S’il était besoin d’un exemple fameux pour illustrer la thèse des relations du pessimisme avec la neurasthénie, le nom de Lamennais est un de ceux qui viendraient le plus aisément sous la plume. Celui qui a écrit : « Je ne jouis point du succès, j’en souffre ; l’obscurité seule me convenait… Je regarde la mort et l’embrasse de tous mes vœux… Le plus beau jour de ma vie sera celui où je cesserai d’écrire… Tout m’est à charge, la vie est trop pesante pour moi… », accuse, dans ces phrases désenchantées, les symptômes de ce « mal du siècle » auquel un de ses compatriotes, et non des moins illustres, a imprimé une étiquette ineffaçable.
Comme René, Lamennais a témoigné de « cette disposition toujours croissante à une mélancolie aride et sombre », de ce noir dégoût de la vie qui, s’emparant de son âme, finit peu à peu par la remplir tout entière. Cet engourdissement, cette « paralysie morale », qui se traduit par « l’inquiétude vague, le mécontentement et la nausée du présent », c’est, comme l’a vu, avec sa perspicacité, de dissecteur d’âmes, l’analyste Sainte-Beuve, « l’état fondamental et constitutionnel » de Lamennais.
Si l’on veut saisir un être, si complexe soit-il, dans sa sincérité nue, c’est dans ses lettres intimes qu’on a les plus fortes chances de le surprendre. Nous avons, par bonne fortune, pour nous aider à connaître et à pénétrer Lamennais, intus et in cute, une correspondance volumineuse, qui contribue puissamment à éclairer sa psychologie.
Sans doute, il convient de se défier des écarts d’une imagination maladive, mais, la part faite à la déclamation, quel jour les épîtres familières nous ouvrent sur le caractère et le tempérament ! Quelle source précieuse et presque inépuisable pour le psychologue !
Connaissez-vous dans toute la littérature un tableau plus navrant du désenchantement, du dégoût de toutes choses, avant même d’avoir goûté à la vie, que ce passage d’une lettre de Lamennais à son frère :
« … Je ne me connais plus. Depuis quelques mois je tombe dans un état d’affaissement incompréhensible. Rien ne me remue, rien ne m’intéresse, tout me dégoûte. Si je suis assis, il me faut faire un effort presque inouï pour me lever. La pensée me fatigue. Je ne sais sur quoi porter un reste de sensibilité qui s’éteint ; des désirs, je n’en ai plus ; j’ai usé la vie ; c’est de tous les états le plus pénible, et de toutes les maladies, la plus douloureuse comme la plus irrémédiable. »
« Oh ! que nous sommes rien ! » s’écriait Bossuet. Lamennais renchérit : « Oh ! qu’il fait bon n’être rien ! » Quand on est convaincu à ce point de l’inutilité de l’existence, pourquoi s’y acharner ? « À quoi est-on bon ? À souffrir. Il ne faut pas gémir sur ce partage, il est encore assez beau », réplique Lamennais.
Souffrir ! D’aucuns cultivent leurs souffrances avec une joie âpre ; Lamennais fut du nombre de ces martyrs volontaires qui, aux malaises d’une santé fluctuante, ajoutent les mille tortures d’un esprit ardent et inquiet.
Lamennais chérit sa mélancolie, la tristesse même, suivant la fine expression de Malebranche, étant « la plus agréable de toutes les passions, à un homme qui souffre quelque misère ».
« Je suis habituellement, confesse-t-il quelque part, dans l’état que les Anglais appellent despondency, où l’âme est sans ressort et comme accablée d’elle-même.
« Il n’y a point de martyre comme celui-là… Je ne peux pas dire que je m’ennuie, je ne peux pas dire que je m’amuse ; je ne peux pas dire que je sois oisif, je ne peux pas dire que je travaille. Ma vie se passe dans une sorte de milieu vague entre toutes ces choses, avec un penchant très fort à une indolence d’esprit et de corps, triste, amère, fatigante plus qu’aucuns travaux, et néanmoins presque insurmontable. »
La faculté de souffrir, plus qu’aucun autre il la posséda, et il reconnaît, quand il en laisse échapper l’aveu, qu’il a parfois aidé à cette disposition native. Là encore, écoutons-le parler :
« Nous perdons, par notre faute, une partie, et la plus grande, des bienfaits du Créateur ; il nous environne de ses dons, et nous refusons d’en jouir, par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nous-mêmes. Au milieu de l’atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une, composée de toutes les vapeurs mortelles qui s’exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins, – fatale cloche de plongeur, qui nous isole dans le sein de l’Océan immense. »
Mais n’est-ce pas lui, comme le dit Sainte-Beuve à qui nous empruntons la citation[1], qui se mettait volontairement sous la cloche du plongeur ? Il n’en sortait que pour lancer la foudre. « Cette ardeur effrénée et cette surexcitation que d’autres, poètes et surtout artistes, ont portées dans les jouissances sensuelles, il la porte, lui, dans les systèmes philosophiques et politiques. »
Il aime à l’excès ou il hait ; « tout ce qui est moyen et mitigé, il le rejette d’ennui et de dégoût ; il vomit les tièdes ».
