Dans une lettre qu’il me faisait l’honneur de m’adresser en 1896, le professeur Régis, dont on connaît les remarquables études psychiatriques, éveillant mon attention sur le cas de Molière, au point de vue de la psychologie morbide, insistait sur la distinction qu’il convenait d’établir entre l’hypocondrie grossière des êtres inférieurs, portant exclusivement sur la santé physique, les viscères, les fonctions excrémentielles, et l’hypocondrie élevée, intellectuelle, des êtres supérieurs, se traduisant par le mépris amer et subtil du monde et de l’humanité, dont l’immortel comique nous a laissé une si vivante description.
Les sujets de la première catégorie sont légion : ce sont ces neurasthéniques vulgaires, qui passent leur vie à se tâter, à s’étudier, à compter les battements de leur pouls, observant sans cesse comment ils mangent, comment ils boivent, comment… Vous nous devinez.
D’autres, d’une mentalité un peu supérieure, tout en se regardant encore manger, respirer et le reste, se regardent surtout sentir, penser, agir, fouillant jusqu’aux plus intimes replis de leur être, s’enfonçant de plus en plus chaque jour dans cette introspection douloureuse, qu’ils subissent plutôt qu’ils ne la provoquent, et à laquelle ils sont voués comme à un supplice éternel.
Et parmi ces derniers, il y a celui qui éprouve le besoin d’écrire, de raconter sa vie, de détailler ses angoisses et ses souffrances.
Enfin, il existe une troisième variété, que caractérisent le dégoût, le mépris de son semblable : c’est l’hypocondrie misanthropique, dont Molière a fait une peinture si exacte, et sans aucun doute, vécue.
Car la question ne se pose plus de savoir si l’auteur du Misanthrope ou du Malade imaginaire nous a livré un portrait d’après nature, dans les personnages d’Alceste et d’Argan ; ou si l’on se trouve en présence d’œuvres où l’imagination occupe seule la place.
La réponse, un contemporain[1] nous l’a fournie dépourvue d’ambages : « Molière, dit-il, faisait d’admirables applications dans ses tragédies, où l’on peut dire qu’il y a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué tout le premier… ; c’est ce que ses plus particuliers amis ont remarqué bien des fois. »
Trop de son âme est éparse dans son œuvre, pour qu’on ne la sente pas partout en elle. Il s’y offre, s’y livre avec tant d’abandon, qu’on n’a nulle peine à le retrouver ; il suffit de l’y aller chercher. N’aurions-nous pas les documents biographiques qui confirment cette assertion, nous n’aurions qu’à parcourir l’œuvre du dramaturge, pour étiqueter l’affection dont il souffrait.
Non point que ses pièces soient une autobiographie, à la manière des Confessions de Jean-Jacques ; nous devons, pour Molière, opérer une sorte de synthèse, reconstituer son dossier pathologique, en empruntant des traits à plusieurs des personnages qu’il a mis à la scène, et qui représentent les multiples aspects, les phases diverses de son mal.
Comme maints hypocondriaques de notre connaissance, Molière a commencé par la confiance exagérée en la médecine, pour finir par le scepticisme le plus absolu.
Il fut un temps où il lisait avec passion les ouvrages médicaux, s’entourait des avis de la faculté ; puis, après les médecins ordinaires, dont il notait les contradictions, recourait aux empiriques, aux charlatans, dont il devait reconnaître, après expérience, la science vaine.
Quand il écrivait M. de Pourceaugnac, Molière était assez préoccupé de l’hypocondrie pour la décrire avec une visible complaisance ; mais c’est surtout dans le Malade qu’il nous fait le tableau de l’hypocondrie crédule et docile dont il avait offert le vivant modèle ; il se vengeait de sa crédulité d’autrefois en la raillant.
« Lorsqu’un médecin, écrit-il, vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et de lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans ses fonctions, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus. »
Pourquoi prendrait-on des drogues ? « Cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal. »
Faut-il se désespérer ? Non, assurément, car si les médecins ne font que besogne inutile et souvent dangereuse, la nature corrige heureusement leurs écarts, pare aux conséquences de leur ignorance.
« Quand on est malade, il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leur maladie. »
Ce sont, n’en doutons pas, ses propres sentiments que Molière nous déclare. Il a épuisé les médications rationnelles ; il a essayé les traitements les plus singuliers ; il est, comme on dit, revenu de tout : il lui reste l’illusion tenace de ceux qui croient encore aux miracles. La nature en a bien fait d’autres !
Comme l’a clairement vu le professeur Folet[2], son nihilisme thérapeutique était fait beaucoup moins de discernement scientifique que de découragement et de dépit ; et peut-être était-il dans la pleine vérité, quand il proclamait, d’une manière générale, que mieux valait, pour les malades, se fier à la nature médicatrice, que de se faire traiter par les méthodes en usage au dix-septième siècle.
