuses.

Don Antonio me laissa dire ce que je voulus sur le fait de la grassazione, et je crus voir qu’il était lui-même à peu près persuadé sur ce point. J’en étais pénétré de joie, quand il me dit :

— Ce qui me fait le plus de peine, c’est que vous croyiez ce pauvre garçon capable d’avoir tramé la mort d’Antioco. Il aimait Grazia, sans doute ; mais il est généreux et loyal avant tout, et sur ce point votre haine pour lui vous a égaré.

Nous étions déjà dans Nuoro. Il me quitta sur ce propos, qui me rendit stupéfait.

Que pensait-il en fin de compte ? Je ne pouvais l’imaginer. Un moment, il m’avait semblé convaincu de la culpabilité de Margia, comme grassatore ; et maintenant il le déclarait loyal et généreux !

Je rapportai à Effisio toute notre conversation, et crus pouvoir l’inviter à l’espérance. Il se contenta de m’embrasser, en m’exprimant sa reconnaissance des efforts que je faisais pour lui.

— Quoi ! m’écriai-je, pourrais-tu t’obstiner à croire que la situation n’ait pas changé ? Il n’est pas de père, — de Ribas aime ses enfants à sa manière ; mais enfin il les aime, — il n’est pas de père qui ne voulût en pareil cas approfondir un doute si grave. Il y aura tout au moins un délai, pendant lequel tu pourras décider Grazia, qui me parait bien ébranlée. Enfin, il me paraît difficile que Pietro de Murgia parvienne à se justifier assez, pour que don Antonio persiste à le faire son gendre, malgré sa fille. Pour moi, j’espère donc beaucoup.

— Pendant ton absence, me dit Effisio, je suis allé chez le notaire Branca pour une petite affaire. C’était un grand ami de mon père ; il connaît à peu près la situation ; nous avons causé intimement. Il m’a dit : Don Antonio s’est coiffé de ce Murgia à un point inimaginable. Je ne sais s’il a connaissance des soupçons qui pèsent sur celui dont il veut faire son gendre ; mais à présent il lui serait difficile de reculer. D’abord, il n’oserait peut-être pas, car Pietro de Murgia inspire de la crainte, et l’on n’affronte pas volontiers son inimitié ; puis, notre pauvre ami, qui n’a jamais d’argent et qui en désira beaucoup, a commis l’imprudence d’accepter une assez forte somme de Pietro de Murgia. C’était pour couvrir une dette, faite à l’occasion du mariage de Grazia, qui, vous le savez, ne pouvait être que magnifique. Pietro a la reconnaissance en poche. De plus, ils doivent acheter ensemble des terrains bons à mettre en vignobles, et sur lesquels don Antonio fondé l’espérance d’une nouvelle fortune. D’où vient à Pietro tout cet argent ? Toujours de l’héritage du cousin de Sassari, vous savez, celui dont personne n’a jamais entendu parler ? C’est pitié de voir cet honnête homme au pouvoir de ce bandit ! Mais quand on essaye de lui dire le moindre mot à cet égard, il s’emporte. Pietro de Murgio est amoureux de Grazia, je ne dis pas non ; mais encore il veut s’étayer et se couvrir de l’honnêteté et de l’honorabilité de don Antonio et de l’influence de cette famille, afin que la justice ne regarde pas de trop près à ses histoires d’héritage, à ses voyages et à ses acquisitions. Du reste, dans les affaires qu’ils font ensemble, Pietro ne perdra rien, et don Antonio y laissera plutôt du sien ; mais il croit tout le contraire et ne sera désabusé que trop tard.

— J’ignorais tout cela, ajouta Effisio, et cependant, connaissant l’entêtement de mon oncle, je doutais qu’il pût se laisser éclairer. Maintenant, crois-tu que ce soit possible ?

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 18 JUIN 1878.

(38)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XX. — (Suite.)

La situation de Murgia était en effet très forte et il avait besoin de moins d’éloquence que nous ne l’avions pensé pour persuader de Ribas de son innocence. Qu’allait-il se passer entre eux ?

Un billet de Grazia, le lendemain, nous apprit que le jour fatal s’était écoulé sans qu’on lui rappelât sa promesse d’accepter Pietro sans autre délai. C’était de bon augure. Le jour suivant, Quirico vint me chercher de la part de son père. Don Antonio m’attendait dans sa chambre, à côté de la salle commune, assis à une table, où je vis une assiette de pâtisserie et une bouteille de vin. J’eus froid au cœur dès le premier coup d’œil, en voyant sa contenance embarrassée. Il me dit, aussitôt que nous fûmes seuls :

— J’ai parlé à Pietro sans vous nommer de cette accusation de grassazione. Eh bien ! mon cher, vous vous êtes trompé. Pietro me l’a avoué : il venait d’un rendez-vous d’amour avec une femme d’Olierra, le jour où vous. l’avez vu rentrer avec tant de précautions. Quant à Cao, c’est sa pauvre femme, qui ne sachant où donner de la tête pour lui faire porter les secours et les provisions nécessaires, s’est adressée à Pietro, lequel s’est chargé de tout généreusement. Il ne m’a point caché qu’il avait deux ou trois amis qui, à l’occasion, dans un embarras, se laissaient aller à un coup de main. Que voulez-vous ? il faut pardonner ces petites choses ; la vertu est difficile en ce monde ! Cependant, je lui ai dit : Tu as tort, il ne faut pas te mêler de ces affaires-là, car on le croirait complice et tu pourrais être enveloppé dans une accusation. Il m’a promis de suivre ce conseil. Votre caoutchouc bleu ne signifie rien ; car il a toujours le sien et veut me le montrer dès ce soir. Quant aux pièces concernant son héritage, pour dissiper tous mes doutes, il les fera venir de Sassari.

— Bah ! dis-je en regardant mon hôte un pou fixement, vous avez trop de délicatesse et trop de confiance en lui, pour exiger cela ; et ni l’an ni l’autre, vous n’y penserez plus.

Don Antonio rougit.

— Et, repris-je, quant à sa conduite dans l’affaire de Nieddu, vous ne lui en avez pas parlé ?

Le visage de don Antonio devint tout à fait pourpre.

— Ceci était une affaire déjà expliquée, me dit-il, et des soupçons si injurieux…

— Fort bien ! répliquai-je, sûr maintenant qu’il tremblait devant Pietro.

— Je ne suis pas obligé d’injurier mes amis pour vous faire plaisir ! s’écria-t-il avec colère.

— Non certes, dis-je en me levant ; je n’ai prétendu en tout ceci qu’avertir la prudence et la tendresse d’un père. Et je vous supplie encore, don Antonio, si faible que soit sur vous l’influence de ma parole, de considérer en ceci l’intérêt de votre fille et l’avenir possible que vous lui préparez.

Je le vis troublé ; car je venais de toucher le point où secrètement sans doute il souffrait et se sentait coupable ; mais il prit de nouveau le ton haut pour me répondre, qu’il connaissait ses devoirs et n’avait pas besoin de conseils.

— Alors, je n’ai plus qu’à vous demander pardon de ma bévue, et de vous avoir causé ce trouble inutile. Au revoir, mon hôte !

Je lui tendis la main, ne voulant à aucun prix me brouiller avec lui, et m’ôter l’espoir, quelque vague qu’il fût, de revoir Grazia et de pouvoir lui être utile. Don Antonio, je crois, eût préféré se fâcher ; mais, il accepta ma main, d’un air de mauvaise humeur, et nous nous quittâmes.


XXI

Désormais, tout dépendait de la résolution de Grazia. Mais ce fut vainement que nous allâmes chaque nuit interroger notre poste secrète : aucun billet ne s’y trouvait. La gardait-on à vue ? Aurait-elle cédé aux objurgations de son aïeule, de son père ? Aucun bruit extérieur ne venait à nous, et nous ne pouvions que conjecturer.

Dans les termes où j’avais quitté don Antonio, c’eût été de ma part une inconvenance que de me présenter dans la maison, à moins d’un motif très-plausible. Nous restâmes donc à nous dévorer dans l’attente.

Si nous avions été moins absorbés, plus attentifs aux bruits du dehors, nous aurions su la cause du silence de Grazia.

Ce fut le seul désir de m’instruire des choses du pays qui me fit demander à Angela ce qu’était cette fête de la neuvaine, dont j’entendais parler à Nuoro.

C’est dimanche prochain, après-demain, dit-elle. Est-ce que Leurs Seigneuries n’y vont pas ? Quoi ! don Antonio ne vous a pas invités ?

— Non, dis je.

— Est-il possible ! s’écria-t-elle. Oh ! alors !…

Je l’interrompis pour lui demander où se tenait cette fête, et pourquoi don Antonio faisait des invitations ?

— C’est sur notre montagne, là-bas, répondit Angela étendant la main vers l’Ortobene, à la Cresietta (Chiesetta, petite église) de la Madonna. Pourquoi don Antonio fait des invitations ? C’est bien simple, puisqu’ils ont pris cette année une des chambres.

Après deux ou trois nouvelles questions, j’eus enfin l’explication complète. Cette fête de la neuvaine, comme son nom l’indique, venait après neuf jours de prières faites sur la montagne, où les gens se transportaient avec meubles et provisions, pour y passer tout ce temps autour du sanctuaire, assistant dévotement, matin et soir, aux offices, et le reste du temps vivant là en famille et en comité d’amis. Le dixième jour, toute la population de Nuoro, augmentée de nombreux visiteurs des environs, se rendait aussi à la Cresietta, et l’on y banquetait et l’on y dansait jusqu’au soir ; après quoi la neuvaine était finie et l’on rapportait chez soi ses ustensiles, avec des bénédictions pour toute l’année.