On imaginerait, qu’avec un tel tempérament, il ait eu une constitution à toute épreuve, une jeunesse orageuse et romanesque, comme celle de Chateaubriand, par exemple, né sous le même ciel. Tout différent il était : la nature l’avait desservi de toutes manières.
Félicité (Féli, comme on avait coutume de l’appeler), le quatrième de six enfants, était né à sept mois. Un vice de conformation – une dépression considérable de l’épigastre – donna longtemps des inquiétudes : il en souffrit toute la vie[2].
Il tenait d’une de ses aïeules son front élevé et large, son visage ovale et amaigri, aux pommettes saillantes, ses yeux gris, ses lèvres amincies et l’ensemble de son corps grêle.
Maurice de Guérin, qui fut son élève, nous le décrit ainsi : « Le grand homme est petit, grêle, pâle, yeux gris, tête oblongue, gros nez et long, le front profondément sillonné de rides, qui descendent entre les deux sourcils jusqu’à l’origine du nez : tout habillé de gros drap gris, des pieds à la tête ; courant dans sa chambre à fatiguer mes jeunes jambes et, quand nous sortions pour la promenade, marchant toujours en tête, coiffé d’un mauvais chapeau de paille, vieux et usé… » Bien que d’un aspect et d’une mise peu propres à commander le respect, dépourvu de dignité dans le maintien, de supériorité dans le regard, n’ayant aucune grâce extérieure, ayant le parler monotone mais doux, cet être frêle, toujours souffrant, qui parlait d’une voix basse et unie, s’imposait à ses auditeurs, les saisissait corps et âme. Montalembert disait de lui : « M. de Lamennais savait être le plus caressant et le plus paternel des hommes. »
Au vrai, il avait une tête énorme et disparate, dans laquelle semblait s’être concentrée toute sa vitalité ; un cerveau hypertrophié, qui avait accaparé toute la puissance des autres fonctions physiques ; une voix faible ; des manières embarrassées et contraintes ; une laideur à peine éclairée par la beauté d’un regard où la myopie mettait des douceurs trompeuses[3].
Sa taille était plutôt au-dessous de la moyenne. Son aspect général était des plus chétifs et, sans les soins assidus d’une vieille servante, il n’eût pas franchi les limites de la première enfance.
De bonne heure, il montra un tempérament vif[4], d’une émotivité exagérée ; fantasque, capricieux, il était d’une irritabilité excessive.
Ses impatiences, ses fureurs, sont restées légendaires. « C’est une âme de colère, a dit de lui Sainte-Beuve ; il amasse de la bile et des flots d’amertume, qu’il a besoin de déverser. » Mais ces colères duraient peu. Soit qu’il voulût seulement s’excuser, soit qu’il en fût persuadé, il prétendait qu’elles étaient nécessaires à sa santé et qu’il était obligé, parfois, pour éviter de tomber en défaillance[5], de chercher noise au premier venu, sauf à demander ensuite pardon de ses emportements[6].
Une autre dominante de son caractère fut cette tristesse[7] qu’il porta, comme un crêpe funèbre, toute sa vie et qui s’était manifestée presque dès la naissance.
Le sombre aspect des lieux où il avait vu le jour pouvait bien, aussi, avoir contribué à créer cet état d’âme. Elle est de Lamennais cette boutade que, dans sa sincérité, il n’a pas cherché à retenir : « L’ennui naquit en famille, une soirée d’hiver. » L’ennui, « cet inexorable fléau de la vie humaine », selon la forte expression de Bossuet, a pesé sur toute l’existence de Lamennais.
Il avait cinq ans, quand il perdit sa mère. Il en conservait malgré un si jeune âge, le souvenir vivace. Quant à son père, il était d’un caractère fort entier, entier jusqu’à l’absurde : on conte qu’il forçait son fils Jean-Marie, alors âgé de dix ans, à priser du tabac, parce qu’il l’aimait et que c’était la mode de son temps[8] !
Ém. Forgues note dans ses Souvenirs[9] : « Les membres de cette famille étaient des caractères entiers, énergiques, une race d’hommes résolus, tenaces, et qu’on a vus quelquefois poussés, par leur nature indomptable, à d’étranges extrémités. » Ceci n’est point indifférent à noter pour qui croit à la transmission des instincts et des facultés. Une volonté inébranlable, qu’il tenait probablement de son père, jointe à une tendresse expansive, legs maternel, devaient fournir les principaux traits du caractère de Lamennais.