Vous vous rappelez la scène entre Argan et Béralde.
Argan est un bourgeois égrotant, qui importune tout le monde de ses plaintes continuelles, réclamant à tous les échos un remède à ses nombreux maux. Ce n’est pas un « malade imaginaire », car il souffre véritablement : c’est un névropathe, un neurasthénique, comme tous les médecins en ont observé et en observent quotidiennement. Argan ressemble, sous ce rapport, à Molière lui-même, le scepticisme en moins, car Argan a foi dans la médecine, bien qu’il n’ait pas trop lieu de se louer des médecins : mais ils sont à peu près les seuls à compatir à ses souffrances, ces suppôts de la faculté, que, dans l’entourage du malade, on accable de quolibets.
Quant à Béralde, il tient à se distinguer par ses invectives et ses épigrammes contre la profession. Béralde est de tous les temps. Il n’est pas un de nous, observait le professeur Debove, qui ne l’ait rencontré dans le monde, à l’heure du cigare.
C’est le gros industriel enrichi, ou le fonctionnaire bien appointé que la migraine ne tourmente pas, et dont la fâcheuse dyspepsie n’altère pas l’humeur. Si, par aventure vous êtes « chambré » par cet insupportable bavard, c’en est fait de vous : vous devez subir votre supplice jusqu’au bout.
« Ah ! vous êtes médecin ? » Sur un ton légèrement méprisant : « La médecine est une bien belle science… »
L’ironie va crescendo : « Parlez-moi de la chirurgie !… Elle marche à pas de géant, tandis que la médecine… »
Une moue dédaigneuse accompagne ces derniers mots.
« Moi, j’ai un système, qui m’a toujours réussi : je ne contrarie pas la nature. » Le jabot s’est enflé et le ton est devenu solennel.
Entendez, maintenant, le dialogue d’Argan et de Béralde.
Argan. – Raisonnons un peu, mon frère ; vous ne croyez donc pas à la médecine ?
Béralde. – Non, mon frère ; et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.
Argan. – Quoi ! vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde et que tous les siècles ont révérée ?
Béralde. – Bien loin de la tenir véritable, je ne vois rien de plus ridicule qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre
Argan. – Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?
Béralde. – Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici où les hommes ne voient goutte, et que la nature (toujours cette bonne nature) nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.
Mais alors, interrompt l’infortuné Argan, les médecins n’en sauraient pas plus que vous et moi ?
– Ils savent, réplique tout aussitôt Béralde, « ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas grand-chose ; et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil qui nous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets ».
On ne s’étonne pas que Molière, qui personnifie la raison et le bons sens, ait raillé la médecine traditionnaliste et les cérémonies grotesques dont il avait eu le spectacle sous les yeux ; mais à travers ses sarcasmes, se devine l’amertume du malade qui n’a pas eu à se trop louer des soins qu’il a reçus.
Si, dans Argan, se révèle l’hypocondriaque inférieur, dont nous avons donné la définition, celui dont la maladie principale est de se croire malade, dans Alceste nous reconnaissons le neurasthénique supérieur, le désenchanté qui maudit l’existence et ses misères, le pessimiste au caractère chagrin qui, sans aller jusqu’à se vouloir détruire, aspire à vivre loin du monde, à fuir dans un désert ; qui, ne pouvant supporter ni la fausseté des hommes, ni la trahison des femmes, ira chercher, sur la terre, un endroit écarté,
Où d’être un honnête homme on ait la liberté.
Le neurasthénique misanthrope souffre de voir les hommes se bien porter, être gais, heureux, tandis qu’il est triste et se lamente sur sa destinée.
Sans chercher à établir si Molière a voulu peindre, sous les traits d’Alceste, le duc de Montausier ou… Pascal, il est indiscutable que de nombreux points de ressemblance relient l’auteur à son œuvre ; c’est ce qu’a fait nettement ressortir le docteur Vialard, un élève du professeur Régis, dont l’Essai médical sur Molière dépasse l’habituelle portée des œuvres de débutants.
Au moment où le rideau se lève, Alceste est assis à l’écart, solitaire. Cette recherche de la solitude, remarque très justement notre confrère, cet amour de l’isolement a frappé tous les contemporains du grand comique. On sait qu’il aimait sa retraite d’Auteuil ; qu’en société, il se mêlait peu aux conversations : ce qui lui avait fait donner le surnom de « Contemplateur ».
Comme tous les neurasthéniques, on le surprenait souvent « dans la posture d’un homme qui rêve ». Son mutisme, en dehors du théâtre, faisait l’étonnement de ceux qui l’avaient entendu rire sur les tréteaux.