Angela, qui ne demandait qu’à m’instruire, m’apprit ensuite qu’il y avait d’autres fêtes semblables aux environs, tout l’été ; particulièrement, en septembre celle de Gonnara, la plus belle de toutes, où l’on venait de partout, depuis Sassari jusqu’à Oristano. Une fois, il y avait de cela quatre ou cinq ans, un orage épouvantable avait éclaté le jour de la fête, et la foudre, tombant sur le chêne le plus élevé, sous lequel s’étaient réfugiées un grand nombre de personnes, en avait tué ou blessé une vingtaine, pères de famille, enfants, jeunes gens. C’avait été une désolation !

— Que voulez vous, Angela, dis-je, c’est la Providence !

Elle parut étonnée un instant, mais acquiesça, en se signant avec dévotion, et reprit :

Ainsi, don Antonio ne vous a pas invités ?

Elle soupira profondément.

— Alors c’est donc vrai ce qu’on dit, et que je ne voulais pas croire, que c’est Pietro de Murgia qui a voulu qu’ils allassent faire la neuvaine et qu’il est avec eux là-haut, comme le futur époux de Grazia ? Je n’ai pas voulu dire ça devant Effisio, mais je suis bien aise de pouvoir demander à Elle (Sa Seigneurie), ce qu’il en est ?

— Vous savez bien, Angela, que pour moi je ne connais les nouvelles que par vous. J’ai peur seulement qu’il n’en soit ainsi.

— Hélas ! dit-elle, en portant sa main à sa joue pour essuyer une larme, notre Effisio ne sera donc point heureux ! J’ai pourtant mis tant de cierges à la Madonna ! Ah ! signor, c’est que vous n’êtes point assez pieux tous deux pour que Dieu vous favorise !…

Il y avait donc sept jours passés que la famille de Ribas était sur la montagne ; ceci expliquait le silence de Grazia, aussi bien que l’absence de tout mouvement dans la maison, qui m’avait frappé, quand j’avais passé dans le quartier, ou l’avais regardée du haut de la colline. Je résolus d’aller à la fête. Là, je saurais où en étaient les choses et je pourrais parler à Grazia ; bien que de Ribas n’eût pas jugé à propos de m’inviter, il ne pouvait songer à m’exclure du groupe d’amis et de connaissances qui iraient le visiter ce jour-là. Effisio ne crut pas devoir m’accompagner et je l’approuvai de ne point aller se livrer à la curiosité des indifférents.

À dire le vrai, j’étais un peu surpris de n’avoir reçu à cette occasion aucun avis d’Effisedda. Il me semblait que la chère enfant aurait dû prendre malaisément son parti de mon exclusion, et il fallait qu’elle eût reçu à ce sujet une défense formelle. Mais la veille au soir le message vint, apporté par Quirico. Il était descendu avec son père pour les provisions du lendemain, et me pria, de la part d’Effisedda, de lui porter une assiette des belles pêches du jardin d’Effisia.

Nous les offrimes de suite,

— Comme tu voudras, me dit l’enfant ; Effisedda m’a dit qu’il vaudrait mieux les cueillir demain et les apporter toi-même pour qu’elles soient plus fraiches ; mais ça ne signifie rien.

— Si, je les porterai moi-même ; tu peux le lui dire.

J’étais en route aux premiers rayons du soleil levant. Ainsi que me l’avait dit Angela, le chemin était, comme celui d’une fourmilière, tracé par le grand nombre de gens qui montaient des outres de vin, des comestibles, la plupart dans des charrettes à bœufs, ce qui, vu l’état du chemin, est chose inimaginable. Ces braves ruminants, dont on respecte ailleurs la pesanteur, et qui, chez nous, ne sont guère employés qu’aux labours et dans la plaine, sont charges en Sardaigne de tous les transports ; on en a fait, bon gré mal gré, des mules de montagne, les chevaux étant exclusivement réservés pour la selle. Le chemin de l’Ortobene, à l’inclinaison ordinaire des chemins de montagne, joint l’absence complète de main-d’œuvre, — qui d’ailleurs lui est commune avec toutes les voies de viabilité rurale, — si bien que les roues ont à franchir des roches qui saillent à l’aventure, et que les pauvres bouis doivent grimper en tirant leur charge, ou la descendre sur la croupe, la tête en bas. Tout arrive sain et sauf, on ne sait comment, sauf toutefois les malheureuses bêtes, maigres et flétries à faire pitié.

L’Ortobene, qui de Nuoro semble un éventail, se creuse et s’étend au-dessus de la première cime, et c’est sur la seconde, plus élevée, que se trouve le sanctuaire, objet de la neuvaine. Une fontaine est sur le chemin à peu de distance du sommet, et j’y rencontrai des filles norésiennes qui venaient d’en haut chercher de l’eau pour les besoins des fluèles. Ce chemin était bordé de touffes d’yeuse et de tentisque, et çà et là de rochers énormes. Toute la montagne est couverte de chênes-yeuses assez beaux et assez serrés, et rafraîchie par le vent de la mer, dont on aperçoit de la cime, au loin, la ligne bleue.

Ce jour là, autour de la petite église dédiée à la vierge, se trouvait réunie toute une population, parmi laquelle je reconnus la fleur de la bourgeoisie de Nuoro. Le plus pittoresque, c’est que les toilettes n’étaient pas achevées. À cette heure matinale, on voyait de jeunes, et même de vieilles, beautés, soit par les portes ouvertes, soit allant de çà et de là, dans l’appareil négligé de femmes qui font leur toilette du matin en famille. Des jeunes gens, en simple chemise et pantalon, se lavaient la figure dans les seaux apportés de la fontaine ; des enfants demi-nus couraient, échappant à leurs mères ou à leurs bonnes. Tous ces fidèles de la neuvaine, établis là depuis neuf jours, vaquaient à leurs affaires sans cérémonie. D’ailleurs, l’état des habitations excusait ce laisser-aller. Il eût fallu pour loger tout ce monde au moins un village, et l’on ne voyait autour de l’église que de petites chambres sans fenêtres, pareilles à des étables, et peu nombreuses. en Chacune d’elles pourtant devait contenir une famille et ses invités. Introduit par Cesare Siotto, je pus voir un de ces intérieurs dans tous ses détails : c’était le long d’un mur une rangée de matelas, à laquelle faisait pendant, de l’autre côté, une rangée de feuilles, et là-dessus des couvertures ; au milieu, une et table chargée d’ustensiles. La cuisine se faisait généralement en plein air.

— Ceci, me dit Cesare Siotto, en me montrant la rangée de matelas, ceci est le côté des femmes — et là — en montrant la rangée de feuilles — le côté des hommes.

Je me mis à rire.

— Et vous, que venez-vous faire là ? lui demandai-je.

Il fit un grand geste en levant les yeux au ciel d’un air langoureux.

— Ah ! mon cher ! figurez-vous quelles révélations ! quelles rencontres ! quelles familiarités forcées !… Un enchantement 1… On fait plus de chemin ici en une heure qu’à la ville en deux ans, Et des surprises !… Figurez-vous : j’étais venu pour Clotilda M…, je suis maintenant amoureux de la délicieuse Adela P… Il y en a qui perdent énormément à ces indiscrétions, d’autres y gagnent. Un homme qui veut s’éclairer, qui à le culte de la beauté…

— Doit venir faire une neuvaine à la Madonna, dis-je en achevant sa phrase. Ô catholicisme ! farouche ennemi de la nature et de l’amour !…

Césare Siotto rit à ce propos et me raconta quelques chroniques ; puis il dit :

— Mais avouez-moi la vérité. Est-il vrai qu’Effisio aime la belle Grazia de Ribas, veuve Tolugheddu, et qu’il est au désespoir de se voir préférer par le père seul à ce qu’on assure — ce grand coupe-jarret de Murgia ? Tout le monde le dit. Quant à la belle, elle est lamentablement triste ; il n’y a pas à le nier ; et que ce soit pour l’époux mort, je ne le crois guère. Mais comment Effisio ne m’a-t-il pas parlé de cela ?

— Il n’en parle à personne ; c’est un amant sérieux.

— Bah ! il faut qu’il se console. Tenez, je lui connais, moi, une fille ravissante, que j’aimerais si ce n’était Adela. Mais Adela ! mon cher…

Il se mit à exalter les charmes de son adorée et me montra en confidence un ruban qu’elle lui avait donné. Je l’écoutais distraitement, car je venais d’apercevoir Effisedda sortant, en simple jupon, d’une chambre, à peu de distance. La jolie enfant n’était pas de celles qui perdent à se montrer sans toilette. Elle avait la tête nue, une énorme tresse de cheveux noirs battait ses épaules, et sa jupe courte et sans corset dessinait une flexion de taille gracieuse, des hanches déjà saillantes, et laissait voir, grâce à des mouvements étourdis, une jambe déjà pleine et bien faite. Elle ne fit que passer comme un oiseau, puis revint, m’aperçut, fit un petit cri et voulut courir vers moi ; mais alors un mouvement de pudeur naissante la prit. Je la vis rougir, elle rentra dans la chambre et revint peu après, un châle sur la tête ; mais bras et jambes nus comme auparavant. Pour la Norésienne, comme pour beaucoup encore de nos paysannes de France, l’essentiel est d’avoir la tête couverte.

— Ah ! te voilà, me dit-elle, les joues animées d’un incarnat plus qu’ordinaire, j’en suis bien contente ! J’aurais voulu que tu füsses venu plus tôt. N’entres-tu pas chez nous ?

— Il est de bonne heure ; je saluerai ton père plus tard, lui répondis-je avec réserve.

— Mais non, viens tout de suite, nous sommes tous levés.