Ce père autoritaire, trop absorbé par les affaires pour s’occuper de l’éducation de ses fils, s’était résolu à les confier à un de leurs oncles.
Tonton des Saudrais était un philosophe aimable, qui traduisait Horace et aussi le Livre de Job. Il portait immuablement des bas chinés, des souliers à boucles d’argent, la culotte courte, l’habit à la française et un grand tricorne, qui encadrait à ravir sa figure souriante. Il fut le précepteur attitré des deux enfants qui, passionnés de lecture, purent, à leur aise, satisfaire leur goût dans la bibliothèque bien pourvue de leur oncle.
Avec les livres, le jeune Féli n’avait d’autre distraction que la musique : il faisait sa partie de flûte dans les concerts de la Société philharmonique de Saint-Malo. Il était, en outre, fanatique d’escrime : cet « extrait d’homme », comme l’appelait Béranger, était un ferrailleur redoutable.
Contre l’ordinaire, cette passion pour les armes, conjointement avec celle pour l’équitation et la chasse, n’avait guère fortifié son tempérament ; c’est qu’il perdait tout le bénéfice de cette vie au grand air et des exercices rudes auxquels il se livrait[10], par une application trop soutenue à l’étude.
Son frère partageait ses fatigues et ne s’en trouvait pas mieux. Ils durent se rendre tous les deux à Paris, en 1806, et y passer tout le printemps, afin de s’y faire soigner par les plus habiles médecins de la capitale. Ceux-ci recommandèrent l’air des champs, le régime du lait et surtout d’éviter toute fatigue du cerveau.
Au mois de juillet, les deux frères étaient de retour à Saint-Malo, et, bientôt après, dans leur domaine de La Chênaie, à deux lieues de Dinant, où, au milieu des bois, dans une maison rustique, ils reprirent leur vie de recueillement et de travail.
Désormais, c’est en suivant la correspondance de Lamennais, que nous allons noter, comme nous le ferions au chevet d’un malade, les accès d’une fièvre continue qui, en l’espèce, n’est autre chose qu’une neurasthénie chronique et progressive.
En 1810 – Lamennais a 28 ans – il écrit à son frère qu’il est tout « emmigrainé[11] », qu’il a craché le sang ; mais cela n’a pas duré. La migraine, le mal de dents, voilà les malaises qui le tourmentent le plus fréquemment ; mais ce qui l’accable, c’est le vide de ce « parfait anéantissement », cet état d’affaissement incompréhensible, qui ne lui fait trouver du repos que « dans la pensée du tombeau ».
En vain essaie-t-il de réagir contre « cette insurmontable tristesse, ces défaillances intérieures, ces angoisses, cette agonie de l’âme », il lui faudra « lutter contre elles, jusqu’à la dernière heure ». « Pourquoi, mon Féli, cette mélancolie ? » lui écrit le saint abbé Carron (19 février 1816). Pourquoi ? Parce que la maladie le tenaillait sans trêve.
« Oh ! la santé par-dessus tout. Après elle, le repos, trésor si précieux et si rare. Croyez-moi, mes amis, attachez-vous à cela et, quand vous l’aurez, vous reprendrez votre travail, modérément[12]. »
« Ah ! si le bon Dieu me rendait un peu de santé[13] », soupire-t-il tristement.
Mille incommodités l’affligent : fièvres, rhumes, céphalées, mais il n’en a cure ; le mal moral « cause première de tous les maux », voilà qui est son tourment.
Il prendrait volontiers à son compte la devise de la reine infortunée : Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien ! Il ne se sent aucun désir, ni de vie, ni de mort, ni de joie, ni de douleur. Tout lui est bon puisque tout lui est également indifférent.
Les souffrances du corps, l’habitude contribue à les rendre tolérables, mais celles de l’âme !…
« Les secrètes angoisses d’un cœur malade, où les sentiments les plus doux s’aigrissent, et qui n’a de force que pour se tourmenter lui-même, voilà qui ne laisse espérer d’autre paix que la paix éternelle de la tombe. »
De sa guenille, à peine s’il se préoccupe. En 1814 il se plaint d’une plaie à la jambe, qui l’empêche de marcher : « Petit à petit, cela lui est devenu comme une mouche de grandeur médiocre sur le devant de la jambe. »
Cinq ans plus tard, il obtient une dispense de bréviaire, que Lamartine a sollicitée, pour lui, de Rome, et portant, comme motifs, qu’il est affligé d’une fièvre lente et d’une faiblesse de vue qui ne lui permettent de lire qu’avec difficulté.