Mais il suffit de voir son image, pour le deviner triste ; et ses commentateurs n’ont pas manqué de mettre en relief cette particularité frappante de sa physionomie. Qu’il s’agisse du crayon de Chantilly, ou de la toile de Mignard, l’impression est pareille, « l’œil languissant, le front ridé, les joues creuses, le pli des lèvres dénotent la souffrance ; la tête semble plier sous le poids d’une irrémédiable fatigue ».
Neurasthénique mélancolique, Alceste-Molière se plonge, avec une sorte de joie amère, de jouissance douloureuse, dans l’abîme sans fond de ses idées de tristesse. Il s’y attarde à plaisir et défend qu’on l’arrache à sa contemplation intime.
Il n’est pas jusqu’à son irritabilité, cette propension à se mettre en colère pour des riens, qu’on ne retrouve chez l’écrivain du Misanthrope. « Il était, nous dit son biographe Grimarest, devenu incommode par son exactitude et son arrangement ; il n’y avait personne, quelque attention qu’il eut, qui y pût répondre ; une fenêtre ouverte ou fermée, un moment d’avant qu’il eût ordonné, le mettait en convulsions ; il était petit dans ces occasions. »
Dans le pamphlet d’Élomire hypocondre, qui contient une bonne part de réalité, sont notés cette instabilité d’humeur, ces accès de violence intermittente.
La consultation demandée par Élomire à Bary et à l’Orviétan, les deux charlatans, dégénère vite en querelle, et Élomire, n’y tenant plus, s’emporte :
Je n’enrage pas moins, ventre ! et si ce n’étoit
Que vous êtes chez moy, le gourdin trotteroit.
Si Lazarile ne s’interposait entre eux, les querelleurs en viendraient aux prises. Lazarile parle le langage de la sagesse.
Ah ! songez à vos maux
Et vous ressouvenez que, par cette colère,
Vous perdez un secours qui vous est nécessaire.
Plus loin, Lazarile, poursuivant sa tentative de conciliation, aux trois quarts réussie :
Mais pourquoi quereller, et par un pur caprice,
Des gens venus exprès pour vous rendre service ?
Après sa crise, Élomire, resté seul avec Lazarile, est tout interdit et confus : c’est la dépression, succédant à l’excitation, que tous les psychiatres ont observée et notée.
« La colère neurasthénique, ainsi parlent les neurologues, est le type de ce genre de phénomènes faits d’une ascension brusque suivie bientôt d’une dépression marquée. Le déprimé qui se querelle peut, en un clin d’œil, et sous les plus futiles prétextes, s’exalter aux pires paroxysmes ; mais la détente est prompte et radicale ; tout de suite, elle le ramène à l’étonnement, à la honte de ce qu’il a pu faire, au regret d’avoir dépassé la mesure, d’avoir peiné son adversaire, à la peur de s’en être fait un ennemi, et voilà notre névropathe bientôt revenu à son habituel bas-fond de crainte, de torpeur mentale, d’humilité et de douceur presque tendre. »
Cette description clinique, nous pouvons, sans trop de témérité, l’appliquer à Molière ; du moins présente-t-elle des analogies frappantes avec le portrait que nous en donnent des scoliastes favorablement prévenus.
« Il s’emportait, nous dit Loiseleur[3], pour une vétille, lui, l’homme bon, l’homme aimable et pitoyable ; il était pris de soudaines et rageuses impatiences : un rien l’exaspérait. Pour un bas mis à l’envers et que Provensal (son valet) lui mettait du mauvais côté, parce que, après l’avoir tiré, il y enfonçait le bras et le retournait à nouveau, il décocha un jour un tel coup de pied au valet, que le malheureux en tomba à la renverse. »
Ici nous devons ouvrir une parenthèse.
On a pris texte d’une phrase tirée de la source même où nous avons puisé, pour faire de Molière un… épileptique !
Notre merveilleux Molière, affirme le docteur Gélineau, dans une revue qu’il passe des épileptiques célèbres[4], a eu également des accès comitiaux : la chose est certaine, et son biographe, Grimarest, nous dit que ses convulsions l’empêchaient de travailler quelquefois pendant quinze jours. C’est après avoir subi plusieurs atteintes de cette maladie, à l’époque où il préparait sa comédie-ballet de Psyché pour Louis XIV, qui voulait y jouer un rôle, qu’incapable de terminer sa pièce dans le délai fixé, Molière appela à Paris, à son aide, notre vieux Pierre Corneille. Corneille s’empressa d’accourir de Rouen et termina heureusement la pièce, qui fut prête au jour dit et remise au Roi qui, comme on le sait, n’aimait pas attendre.