À mon second refus, elle comprit sans doute ; car elle rentra, et peu après, je vis de Ribas venir à moi. Il me donna la main et m’engagea à venir prendre le café chez lui ; mais avec un peu d’embarras, que je remarquai, sans pouvoir démêler si c’était gêne ou froideur. Je penchai pour la première supposition, en voyant Pietro de Murgia, planté à la porte de la chambre, qu’il dépassait en hauteur, et nous regardant d’un air de surveillance hautaine. Il demeurait donc en effet avec eux ; il était là comme un membre de la famille, ou plutôt il en semblait le maitre. Je me demandai si la tentative faite, à mon instigation, par don Antonio, pour secouer le joug de cet homme ne l’avait point appesanti ? si, pris d’un côté par la crainte, de l’autre par des engagements pécuniaires, le père de Grazia n’avait point perdu toute liberté de réagir contre la volonté de Murgia. D’autre part, malgré la promesse qu’il m’avait faite de ne point nommer à Pietro son accusateur, don Antonio n’était pas assez fic, surtout en face du rusé Pietro, pour que celui-ci ne m’eut pas deviné. Et je crus voir la haine couler pour ainsi dire des paupières de ce grand diable, en ce moment abaissées à la manière des félins ; ainsi que de son faux sourire, tandis qu’il nous contemplait. Afin de ne pas le saluer, je fis semblant de ne pas le voir, et continuai de causer avec de Ribas, qui me promena dans l’enceinte du pèlerinage.

Il y avait peu de chose à voir : en tout, une dizaine de chambres, si l’on peut donner ce nom aux toits bas, sans étage, et sans lumière, où s’entassaient les fidèles, et dont il fallait bien, au risque des regards indiscrets, ouvrir la porte, pour y voir et pour respirer. C’étaient partout les mêmes scènes de déshabillé intime : celles-ci peignant leurs cheveux ou dressant leurs faux chignons, et montrant, sous la camisole blanche, plus ou moins brodée, l’absence ou la présence de leurs charmes ; tel bourgeois oignant sa barbe ou ses cheveux ; tel indigène, — ceux-ci couchent tout habillés, — secouant les feuilles sèches de son lit attachées à son bonnet ou à ses ragas. Des Norésiennes se lavaient les pieds, avant de mettre leurs chaussures, qu’elles ne portent guère que le dimanche. Le prêtre, dans une chambre à part, avec le sacristain et sa gouvernante, endossait son surplis. Toutes sortes de cuisines en plein vent vous envoyaient leur fumée et leur fumet, au visage Les pasteurs d’un covile voisin apportaient le lait ; on déchargeait les provisions venues d’en bas, et les bœufs fatigués se couchaient à terre, bien qu’attelés encore à leurs petites charrettes ; et les enfants, par-dessus tout ce mouvement et ce bruit, criaient, couraient, heureux de ce désordre.

Cette fête n’avait rien de commun avec les nôtres, où les petits étalages et les restaurants abondent. Ici, chacun portait avec soi ses provisions, à moins d’être invité. Le vin était la seule denrée qu’on pût trouver à acheter, et le matin, Angela, tout en grondant fort de ce que je n’eusse pas reçu d’invitation et se disant que j’en recevrais sans doute, bien qu’un peu tard, avait mis dans mon sac un petit pain et une tranche de viande-ne fût-ce, ajoutait-elle, que pour faire honte aux de Ribas ! — Je répondis en effet à don Antonio, en lui alléguant mes provisions ; mais il se fâcha, et m’obligea presque sur-le-champ à les donner à un pauvre. Sur le point de sa magnificence et de son ostentation, il restait le même, et Pietro devrait avoir de la peine à l’en guérir. Nous finîmes donc notre inspection par la chambre des Ribas, où tout commençait à être en ordre, autant qu’il était possible. La famille était au complet, y compris l’aïeule, de plus les deux Tolugheddu, père et mère d’Antioco, et deux jeunes filles, amies de Grazia et d’Effisedda. Pietro était le seul étranger admis à partager la chambrée ; aussi une telle marque d’intimité prenait-elle, à tous les yeux, le caractère de fiançailles, et c’était, comme Cesare Siotto me l’avait fait voir, la nouvelle et le commérage de la neuvaine, où la vie sociale, pour être placée de plus près sous le patronage d’une des cent madonne de la montagne, ne différait que par un peu plus de désordre et d’oisiveté.

Je vis Grazia, mais nous ne pâmes échanger que des paroles officielles et quelques regards d’intelligence. Ils m’apprirent ce que toute sa contenance disait éloquemment : c’est qu’elle était de plus en plus brisée et désespérée. Ses joues avaient pris des tons de cire, ses yeux étaient éteints. Je vis peser sur elle, comme sur son père, le regard doucereusement dur de Pietro de Murgia. Moi-même, ce regard me suivait sans cesse, et je me demandais si de toute la journée il me serait possible de parler à Grazia.

On préparait déjà le repas qui devait être offert à midi aux invités de la famille de Ribas et à ceux de Pietro. Car lui aussi, prenant tout à fait le rôle de gendre, invitait. Preddu Floris et quelques autres allaient et venaient autour de lui, plumant effrontément des perdrix tuées en contrebande, et aidant à dresser la table sous un grand chêne, à quelque distance de là. J’éprouvai bientôt le besoin de me retirer de ce brouhaha et me mis à chercher un peu de solitude. En suivant la crête de la montagne, j’obtins çà et là quelques belles échappées de vue sur les montagnes ou la mer ; il était maintenant près de dix heures, et, bien que tempéré par l’air vif de la hauteur, la chaleur était forte. Je voulus m’étendre à l’ombre et me dirigeai vers un point où les chênes, plus rapprochés, formaient une oasis de fraicheur. Mais en approchant, je vis la place prise, et de telle façon, qu’il eût été indiscret de disputer à ces occupants la solitude qu’ils étaient venus chercher.

C’étaient deux amoureux déjeunant sur l’herbe. De la femme, qui me tournait le dos je ne voyais que le corset de damas rouge, brodé d’or, mis par-dessus la basquine, ainsi que font les Norésiennes aux jours de fête ; mais cette taille, forte et belle, ne pouvait dire que celle de Raimonda ; car c’était Nieddu l’homme assis près d’elle. Penché, il la regardait avec amour ; un rayon de soleil ; qui tombait d’en haut sur sa barbe noire, l’illuminait de tons fauves et donnait une poésie nouvelle à son doux et fin visage.

— Tu ne manges pas, lui dit-elle.

— Je te regarde !

— Ne m’as-tu pas assez regardée ?

— Il me semble que je ne te verrai jamais assez. J’ai peur de ne pas te voir toujours ! Avoir les yeux dans les miens !… cela est si doux !…

Ils n’avaient pas entendu mes pas ; je m’éloignai, pas assez vite pour ne pas voir que leurs regards à force de se confondre attiraient leurs lèvres. Et comme je montais obliquement, je les vis encore un moment après, d’un autre point. Nieddu portait sa gourde aux lèvres de Raimonda et la belle fille, renversée sur le bras de son amant, riait, buvait, et lui portait la gourde aux lèvres à son tour. Ils étaient heureux et semblaient ne point se souvenir qu’ils avaient sur eux le sang d’Antioco… que la vengeance peut-être était proche. Cette rencontre me serra le cœur de sentiments opposés, confus. Je voyais d’un côté ce couple, qui de lui-même avait soumis con bonheur au besoin de venger un affront ; de l’autre, Grazia, la douce Grazia, qui demandait comme expiation la mort de ces deux amants, et sacrifiait Effisio, se sacrifiait elle-même, à ce vou cruel, servi par le sinistre Pietro de Murgia. Tous ces gens me parurent fous, et je n’avais jamais aussi bien senti que le malheur des hommes est le plus souvent leur propre ouvrage.

(À suivre.)

André Léo.
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 14 JUIN 1878.

(37)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XXI. — (Suite.)

Après une halte, je revins à pas lents vers la fête ; c’était l’heure de la messe, et tout le monde était dans l’église, sauf un certain nombre d’hommes, qui jouaient aux cartes ou causaient entre eux, et de femmes qui s’occupaient de cuisine. Parmi les joueurs, était Pietro de Murgia, assis à une table et si préoccupé qu’il ne me vit pas. J’entrai dans l’église. Au milieu du groupe de femmes agenouillées sur les dalles, était Grazia, pâle, affaissée, mais inquiète, en sorte qu’il me fut aisé d’attirer son attention. J’allai me placer avec les hommes près du chœur, du côté de l’église opposé à celui où se trouvait Grazia, de manière à pouvoir sans affectation la regarder. Bientôt, nos yeux se rencontrèrent et je mis dans les miens tout le désir que j’éprouvais de lui parler ; elle comprit — que pouvait-elle comprendre autre chose ? — et sa paupière, doucement agitée, me fit un signe à la fois d’acquiescement et de prudence. J’attendis.

Cependant, la messe tirait à sa fin ; déjà, de temps à autre, quelque femme se levait en se signant, et sortait. Chaque ménagère avait la fièvre des apprêts du jour. Au fond, tout le monde savait bien que la dévotion n’était pas la principale affaire en tout ceci, et ce bon peuple était trop ingénu pour y mettre de l’hypocrisie ; on taillait donc au plus court la part du bon Dieu et de la Madonna. Je regardai Grazia de nouveau ; elle me montra du coin de l’œil une porte latérale ; aussitôt sans bruit, lentement, je sortis et m’arrêtai sous le porche, devant une peinture baroque, à laquelle je feignis de m’intéresser vivement. L’une après l’autre, deux femmes sortirent, passant près de moi. Puis une troisième ; Grazia.

— Tâchez, lai dis-je rapidement, d’aller seule à la fontaine ; je vais vous attendre sur le chemin, derrière le gros bloc de rochers. Il faut que je vous parle.

— Moi aussi !… dit-elle, je voulais… À bientôt !