Qu’importent ces vétilles, quand l’âme est sans ressort et comme accablée d’elle-même, quand elle languit et s’épuise entre deux vocations incertaines qui l’attirent et la repoussent tour à tour ? Il n’y a point de supplice pareil à cela : Lamennais a trente ans quand il trace ces lignes, l’âge où la vocation a eu le temps de se dessiner et de prendre corps ; mais ses hésitations, ses perplexités continueront longtemps encore et nous en retrouvons l’écho dans ces lettres à son frère, où il s’abandonne sans réticences :
« Je suis las du monde et de la vie, écrit-il à ce dernier, le 5 novembre 1814. À quoi servent les livres ? Je ne connais qu’un livre gai, consolant, et qu’on voit toujours avec plaisir, c’est un registre mortuaire, tout le reste est vain et ne va pas au fait. » (À l’abbé Jean, 18 mars 1817.)
Notons, au passage, cette sorte de nécrophilie, ce goût pour l’expression macabre. Vieille cathédrale en deuil, lampes funèbres, cercueil, fosse, cadavre, vers de la tombe et squelette hideux, fantômes, etc., ces termes lui procurent, dit un de ses biographes, « des sensations délicieuses (sic) ».
« Ce pays me fatigue et m’ennuie à la mort », écrit-il de Paris, en 1818. « … Je suis très faible et très abattu. Ma vie ressemble à un rêve triste et morne. J’aspire au réveil… »
Un autre jour : « La tristesse m’affaiblit et m’ôte tout ressort… Tout m’est à dégoût. Je ploie sous la vie. »
À son ami Benoist d’Azy, même aveu désolé :
« Je traîne une vie mutilée[14] ». « Je n’ai plus de goût à rien sur la terre, tout mon cœur presque est déjà de l’autre côté du tombeau[15] », confie-t-il à Mlle de Trémerenc, et, quelques jours plus tard : « Je vous l’avoue, la terre me pèse, j’ai besoin de regarder en haut. Je suis las de ce qui passe et qui nous déchire en passant. Oh ! vous qui ne passez point, vous le seul bien parfait et à jamais immuable, ô mon Dieu, quand vous verrai-je dans votre joie sainte et dans votre éternel repos ! »
Est-il litanie plus désenchantée que ces cris de désespérance ?
« Je m’ennuie au-delà de toute expression. J’ai mille motifs d’être ce qu’on appelle heureux et jamais je ne le fus moins. Mais il faut souffrir, c’est notre destinée[16]. »
Aujourd’hui, on n’a aucun embarras à trouver la rubrique nosologique sous laquelle ranger de tels symptômes : c’est évidemment la maladie de Beard, l’épuisement nerveux, la neurasthénie.
Notre malade, qui s’introspecte avec minutie, se rend, d’ailleurs, compte lui-même de son état et l’analyse à la perfection :
« Je suis arrivé ici, écrit-il, en 1822, de la Chênaie dans une sorte d’épuisement, de fatigue, dont je ne suis pas entièrement remis, et qui m’a empêché, jusqu’à présent, de reprendre mon travail. »
Quatre ans se sont passés : il recommence à se plaindre d’éprouver « une sorte d’indisposition, qui le rend incapable de tout travail ». C’est « une angoisse habituelle », qui indique, pense-t-il, une affection du cœur ; car le siège fixe de son mal est là, il le sent.
Il a, en effet, de fréquentes syncopes : au mois de mars 1826, il mande à son frère qu’il a plusieurs fois perdu connaissance, qu’il a besoin de beaucoup de ménagements, sans quoi son indisposition « dégénérerait probablement en une maladie de cœur », dont il porte en lui le germe, mais non à une phase dangereuse, si on en arrête le développement.
Il reprend ses occupations, se surmène, et se plaint à nouveau de ses spasmes, « qui ne lui permettent aucune application ».
Il aspire après un repos qu’il sent de plus en plus nécessaire. « La maladie, se persuade-t-il enfin, est toute nerveuse ; aucun organe n’est attaqué ».
Durant une bonne partie de l’hiver de 1826, Lamennais est souffrant ; un labeur excessif, les tracasseries, les inquiétudes, tout concourt à l’ébranlement de ses nerfs[17]. Et, cependant, c’est l’hiver qui lui est le plus favorable[18]. C’est sa saison « pour ce qui tient aux écritures ».
Comment travaillait Lamennais ? Pour qui s’intéresse à l’hygiène des écrivains et des artistes, il n’est pas superflu de se le demander.
Levé dès six heures, il se mettait aussitôt au travail ; parfois, il lui arrivait d’avancer de une ou deux heures son lever matinal.