Notre confrère Gélineau va plus loin : à l’entendre, on a beaucoup et vainement disserté sur le désaccord qui régnait entre les époux Molière ; les raisons de l’antipathie de Mme Molière pour son mari sont pourtant bien simples : « L’effroi invincible et le dégoût qu’inspire à un certain nombre de femmes la vue d’un mari épileptique, agité de mouvements désordonnés et la figure hideusement convulsée, suffisent pour faire comprendre l’aversion de la Béjart pour son malheureux mari. » Sans nier la vraisemblance d’un tel diagnostic, la pénurie de documents qui servent à l’étayer doit nous garder d’assertions aussi formelles.
Chez Molière, on constate surtout des désordres gastro-intestinaux qu’améliore un régime adapté à son tempérament ; et si l’on relève quelques vertiges, ils sont certainement dus à de l’auto-intoxication plutôt qu’au morbus sacer.
Sa maladie principale, nous la connaissons : c’est la tuberculose, dont le germe, grâce au surmenage, aux chocs moraux, s’est développé dans un terrain préparé par l’hérédité.
Les différences d’âge, de caractère et d’humeur qui existaient entre Molière et sa femme, expliquent assez leur désaccord, sans qu’on soit obligé d’en chercher des motifs compliqués.
Les cris de fureur jalouse, les plaintes angoissées d’Arnolphe, sont simplement humains ; y déceler un élément morbide, y découvrir surtout des signes d’épilepsie, c’est manifestement exagérer le pli de déformation professionnelle que beaucoup d’entre nous ne parviennent pas toujours à faire oublier.
La neurasthénie de Molière justifie amplement son irritabilité ; son inquiétude anxieuse ne reconnaît pas, elle-même, d’autre cause. Entendez-le se plaindre à son ami Chapelle, qui cherche à le consoler, à le détourner de ses tristes pensées :
« Je voudrais des marques d’amitié, pour croire que l’on en a pour moi et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite, pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines… Je suis le plus malheureux des hommes et je n’ai que ce que j’ai mérité. »
Comme tous les neurasthéniques, Molière concentre toute sa pensée sur l’affection qui le tourmente ; ses réflexions le ramènent toujours vers son mal et aussi vers ceux qui n’ont pu enrayer sa marche. S’il fait amende honorable à la médecine, comme dans la préface de Tartuffe, cette atténuation de critique coïncide avec une amélioration de son état. Si l’on admet qu’il s’est peint, au moins partiellement, dans Argan, on retrouvera, dans ce personnage, les principaux éléments du syndrome neurasthénique.
Tous les auteurs qui se sont occupés de la question ont signalé la fréquence des troubles gastro-intestinaux dans la neurasthénie, et, plus spécialement, de la constipation, qui en est une des manifestations les plus banales. Or, les purgations et les clystères reviennent fréquemment dans la pièce précitée.
Argan, à maintes reprises, accuse des douleurs dans le ventre, « comme si c’était des coliques ». Il se plaint de sa faiblesse, de lassitude par tous les membres.
Beaucoup de neurasthéniques, même parmi ceux qui ne sont pas très sérieusement atteints, ont des mouches volantes devant les yeux, leur vision est troublée : or, écoutez Argan : « Il me semble, parfois, que j’ai un voile devant les yeux[5]. »
Ailleurs, il nous confesse qu’il a, « de temps en temps, des douleurs de tête ». Qui ne reconnaît la céphalée gravative, le « casque » des neurasthéniques ?
Comme ces derniers, il dort mal, et pour ses fréquentes insomnies il abuse quelque peu des « juleps hépatiques, soporatifs et somnifères ».
Nous avons dit son irritabilité, son inquiétude. Il observe l’action des médicaments qu’on lui fait prendre, retient les moindres détails des prescriptions qu’on lui fait. « Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ?… Ai-je fait de la bile ?… M. Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées et douze venues : mais j’ai oublié de lui demander si c’est en long ou en large. »
Son anxiété va jusqu’à la minutie ridicule : « Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ? »
Il a des phobies irraisonnées : « N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire la mort ? »
Alors même que Molière ne serait pas l’original dont Argan est, si l’on veut, la caricature, déformée pour les besoins de l’optique théâtrale, il mettait en public son cœur à nu, comme s’il avait voulu, par un raffinement dont seuls sont capables les esprits supérieurs, en jouant avec sa propre douleur en augmenter l’âpreté.
Les comédies de Molière, la démonstration en est faite depuis longtemps, sont des sortes de confessions. Molière se retrouve non seulement dans Argan, mais encore dans Alceste, dans Arnolphe.
C’est le propre d’un neurasthénique de crier ainsi ses peines, ses tristesses les plus cachées, ses misères les plus secrètes.
Comme l’a dit Arsène Houssaye, Molière aimait trop ses larmes pour être consolé. Il y a des enfers plus aimés que les plus beaux paradis ; il y a des amertumes plus douces que les rosées de l’Hymette.