Elle passa. Nul n’avait été témoin de notre court entretien et le petit porche où nous étions donnait sur une partie de l’enceinte, alors solitaire. Pour plus de sûreté, je rentrai dans l’église d’un air flâneur, examinai successivement les atroces peintures qui l’enluminaient, et sortis de l’autre côté, donnant sur la campagne.

Je gagnais par là le chemin de la fontaine, espérant n’être observé de personne, quand retournant la tête, je vis d’assez loin, près de l’église, Raimonda, qui me regardait et, à ce qu’il me sembla me fit signe ; mais je n’avais pas le temps de m’occuper d’elle, et je devais descendre au plus tôt à l’endroit indiqué, au cas où Grazia pourrait venir de suite. Je continuai donc ma descente et pour éviter les commentaires, je pris par le bois, non par le chemin. Arrivé au, bloc de rochers, je m’y glissai de manière à voir sans être vu, et j’attendis.

Le moment s’était trouvé favorable ; car Grazia ne tarda pas longtemps. Je la vis descendre le chemin, sa cruche sur la tête, légère et rapide malgré son abattement et sa lassitude. Elle s’arrêta près de moi, tout essoufflée, et comme je voulais parler, ce fut elle qui m’imposa de l’entendre, avec beaucoup de hâte et de trouble, en regardant si elle n’était pas suivie.

— Mon ami, me dit-elle, je ne suis plus libre ; tous mes mouvements sont épiés ; j’ai vainement essayé d’écrire à Effisio ; on se méfie de moi ; et cet homme surtout, cet homme que je déteste et qui maintenant partage notre maison à titre de fiancé !… Il suit tous mes pas ! Je suis folle de cette obsession ; elle me révolte et m’épouvante ; je ne me sens plus la force d’agir, de penser !… Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne serai jamais la femme de cet homme. Dites cela à Effisio ; dites-le-lui bien, qu’il n’ait pas un instant de doute ! Cela n’est pas possible, je ne serai jamais la femme de Pietro !

— Grazia, lui dis-je, ce n’est pas aux conseils du désespoir qu’il faudrait s’en tenir, mais à ceux de la raison, à ceux de l’amour. Trouvez seulement un moyen de sortir la nuit ; l’un ou l’autre, tour à tour, nous serons là et nous partirons tout aussitôt !…

— Impossible ! reprit-elle, il se défie. Ne rodez pas autour de la maison, car il vous tuerait. Prenez garde ! Vous ne connaissez pas cet homme, c’est le démon !… Il me tient comme sa proie et me croit trop faible pour lui échapper. Cependant il ne m’aura pas ; on ne disposera pas deux fois de moi-même ! Dites-le bien à Effisio !

Je la regardais, voyant bien qu’elle songeait au suicide, et me disais : — Aura-t-elle vraiment cette énergie ? — Elle devina sans douté ma pensée, car elle tira de son sein un petit poignard damasquiné, que j’avais vu dans les armes de don Antonio, et me dit :

— Voilà ce qui me permet de vivre près de cet homme, sans en devenir folle de terreur, et ce qui me délivrera d’une existence que l’on m’a faite si cruelle. Ne doutez pas de moi ; j’aurais craint la mort autrefois ; mais, à présent, son idée seule me console et me rassure. Elle me paraît douce à force de souffrances.

Mon amie, lui dis-je, ma pauvre Grazia, au nom d’Effisio, laissez-moi vous supplier de consacrer toute votre énergie à vous donner à lui, et non pas à lui causer le plus grand chagrin qu’il puisse ressentir. Si vous vous donnez la mort, il se la donnera aussi, j’en suis certain. Ne serait-il, pas cent fois plus raisonnable de vivre ensemble, loin, d’ici, heureux par l’amour.

— Heureux ! dit-elle. En laissant derrière moi les miens en proie à la désolation et au déshonneur ! Non, je ne pourrais être heureuse ! Et mes larmes feraient le désespoir d’Effisio. Je vous le laisse, notre ami ; efforcez-vous de le consoler. Il m’oubliera peut- être. Moi, j’étais née pour le malheur !…

— Mais, ma pauvre enfant, m’écriai-je, réagissant enfin contre sa terreur, — si vraie, si profonde, que moi-même elle m’avait influencé d’abord, — mais votre seul, votre vrai malheur, est de vous abandonner vous-même ; car, enfin, que peut votre père ? que peut de Murgia contre vos refus constants ? On ne vous trainera pas de force, à la mairie, à l’autel ? Votre père oserait-il encore vous frapper ? j’en doute. Mais alors même, il ne pourrait aller bien loin dans ces violences. Une volonté ferme en impose toujours. Vous êtes libre ; vous pouvez sortir de sa maison…

— Il me tuerait, dit-elle en secouant la tête. Nous ne sommes pas dans votre France. Et moi-même, depuis l’enfance, je suis accoutumée à obéir, et tout ce qu’ils croient je l’ai cru, je le crois encore. Souvent, quand je pense aux choses que vous m’avez dites, je sens que vous avez raison. Là, tout à l’heure encore, à l’église, je me disais : — Non, si la Vierge était bonne, si elle était vraiment ce qu’on dit, elle ne me laisserait pas sans secours ; ce qu’on veut de moi est une injustice et une infamie. Et j’ai osé la regarder et lui dire : — Tu n’es donc que marbre ? — Mais aussitôt je me suis sentie épouvantée, el quand la nonna (grand’mère) et mon père, et la mère d’Antioco, me font un devoir de la vengeance, je ne puis pas leur dire le contraire, et je trouve aussi qu’ils ont raison ; car j’ai cru ces choses-là toute ma vie, et il y a peu de temps qu’Effisio et vous m’avez parlé si différemment : Ah ! si j’étais née dans les pays de là-bas et que j’y eusse connu Effisio, quel bonheur eût éte le mien ! Mais mon existence était maudite ! Adieu, mon ami, je ne puis rester ici plus longtemps. Souvenez-vous de la pauvre Grazia ! Et consolez Effisio. Dites-lui bien que je l’aime de tout l’amour de mon âme, et que cette fois je lui resterai fidèle.

Je ne voulais pas la laisser partir sans avoir trouvé quelque moyen de la revoir, de nous entendre ; mais elle était si agitée que je ne pus insister longtemps, d’autant plus que je ne voyais pour le moment rien à lui proposer, rien à faire.

— Quand vous serez de retour à Nuoro, lui dis-je, essayez du moins de prendre les lettres d’Effisio et de lui écrire.

— Oui oui ! me répondit-elle, en me quittant.

Afin de la mieux dérober aux regards de ceux qui passaient, je l’avais placée dans un angle aigu, formé par les rochers. Je fis quelques pas en dehors, afin de voir si elle pouvait rentrer dans le chemin sans être aperçue. Une femme se trouvait là, qui en me voyant poussa une exclamation et courut à moi.

— Raimonda !

Je n’eus pas le temps de prendre un parti qu’elles étaient face à face.

— Je vous cherchais, je veux vous parler… me disait Raimonda.

Mais la voix mourut dans sa gorge et Grazia recula comme devant une vipère, en s’écriant :

— Elle ! cette fille ! Arrière !… Comment ose-t-elle s’approcher de moi ?

De telles paroles, et le geste d’horreur à la fois et de mépris qu’eut la veuve d’Antioco, rendirent à Raimonda, interdite un moment, toute son énergie.

— Et pourquoi n’oserais-je pas, dit-elle croyez-vous valoir mieux que moi ? Vous qui ne savez que pleurer et geindre, et rendre malheureux ceux que vous aimez ? Moi aussi, je sais haïr, mais je sais aimer ! Mon amant se dit le plus heureux des hommes ; don Effisio peut-il en dire autant ?

Je ne vis jamais combien les luttes où l’orgueil se mêle donnent d’aigreur à l’être le plus doux, et quelle est l’âpreté des haines locales. Brisée et désespérée l’instant d’avant, Grazia se trouva debout et superbe pour répondre à sa rivale détestée ; un flot de sang vint à ses joues pâles, et je vis dans ses yeux l’étincelle de la haine sarde.

— Heureux ! dit-elle avec un sourire cruel, lui, votre amant ! Je ne connais point d’homme dont le sort soit plus misérable. Est-il heureux le bandito de la montagne, qui n’a d’autre abri, sous la pluie et sous la neige, que des rameaux dépouillés, qui manque de pain et vit de rapines, ou de la charité des pauvres pasteurs ? Est-il heureux l’homme chargé de chaines et couché sur la paille, qui mange le dur pain des prisons ? Tel fut longtemps le bonheur de l’amant d’une fille effrontée, qui ose se vanter d’aimer celui dont elle a gâté et perdu la vie ! Et tout cela n’est rien encore… Le bonheur que goûte cet amant n’est rien près de celui qui l’attend !…

Il était trop facile de comprendre cette allusion cruelle, dont l’ail et le geste de Grazia, fixés sur la terre, rendaient le sens plus terrible. Raimonda frémit et sourit à la fois :

— Tel qui croit dompter son ennemi, dit-elle, est dompté par lui. Qui sait si Grazia de Ribas, veuve Tolugheddu, fiancée de Pietro de Murgia, n’aura pas un troisième époux ! elle, qui se laisse donner par son père, avec la même facilité qu’une truie se laisse vendre par son maître ?

Sous cette injure sanglante, des pleurs jaillirent des yeux de Grazia ; mais elle ne resta point silencieuse. En vain, j’essayais de les apaiser, de les éloigner, ni l’une ni l’autre ne pouvait se résoudre à lâcher pied qu’après avoir atterré son ennemie.

— N’est-il pas plus honorable, dit Grazia, de se laisser donner par son père que de se donner soi-même au premier galant qui vient s’amuser de vous ?