À La Chênaie, tout le monde se levait dès cinq heures ; il n’était pas rare que le maître de la maison fût le premier debout, car il avait le sommeil court et léger.
Sa messe dite, Lamennais déjeunait dans sa chambre, le plus ordinairement d’une bouillie de pommes de terre que sa fidèle domestique lui servait, dans une petite casserole, sur un guéridon[19].
À demi couché sur une chaise-longue, qui lui avait été donnée par M. de Montalembert, il mangeait rapidement et passait le reste de la matinée, soit à étudier les philosophes allemands, ou quelque langue étrangère, soit à lire des contes, selon que sa santé lui permettait des lectures sérieuses ou frivoles.
Il écrivait, le plus souvent, dans son salon du rez-de-chaussée, à une table sur laquelle il ne souffrait autre chose qu’une écritoire, quelques plumes et du papier de petit format, doré sur tranches. Peu ou point de livres à portée de la main.
À voir la plupart de ses manuscrits on ne se douterait pas de l’effort que lui coûtait leur composition[20]. L’absence de corrections et de ratures laisserait croire qu’il avait le travail facile et qu’il écrivait d’un jet ses plus belles et plus harmonieuses périodes. Or, il ne se mettait à écrire qu’après avoir longuement médité. Il se promenait sur sa terrasse en se martyrisant les ongles avec un canif et ne rentrait que lorsque, dans sa tête, la phrase était toute faite ; il la couchait alors sur le papier et rarement il lui arrivait d’y changer quelque chose à la seconde lecture[21].
Certaines conditions physiques lui étaient nécessaires pour composer, en l’absence desquelles sa fécondité intellectuelle se tarissait, éprouvait une sorte d’engourdissement.
« Il me faut, disait-il, pour travailler, de la solitude, un certain régime et, dans la disposition même des lieux, je ne sais quoi qui vient de l’habitude[22]. » « La chaleur me convient, écrit-il à une autre place, et, à moins que le temps ne soit à l’orage, je ne travaille jamais mieux que quand le thermomètre est à 20 degrés[23]. »
La musique n’était pas sans influence sur l’éclosion de sa pensée.
« Le travail, un peu de lecture, un peu de musique, voilà, dit-il, ce qui remplit mes journées[24]. »
Dans l’après-midi, si le temps était favorable, Lamennais sortait avec ses élèves, ou avec les personnes qui étaient ses hôtes du moment et, tout en causant, se livrait à sa récréation favorite, la taille des arbres. Il avait la passion du jardinage et soignait lui-même son potager. Semer et planter était sa grande distraction.
Très rarement il dînait en ville ; les repas en dehors de chez lui le fatiguaient et lui rendaient pénible la besogne du lendemain.
Il se couchait entre 8 et 9 heures, lisait quelque temps au lit avant de s’endormir. Mais le sommeil était long à venir et il ressentait, en se réveillant, cette fatigue, cette lassitude que connaissent bien les neurasthéniques.
Un rien l’abattait ; il éprouvait cette « sorte de susceptibilité maladive qui s’étend à toutes choses. »
Il avait des accès de tristesse à propos de rien et à propos de tout ; et cette tristesse, que son cœur buvait, pour ainsi dire, « comme l’éponge s’imbibe d’eau », émiettait peu à peu ses forces.
Cette tristesse était-elle toujours sans cause ? Les fluctuations de sa santé y contribuaient bien, au moins pour une part.
Dans une lettre de mai 1826, il annonce à son correspondant qu’il vient d’avoir un fort catarrhe, dont il n’est pas encore remis au moment où il écrit. L’été suivant, il se rend aux bains de Saint-Sauveur, dans les Pyrénées, pour essayer de rétablir ses forces épuisées ; il y reste jusqu’à la fin de septembre.
Sa maladie lui est maintenant connue : c’est une « irritation du cœur, qui produit des étouffements, des évanouissements et qui serait mortelle à un certain degré ».
Sans doute était-il bien malade à cette époque, car son voyage fut, à l’entendre, « une agonie continuelle ». À quelques lieues de Montauban, près de Moissac, on fut obligé de le descendre de voiture et de l’étendre sur un lit, dans une ferme. « De séjour en séjour et de crise en crise », il parvint cependant au terme de sa route.
Il était de retour à Paris dans la seconde quinzaine d’octobre.
Au début de l’année 1827, Lamennais exhale peu de plaintes ; à part ses migraines et ses troubles nerveux habituels, « il se porte décidément beaucoup mieux[25] ». C’était prématurément chanter victoire : aux mois de juillet et d’août, il a une atteinte assez sérieuse de « fièvre bilieuse, d’abord tierce, puis continue », qui est suivie d’une grande prostration[26].