— Tu mens ! cria Raimonda, tu mens ! Je ne suis pas comme toi ; un seul homme m’a touchée. Ce n’est pas moi qui feins de pleurer un époux que je n’aimais pas. Et je ne serais pas si Ache et si niaise que d’abandonner celui que j’aime, pour mettre ma main dans celle d’un homme, qui, pour une bonne part, fut l’assassin de celui qu’on prétend venger.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je à Raimonda.

Et Grazia elle-même se tut, attendant la réponse que Raimonda allait faire.

— C’est à vous que je veux parler, à vous seul, dit celle-ci d’un ton impérieux. — Cependant, ajouta-t-elle, en se radoucissant tout à coup et en désignant Grazia, elle devrait s’estimer heureuse de savoir cela, si elle avait assez de sang dans les veines pour avoir une volonté.

Grazia allait répondre ; mais je l’entraînai à quelques pas.

— La haine vous égare, lui dis-je. Ou retournez de suite près des vôtres, comme vous le vouliez tout à l’heure, si véritablement votre absence est un danger pour vous, ou écoutez ce que cette fille veut me dire, et qui, je le pressens, est une nouvelle accusation contre le Murgia.

— Hélas ! me dit-elle, moi je n’en al pas besoin et mon père ne croira pas plus celle-ci que les autres. En outre, que peut-on croire d’une pareille bouche ? ajouta-t-elle avec mépris.

Emportée par cette rencontre au-delà de son caractère habituel, et de ses forces, Grazia subissait déjà la réaction de l’effort : ses mains tremblaient dans les miennes. Tout son corps tremblait. Cependant, elle s’appuya contre la roche, à portée d’entendre ce qui se disait et je retournai vers Raimonda.

— Me voilà prêt, lui dis-je, à vous entendre. Et j’espère n’avoir pas besoin de vous prier de ne laisser désormais sortir de votre bouche aucune injure pour les personnes qui me sont amies.

Elle eut un sourire sardonique, en regardant la colombe blessée qui s’abritait du combat, et me dit :

— Je veux bien. Après tout, pour ses forces à elle, c’est assez. Je veux vous dire ceci : Tout autre que don Antonio se serait défié de Pietro de Murgia, après ce qui a été révélé dans le procès. Tout le monde a bien vu qu’en faisant échapper Nieddu, quand les Tolugheddu le voulaient faire emprisonner, Pietro cherchait à se débarrasser d’Antioco. Mais il y a encore une autre chose, que nous ne pouvions pas dire, et la voici : Nieddu s’est trouvé manquer de cartouches et de balles peu de jours avant… le jour que vous savez. Alors il m’a dit : Va en demander….

J’avais, un moment auparavant, entendu un pas dans le chemin et j’avais aperçu vaguement une forme humaine ; mais, comme nous étions à distance, il m’avait semblé inutile de m’inquiéter d’un passant, qui n’était pas le premier depuis notre halte en cet endroit. Il me suffisait que Grazia fût abritée contre les regards, et je pensais qu’elle l’était encore. Aussi, fus-je violemment surpris, lorsque, à la manière d’un tigre qui fond sur sa proie, Pietro de Murgia parut entre nous. Un cri de terreur s’échappa de la poitrine de Grazia. Je crus à une violence ; et mis la main sur mon revolver. Mais Pietro ne fit que s’arrêter une seconde en face de Raimonda, qu’il regarda d’un air menaçant et hautain, puis, allant prendre brusquement la main de Grazia :

— Signora Tolugheddu, ce n’est pas ici votre place ! Votre père est inquiet de vous et il m’envoie vous chercher.

Je m’approchai de Grazia.

— Permettez-moi de vous reconduire, lui dis-je.

— Non ! non ! balbutia-t-elle, c’est inutile ; merci !

— Mon escorte suffit à la signora, me dit Pietro, d’un air à la fois doucereux et insolent.

— C’est l’avis de la signora que je désire, lui répondis-je.

— Elle vous l’a donné.

— Oui, dit Grazia, qui, je le vis, craignait une rixe entre nous. Je vous remercie. Restez ici. Maintenant, je vais à la fontaine.

— Il y a des servantes là-haut pour cet ouvrage, signora, et vous vous donnez trop de peine, dit Pietro en l’entraînant.

Cependant, ils descendirent ensemble, elle se trainant près de lui, qui marchait droit et superbe. Raimonda, saisie par la brusque apparition de Pietro, avait cessé de parler ; mais elle n’avait pas poussé une exclamation et était restée à la même place, immobile et fière. Quand nous fûmes seuls :

— Vous voyez, me dit-elle avec dédain, comme elle le suit, cet homme qu’elle déteste, et qui tout autant que nous a voulu la mort de son époux !

— A-t-il vraiment fourni là poudre et les balles ? demandai-je en frémissant.

— Oui ! Je vous le jure par le sang du Christ ! Nieddu n’en avait plus, et personne parmi les pasteurs ne se souciait d’en acheter pour lui, de peur qu’on le sût ; moi, le marchand sans doute m’eût refusée, car tout le monde savait ce que nous en voulions faire. J’allai de la part de Fedele trouver Pietro, et il me donna avec empressement tout ce qu’il avait, disant : — Ce pauvre Nieddu ! Il faut bien qu’il tue quelque daim pour sa nourriture ! Mais je voyais dans ses yeux comme la danse d’une flamme de feu, pareille à ce que peut être le rire de Satan. Et de ce moment je le haïs et le méprisai, car je me dis : — Celui-ci tue son ennemi en lui serrant la main.

— Et maintenant, signor, cet homme veut tuer Nieddu pour épouser Grazia, et elle, qui en aime un autre, accepte ce traitre pour vengeur et feint de nous haïr, quand la mort de son époux l’a délivrée de sa chaine. Tout cela est-il juste et franc ? Ah ! si elle avait su résister à son père et épouser don Effisio, qui, lui, ne veut pas tuer ceux qu’il ne hait pas, je l’aurais aimée, votre Grazia. Mais…

Ils devaient bientôt revenir de la fontaine ; afin d’éviter une nouvelle rencontre, j’emmenai Raimonda par un sentier plus abrupt que le chemin et qui remontait aussi la colline. Je comprenais son but maintenant : la pauvre fille, inquiète pour la vie de son amant, était au fond l’alliée des amours de Grazia et d’Effisio. Tout en marchant, elle continuait de répandre son cœur.

— Il faut que vous disiez cette chose à don Antonio et à Grazia, n’est-ce pas ? Si aveuglé que soit le père, et si faible qu’elle soit, elle, ils ne peuvent pourtant passer outre à un tel soupçon. Ils ne m’auraient pas crue, moi, ils n’auraient pas même voulu m’entendre. C’est pourquoi je vous ai cherché, Oh ! maintenant que ce Murgia est le fiancé, je n’ai plus une minute de vrai bonheur ! Je suis comme la perdrix qui voit o milan planer sur ses petits, éparpillés autour d’elle, Quand Fedele sort de la maison et que je ne puis le suivre, mon cœur demeure serré comme entre des tenailles, et je ne puis respirer que je ne l’aie vu de loin ramener ses pas vers nous. Fedele m’a promis de tuer Murgia, maintenant qu’il se voit menacé par lui, Hélas ! le pourra-t-il ? Cet homme est plus rusé qu’un renard ; on le croit toujours ailleurs qu’où il est, et on le voit paraître quand on s’y attend le moins. Vous avez bien vu tout à l’heure. Le plus sûr, c’est qu’il ne soit pas chargé de la vengeance des Tolugheddu ; car alors il ne fera rien contre nous, n’y ayant point intérêt, et craignant d’avoir affaire avec la justice. Dites donc la vérité à don Antonio ; je suis prête à la jurer sur le crucifix. Et si Pietro le sait, que ce soit du moins sur moi qu’il se venge !…

Elle me disait tout cela avec une abondance de larmes, de soupirs, de regards de feu, tantôt joignant les mains avec force, tantôt les appuyant sur son cœur, et tantôt levant les bras avec énergie. Il me fut cruel de décourager son espoir. Mais je lui devais la réalité. En apprenant que j’avais déjà vainement communiqué mes soupçons à don Antonio, elle s’épancha en malédictions contre tant d’aveuglement et de lâcheté.

— Car, dit-elle, en mettant avec intelligence le doigt sur la plaie, c’est la crainte qu’ils ont de lui ! Enfin, malgré tout, répétez-leur ce que je vous ai dit. Me le promettez-vous ?

Je le lui promis, et nous nous quittâmes.

Peu de temps après, je m’asseyais à la table des Ribas. Nous e : ions une vingtaine de convives au moins ; mais, à cause de l’insuffisance de la table, les hommes seuls étaient assis, en vertu de la loi barbare, si peu naturelle, qui donne au plus fort, à l’exclusion du faible, l’aise et le repos. Faute d’être gai, le repas était bruyant ; Pietro parlait haut, buvait largement, et faisait les honneurs, éclipsant le chef de la maison. De temps en temps, je le voyais tomber dans un assombrissement, qu’il secouait aussitôt. Deux ou trois fois, je surpris sur moi son regard oblique. Le repas, commencé à plus de deux heures, n’était pas fini à quatre. N’y tenant plus, je me levai et m’allai promener dans l’enceinte, où l’on dansait, entre bourgeois, des contre-danses françaises et des polkas, au son d’un accordéon, tenu par un carabinier. À côté, se préparaient les danses paysannes, et une foule de jeunes filles et de jeunes gens retardataires arrivaient ponr y prendre part. Les riches et flambants costumes de Dorgalli, l’élégant costume de Fonni, ceux d’Oliena, de Mamoiada, d’Orune, de Bitti, etc., se croisaient et papillottaient sous mes yeux, avec mille flammes des yeux, et mille rayonnements des sourires de tout ce peuple venu là pour se faire en commun de la joie.

Dans un groupe, un peu à l’écart, les préludes d’une guitare se firent entendre. On allait chanter, peut-être improviser. En entendant ceux qui se dirigeaient de ce côté répéter le nom de Fedele Nieddu, je les suivis. En effet, c’était Nieddu qui se préparait à improviser, sur la demande que beaucoup lui avaient faite. Jamais je ne l’avais vu si poétique : son visage était éclairé de cette lumière idéale que nous comparons à la lumière visible, mais qui pare et fait reluire autrement le front humain. Il semblait tout vibrant aux harmonies qui l’enveloppaient, sur cette cime de montagne inondée de soleil et d’ombre, dont les feuillages frémissaient au vent de la mer, et qui dominait le vaste ensemble de montagnes, de monts, de vallées, de bourgs, de forêts, qui était la Gallura, sa bien aimée patrie.

André Léo.
(La fin à demain.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 20 JUIN 1878.

(41)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.

XXI. — (Suite.)

Au milieu de la foule sympathique et joyeuse qui entourait Nieddu, son cœur aussi battait du même rhythme humain et joyeux. Et en face de lui, au premier rang, se tenait Raimonda, qui fière et à ce moment heureuse, le contemplait, oubliant ses craintes dans l’orgueil de son amour. Il sourit et respira largement. Ses yeux doux et inspirés s’agrandirent, et il se mit à chanter sur un air simple et monotone, que sa voix variait par la seule puissance de l’accent, les vers suivants, en les accompagnant sur la guitare d’accords simples, mais vibrants.

Que nous apporte l’air qui souffle
Du côté de la grande mer ?
Et qui vient se perdre dans les rameaux
Avec un bruit doux et une douce haleine ?

Que dit là-haut la cime,
Nue sous le ciel bleu,
Où vient le mouflon sauvage
Contempler d’en haut les hommes ?

Que dit la montagne couronnée de chênes,
Où se parlent la feuille, le vent et l’oiseau ?
Où le rayon amoureux dit à l’ombre :
Danse avec moi et baisons-nous ?

Que dit le sol mystérieux
Où travaillent les génies créateurs
Où la vie naît des embrassements
De l’eau féconde et de la féconde poussière ?

Que disent vos prunelles humides
Ô jeunes filles riantes ?
Et les éclairs de vos yeux,
Ô jeunes hommes de la Gallura ?

Qu’y a-t-il au fond des cordes sonores ?
Dans la voix qui chante, ou pleure ?
Dans le son qui monte, harmonieux ?
Dans les bruts vagues et lointains ?

Ce que disent l’air et les cimes,
La feuille et l’oiseau, le rayon et l’ombre,
Le sol, l’onde et les génies de la terre,
Le feu et l’humidité des regards humains.

Ce que disent les cordes sonores,
Et les bruits harmonieux,
Tout ce qui vibre dans l’air,
Et qui palpite sur la terre.

C’est l’amour, le grand amour !
Lui seul est l’âme du monde ?
Il est le charme des êtres !
Il est la force et la vie !

Que serions-nous sans l’amour ?
Quel breuvage donne plus d’ivresse ?
Quel aliment plus de force ?
Quelle vertu, plus de grandeur ?

L’amour n’est pas seulement,
Le bonheur, il est l’héroïsme !
Il nous fait doubles, et nous donne
Toutes les délices de la terre,
Avec toutes les poésies du ciel !

Pour cette dernière strophe, plus longue que les autres, Nieddu avait changé l’air, en le prolongeant, avec une maestria de musicien, en même temps que d’artiste, bien qu’il ne sût pas une note de musique. Tandis que les applaudissements éclataient autour de lui, encore tout vibrant, il restait penché sur son instrument, où les dernières ondulations s’éteignaient dans le bois sonore. Le visage de Raimonda resplendissait d’amour et d’orgueil. Tout à coup Nieddu releva la tête et passa de nouveau les doigts sur la guitare. Ses yeux étaient chargés de rêverie et l’expression de son visage mélancolique plus que jamais. Il changea de ton, par quelques accords plus graves tout à coup, et d’un accent doux et saisissant à la fois, il ajouta :

Amour, vie pleine et suprême !
Que deviens-tu dans la mort ?
La dent des vers du tombeau
Te ronge-t-elle aussi dans le sépulcre ?


Mais le ver ne ronge pas la flamme !
Une vapeur s’élève des tombes ;
Ô ma bien-aimée ! vivant ou mort,
Mon amour t’enveloppera !

Je serai l’air qui baisera tes lèvres ;
Le son qui bruira dans ton oreille :
La chaleur qui fera circuler ton sang :
La voix secrète qui parlera dans ton âme.

On applaudit encore ; mais Raimonda était devenue sombre. Le groupe se dissipa, et j’allai voir les danses populaires, qui avaient commencé.

Après ce spectacle, qui m’absorba quelque temps, et diverses conversations avec Cesare Siotto, Branca, et quelques autres, voyant la nuit venir, je me disposais à partir, quand je fus abordé par Cabizudu.

— Quand Sa Seigneurie voudra descendre, elle me le dira.

— Pourquoi cela ? Justement, je vais partir.

— Pas tout seul, signor ! don Effisio me l’a formellement défendu.

— Comment ! C’est fort bien ; mais personne ne me le défend à moi.

— Oh ! Elle ne voudrait pas faire cette peine à don Effisio ; et d’ailleurs je Le suivrais. Il est encore de bien bonne heure ; cependant, si Sa Seigneurie veut absolument partir, je vais aller chercher Gavina et les autres, qui sont à danser.

— Ah ! Gavina danse !

— Eh ! que voulez-vous, signor ! Il faut bien se consoler ; on ne peut pas épouser les morts.

— Elle a raison. Aussi, ne veux-je point la déranger, et puisqu’il faut que nous revenions ensemble, je vous attendrai.

J’attendis jusqu’à la nuit tombée, et Gavina ayant fini de danser, nous partîmes, accompagnés d’une douzaine de personnes, jeunes filles, jeunes gens, et leurs parents. J’étais allé prendre congé des Ribas, et j’avais pu, car Pietro de Murgia n’était pas là, échanger un mot avec Grazia.

Nous avions descendu la première côte, et cheminions sur le plat chemin, avant d’arriver à la seconde, quand nous entendîmes, à gauche, un bruit de pierres, qui roulaient dans l’escarpement, comme sous les pas d’un homme.

— Qui diable peut monter à cette heure ? dit Cabizadu, en s’arrêtant.

— Peut-être est-ce qu’il descend ? dit un jeune homme de notre groupe.

Et l’on se mit à rire. Le bruit avait cessé, nous passâmes.

La nuit était claire, et l’air, refroidi par un vent du nord-ouest, était doux à respirer après cette chaude journée ; il y avait au ciel illumination d’étoiles, et la gaîté de la fête s’épanchait encore dans notre groupe, ici par des rires, là par des chants d’ensemble, que chérissent les Sardes. Tout à coup — nous commencions à descendre la seconde côte — un cri prolongé comme un appel, d’un accent désespéré, monta vers nous. Tous les cœurs se glacèrent et nous nous arrêtâmes subitement.

— Qu’est cela ?

— Qui peut crier ainsi ?

— Diavolo ! Quelqu’un aura été refroidi par là, dit Cabizudu. Allez signor, il fait bon d’être en compagnie ! Allons voir !

Déjà, nous descendions en courant, les jeunes gens et moi. De temps à autre, un nouveau cri, lamentable à rompre les nerfs, nous donnait la distance qui restait encore. Enfin, nous arrivâmes près d’une masse noire, qui gisait à terre, sous la nuit grise, et d’où s’échappait une sorte de râle effrayant, comme celui d’une poitrine qui se déchire. Non moins brisée, une autre voix s’éleva, que j’avais, hélas ! pressentie : celle de Raimonda !

— Je vous en prie ! dit-elle, soulevez-le doucement ; oh ! bien doucement ! et portons-le vite à Nuoro. Qui va devant chercher un médecin ? Oh ! courez vite, mes amis, secourons-le vite ! Il n’est pas mort !

C’était bien lui, Nieddu, qui était étendu là. Et quand je voulus me pencher sur lui, je sentis une humidité chaude, dont la terre était trempée, mouiller mes genoux et s’attacher gluante à mes mains. On pressait Raimonda de questions.

— Vous le voyez bien, dit-elle avec un calme effrayant, il l’a assassiné ! Dépêchons-nous ! on pourra peut-être le sauver encore ! Oh ! n’est-ce pas ? dit-elle en me reconnaissant.

Je fis cesser les questions ; je dépouillai mon paletot pour y placer Nieddu ; un des hommes donna son capotu, et nous le portâmes à quatre, ainsi, comme sur une civière, en nous relayant de temps en temps. Deux hommes étaient partis en avant, selon l’ordre de Raimonda, pour chercher un médecin. Les femmes autour de nous éclataient en gémissements.

— Oh ! quel malheur ! disaient-elles. Un si beau cantore ! (chanteur). Povero Nieddu !

Raimonda marchait à côté de son amant, guidant les mouvements de ceux qui le portaient. J’étais surpris de n’entendre aucune imprécation sortir de ses lèvres. Elle était affreusement pâle : je voyais dans la nuit sa figure blanche ; mais elle n’exprimait qu’une pensée : arriver au plus tôt ! Le sauver peut-être.

Heureusement, nous n’étions pas loin de Nuoro, et la maison de Nieddu était, de ce côté, l’une des premières. Le râle du moribond faiblissait quand nous arrivâmes. Dans l’humble demeure, le médecin attendait, près de la mère gémissante. Il palpa le corps :

— Il y a encore de la vie, dit-il, ne pouvant s’empêcher de frissonner sous le regard fixe de Raimonda.