Le médecin de La Chênaie n’avait rien compris à son mal ; le docteur Bodinier (de Dinan) y vit plus clair. Néanmoins, sa convalescence fut longue et pénible, et la moindre fatigue du cerveau ramenait les accès fébriles.
Les deux années qui suivent se passent dans des malaises presque continuels. « Je suis faible et souffrant », répète à tout instant l’illustre égrotant.
En novembre 1829, il est retenu quelques jours au lit par « une espèce de foulure ». À la fin de 1830 et dans les premiers mois de 1831, il est repris de ses faiblesses et de fièvre, qui l’accablent presque sans trêve.
En juin de cette année 1831, régnait, à Paris, une épidémie de grippe. Lamennais en subit les atteintes. Le choléra survint, avec le cortège funèbre qu’il entraîne à sa suite, mais il échappa heureusement à la contagion.
Le commencement d’une lettre, écrite par Lamennais en 1832 (le 30 novembre), nous renseigne, d’une façon assez inattendue, sur l’état civil d’un terme médical, qui, depuis, a connu une singulière fortune.
« Gastrite, gastrite…, je n’entends plus parler que de gastrite ; encore une nouveauté ; de mon temps on ne connaissait seulement pas ce nom-là. Ce n’était pas assez de maux d’estomac, il faut encore qu’ils aient imaginé cette gastrite ; et à quoi bon ? Que leur en revient-il ? En sont-ils mieux ? Folie, folie et peut-être malice… »
Mais reprenons sa correspondance, à la date où nous l’avons laissée.
De 1833 à 1837, Lamennais se plaint, à maintes reprises, de cette affection spasmodique qui a failli déjà le tuer deux fois. Le moindre bruit lui donnait des tressaillements.
À une certaine époque, il habitait, sous les toits, un modeste logement au cinquième étage de la rue de la Michodière, pour n’entendre aucun bruit au-dessus de sa tête, « chose qui l’importune horriblement[27] ». Or, en prenant là son gîte, il ne s’était pas aperçu qu’une trappe donnait passage dans un long et bas grenier, servant de dortoir à vingt-sept marmitons : il s’était logé, sans y prendre garde, chez un pâtissier fameux, dont les apprentis couchaient sous les combles et y menaient un sabbat d’enfer[28].
Au mois de mai 1837, étant au château de Frescu, à une demi-lieue au nord de Sézanne, Lamennais y fut pris, la nuit, « d’horribles convulsions d’estomac ». Une diète absolue, avec des boissons adoucissantes (eau de gomme, eau de riz) et des cataplasmes émollients suffirent à calmer ses cardialgies.
Il passa l’année 1841 à Sainte-Pélagie ; il y fut repris de ses maux de tête et perdit l’appétit.
Sur le régime de Lamennais à Sainte-Pélagie, nous possédons, grâce à M. Christian Maréchal, une lettre bien curieuse, écrite par l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence à une de ses habituelles correspondantes. Nous n’en citerons qu’un extrait :
« … Mes meubles consistent en un lit, une petite table à écrire, un guéridon et un fauteuil apportés de chez moi et, de plus, une autre table sur laquelle je mange et quatre chaises fournies moyennant loyer, par la maison.
« Entre huit et neuf heures, on m’apporte un petit pain et du lait ; je fais moi-même une tasse de café ; vers une heure ou deux heures, je mange un peu de pain et de beurre ; à six heures, l’on m’envoie d’un restaurant voisin deux plats, l’un de viande, l’autre de légumes ou d’œufs. Vous voyez que j’ai tout ce qu’il me faut ».
« … Ma santé n’est pas bonne, je ne dors plus, écrit-il, dans le même temps, au baron de Vitrolles[29]. Les médecins disent que j’ai une hypertrophie du cœur. Voyez un peu la bizarrerie ! Au régime où les hommes l’ont tenu, j’aurais cru bien plutôt qu’au lieu de grossir, il dût avoir maigri. »
Ses médecins veulent le mettre « au régime de l’acide prussique » ; il proteste avec énergie ; « l’exercice, le grand air et la liberté, voilà les vrais remèdes ».
Les années suivantes, il se plaint surtout de douleurs aux jambes, qui ressemblent à du rhumatisme. Puis il a la grippe (1843), à nouveau des céphalées et de la gastralgie (1845), entrecoupées de syncopes.
Ses forces diminuent et il devient casanier en proportion.
Ses douleurs rhumatismales le contraignent le plus souvent à rester au logis. Durant trois semaines, il est retenu chez lui par une inflammation d’entrailles, qu’il a contractée en revenant de la Chambre, par un soir de tempête, sous la pluie et les pieds dans l’eau. Ceci se passait en 1849.
À peine rétabli de son entérite, il est attaqué d’une ophtalmie qui, pendant quelques jours, l’a rendu presque aveugle. Il a de la peine à lire et à écrire. Un peu plus tard, il éprouve une grande faiblesse, une sorte de défaillance et parfois de l’angoisse, « qui a son siège dans les nerfs, près de l’estomac, et en trouble les fonctions[30] ».
Le Coup d’État de décembre 1851 fit sur Lamennais une impression profonde : un pareil bouleversement eut un fâcheux contre-coup sur sa santé ; sa tristesse naturelle s’en accrut, en même temps qu’avec l’âge, ses maux s’aggravaient, et que se multipliaient ses infirmités.
Ce corps débile était à bout de souffle, la plus faible secousse devait en avoir raison. Une pleurésie terrassait le vieillard, après quelques jours de souffrance. Lamennais avait 72 ans.
Il avait demandé à être enterré dans la fosse commune. Fût-ce dans une pensée de pessimisme amer, ou pour rendre hommage aux pauvres êtres à qui elle échoit ? Quoi qu’il en soit, Lamennais avait stipulé dans ses volontés dernières, qu’aucun signe extérieur, qu’aucune croix ne désignât sa tombe. Ses volontés furent respectées.
À son lit de mort se retrouvèrent les divers témoins de sa vie, venus des pôles les plus extrêmes, groupés à son chevet par une commune douleur. C’est que Lamennais posséda ce don d’attacher, qui est le lot d’un petit nombre de privilégiés. Il sut inspirer une amitié vive et fidèle aux personnes les plus opposées par le caractère, par le tempérament, amitié qu’il leur garda, de son côté, au milieu des vicissitudes d’une existence passablement agitée.
Cette âme inquiète, haletante, appelant sans cesse le repos et la mort, était, par instants, tendre, affectueuse, prompte au dévouement et à l’abnégation : tout Lamennais est dans ce contraste.
Béranger avait coutume de dire en parlant de l’auteur des Paroles d’un croyant, qu’il était obligé de remettre en selle « le cavalier souvent désarçonné par son imagination maladive[31] ». Avec le chansonnier, Lamennais s’abandonnait, il avouait qu’il n’était pas né pour la prêtrise, qu’il lui fallait la vie laïque, en plein vent et en plein soleil ; qu’il regrettait de n’être pas marié, de n’avoir pas de femme[32] !…
La femme, le seul défaut qu’il n’eût pas, comme disait son oncle, manqua positivement à Lamennais.
Il n’avait été amoureux qu’une seule fois, à dix-huit ans. D’une nature aimante, il s’était épris d’une coquette, qui, loin de partager ses sentiments, avait tourné sa passion en moquerie. Profondément blessé, Lamennais tomba dans une mélancolie qui se mua en misanthropie. Son caractère s’assombrit ; il errait seul dans les chemins détournés, passant des heures à rêver sur son amour dédaigné et ses illusions perdues.
Qui sait si l’origine de sa névropathie ne se trouve pas dans cette première déception ; et que fût-il advenu si un sourire de femme, comme un dictame bienfaisant, eût apaisé ce cœur ardent, qui se consuma de ne pas communiquer sa flamme ?
- ↑ Nouveaux Lundis, t. I.
- ↑ Œuvres inédites de Lamennais, publiées par A. Blaize. Introduction.
- ↑ Correspondance entre Lamennais et le baron de Vitrolles, 16.
- ↑ « Sa première enfance, jusqu’à l’âge de huit ans, fut très pétulante. Ses maîtres à l’école ne savaient comment le maintenir tranquille sur son banc et on ne trouva, un jour, d’autre moyen que de lui attacher, avec une corde, à la ceinture un poids de tournebroche. » Sainte-Beuve, Portraits contemporains, I (1846), 143.
- ↑ Un jour, suivant son habitude, il se rasait dans son lit, et Jeanne, sa servante de confiance, tenait, comme de coutume, un miroir devant lui. Voilà que tout à coup, à propos de rien il s’emporte, lui reproche sa maladresse et la menace de changer de servante. Dès que l’opération fut terminée, la pauvre fille se disposait à sortir, tout émue des paroles dures qu’elle venait d’entendre, quand son maître la retint doucement : « Je vous ai fait de la peine tout à l’heure, lui dit-il d’un ton très affectueux, que voulez-vous ? Vous savez que par moment, je suis un peu fou, et si je ne m’étais mis dans une colère rouge, j’allais encore défaillir. »
- ↑ J.-Marie Peigné, Lamennais, sa vie intime à La Chênaie, Paris, 1864. – Cf. l’Amateur d’autographes, 15 août 1901, et 1912, 342.