Elle, dont on n’entendait plus le souffle, respira. Le docteur fit quelques prescriptions, qui me semblèrent insignifiantes. Quand il voulut partir, la pauvre fille, se jetant à ses pieds, le supplia de rester. Il céda ; mais un coup d’œil que nous échangeâmes m’ôta tout espoir.

La chambre étant pleine de monde et ma présence étant inutile, je sortis navré. Le lendemain, à l’aube, un glas sonna. Le cœur serré, nous envoyâmes Angela aux informations. Elle revint en pleurant.

— Il est mort ! nous dit-elle. Pauvre Nieddu !… Pietro de Murgia l’a assassiné !


XXII

Ce dire d’Angela était dans toutes les bouches : Pietro de Murgia l’a assassiné !

Comment le savait-on ? Moi, qui avais été l’un des premiers témoins oculaires, je n’avais rien vu, je ne savais rien. Cet éboulement de pierres, sous des pas humains, en des sentiers où les pâtres ne passaient qu’en plein jour, était le seul indice qu’on put rapporter à l’assassin mystérieux, que nul n’avait aperçu, pas même sans doute sa victime. Raimonda ne s’était occupée que de son amant ; elle n’avait, en ma présence du moins, accusé personne. Et cependant, de toutes parts, la voix publique dénonçait Pietro de Murgia comme l’assassin.

Le lendemain de la fête, les fidèles descendaient de la montagne, et de ceux-ci à ceux d’en bas, qui les premiers avaient su l’événement, c’étaient des questions multipliées et d’ardents récits qui se croisaient. Les uns peignaient l’affreux spectacle de la route, le transport lugubre, les souffrances de Nieddu, la douleur des siens. Ceux d’en haut étaient tenus de fournir des détails sur les allures de Pietro de Murgia, dans la soirée. Or, quand une foule se charge d’une instruction, elle s’en acquitte avec plus ou moins d’exactitude ; mais toujours avec zèle. Et voici ce qu’on racontait :

À l’heure de l’assassinat, les de Ribas, assis à leur porte, prenaient l’air du soir, avec les Tolugheddu et plusieurs autres personnes de la neuvaine. Pietro de Murgia, ni aucun de ses familiers n’y était, cela était certain. On causait. Seule Grazia, assise sur le banc de pierre, à côté de sa belle-mère, ne disait rien. Les uns parlaient d’aller se coucher, les autres de passer la nuit à la belle étoile, quand Pietro de Murgia vint tout doucement s’étendre par terre, à côté de Quirico, déjà endormi, et d’un Norésien, nommé Tolu, voisin des Ribas. Pietro ne dit mot d’abord ; puis il proposa de rentrer ; les Tolugheddu l’approuvèrent, et bientôt la famille entière se retira dans la chambre et la porte se ferma. Ce fut alors que Tolu, Sirven et la femme de celui-ci, avec la fille des Murtas, entendirent un cri poussé par Grazia ; puis, la porte se rouvrit et l’on posa sur le seuil Grazia presque évanouie. Sa mère voulut la déshabiller ; car elle avait encore tous ses vêtements ; mais, elle, les mains sur son sein, ne voulut pas, disant : — Laissez-moi ! Et la fille des Murtas, qui regardait plus loin dans la chambre, assurait avoir vu la signora Tolugheddu embrasser comme une relique Pietro de Murgia.

Cependant, Preddu Floris assurait ne pas avoir quitté Murgia de la soirée ; ils étaient allés, en causant, pendant quelques minutes, sous les chênes, et ils étaient revenus vers les Pisani et les Calvo, comme ceux-ci partaient. Quelques-uns disaient, en effet, avoir va Pietro à cette heure-là. Était-ce avant ou après l’assassinat ? Les affirmations différaient et étaient fort indécises.

En général, on regrettait vivement Nieddu ; beaucoup le pleuraient. Mais Pietro de Murgia, s’il n’avait des amis, avait un parti qui le soutenait, et l’influence des Ribas et des Tolugheddu, que l’on sentait derrière lui, retenait bien des paroles, atténuait bien des affirmations.

Nous apprîmes tout cela confusément par Angela, et je serais sorti pour en apprendre davantage, ou pour entendre moi-même ce qui se disait, si j’avais osé quitter Effisio. Il était dans un état, que je connaissais trop bien pour l’avoir observé déjà : parole brève, sourire convulsif, les veines de la face gonflées, l’œil fixe, et visiblement pris d’une obsession, qu’il cherchait en vain à cacher. Je craignais qu’il ne méditât un coup de désespoir, et quand ce fut lui qui me proposa de sortir, je le suppliai de rester, ou de venir simplement se promener avec moi à la campagne.

— Laisse donc ! dit-il, je suis las de me cacher ; je veux reprendre la vie du dehors ; il me faut de l’air et du mouvement. Laisse-moi voir les hommes. Ils sont assez étranges pour cela ! Je ne puis faire toujours le mort !

Il était plus étrange que personne en parlant ainsi, et je le regardais avec anxiété. Il vit bien mes craintes :

— Allons ! reprit-il, avec une légère convulsion d’impatience, n’insiste pas ! S’il te faut cela pour te rassurer, je te dirai que tu n’as rien à craindre aujourd’hui ; je veux voir, savoir, prendre au milieu des hommes un sang-froid nécessaire, et rompre cette claustration qui m’énerve.

Nous sortîmes. Ce fut lui qui guida la marche, et il prit la grande route, c’est-à-dire la rue principale de Nuoro. Sur son chemin, plusieurs personnes lui parlèrent ; mais nul n’osa l’entretenir de l’événement. On regardait son visage, pâle à l’excès, et on le quittait bientôt, après lui avoir serré la main. Arrivé devant le café, il y entra, et nous prîmes place tous deux à une petite table, à l’intérieur, car le soleil emplissait la rue. Il était environ midi. Le café avait plus de monde qu’à l’ordinaire, une quinzaine ; on venait là pour parler de l’assassinat et avoir de nouveaux détails. En écoutant, nous apprîmes que Nieddu avait rendu le dernier soupir à quatre heures du matin, sans avoir repris connaissance ; il n’avait parlé qu’un moment, après être tombé sous le coup de feu. Quand Raimonda, penchée sur lui, l’appelait en criant, il avait rouvert les yeux, disant : « Ô ma bien-aimée ! je suis mort. Adieu ! Puis, ses yeux s’étaient refermés. Raimonda ne pleurait pas ; assise près du mort, elle tenait sa main dans la sienne et le regardait fixement. On n’avait pu la faire bouger de là jusqu’à onze heures environ. Alors, elle avait demandé à manger et à boire du vin.

C’était un Sarde volsin des Nieddu qui racontait cela et il ajoutait : — C’est une étrange fille !

Tout à coup, je vis à la porte du café la grande taille de Pietro de Murgia ; il entrait, suivi de don Antonio. Son attitude était encore plus insolente qu’à l’ordinaire. Il regarda tout le monde en face, et nous salua. Effisio lui rendit son salut avec une politesse qui m’épouvanta. Pour moi, je ne le fis point ; je saluai seulement don Antonio. Celui-ci copiait un peu l’attitude de Pietro de Murgia ; mais son triomphe était plus franc. Le brave homme était réellement satisfait, et se croyait plus digne après cette vengeance. Il vint, nous serrer la main, que nous lui donnâmes froidement. Emporté par le rôle qu’il affectait, Pietro de Murgia allait imiter don Antonio, quand je mis ostensiblement mes mains dans mes poches en le regardant. Il se le tint pour dit ; mais verdit de colère. Et, dans son regard, je vis clairement que la bête fauve aspirait à se jeter sur moi ; tandis que l’homme se disait sans doute qu’il avait assez à faire de se débarrasser des suites d’un seul meurtre, et qu’il fallait tout au moins remettre la chose à plus tard. Il s’assit donc à une table voisine de la nôtre, séparée toutefois par la largeur de l’entrée, et placée tout près du seuil ; puis, à voix haute, il demanda de la bière.

Je ne pensais plus qu’à entraîner Effisio loin de cet homme, que, je le voyais bien, il méditait de tuer, ouvertement peut-être. Toutefois, pour le moment, il n’avait pas d’armes, et moi seul j’avais mon revolver en poche, suivant la coutume des bourgeois de ce pays. J’ouvrais la bouche pour le prier d’achever con café et de me suivre, quand mon attention fut attirée sur une personne qui passait de l’autre côté de la route. C’était bien Raimonda I J’avais eu peine au premier coup d’œil, à la reconnaître, tant cette nuit l’avait changée ! Elle portait son costume de la veille, costume de fête, que maculaient de larges taches de sang, et marchait les bras croisés, d’un air étrange, mais d’un pas ferme et régulier, en regardant autour d’elle. Ayant jeté les yeux de notre côté, elle s’arrêta. Certainement, elle venait de reconnaitre l’assassin. Oppressé, je l’observais ; mais je la vis reprendre sa marche et disparaîtra. Revenant alors à ma préoccupation, je demandai à Effisio de me suivre.

— Non ! me répondit-il, à mi-voix, un peu plus tard.

Et il froissa le journal, qu’il faisait semblant de lire. Il m’avoua le soir de cette journée que, bien décidé à tuer Pietro pour sauver la vie de Grazia, il regrettait de n’avoir pas d’armes et songeait à se saisir de mon revolver ; mais il hésitait, retenu par la promesse qu’il m’avait faite, que je n’avais rien à craindre pour aujourd’hui.

À ce moment, une ombre se fit sur le seuil et, tournant la tête, je vis Raimonda qui décroisait ses bras d’un grand geste brusque. Elle était derrière Pietro de Murgia. Celui-ci poussa une sorte de hurlement affreux, étendit les bras, et tomba en arrière en renversant sa chaise et en se débattant. En un instant, les carreaux furent rougis de sang. Raimonda s’était reculée ; mais restait sur le seuil, et debout, immobile, elle contemplait les convulsions de sa victime ! Don Antonio s’était levé précipitamment, ainsi que nous tous. Il semblait atterré plus que désolé. Tout-à-coup, se tournant vers Raimonda, et tirant sa dague :

— Misérable, s’écria-t-il, tu n’auras pas le dernier !…

On le retint et on l’entraina. Quant à Pietro, nul ne l’osait toucher, et pourtant son agonie était horrible. Il avait le sang et l’écume aux lèvres. Le poignard de Raimonda, enfoncé entre les deux épaules, restait dans la blessure. Les convulsions, d’abord épouvantables, devinrent plus faibles, et quand un médecin arriva, Pietro de Murgia venait de rendre son dernier souffle. Raimonda était toujours là.

— Il est mort ? demanda-t elle ?

Le docteur la regarda, sans lui répondre ; mais d’autres ayant fait cette même question, il répondit :

— Oui !

Alors, je la vis joindre les mains, et, comme si elle parlait à son amant, dire :

— Au moins, je t’ai vengé !…

Un des Sardes qui étaient là s’approcha d’elle et, lui touchant le bras :

— Il faut t’enfuir, lui dit-il, et le cacher ; les carabiniers vont venir !

— Oh ! cela m’est égal, répondit-elle ; je voudrais seulement qu’on me laissât près de Fedele, jusqu’à…

Elle partit en disant ces mots. On l’arrêta r peu après, chez elle, tenant embrassé le cadavre de son amant.

Nous étions délivrés. L’avenir de Grazia et d’Effisio était assuré. Mais je n’eus pas longtemps à jouir de ce changement. Le jour même du meurtre de Murgia, Cao reparut dans sa boutique. Dès lors, Effisio ne me permit plus de sortir de Nuoro. Il se défiait absolument du mercier et de ses complices, qui, sachant à n’en pas douter qu’ils avaient essuyé mes coups de feu, à l’attaque du presbytère, devaient, pensait-il, tant par rancune que par crainte d’être dénonces, vouloir se défaire de moi.

De telles précautions ne laissaient pas que d’être désagréables. J’éprouvais d’ailleurs le besoin de rentrer en France, maintenant que j’étais rassuré sur le sort de mes amis. J’arrêtai donc promptement le jour de mon départ, que, par une nouvelle prudence, Effisio me pria de tenir secret.

Cependant, je ne voulus point partir sans avoir pris congé des Ribas, que je n’avais pas revus depuis la mort de Murgia. Nous y allâmes ensemble, mon ami et moi, et fûmes assez bien reçus, excepté par l’aïeule, qui tout le temps de notre visite fila sa quenouille sans dire un mot. J’appris ensuite qu’elle partageait le sentiment, exprimé par son fils, que la mort de Murgia était pour eux une défaite, puisque leurs adversaires avaient eu le dernier mot. Ce coup l’avait affaissée. Mais don Antonio me parut au fond plus soulagé que chagrin d’être délivré de son terrible intime. Nous avions pu remarquer dans son accueil un peu d’embarras, mais une cordialité sincère. Grazia s’était transformée. Au moment de l’adieu, elle voulut m’embrasser, et tout à coup, faisant sur sa timidité un violent effort, dont ses joues s’empourprèrent, elle dit tout haut :

— Avant que vous partiez, mon ami, je veux vous affirmer une chose, c’est que rien désormais ne m’empêchera d’épouser Effisio. Une pareille déclaration dans la bouche de Grazia causa une vive surprise à ses parents et à nous-mêmes. L’aïeule cessa de filer ; dona Francesca fut ébahie, et don Antonio, étonné au point qu’il ne se mit pas en colère, s’écria :

— Tu es folle ! — en regardant sa fille, comme s’il venait de la voir se changer en une autre.

— Ne vous fâchez pas, mon père, dit-elle ; j’ai assez souffert, et je veux vous dire maintenant où vous me poussiez : le jour de mon mariage avec Pietro, je me serais donné la mort. Vous savez, père, c’est depuis la mort de Murgia que vous avez retrouvé votre poignard ? C’était là tout mon courage ; mais je l’avais bien ! À présent, je serai plus forte. — Bien tard, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle, d’un air doux et confus, en nous regardant Effisio et moi.

De Ribas était hors de lui-même. Était-ce d’émotion, en apprenant à quel désespoir il avait réduit sa fille ? Était-ce de colère pour son autorité méconnue ? Lui-même sans doute ne le savait pas. Il proféra plusieurs invocations sonores au diable et au Saint-fromage (Santo-cazzo) ; jura qu’il n’avait plus rien à dire contre ce mariage ; mais que ce n’était pas ainsi qu’il fallait parier, et que Grazia lui manquait de respect ! Effisio le calma, en l’embrassant, et en lui promettant le respect et l’affection d’un fils.

Quelqu’un pleurait ; c’était Effisedda, et j’avais le cœur navré de son chagrin. Je lui pris la main, en la priant de me conserver son amitié. Elle éclata en sanglots :

— Quand reviendras-tu ? dit-elle. Oh ! reviens, je t’en supplie !

— Je reviendrai sans doute, lui dis-je, et d’ici là je penserai à toi, comme à une sœur chérie.

Elle ne me répondit pas et continua de pleurer.

Le lendemain matin, à trois heures, Cabizudu portait ma malle à la diligence, et je partais, accompagné d’Effisio.

Six mois après la mort de Nieddu, Raimonda, jusque là tenue en prison, passa en jugement. Elle fut acquittée à la presque unanimité. Le jour suivant, un jeune homme du pays, riche et considéré, entra chez elle :

— Raimonda, lui dit-il, je t’admire et je je t’aime ! Veux-tu m’épouser ?

Elle répondit :

— Non ! C’est pour moi que Nieddu est mort, et je l’aime toujours.

— Épouse-moi !… reprit-il ; je ne serai pas jaloux de son souvenir, et je m’honorerai d’une femme telle que toi. Tu vas, je le sais, mettre un enfant au monde, et tu vivras difficilement, dans une extrême pauvreté. Sois ma femme, j’élèverai ton enfant et, suivant ta volonté, il portera le nom de Fedele Nieddu, ou le mien.

— Je te remercie, dit-elle ; mais je resterai fidèle à Nieddu jusqu’à la mort !

Effisio et Grazia sont mariés et me parlent souvent de leur bonheur. Une de leurs dernières lettres m’annonce que ma gentille petite amie, Effisedda, qui parle toujours de moi avec affection, est décidément amoureuse d’un beau jeune garçon, ami d’Effisio, et en est aimée. Ce mariage aura l’approbation de don Antonio. Mes deux amis projettent de venir me voir en France ; mais pour m’inviter à venir chez eux, ils attendent que le brave mercier Cao, leur voisin, qui tout doucement fait sa fortune, soit mort ou emprisonné.

André Léo.
FIN.
  1. Les ragas sont cette espèce de culottes coupées à la naissance des cuisses, et qui, très amples, figurent une courte jupe.
  2. C’est une chose surprenante, pour ceux qui ne sont pas habitués à voir dans les autres pays les campagnards peu doués en facultés intellectuelles, et encore moins en imagination, d’assister en Sardaigne à ces tournois poétiques, que paysans et pasteurs, complètement privés d’instruction, soutiennent avec chaleur, quand quelque fête publique ou privée leur en fournit l’occasion. Le campegnatore du village, personnage important, car aucune réjouissance ne peut avoir lien sans son concours, se tient au milieu des combattants ; il invite au combat par ses préludes ces Tyrcis et ces Corydons qui chantent alternativement. La mesure la plus usités est l’octave. La plus grande preuve d’esprit consiste à s’emparer des dernières paroles de son adversaire et de les retourner à son avantage, soit qu’on exalte la nymphe du jour, soit que la lutte porte sur un sujet désigné. On ne saurait dire que, dans ce déluge de syllabes, on n’entende pas les énormités les plus bizarres. Mais cependant cela est rare lorsqu’il s’agit, non de rivaux vulgaires, mais des plus célèbres de la province. Et s’ils se trompent souvent, c’est surtout sur la propriété, l’arrangement des pensées (connaissance qu’on ne peut exiger de leur complète ignorance) ; mais ils se trompent rarement sur ce qu’on peut appeler la partie matérielle de la poésie, c’est-à-dire la consonance des rimes, la cadence et l’accent des mètres. À cela leur suffit cette nature, qui a mis tant de distance entre l’épaisseur béotienne et le sel attique. (MANNO : Histoire de Sardaigne.)

  3. Me has lanzadu amore,
    Gum frizza pénétrante.
    Pero d’essere amante,
    Non l’happo a disonore…


  4. Ma se non so amadu,
    Eo morio d’affano.
    Pero dao tale danno,
    Dea te amore sono istaddu liberaddu.

  5. Nieddu signifie noir.
  6. Le fait est historique.
  7. Bandits attaquant la nuit à main armée une proie désignée : maison riche, diligence, voyageur chargé d’argent.
  8. Un des quatre grands judicats qui, depuis la conquête pisane, se partageaient la Sardaigne.
  9. La bertola est une grande besace, faite d’une grosse étoffe à raies, dans laquelle le paysan sarde transporte à cheval l’herbe, ou les denrées, quand il ne la porte pas sur l’épaule
  10. En langue sarde, le tutoiement, est habituel, sauf vis-à-vis des gens âgés ou des supérieurs.
  11. La minestra est un potage au riz ou aux pâtes, avec lard et légumes.
  12. On appelle vernaccia en Sardaigne un vin blanc mousseux.
  13. Habitation des pasteurs.
  14. Sirvone en langage sarde veut dire sangler. C’est un surnom.
  15. Ce mot en sarde signifie renard, qui se dit en italien volpe.
  16. Deuil, plainte funéraire.
  17. Historique. Avril, 1877.
  18. Pain en feuilles minces.