- ↑ « Une âme triste dans un corps malade », l’a défini Barbey d’Aurevilly.
- ↑ J.-M. de Lamennais, par le R. P. Laveille, 1903 ; cité par E. Herpin, Quelques détails sur l’enfance de J.-M. Lamennais (Ann. de la Soc. hist. et arch. de Saint-Malo, 1904, 86-127).
- ↑ Ém. Forgues, Notes et Souvenirs ; Correspondance, t. I.
- ↑ Il nageait avec excès et jusqu’à l’épuisement, ainsi que Byron ; il aimait les violentes courses à cheval, ainsi qu’Alfieri ; de même qu’aux champs, il grimpait à l’arbre comme un écureuil. Plus enfant… il avait aimé à faire… de la dentelle. (Sainte-Beuve, Portraits contemporains, I, 145).
- ↑ Outre le mot d’« emmigrainé », ont doit à Lamennais les termes de « brochurier », « histrionage », « irrassasiable », « irraccommodable », pour la plupart encore usités, sinon dans la langue académique, du moins dans le langage du journalisme.
- ↑ Robert des Saudrais à MM. Lamennais frères (1806).
- ↑ Lettre à l’abbé Jean, 8 et 9 septembre 1809.
- ↑ Février 1819.
- ↑ 5 avril 1822.
- ↑ Œuvres inédites, édition Blaize, I, 386.
- ↑ Correspondance posthume, édition Forgues, I, 262.
- ↑ Lamennais était très frileux ; il avait de la peine à quitter le coin du feu, à la rude saison, ne se trouvant jamais mieux qu’« auprès de ses tisons ». (Cf. lettre à Berryer, Correspondance posthume, édition Forgues.)
- ↑ Plus tard, il se départit de cette excessive sobriété. « Il mangeait solidement, conte N. Peyrat ; il est vrai que, dépourvu de dents, il ne faisait que sucer les viandes, dont il rejetait les détritus par petits pelotons. Il aimait les viandes fortes, les vins chaleureux, les épices brûlantes. En général, il préférait les choses violentes, et son estomac, en cela, ne différait pas de son esprit, ni de son cœur. » Béranger et Lamennais, Correspondance, par N. Peyrat, 109.
- ↑ « Tout le monde, disait-il, ne sent pas ce que le travail de la composition littéraire exige de temps et de fatigue ; tout le monde ne sent pas qu’un bon article ne s’écrit point avec la facilité d’une lettre ; tout le monde ne sent pas que l’esprit n’est pas continuellement disposé à produire et qu’on ne saurait, quoi qu’on fasse, habituer les idées à se présenter à heures fixes. » Lettre à l’abbé Jean, 19 octobre 1815.
- ↑ Lamennais à La Chênaie, par J.-M. Peigné (a).
(a) L’autographe que nous donnons un peu plus loin serait donc une exception… pour confirmer la règle. - ↑ Lettre du 7 janvier 1838.
- ↑ Lettre du 7 mai 1849.
- ↑ Lettre du 10 juin 1838.
- ↑ Lettre de l’abbé Gerbet, 10 février 1827.
- ↑ Correspondance posthume, I, 339-342.
- ↑ Il avait déménagé, parce que les punaises le tourmentaient, dans le logement qu’il occupait, et lui ôtaient tout sommeil. Il avait tenté, sans succès, tous les moyens possibles pour s’en débarrasser. Il en revenait sans cesse de nouvelles, par les fentes des planchers et des plafonds. « Ce sont de petites choses, si l’on veut, concluait-il mélancoliquement ; mais ces petites choses deviennent insupportables à la longue. » Confidences de Lamennais, par Laurentie, 198.
- ↑ Cf. la lettre publiée par M. Christian Maréchal (la Quinzaine, 1er mai 1905).
- ↑ « Tous ces derniers jours où le froid a été si vif, écrit-il de la prison de Sainte-Pélagie, le 8 février 1841, au même correspondant, j’ai été constamment obligé de tenir ouvert un de mes soupiraux, ou d’être dans une fumée plus épaisse que le brouillard de ce matin. Il m’en est resté un mal d’yeux très désagréable. Heureusement que nous approchons d’une saison plus douce. » Correspondance entre Lamennais et le baron de Vitrolles, 328.
- ↑ Lettre du 21 août 1849.
- ↑ « Je fais tout ce que je puis, écrivait Béranger, parlant de Lamennais, pour lui rendre un peu de force et d’espérance, mais j’ai des idées et une façon de voir si différentes des siennes, que je m’y prends sans doute fort mal ; et puis, on ne calme pas l’eau agitée en y trempant la main. » Béranger et Lamennais, par N. Peyrat, 225.
- ↑ Peyrat, Béranger et Lamennais.